II
La voiture était prête, mais le cocher tardait encore. Il entra dans la maison des cochers. Dans la pièce, sombre et étouffante, il faisait une chaleur écrasante : il y régnait une odeur d'habitation, de pain cuit, de choux et de mouton. Quelques cochers s'y trouvaient réunis, la cuisinière était occupée près du poêle, et un malade, enveloppé de peaux de mouton, était couché sur le poêle.
– Oncle Fiodor ! Oncle Fiodor ! cria le jeune cocher, en entrant dans la pièce avec sa pelisse en peau de mouton et le fouet à la ceinture, et en se tournant du côté du malade.
– Qu'est-ce que tu lui veux, à Fedia, rôdeur ? fit la voix d'un des cochers. Tu sais pourtant qu'ils t'attendent dans la voiture.
– Je veux lui demander ses bottes… les miennes sont à faire honte, répliqua le jeune homme, en repoussant ses cheveux en arrière et en arrangeant des gants derrière sa ceinture. Est-ce qu'il dort ? Hé ! oncle Fiodor ! répéta-t-il, en s'approchant du poêle.
– Quoi ? fit une voix faible, et un visage rouge et maigre apparut, se penchant de dessus le poêle pour regarder. Une large main couverte de poils, amaigrie et décolorée, serra une souquenille sur une poitrine couverte d'une chemise sale.
– Donne-moi à boire, frère… qu'est-ce que tu veux ?
Le garçon lui tendit une puisette pleine d'eau.
– Eh ! Fedia, dit-il d'un air embarrassé, tes bottes neuves, t'en as pas besoin à cette heure ; prête-les-moi, tu ne marcheras plus, à ce qu'il paraît.
Le malade inclina la tête vers la puisette brillante et but languissamment et avec avidité, en mouillant dans l'eau trouble sa barbe abandonnée. Cette barbe embroussaillée était malpropre et les yeux enfoncés et ternes se levaient péniblement vers le visage du jeune homme. Après avoir bu, il voulut soulever sa main pour s'essuyer la bouche mouillée, mais il n'y arriva pas et s'essuya sur la manche de son vêtement. Silencieux et respirant avec peine par le nez, il regarda le garçon dans le blanc des yeux, rassemblant toutes ses forces.
– Peut-être tu les as déjà promises à quelqu'un ? fit le cocher. Alors tant pis. Le principal, c'est qu'il fait mouillé dehors, qu'il me faut conduire des voyageurs, et je me suis dit alors : tu vas demander ses bottes à Fedia, sans doute il n'en a pas besoin. Peut-être en auras-tu besoin, dis-le moi…
Quelque chose, en ce moment, se détacha dans la poitrine du malade et il s'y fit un gargouillement, et une toux creuse, profonde, persistante, le secoua.
– Comment en aurait-il besoin ! fit la cuisinière d'une voix bruyante qui retentit soudain dans toute la pièce. Depuis deux mois il ne peut bouger du poêle et en descendre. Il tousse tellement que, rien que de l'entendre, cela me fait mal à moi-même. À quoi lui serviraient ses bottes ? On ne l'enterrera pas avec ses bottes neuves. Et il en serait bien temps, que Dieu me pardonne mes péchés ! Voyez seulement comme il tousse ! On ferait mieux de le mettre dans une autre pièce, n'importe où. Dans la ville, il y a des hospices… Est-ce juste cela ? Il a envahi tout le coin, maintenant on n'a plus du tout de place. Et la malpropreté !…
– Hé ! Serioga ! Viens donc, monte sur ton siège… les voyageurs attendent, cria de la porte le maître de poste.
Serioga voulait partir, sans attendre une décision, mais le malade, tout en toussant, lui fit signe des yeux qu'il allait lui répondre.
– Prends les bottes, Serioga, dit-il en maîtrisant sa toux et reprenant un peu haleine. Tu achèteras seulement une pierre, quand je serai mort, ajouta-t-il d'une voix enrouée.
– Très bien, oncle ! Je les prends donc et j'achèterai la pierre.
– Vous avez entendu, les enfants ! parvint à dire le malade et, de nouveau, il se pencha en avant, la toux l'étranglant.
– C'est bon, nous avons entendu, dit un des cochers, va, Serioga, monte, sans quoi on va revenir te chercher. Tu sais, la dame de Chirkino est malade.
Serioga retira brusquement ses grandes bottes trouées et difformes et les jeta sous un banc. Les bottes neuves de l'oncle Fiodor furent mises en un clin d'œil et Serioga sortit, en les regardant, pour gagner la voiture.
– Ah ! En voilà de belles bottes ! je te les graisserai, dit un cocher, qui tenait de la graisse à la main, lorsque Serioga montait sur le siège et prenait les rênes. Il te les a données ?
– Ça te chagrine ? répliqua Serioga en ramenant son vêtement sur ses pieds. Allons, en route ! Aïe, mes amours ! cria-t-il à ses chevaux en brandissant son fouet, et voiture et calèche roulèrent brusquement avec leurs voyageurs et leurs malles sur la route humide et disparurent dans le brouillard d'automne.
Le cocher malade restait sur le poêle dans la chambre surchauffée, et, sans avoir cessé de tousser, il se jeta, en faisant appel à toutes ses forces, sur l'autre côté, et il resta sans parler.
Jusqu'au soir, il y eut une allée et venue de gens dans la pièce, on dîna, le malade ne se fit pas entendre. Avant de se coucher, la cuisinière grimpa sur le poêle et tira à elle sa pelisse par-dessus les pieds du malade.
– Ne sois pas de mauvaise humeur après moi, Nastassia, dit le malade, je débarrasserai bientôt ton coin.
– C'est bon ! c'est bon ! cela ne fait rien, grommela Nastassia. Où souffres-tu, oncle ? Dis !
– Tout mon intérieur est dévoré. Dieu sait ce qu'il y a.
– Ne crains rien… Et la gorge, elle te fait mal quand tu tousses ?
– J'ai mal partout ; ma dernière heure est là, voilà ce que c'est ! Ah ! ah ! soupira le malade.
– Couvre-toi les pieds, fît la cuisinière en lui ramenant la souquenille sur les pieds, et elle redescendit du poêle.
Pendant la nuit, une veilleuse brûlait dans la salle. Nastassia et une dizaine de cochers passèrent la nuit couchés par terre ou sur les bancs, soufflant bruyamment. Seul, le malade soupirait doucement, toussait, et se jetait de-ci, de-là sur le poêle. Vers le matin, il se tut complètement.
– C'est singulier ce que j'ai vu en rêve, fit la cuisinière le lendemain à l'aube en s'étirant. J'ai vu l'oncle Fiodor qui descendait du poêle et qui allait fendre du bois. « Je vais t'aider, Nastassia », me dit-il. Je lui dis : « Comment peux-tu encore fendre du bois ? » mais le voilà qui empoigne la hache et il se met à fendre du bois, si vite, si vite, que les copeaux volaient. « Quoi, je lui dis, mais tu étais malade. – Non, me dit-il, je suis très bien ! »… Et comme il levait sa hache, j'ai été prise d'angoisse et d'inquiétude. En criant, je me suis réveillée… Serait-il pas mort ? Oncle Fiodor ! Eh ! oncle !
Fiodor ne fit aucune réponse.
– Vraiment, serait-il pas mort ? Nous allons voir, fit un des cochers qui venait de se réveiller.
La main maigre et velue qui pendait du poêle était froide et décolorée.
– Il faut que j'avertisse le maître de poste… on dirait qu'il est mort, dit le cocher.
Fiodor n'avait aucun parent ici, il venait de loin. Le lendemain, on l'enterrait derrière les buissons dans le nouveau cimetière, et, pendant plusieurs jours, Nastassia racontait son rêve à tout le monde, et qu'elle était la première à s'être aperçue que l'oncle Fiodor n'était plus là.