III

La femme de Simon a fini son ménage de bonne heure. Elle a fendu le bois, apporté de l'eau, soigné les enfants, mangé ; puis elle s'est mise à songer. Elle songe au pain, s'il faut cuire aujourd'hui ou demain ? Il reste encore une grosse miche dans la huche.

« Simon a dîné au village, pense-t-elle ; s'il ne soupe pas ce soir, il restera assez de pain pour demain. »

Elle tourne et retourne sa miche :

« Je ne cuirai pas aujourd'hui ; il ne reste de farine que pour une fois ; nous allons traîner jusqu'à vendredi. »

Matriona cache le pain et s'assied près de la table, pour réparer la chemise de son mari. Elle coud et pense à son homme qui est allé acheter des peaux de mouton pour une pelisse.

« Pourvu que le marchand ne l'ait pas trompé, il est si simple, mon homme !… Il ne tromperait jamais personne, lui, et un enfant lui en ferait accroire… Huit roubles, c'est une somme, on peut acheter une bonne pelisse avec cela, simple, bien sûr, mais une pelisse tout de même. L'hiver dernier était si dur : sans pelisse, impossible d'aller à la rivière, ou ailleurs. Ainsi il est parti, avec tout sur son dos, et moi, je n'ai rien à me mettre… Quel temps il y met ! Il devrait être de retour… Ne s'est-il point arrêté au cabaret, mon homme ? »

À peine Matriona a-t-elle pensé cela, que les marches du perron craquent, et que quelqu'un entre. Elle laisse son ouvrage et passe dans le vestibule. Elle voit entrer deux hommes : Simon et un autre paysan, tête nue, chaussé de bottes de feutre.

À son haleine, Matriona s'aperçoit tout de suite que Simon a bu.

« J'en étais sûre, se dit-elle. Il a bu. »

En le voyant sans caftan, les mains vides, silencieux, gêné, le cœur manque à la pauvre femme.

« Il a bu l'argent, il est allé au cabaret, avec quelque galopin, et il l'amène ici. »

Matriona les laissa pénétrer dans l'isba et les suivit en silence. Elle vit l'étranger, jeune, maigre, vêtu de LEUR caftan, sans chemise sous le caftan et sans bonnet. Une fois rentré, il resta immobile, les yeux baissés. Matriona pensa : « C'est un mauvais garnement, il a peur. »

Les sourcils froncés, elle alla vers le poêle, attendant les événements.

Simon ôta son bonnet, et s'assit sur le banc, l'air bon garçon.

– Eh bien ! Matriona, nous donneras-tu à souper ? dit-il.

Matriona bougonnait entre ses dents. Elle s'arrêta près du poêle, immobile, regardant tantôt l'un tantôt l'autre, en hochant la tête. Simon voyant sa femme furieuse – mais qu'y faire ? – prit un air indifférent, et, saisissant la main de l'étranger :

– Assieds-toi, frère, dit-il, et soupons.

L'autre s'assied sur le banc.

– Eh bien ! N'as-tu rien préparé ce soir ?

La colère gagne Matriona.

– J'ai préparé, mais pas pour toi. Tu as bu à perdre la raison. Il part pour acheter une pelisse et revient sans caftan, et il amène encore avec lui un vagabond tout nu. Je n'ai pas de souper pour des ivrognes comme vous.

– Assez, Matriona ! Inutile de tourner ta langue pour ne dire que des bêtises. Tu ferais mieux de me demander d'abord quel est cet homme.

– Commence par dire ce que tu as fait de l'argent ! reprit la femme.

Simon porta la main à sa poche et en retira les roubles.

– Voilà l'argent. Trifonov n'a pas payé ; il a promis pour demain.

La colère reprend Matriona de plus belle. Pas de pelisse, l'unique caftan mis sur le dos d'un vagabond tout nu, que, pour comble, il a amené avec lui ! Elle prend l'argent et va le serrer en disant :

– Je n'ai pas de souper, on ne peut pas nourrir tous les ivrognes nus.

– Allons, Matriona ! tiens ta langue et écoute ce qu'on va te dire.

– Moi ! écouter les sottises d'un imbécile qui a bu ! Ah ! comme j'avais raison de ne pas vouloir t'épouser, ivrogne ! Ma mère m'avait donné de la toile, tu l'as bue ; tu t'en vas pour acheter une pelisse, et tu l'as bue !

Simon essaie bien, mais en vain, d'expliquer qu'il n'a dépensé au cabaret que vingt kopecks : il veut dire à sa femme comment il a trouvé l'homme, mais Matriona ne le laisse pas placer un mot, elle en dit deux pour un, et lui lance à la tête ce qui s'est passé il y a dix ans. Elle parle, parle, puis, saisissant Simon par la manche :

– Rends-moi ma jaquette ! je n'ai que celle-là : tu me l'as prise ; tu l'as sur le dos, chien mal peigné ! que le diable t'emporte !

Simon veut ôter la jaquette, la femme tire ; les coutures éclatent. Enfin Matriona tient en mains sa jaquette ; elle se la met sur la tête et se dirige vers la porte. Elle voulait s'en aller, mais soudain elle s'arrête, prise de rage. Elle voudrait se décharger sur quelqu'un, et, en même temps, elle est curieuse de savoir quel est cet homme.

La mort d'Ivan Ilitch
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