Le vieux Rossini nous retrouva au Rade trois jours plus tard, plus bronzé que d’habitude et avec une nouvelle montre, sans doute de prix. Son affaire en Croatie avait dû bien se passer. Il commanda un kir royal.

— Je t’ai jamais vu boire ça, lui dis-je.

— De temps en temps, j’aime changer.

— Y a du nouveau, lui annonça Max la Mémoire en mordant dans un de ses chocolats favoris.

Le Milanais nous regarda droit dans les yeux.

— Je suis de bonne humeur, alors j’espère qu’il s’agit pas de l’histoire des sadomaso.

— Si.

— Laissez-moi au moins vider mon verre en paix.

Nous lui fîmes ce plaisir. Puis Max prit son bloc-notes et répéta ce que nous avait raconté Femelledocile.

Beniamino jura entre ses dents. Ce qui était bon signe. Le vieux gangster était indigné. Max et moi, nous échangeâmes un regard entendu.

— De mon temps, y avait pas toute cette chienlit, dit Rossini avec amertume. Les marlous qui exploitaient les femmes étaient considérés comme de la merde et, en cabane, on les foutait à l’isolement. Sinon ils se faisaient poignarder dans les douches. Aujourd’hui, y a plus de règles et des pourritures comme ce Maître des nœuds se croient tout permis. Ils n’ont pas les couilles de risquer leur vie ou la taule pour gagner leur croûte. C’est que des loques vicelardes…

— Ils méritent que des coups de pied au cul, compléta le Gros.

— Il faut les coincer, et vite, ajoutai-je. Ce sont des fous dangereux.

Rossini alluma une cigarette.

— Vu que l’affaire du yacht m’a requinqué et que j’ai plus rien qui urge, je vais pouvoir consacrer tout mon temps à ces connards.

Nous avions réussi à le convaincre. Je lui fis part aussitôt de mon idée de suivre la piste du marché pornographique illégal en partant du type que nous avions connu en prison. Max dit que de son côté il allait continuer à fouiner dans les messageries. Nous commencerions dès le lendemain.

— Bon, en attendant, je vais chez Sylvie, fit Beniamino.

— Max veut aller à la manif contre le G8 à Gênes, l’avertis-je brusquement.

Le Milanais resta silencieux. Il ramassa ses clopes et son briquet et les enfila dans la poche de sa veste de lin.

— C’est une belle connerie.

— Tous les risques sont calculés, lui précisa immédiatement le Gros.

— La castagne est inévitable, insistai-je. Tu peux pas y aller.

Le vieux Rossini me regarda.

— Max sait ce qu’on en pense. C’est à lui de décider.

Je hochai la tête.

— Il va finir par se foutre dans les emmerdes.

Beniamino écarta les bras.

— S’il se plante, c’est son affaire.

Il partit retrouver sa souris, après s’être fait donner par Rudy deux bouteilles de champagne dans un seau rempli de glace.

Le Gros prit son portable et appela Arakno en lui demandant de s’activer davantage. Puis il s’adressa à moi d’un ton irrité :

— Pourquoi tu te mêles pas de tes oignons ?

— Parce que tu te comportes comme le dernier des caves.

— Il m’arrivera rien.

— J’espère.

Max s’en alla. Moi, je restai à bavarder avec quelques clients. Comme toujours, à la fin du concert, Maurizio Camardi vint s’asseoir à ma table. Il me parla d’un groupe, La Moranera, qui se produisait pour financer la construction de puits d’eau en Afrique.

— Parles-en à Rudy, lui proposai-je. C’est lui le patron.

Le saxophoniste sourit.

— Il m’a dit que t’étais son conseiller artistique.

— Alors, c’est d’accord. Fais-les venir quand ils veulent.

Chaque fois que la porte s’ouvrait, je levais les yeux avec une feinte indifférence dans l’espoir de voir entrer Virna. Je savais que tout était fini, que je l’avais perdue à jamais, mais je n’arrivais pas à m’y faire. Lorsque le dernier client fut parti, Rudy et moi, nous fîmes les comptes. Le bilan était nettement positif et mon prête-nom en profita pour augmenter son salaire. Je lui indiquai le jeune Kurde, un immigré clandestin, qui lavait le sol :

— Donne-lui un peu de fric, on peut se le permettre.

— OK.

— Qu’est-ce que tu sais sur lui ?

— Pratiquement rien.

— Renseigne-toi. On peut peut-être l’aider.

Le lendemain, Beniamino passa me prendre en fin d’après-midi. Il avait appris où dénicher le trafiquant en pornographie. Mais avant d’aller le trouver, il voulut parler à Max :

— Le bruit court que quelqu’un recruterait des excités chez les supporters vénitiens pour les emmener à Gênes.

— On en entend tellement ces jours-ci, minimisa le Gros.

— Je suis bien rancardé. On m’a dit aussi que le recruteur bosse pour les poulets.

— Je transmettrai l’info, répliqua Max pour couper court.

Nous avions connu Nicola Mirra au centre de détention de Padoue. Il purgeait une longue peine pour recel, mais dans le milieu il était connu pour son commerce de pornographie illégal. À la demande de Rossini, il avait été soumis à une espèce de procès de la part des caïds de la prison. Il s’était défendu en jurant sur la tête de toute sa famille qu’il n’avait jamais rien eu à faire avec la pédophilie et qu’il se limitait à exporter des photos et des films hard en Afrique du Nord. Il avait été acquitté au bénéfice du doute et personne n’avait touché un seul de ses cheveux. Il vivait à Brescia mais les renseignements recueillis par mon associé nous amenèrent à jeter un coup d’œil du côté d’une œnothèque située dans la ville haute de Bergame où Mirra rencontrait ses clients. Nous l’aperçûmes à travers les vitres de l’établissement. Il discutait à voix basse avec un type d’une soixantaine d’années à l’allure distinguée. Notre homme avait changé depuis la dernière fois que je l’avais vu. Il avait maigri et ses cheveux étaient coupés en brosse.

Rossini se dirigea d’un pas décidé vers sa table. Mirra pâlit quand il nous vit. Il comprit tout de suite que c’était lui qu’on était venu voir.

— Faut qu’on te parle ! dit Rossini d’un ton sec.

— Je suis occupé, grogna l’autre.

— Monsieur allait partir, répliqua Rossini, en mettant sa main sur l’épaule du sexagénaire. Il achètera tes saloperies une autre fois.

L’homme, la gueule cramoisie, se leva et prit aussitôt la porte.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? siffla Mirra.

— Quelques infos, répondis-je.

— Allez vous faire foutre. Ici, on n’est pas en taule.

— J’ai une sacrée envie de te marave, le menaça le Milanais en jetant son mégot dans le verre de vin blanc de Mirra.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Tu connais quelqu’un qui produit des vidéos sadomaso ? Celles bien hard, je veux dire.

— Des snuff ou des trucs de ce genre ?

— Exact.

Il nous jeta un regard inquiet.

— Je m’occupe pas de ça, moi.

— Tu connais peut-être quelqu’un ?

— Le peu qui est en circulation arrive de l’étranger.

Rossini se leva brusquement.

— Excuse-nous de t’avoir dérangé.

Une fois dehors, je le pris par le bras.

— Pourquoi t’es parti ? On venait juste de commencer à le cuisiner.

— Il était en train de nous encaldosser. Là-dedans, il se sentait en sécurité et il nous aurait rien dit d’utile.

— Tu veux lui parler loin des oreilles indiscrètes, c’est ça ?

— T’as tout pigé. Dès qu’il sort, on le suit.

Nous entrâmes dans un bar situé à quelques dizaines de mètres. Du zinc, on pouvait tenir à l’œil la porte de l’œnothèque. Nous commandâmes à boire et nous nous résignâmes à une longue attente. Les bars de la ville haute de Bergame étaient bondés de gens qui essayaient d’échapper à la chaleur.

— Y a une greluche qui te reluque, m’avisa Rossini.

Je jetai un coup d’œil discret. Une brune d’une quarantaine d’années avec une longue robe décolletée me salua en levant son verre. Je lui retournai le sourire. Une fente latérale laissait entrevoir une cuisse légèrement bronzée. Elle n’était pas mal du tout.

— Ça se voit tellement que ça que j’ai envie de baiser ? demandai-je à mon associé.

— Elle est peut-être simplement un peu éméchée.

Je me levai du tabouret.

— Avertis-moi quand l’autre connard sort.

Je m’assis à côté de la brune.

— Salut. Moi, c’est Marco.

Elle allongea une main pleine de bagues.

— Moi, Viviana.

— T’es pas mal, Viviana.

— T’es pas mal non plus.

— Mon pote pense que t’es bourrée.

Elle sourit.

— Je bois seulement des gin fizz. Que des vitamines ! Rossini claqua des doigts pour attirer mon attention.

Mirra était sorti de l’œnothèque.

— Je dois y aller, dis-je. Je peux repasser plus tard…

Elle regarda sa montre.

— Je reste ici encore deux heures.

— J’espère que j’aurai fini.

— Moi aussi.

Puis elle ajouta :

— Un petit coup vite fait, hein ? D’accord ?

Nicola Mirra marchait d’un pas pressé, se retournant de temps en temps pour s’assurer qu’on ne le suivait pas. Mais il y avait trop de monde pour qu’il nous remarque. Il gagna un parking désert situé juste après les remparts. Alors qu’il ouvrait sa voiture, Beniamino lui asséna un coup de poing dans les côtes et lui plaqua la tête sur le toit.

— Entre ! lui ordonna-t-il en ouvrant la porte arrière.

Je montai de l’autre côté. Mirra était entre nous. Il saignait au front.

— Je vous ai déjà dit que je savais rien, brailla-t-il.

Le vieux Rossini lui donna un coup de latte dans les roustons. L’autre encaissa le coup et gémit. Il essaya de protéger ses parties endolories avec ses mains. Puis le Milanais le frappa trois fois au visage avec son coude. Le sang de Mirra commença à couler de sa lèvre fendue. Rossini lui tordit les doigts de la main gauche à les casser.

— Parle ! hurla-t-il.

— D’accord, chuchota Mirra, pâle de trouille et de douleur. J’ai entendu dire qu’il y a un type, un nouveau, qui produit les films que vous recherchez. Mais il les vend pas en Italie. Il s’appelle Jay Jacovone. Un Italo-Américain. On dit qu’il est lié à la mafia de Miami.

— On peut le trouver où ? demandai-je.

— Il vit à Rome. C’est tout ce que je sais.

Rossini lui lâcha la main.

— Si tu nous as raconté des conneries, je reviens et je finis ce que j’ai commencé.

Nous sortîmes de la voiture et retournâmes sur nos pas.

— Une bonne raclée suffisait. Il aurait parlé de la même façon.

Mon associé haussa les épaules.

— Il méritait bien plus.

— T’avais besoin de le tabasser dans la bagnole ? J’ai la chemise pleine de sang maintenant.

— Jette-la. Toute façon, elle est blèche à gerber.

— Tu plaisantes ?

— Tu veux retourner au bar voir ta nouvelle conquête ?

— Pourquoi pas ?

La chaise de Viviana était vide. Je demandai de ses nouvelles au barman. Il me dit qu’elle avait aguiché un mec et qu’elle avait pris le large depuis environ dix minutes.

Lorsque nous rentrâmes, le Rade était encore ouvert. Max était assis à ma table en compagnie d’une grappa, de chocolats et de cigarettes. Une moue amère lui traversait le visage comme une vieille blessure.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? m’inquiétai-je.

— Rien. Je pensais, répondit-il avec une voix légèrement empâtée par l’alcool.

— Se branler la tronche, c’est une spécialité de votre génération, dit le vieux Rossini de but en blanc.

Max l’ignora. Beniamino, parfois, nous prenait pour des caves et des loquedus. Désormais, on s’y était fait.

— Et à quoi tu pensais ? demandai-je.

— À comme les gens en chient.

— C’est pas nouveau.

— Je parle du milieu SM.

Il se versa une dose abondante de tord-boyaux.

— J’ai passé ma soirée à lire les e-mails des “femelles esclaves” qui ont mis des annonces. Arakno et Ivaz nous ont refilé pas mal de mots de passe. Pour beaucoup d’entre elles, le désir d’être dominée cache une incapacité de s’accepter, une solitude dévastatrice ou encore une envie de s’évader de cette taule qu’est leur famille, leur mariage ou leur boulot. Elles se confient à leur maître comme à un prêtre et avec le temps, leur dominateur devient un point de référence irremplaçable dans leur vie…

— Dans leur double vie, tu veux dire, précisa Rossini.

— Exact. Une “normale”, un quotidien qui ne les satisfait pas. Et une “clandestine”, inavouable ; celle qui leur permet d’aller de l’avant, de trouver un équilibre et un peu de sérénité.

— C’est vrai qu’il ne s’agit pas seulement de sexe, dis-je. Je l’ai compris quand j’ai parlé avec Antonina Gattuso.

— Ce qui m’a frappé, c’est qu’en faisant un rapide calcul du nombre d’annonces, toutes catégories confondues, les SM dépassent les trente mille, sans même compter ceux qui se contentent de répondre.

— Ça fait pas mal de monde !

— J’ai aussi jeté un œil sur les sites étrangers. Ils sont encore plus nombreux en Allemagne, en France et en Angleterre. Sans oublier les Suisses.

Je goûtai l’Alligator que Rudy m’avait préparé. Il n’avait pas encore atteint la température idéale.

— Y a ceux qui se confient à la religion, d’autres aux psys…

— Et ceux qui se font fouetter le cul, m’interrompit le Milanais qui avait perdu patience.

Il ajouta en s’adressant à Max :

— Dis-moi plutôt si t’as trouvé quelque chose ?

— Non. Mais j’ai lu une annonce plutôt intéressante. Une certaine Shéhérazade se propose comme modèle SM.

— Comme Helena ?

— Exact.

— Si elle est aussi belle que l’Allemande, elle pourrait éveiller la curiosité du Maître des nœuds.

— J’ai déjà demandé à nos amis sardes de trouver son mot de passe.

— Bien. De notre côté, on a eu une petite discussion avec Mirra.

Max remarqua le sourire satisfait du vieux Rossini.

— Je parie qu’il s’est fait mal.

Je lui montrai les taches sur ma chemise.

— Plutôt, oui. Mais ça lui a permis de se rafraîchir la mémoire. On a enfin le nom du producteur.

Beniamino rapporta ce que le trafiquant de pornographie nous avait appris.

J’ouvris un nouveau paquet de clopes.

— Faut qu’on aille dans la capitale. On a besoin d’un appart' sûr et d’un type à la coule dans le milieu romain.

— Je connais un type à Rebibbia, mais je sais pas s’il est réglo.

— Je m’en occupe, dit le vieux gangster. J’ai le mec qu’il nous faut. Quelqu’un de la vieille garde qui de temps en temps me commande de la came de contrebande.

Je goûtai une nouvelle fois mon cocktail. Parfait.

— C’est pas la peine qu’on y aille tous les trois. Max devrait rester ici pour surveiller les messages.

Mes potes approuvèrent ma proposition. Beniamino et moi partirions le lendemain. Le temps de dormir quelques heures et de remplir nos sacs de frusques et d’un bon paquet d’oseille.

Le Milanais soupira.

— J’avais promis à Sylvie de l’emmener en bateau quelques jours. Va falloir que je me fasse pardonner.

Je pensai à Virna. J’eus la tentation de l’appeler, mais je renonçai. Peut-être le ferais-je à mon retour.

Le contact romain de Rossini s’appelait Toni Marazza. Il était du même âge que mon associé. Ils s’étaient connus à la prison de haute sécurité de l’île de Pianosa. Sa spécialité était les vols à main armée. L’âge et d’innombrables condamnations l’avaient obligé à se recycler dans le trafic d’armes. Il fournissait les nombreuses bandes de la capitale. Beniamino lui procurait des fusils-mitrailleurs de l’ancienne armée yougoslave, particulièrement recherchés à cause de la puissance des balles capables de traverser la carrosserie des fourgons blindés. Nous le rencontrâmes dans un resto chic du quartier Prati. Après les habituelles politesses entre truands, Rossini lui expliqua la raison de notre venue à Rome. Marazza se montra disposé à nous aider et, après une brève négociation financière, nous conduisit à un petit appartement, avec une entrée indépendante, dans un immeuble proche de la place Barberini. Ces derniers temps, il avait été utilisé par un couple de jeunes prostituées. Un endroit de haute volée. Deux députés de la République l’avaient fréquenté assidûment pour se relaxer pendant les pauses de leur harassant travail parlementaire. Montecitorio(8) n’était pas loin. Marazza avait laissé tout le mobilier et n’avait pas pensé à enlever les grands miroirs au plafond des deux chambres à coucher. Il nous en coûterait deux millions de lires par jour. La recherche de Jay Jacovone, en revanche, était gratuite. Le vieil affranchi romain appartenait à la même génération que Rossini et toute sa vie il avait respecté les principes du milieu. Éliminer un producteur de vidéos SM était presque un devoir pour un mec comme lui. Nous nous reposâmes deux heures puis Toni passa nous chercher. La traque commençait.

Jusqu’à trois heures du matin nous entrâmes et sortîmes de bistros, restaurants et clandés en tout genre. Notre contact serrait des mains, échangeait des plaisanteries et demandait des infos. Personne ne savait rien. L’Italo-Américain ne fréquentait pas la pègre romaine. Toni Marazza finit par dire que nous devrions chercher ailleurs. Si Jacovone était lié à la mafia de Miami, les flics devaient être au courant de son arrivée en Italie.

Le soir suivant, nous sonnâmes à la porte d’un club privé très select du côté de la rue Veneto. Étant donné que la cravate était obligatoire, durant l’après-midi je m’étais acheté un costard bleu. Les pompes neuves me faisaient un mal de chien et je me sentais ridicule. L’endroit était classe. Un pianiste jouait discrètement, distribuant des sourires à tous ceux qui passaient à côté de lui. Je reconnus des têtes qui passaient souvent à la télé. Les tables étaient disposées de façon à permettre des conversations discrètes. Le bar était fréquenté par des buveurs professionnels. Le barman se scandalisa quand je lui demandai un Alligator ; je fus obligé de lui en énoncer les ingrédients. Il tenta de me dissuader en me conseillant d’autres cocktails à base de calvados. Et après un élégant duel verbal, je dus consentir à goûter un cocktail à la pomme. Calvados, cidre, gin et cognac. J’en commandai tout de suite un deuxième. C’était vraiment bon. L’homme que Toni cherchait arriva peu après. Il était en compagnie d’une fille deux fois plus jeune, bien balancée et avec un beau minois gâché par des châsses glaciales et calculatrices. Lui était fonctionnaire. Un cadre moyen du ministère de l’intérieur, avec une carrière qui n’était pas particulièrement brillante mais un train de vie élevé. Marazza, sur son trente et un comme s’il devait conduire la fille à l’autel, fit les présentations. Le type envoya la môme se repoudrer le nez. Il écouta nos questions, murmura un chiffre et nous donna rendez-vous le lendemain soir. Nous retournâmes au bar et je m’envoyai un troisième verre.

Le lendemain, Beniamino me réveilla pour me proposer d’aller faire du shopping. Je l’envoyai se faire foutre et me tournai de l’autre côté. Il rentra au milieu de l’après-midi, chargé de paquets. La plupart étaient des cadeaux pour Sylvie. Il y en avait aussi un pour moi. Un briquet Ronson en acier. Un modèle original des années 60.

— Comme ça, t’arrêteras d’utiliser tes saloperies en plastique, grommela-t-il quand je le remerciai.

Le fonctionnaire respecta les accords. Je le suivis dans les chiottes et, après avoir compté le fric, il me murmura une adresse et me remit la copie couleur d’une photo. Nous avions trouvé Jay Jacovone. Je téléphonai à Max. Il continuait à surveiller les messageries mais n’avait rien trouvé de nouveau.

La couverture du producteur de vidéos sadomaso était une société d’exportation de vins italiens destinés au marché américain. Le siège était situé dans un immeuble du quartier Flaminio où habitait aussi Jacovone. Affublé de mon costume bleu, je me pointai à sa société. Feignant de chercher un office notarial et de m’être trompé d’étage, j’entrai dans son bureau, plutôt chouette, où de grandes photos de vignobles et de caves étaient accrochées aux murs. Il n’y avait personne. Je demandai mon chemin à sa secrétaire qui fit montre d’une grande gentillesse en m’indiquant comment trouver ce que je cherchais. Je la remerciai et rejoignis Rossini qui commenta :

— Il doit sûrement y avoir un autre endroit où il reproduit et stocke les cassettes.

— Mais ça va pas être évident de le dégoter. Faut qu’on le file.

À Rome, le moyen idéal pour suivre quelqu’un, c’est le scooter. Pratique pour se déplacer au milieu de la circulation et difficile à remarquer dans la multitude des deux roues qui circulent en ville. Marazza nous en procura un de grosse cylindrée. Beniamino fut particulièrement exigeant dans le choix des casques. Il les voulait élégants mais pas trop criards. Le vendeur eut un soupir de soulagement en nous voyant sortir du magasin. Le plus chiant fut de trouver où nous planquer sans attirer les regards. La rue n’était pas très longue et il n’y avait aucun bar, aucun commerce. Nous remarquâmes cependant un appartement à vendre au premier étage d’un immeuble situé presque en face de celui de Jacovone. Nous fîmes croire au concierge que nous allions à l’agence matrimoniale du troisième étage.

— Ce sont toutes des putains de l’Est, nous avertit-il. Elles vous épousent uniquement pour avoir un permis de séjour.

Le vieux Rossini tira de sa poche une trousse de cuir pleine de passes. Il choisit le plus adapté et força la serrure sans dommages visibles. De la fenêtre de la cuisine, nous avions une vue parfaite sur l’entrée de l’immeuble qui nous intéressait. Au bout de deux heures, le Milanais m’indiqua une voiture en stationnement. Une Fiat Punto couleur moutarde. À l’intérieur, un type lisait le journal.

— Je l’ai remarqué quand nous sommes arrivés, dit-il. Il a pas bougé.

— Tu penses qu’il surveille Jacovone ?

— Et qui d’autre ?

— Un flic ?

— Possible. Faut le tenir à l’œil. Je voudrais pas me retrouver au milieu d’une enquête de police.

L’Italo-Américain sortit de l’immeuble à 13 h 30 pétantes et monta dans une Jaguar blanche. Nous nous précipitâmes dans la rue. Le temps d’une manœuvre et nous le filions déjà sur notre scooter. Mais nous n’étions pas les seuls. La Punto moutarde le suivait aussi. Elle nous dépassa et colla à la voiture de Jacovone. De toute évidence, il ne s’agissait pas d’un pro. Il conduisait par saccades par crainte de le perdre. Jacovone se dirigea vers Fiumicino. Nous pensâmes qu’il allait tout droit à l’aéroport, mais il entra sur le parking d’un restaurant de poissons sur le bord de mer. La voiture de l’inconnu qui le pistait s’arrêta un peu plus loin.

Nous entrâmes dans le resto. Jay Jacovone était assis en compagnie de deux vieux. Sur leur table on pouvait distinguer les dépliants d’une maison vinicole. Il devait s’agir d’un simple déjeuner d’affaires. Nous nous dirigeâmes vers une table libre pas trop près de la leur, d’où nous pouvions les observer sans qu’ils nous remarquent. Jacovone était maigre, de taille moyenne, et avait les yeux et les cheveux foncés. Il devait avoir la cinquantaine. On voyait qu’il était américain à sa façon de se fringuer. On aurait dit un acteur de série B sur la mafia d’Outre-Atlantique. Il portait une chemise jaune à manches courtes, un futal et des mocassins blancs, avec des chaussettes en soie noire. À son cou brillait une chaîne en or et à l’annulaire gauche une bague sertie d’une émeraude. Il se donnait des airs de boss, avec la gestuelle de Marlon Brando dans Le Parrain. Je regardai mon associé. Il jouait avec les bracelets de son poignet gauche. Ses scalps. Il en ajouterait un bien volontiers. Celui de Jacovone. Nous commandâmes un hors-d’œuvre et un plat de spaghettis. Nous étions déjà en train de payer l’addition quand Jacovone commanda son café. Nous remontâmes sur le scooter et nous nous planquâmes derrière un marchand de glaces pour éviter de nous faire remarquer par le type de la Punto.

— Trouver Jacovone nous a coûté du temps, de l’énergie et du fric, siffla le Milanais, et l’autre cave risque de tout faire foirer.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— On renonce à suivre l’Amerloque et on se concentre sur l’autre. Faut qu’on sache qui c’est et ce qu’il veut.

Jay Jacovone sortit du restaurant peu après nous et prit la direction de son bureau suivi de tous ceux qui le filaient. Ensuite, la Punto du flic continua sa route, nous conduisant dans une pension de dernier ordre du côté de la gare Termini.

Le portier se contenta de cinquante mille lires pour nous donner l’identité du client, son numéro de chambre et nous oublier. Il s’appelait Flavio Guarnero, trente-six ans, né et résidant à Turin. Rossini frappa doucement à la porte de la chambre numéro 11.

— Qui c’est ? interrogea une voix à l’intérieur.

— Le portier, répondit mon associé.

Lorsque le type nous vit, il tenta de refermer la porte mais un coup d’épaule du Milanais le jeta à terre. Il se releva d’un bond en essayant de gagner la table de nuit. Beniamino le bloqua en le saisissant par le cou et en lui pliant le bras gauche dans le dos.

— Vous êtes qui ? demanda-t-il d’un ton menaçant.

Le Turinois ne faisait peur à personne. Il était de taille moyenne, joufflu, les cheveux châtains clairsemés et les yeux clairs. J’ouvris le tiroir de la table de nuit. Je pris un flingue par le canon et le montrai à Rossini.

— Beretta calibre 9, commentai-je. Celui qu’utilisent les lardus.

Je remarquai son portefeuille.

— Bien vu. C’est un flic, dis-je en sortant sa carte. Brigadier Flavio Guarnero. Commissariat de Turin.

Il n’avait pas l’air d’un agent de terrain. Son physique et sa gaucherie suggéraient plutôt une activité sédentaire.

— Tu travailles dans quel service ?

— Au bureau des étrangers.

Le vieux Rossini lâcha sa prise. Je lui remis le pétard, il contrôla qu’il était chargé puis le pointa sur Guarnero.

— Assieds-toi, lui ordonna-t-il.

— Vous êtes des hommes de Jacovone ? questionna l’autre en se massant le bras.

— Non, fis-je. Des critiques de cinéma et les films de ce connard ne nous plaisent pas beaucoup.

Il faisait chaud dans cette chambre sale qui puait la transpiration. Je fouillai dans l’armoire. Au fond d’une valise, je trouvai un dossier qui contenait des photocopies d’informations sur l’Italo-Américain. L’une d’elles provenait du FBI. Jacovone appartenait bien à la mafia de Miami. Il s’était occupé de coke jusqu’à ce qu’il eût descendu un boss de la concurrence colombienne sans ordre de la “famille”. Il avait alors été envoyé en exil en Italie pour s’occuper de vins. Le trafic de cassettes vidéo sadomaso était une initiative personnelle. Il fournissait le marché clandestin américain et canadien. Les fédéraux demandaient à leurs collègues italiens de ne pas gêner l’activité du mafieux. Il était devenu un mouchard très précieux. Il leur refourguait des infos pour démanteler tout le cartel de Miami.

— Notre ami Flavio effectue une enquête non autorisée, dis-je. Un flic ne garde pas des dossiers réservés dans l’armoire d’un trou à rat.

— Pourquoi tu t’intéresses à Jacovone ? demanda mon associé.

— Faites pas chier ! gueula le Turinois.

Rossini le frappa, pas trop fort, à la tête avec le canon du flingue. Juste pour le faire baisser d’un ton.

— Ou tu nous racontes tout ou bien on t’attache et on appelle tes collègues de Rome. Pense à toutes les questions qu’ils te poseront quand ils trouveront sur le lit, bien en vue, le dossier sur Jacovone.

La menace fit son effet.

— C’est une histoire perso.

— T’étais un de ses acteurs préférés et il t’a pas payé ? le provoquai-je.

Il baissa la tête.

— Ma sœur, susurra-t-il.

Marisa Guarnero, trente ans, avait passé une annonce sur un site SM. Elle s’était proposée comme esclave. Elle avait décidé de rencontrer un maître qui l’avait emmenée dans un hôtel. Dès la troisième rencontre, il s’était présenté avec le film du chantage. Marisa enseignait l’italien dans un collège. Elle n’était pas mariée mais elle avait un petit ami qui bossait en Suisse, un frangin dans la police qui était marié et avait deux enfants, un père ouvrier et une mère infirmière. Elle avait cédé au chantage en “jouant” dans certains films. Puis, quand on lui avait mis la pression, elle était allée faire un tour dans le parc de Turin, s’était assise sur un banc, avait avalé de la mort-aux-rats et avait attendu la camarde. L’intuition du flic avait poussé son frère à enquêter. Il ne comprenait pas pourquoi Marisa s’était tuée sans laisser la moindre explication. En cours, on lui avait appris que les suicides sans petit mot d’adieu sont toujours suspects. En fouillant dans son agenda, il avait trouvé un pseudo : sourirebleu@… Il avait allumé l’ordinateur, s’était connecté à Internet et avait cliqué sur “si vous avez oublié votre mot de passe”… Après avoir inséré les infos sur sa frangine, une question était apparue : “Comment s’appelle mon chat ?”

Guarnero avait tapé Arturo. Et sa vie avait basculé. Sa sœur avait une double vie. C’était une perverse. Heureusement qu’elle s’était suicidée. Le nom de sa famille et sa carrière étaient saufs. Pour être certain que le secret fût enterré avec Marisa, Flavio avait passé au crible la mémoire de l’ordinateur. Dans le fichier “documents”, il avait trouvé une espèce de journal, où sa sœur racontait l’histoire du chantage ainsi que tout ce qu’elle avait dû subir de la bande dont le chef s’appelait le Maître des nœuds. Il avait trop vite jugé sa frangine. Il ne pensait qu’à la venger. En se servant du terminal du ministère de l’intérieur, il avait recherché les traces de la bande mais n’avait rien trouvé. Il avait alors suivi la piste des trafiquants en pornographie jusqu’à localiser Jay Jacovone. Lorsque sa période de congés était arrivée, il avait emmené sa femme et ses mômes chez ses beaux-parents, en Calabre, et était venu à Rome.

— Quel était ton plan ? lui demandai-je.

— Arriver à la bande.

— Et comment ? En suivant Jacovone avec ta Punto couleur moutarde ? le railla Beniamino.

— Qu’est-ce que tu sais d’autre sur Jacovone ?

— Seulement ce qu’il y a d’écrit dans le dossier.

Le Milanais ôta le chargeur du pétard et le balança sur le lit.

— Retourne voir ta femme et tes gosses et tiens-toi à l’écart de cette affaire, lui conseilla-t-il sur un ton paternel. Et attends la retraite sans te faire buter.

— Cette histoire de flic tombe mal, siffla Rossini en regagnant le scooter.

— Il a eu tout le temps de bien imprimer nos tronches.

— Il parlera pas. Il a trop à perdre.

— Vaut mieux pas prendre de risques. C’est le moment de rentrer.

— T’es bien pressé… ! commenta Beniamino en mettant son casque. Je suis sûr qu’il en sait bien plus que ce qu’il a bien voulu nous dire.

— Tu veux le suivre ?

— Oui. Je suis curieux de savoir ce qu’il a dans sa petite tronche.

Guarnero sortit de la pension à l’heure du dîner. Il entra dans une pizzeria où il mangea sans entrain et but une orangeade à la couleur improbable. Puis il remonta dans sa voiture. Il conduisait lentement, le regard collé au rétroviseur. Il craignait d’être suivi. Il fit deux fois le tour d’un rond-point pour démasquer d’éventuels suiveurs, mais le vieux Rossini était marle et ne tomba pas dans le panneau.

Il nous conduisit dans le quartier San Saba et se gara de façon à pouvoir surveiller une petite maison à l’aspect plutôt modeste. La zone était presque déserte. De temps en temps apparaissaient quelques voitures et de rares passants le plus souvent accompagnés de leur chien. Au bout d’une vingtaine de minutes, les phares de la Jaguar blanche de Jacovone éclairèrent la rue. Il passa devant la maison sans ralentir et tourna à la première rue. La Punto du flic ne bougea pas. Quelques minutes plus tard, nous vîmes deux gars s’approcher. Le mafieux et un autre type petit et trapu. Ce dernier prit un trousseau de clefs et ouvrit le portillon blindé de la maison après avoir désactivé l’alarme. Ils disparurent à l’intérieur. Grâce à Guarnero, nous avions trouvé la base du trafic illégal de pornographie de Jacovone.