INTRODUCTION
La vocation littéraire de Léon Tolstoï ne peut pas être considérée comme particulièrement précoce. Il ne commence à tenir un journal intime qu'en mars 1847, à l'âge de dix-huit ans, et se montre surtout soucieux de guider sa vie par des principes de conduite, d'établir quotidiennement une liste des manquements à ces principes, et de se fixer de stricts emplois du temps. Au cours de l'hiver de 1850, lors d'un séjour à Moscou, il passe un temps considérable à jouer et tâche d'orienter sa vie d'une façon plus constructive. Il se propose d'écrire ses expériences des mois précédents, mais se ravise et note : « Je ne vais pas continuer maintenant mes souvenirs, car des affaires me retiennent à Moscou, et si j'ai du temps libre, j'écrirai une nouvelle sur la vie des Tsiganes1. » Peut-être pensait-il recueillir des données sur ce sujet auprès d'Avdotia Maximovna Tougaïev (1796-1861), une Tsigane dite « la Comtesse » depuis son mariage en 1821 avec un oncle de L. Tolstoï, le fameux Fiodor Ivanovitch Tolstoï, dit « l'Américain ». Le Journal du 11 décembre 1850 envisage encore la rédaction d'un sommaire de cette nouvelle. On peut remarquer que le premier projet littéraire dont Tolstoï fasse mention est celui d'une nouvelle et non d'un roman, et qu'il a pour sujet une ethnie bien différente des Russes au milieu desquels vivaient les Tsiganes. Tolstoï à cette époque rend plusieurs fois visite à la Comtesse et note de nombreuses soirées chez les Tsiganes : ainsi le 29 décembre 1850 on lit : « Le matin écrire la nouvelle, lire et jouer, ou écrire sur la musique, le soir règles ou tsiganes.2. » Il revient encore avec nostalgie le 10 août 1851 sur les « nuits de tsiganerie » qu'il a vécues à Moscou. Il semble bien que Tolstoï ait tenté dès cette époque la combinaison d'impressions soigneusement recueillies auprès de personnes compétentes, de choses vues par lui-même et de réflexions prolongées à partir d'esquisses préalables, méthode que l'on retrouve tout au long de sa carrière littéraire.
Dès janvier 1851 se manifeste un autre projet, qui cette fois aboutira : « Écrire l'histoire de mon enfance. » Mais les semaines suivantes voient se multiplier les reproches que Tolstoï s'adresse à lui-même et qu'il veut consigner dans un « journal des faiblesses (à la Franklin) » (8 mars). Ce suivi minutieux des projets, des actions, ce relevé presque maniaque des faiblesses, des défauts de comportement et de caractère caractérisent certes le Journal de cette époque, mais ce qui est spécialement intéressant est d'en voir annoncée la transposition littéraire dans le Journal du 24 mars : « Décrire la journée d'aujourd'hui avec toutes les impressions et pensées qu'elle engendrera. » Plusieurs entrées du Journal confirment le projet. Le 26 : « Lever à 5. Jusqu'à 10 écrire l'histoire de la journée d'aujourd'hui. » Le 27 : « De 8 à 10 langue anglaise. Au matin terminer la description de la soirée et mettre au net le lendemain. » Le 13 avril : « De 1 à 6 chasse – le soir [écrire] à Sérioja et écrire mon rêve. » Ce rêve qui se rapporte à la chasse figure dans l'Histoire de la journée d'hier3.
On ne sait pas quand Tolstoï acheva ce premier texte de fiction, qui resta en brouillon jusqu'à sa publication au premier volume de l'édition dite du Jubilé paru en 1928. L'intérêt de ce texte est considérable, car il est ancré de la façon la plus nette dans la vie et les pensées de Tolstoï, telles qu'elles apparaissent à travers le Journal. Celui-ci nous apprend que la soirée décrite dans l'Histoire correspond à celle du 24 mars brièvement mentionnée dans le Journal : « Chez les Volkonski peu naturel et distrait, attardé jusqu'à 1 heure (dissipation, désir d'étaler et faiblesse de caractère). » Il est question du prince Alexandre Alexeiévitch Volkonski (1818-1865), cousin issu de germain de Tolstoï, et de sa femme, Louise Ivanovna (1825-1890), née Trouzson, couple que Tolstoï voyait souvent à Moscou. Selon une note de la femme de Tolstoï, ce dernier aurait pris Louise Ivanovna comme modèle de Lise, la « petite princesse », femme d'André Bolkonski dans Guerre et Paix. Le 20 mars 1852, dans la stanitsa cosaque de Starogladskaïa où Tolstoï a peut-être terminé l'Histoire de la journée d'hier sous la forme où elle nous est parvenue, il notait : « Mes meilleurs souvenirs se rapportent à la gentille Volkonskaïa4. »
Le « journal des faiblesses » que Tolstoï envisageait de tenir, selon son Journal du 8 mars 1851, est évoqué dans l'Histoire de la journée d'hier p. 57 : « Dans le “Journal-Franklin”, toutes mes faiblesses sont classées par colonnes : paresse, mensonge, gourmandise, indécision, prétention, sensualité, fierté, etc. Je reporte ainsi dans les colonnes du journal, au moyen de petites croix, toutes les fautes commises et inscrites dans les notes quotidiennes. » Victor Chklovski, dans son excellente Vie de Tolstoï, éclaire l'origine de ce fameux journal : Tolstoï l'avait découvert dans un roman paru en 1832, 1833 et 1841 et dû à Dmitri Nikititch Béguitchev (avec la collaboration secrète de Nicolas Polévoï, romancier et journaliste de talent5 ). Outre la description du système de Franklin contenue dans la quatrième partie du roman, Tolstoï y avait trouvé l'évocation d'un milieu qui ressemblait fort au sien, celui de jeunes nobles passant le plus clair de leur temps à jouer, à se battre en duel, à fréquenter les chanteuses tsiganes et à s'endetter de façon vertigineuse.
L'originalité de l'Histoire de la journée d'hier est d'un tout autre ordre : le jeune écrivain ne s'est pas limité au pittoresque facile qui depuis Pouchkine s'attache à ce type de personnages et de situations. Il a trouvé dans le Voyage sentimental de Sterne un modèle de narration sinueuse qui autorise les digressions et établit un lien particulier entre l'auteur et le lecteur : le 10 août 1851 il s'accuse d'y recourir lui-même et s'en prend à Sterne : « Malgré l'énorme talent de conteur et de spirituel bavard de mon cher Sterne, les digressions sont pénibles même chez lui6. » L'année suivante, il entreprend une traduction du Voyage et recopie dans son Journal une citation de Sterne : « Si la nature a tissé sa toile d'araignée de la bonté de telle sorte que certains fils d'amour et de désir y sont mêlés, faut-il déchirer toute la toile pour les en retirer7 ? » Tolstoï aimait tant ces lignes qu'il les paraphrase encore dans son Journal le 12 mai 1856 et au chapitre 28 de ses Cosaques.
Ce Tolstoï inattendu, qui rêve d'embrasser toutes les créatures et toutes les choses dans une toile d'araignée d'amour, sait évoquer avec délicatesse un amour qui ne réussit pas à se déclarer comme celui qu'il a ressenti pour une jeune Zénaïde à Kazan, ou un désir partagé entre un homme et une femme dont il s'amuse à reproduire le dialogue selon deux modalités, celle du dit et celle du non-dit, dans un passage remarquable de l'Histoire de la journée d'hier. Ce premier essai littéraire, qui porte la marque de la délicate ironie de Sterne, mais dénote aussi un vif intérêt pour l'étude d'états psychologiques particuliers comme le passage de l'état de veille au sommeil, paraît à certains égards plus prometteur que l'autobiographie à peine romancée de la trilogie Enfance, Adolescence et Jeunesse, qui constitue pourtant l'entrée en littérature de Léon Tolstoï.
La vie offre heureusement d'autres sujets d'intérêt pour le jeune écrivain, en particulier ses expériences militaires au Caucase et en Crimée, entre 1851 et 1855. Une fois revenu à la vie civile, Tolstoï passe l'hiver 1855-56 à Saint-Pétersbourg et se lie avec les écrivains de la revue Le Contemporain, notamment Nékrassov, avec Kraïevski, le directeur des Annales de la Patrie, et entretient des relations tantôt cordiales, tantôt méfiantes avec Tourgueniev. Le Journal note le 12 mars 1856 : « Avec Tourguéniev je crois que je suis définitivement brouillé […] Eu l'idée d'un père et d'un fils. » Le 19 avril : « Terminé même les corrections d'Un père et un fils, que, sur le conseil de Nékrassov, j'ai intitulé Les Deux Hussards – c'est mieux. » Les corrections se poursuivent cependant jusqu'au 26 avril. Tolstoï lit sa nouvelle chez les Bloudov, puis le 12 mai chez sa tante Alexandra Andréievna Tolstoï (1817-1904), avec qui il entretient à partir de 1856 une correspondance considérable. Les Deux Hussards paraissent dans Le Contemporain en mai : le 16, Tolstoï reçoit la visite du poète Fet et de F.I. Trouzson, le frère de la charmante Louise Ivanovna Volkonskaïa, qui lui « a dit excellemment que le deuxième hussard est décrit sans amour », c'est-à-dire le fils du comte Tourbine. Deux jours plus tard, Tolstoï est à Moscou et passe une soirée dans la maison de campagne de Botkine, où il apprend que les avis sur Les Deux Hussards sont partagés, les uns éreintant la nouvelle, les autres, surtout les hommes de lettres, en faisant l'éloge8.
Un des aspects les plus intéressants de cette histoire est qu'elle se situe au début du siècle, au temps des guerres napoléoniennes : cette plongée dans le passé de la Russie, conçue à peu près en même temps que le projet de roman Les Décembristes, annonce quatre ans à l'avance l'immense travail préparatoire à la grande fresque historique de Guerre et Paix. Victor Chklovski raille l'introduction « emphatique » qui caractérise Les Deux Hussards comme Les Décembristes, mais ne rend pas suffisamment compte du caractère novateur des deux ouvrages dans le parcours romanesque de Léon Tolstoï. Le lecteur français peut être intrigué par l'épigraphe des Deux Hussards : elle est empruntée à Denis Davydov, le célèbre poète-partisan de la guerre de 1812, auteur d'une « Chanson d'un vieux hussard » en 1819. Le Jomini dont il est question dans l'épigraphe, un Suisse passé au service de l'Empereur de Russie en 1813, était l'auteur d'un Traité des grandes opérations militaires (1804-1810), un classique européen de l'enseignement de la stratégie avant De la guerre de Clausewitz.
Quant à la figure du premier hussard, Fiodor Ivanovitch Tourbine, le père, elle est tracée par Tolstoï d'après celle de Fiodor Ivanovitch Tolstoï (1782-1846), « l'Américain », dont il a été déjà question plus haut. Il avait participé au voyage autour du monde de l'amiral russe Kruzenstern (1803-1805). Débarqué à Sitka, l'une des îles Aléoutiennes, en raison de ses extravagances, il vécut quelque temps parmi les populations indigènes, puis revint par la Sibérie, en partie à pied, jusqu'à Saint-Pétersbourg. « Un bel homme brun, séduisant, fort, intelligent, aimé des femmes […] mais aussi susceptible et bagarreur, toujours prêt à se battre en duel », ainsi le décrit Serge Tolstoï9, petit-fils de l'écrivain, qui rappelle la présence de ce personnage dans la célèbre comédie de Griboïédov, Le malheur d'avoir de l'esprit, acte IV scène 4. On le retrouve dans Eugène Onéguine de Pouchkine sous les traits de Zaretski et, plus tard, chez Tolstoï lui-même, il donnera encore quelques traits au Dolokhov de Guerre et Paix.
Le rapport qu'entretient Tolstoï à cette époque avec le passé est complexe : si l'introduction « emphatique » des Deux Hussards semble devoir s'interpréter comme une apologie du bon vieux temps et de sa « naïveté » face au faux progrès symbolisé par le chemin de fer et aux prétentions de l'époque moderne, si Tourbine le père paraît beaucoup plus sympathique malgré ses extravagances que son fils, que Tolstoï reconnaît avoir peint « sans amour », il ne faudrait pas en conclure qu'en 1856 Tolstoï peut se ranger parmi les Slavophiles, hostiles à toute la civilisation moderne et à l'Occident qui la représente aux yeux des Russes. On peut lire dans le Journal du 4 avril, en pleine rédaction des Deux Hussards, ces lignes surprenantes : « Un des principaux maux, qui croissent avec les siècles dans tous les phénomènes possibles, est la foi au passé. Les bouleversements géologiques, historiques sont nécessaires. – Pourquoi construit-on en 1856 une maison avec des colonnes grecques qui n'ont rien à soutenir ? » C'est l'époque où Tolstoï découvre et Biélinski et Tchernychevski, pense à affranchir ses paysans, et se déchaîne contre Pogodine, historien patriote, propagandiste zélé du pouvoir impérial : « J'aurais plaisir à gifler Pogodine. Vile flatterie, assaisonnée de slavophilie. C'est la nouvelle manière10. »
Un an plus tard, de retour à Iasnaïa Poliana après un voyage à Paris et en Suisse, Tolstoï est péniblement frappé par ce qu'il retrouve en Russie. Il note les 8 et 9 août 1857 : « Un délice Iasnaïa. Je me sens bien et triste, mais la Russie est détestable, et je sens cette vie grossière, mensongère, m'assiéger de toutes parts […] La pauvreté des gens et les souffrances des animaux sont effroyables11. » Ces quelques mots permettent de mesurer le changement profond qui s'est opéré en Tolstoï : le jeune homme ambitieux, l'officier courageux du Caucase et de Crimée, le moraliste perfectionniste qui agaçait Tourguéniev ont fait place à un témoin lucide et sévère de la décomposition sociale et des perspectives effrayantes que la Russie d'Alexandre II présente à ses regards. Il faut joindre à ses constats désenchantés la pensée nouvelle de la mort, que le jeune officier en campagne avait bien entendu envisagée déjà, mais qui prend maintenant un tout autre sens dans un contexte qui n'est plus celui de l'héroïsme ou simplement du devoir militaire, mais la marque d'un échec personnel dans un univers dépourvu de sens. « De nouveau paresse, ennui et tristesse. Tout me paraît fichaise. L'idéal est inaccessible, je me suis déjà coulé. Le travail, une petite renommée, l'argent. À quoi bon ? Le plaisir matériel aussi, à quoi bon. Bientôt la nuit éternelle. Il me semble toujours que je vais bientôt mourir12. »
De cette appréhension nouvelle, Tolstoï tira par un effet spectaculaire de sublimation, un conte qui sera intitulé Trois morts, publié dans la Bibliothèque de lecture, n° 1 de 1859, et dont les échos rouleront à travers toute l'œuvre à venir. Le 11 décembre 1857, à Moscou, Tolstoï note de façon laconique : « Sémione pour les bottes promit une pierre à son frère. » C'est l'esquisse du second épisode du conte, où le paysan Fiodor, mourant, donne ses bottes au jeune cocher contre la promesse d'une pierre tombale. Le 15 janvier 1858, il accompagne sa tante jusqu'à Klin, puis se rend à Sogolevo chez la princesse Varvara Alexandrovna Volkonskaïa, une cousine de sa mère. Il note : « Bien commencé à écrire la mort. » À Moscou le 19 : Nikolinka conseille de laisser « l'arbre ». Il s'agit du troisième épisode du conte : le 20, Tolstoï note : « Levé tôt. Réfléchi, repensé Trois morts et écrit “l'arbre”. Pas réussi du premier coup. » Il y retravaille le 20, lit son texte à sa tante « avec larmes » le 23 et note le 24 : « Levé tard. Terminé Trois morts. » À sa tante qui lui avait écrit le 26 avril 1858 en lui reprochant notamment de s'apitoyer sur une « brute », Tolstoï répond le 1er mai par une longue et intéressante lettre : « Ma pensée était : trois créatures sont mortes : une dame de la noblesse, un paysan et un arbre. La dame est pitoyable et répugnante parce qu'elle a menti toute sa vie et qu'elle ment devant la mort. Le christianisme, tel qu'elle le comprend, ne résout pas pour elle la question de la vie et de la mort. Pourquoi mourir quand on veut vivre ? Elle croit en imagination et en raison aux promesses futures du christianisme, mais tout son être se révulse, elle n'a pas d'autre apaisement que son christianisme mensonger, la place est prise. Elle est pitoyable et répugnante. Le paysan meurt tranquillement, justement parce qu'il n'est pas chrétien. Sa religion est autre, même s'il accomplit par habitude les rites chrétiens ; sa religion, c'est la nature avec laquelle il vit. Il abattait lui-même les arbres, semait le seigle et le fauchait, tuait les moutons, d'autres moutons lui naissaient, des enfants aussi, les vieux mouraient, et il connaît à fond cette loi dont il ne s'est jamais détourné, contrairement à la dame, et l'a fixement regardée dans les yeux. “Une brute, dites-vous, mais qu'y a-t-il de laid dans une brute ? Une brute ?” Le bonheur et la beauté, l'harmonie avec le monde entier, et non le désarroi comme pour la dame. L'arbre meurt tranquillement, honorablement et en beauté. En beauté – parce qu'il ne ment pas, ne fait pas de façons, ne prend pas peur, ne se plaint pas. – Voilà ma pensée, avec laquelle apparemment vous n'êtes pas d'accord, mais qu'il n'est pas possible de contester, c'est dans mon âme et dans la vôtre. Que cette pensée soit mal exprimée, là-dessus je suis d'accord avec vous. Autrement, avec votre délicate sensibilité vous auriez compris, et je n'aurais pas écrit cette explication qui, je le crains, va vous irriter et vous amener à mettre une croix sur moi13. »
Que ce conte réponde à de profondes angoisses ressenties par Tolstoï en face de la mort ne fait aucun doute, si l'on prend en considération le récit d'un cauchemar noté dans le Carnet du 11 avril 1858 qui se conclut sur une note d'espérance : « N'est-il pas possible que l'homme soit heureux en mourant ? », et un peu plus loin Tolstoï affirme la supériorité de l'arbre sur l'homme en ces termes : « De l'arbre ne naît pas un homme, parce que l'arbre est plus heureux que l'homme, tandis que de l'homme naissent l'arbre et l'herbe. Rien ne mourra, moi non plus je ne mourrai jamais et je serai éternellement de plus en plus heureux. La connaissance tue le bonheur et la force14. » De telles angoisses se retrouveront dans le Journal d'un Fou, de telles espérances dans La mort d'Ivan Ilitch…
La période suivante, jusqu'en 1862, n'est marquée que par la publication du Bonheur conjugal (1859)15, un roman qui pose pour la première fois dans l'œuvre de Tolstoï, avant Anna Karénine et La Sonate à Kreutzer, le problème de la relation entre un homme et une femme à l'intérieur d'un couple uni par le mariage. Les mois qui suivirent laissèrent peu de temps à Tolstoï pour la création littéraire. Parti de Saint-Pétersbourg en juillet 1860, il assista aux derniers moments de son frère Nicolas, tué par la tuberculose, à Hyères, gagna l'Italie, visita des écoles à Paris en février 1861, puis en mars rendit visite à Londres au célèbre A.I. Herzen, figure de proue du libéralisme russe dans l'émigration, écouta une conférence de Dickens sur l'éducation et entendit lord Palmerston au Parlement. Il quitta Londres au moment de la proclamation du manifeste impérial qui affranchissait les paysans en Russie. « Que dites-vous du manifeste ? Je l'ai lu aujourd'hui en russe et je ne comprends pas pour qui il a été écrit. Les moujiks n'y comprendront pas le moindre mot et nous, nous n'en croirons pas un seul16 », écrit Tolstoï à Herzen de Bruxelles. Tout préoccupé par les immenses questions soulevées par l'avenir politique de la Russie, l'abolition du servage, l'indispensable effort d'éducation à entreprendre pour améliorer la condition des paysans russes, Tolstoï entendit à Bruxelles une histoire dont allait sortir Polikouchka, la première œuvre dont le personnage central est un paysan, comme le fait justement remarquer R.F. Christian, un éminent spécialiste anglais17. Le prince Michel Alexandrovitch Dondoukov-Korsakov (1792-1869), vice-président de l'Académie des Sciences, vivait alors à Bruxelles avec ses quatre filles, et reçut Tolstoï comme un membre de sa famille. L'une des filles lui raconta l'histoire de Polikouchka, selon le témoignage de la comtesse Sophie Mikhaïlovna Geiden, née Dondoukov-Korsakov : « Il y a vingt-sept ans, à Bruxelles, nous nous voyions presque tous les jours […] J'espère que le souvenir de mes sœurs n'est pas totalement disparu de votre mémoire ; l'une d'entre elles vous a raconté l'histoire de Polikouchka, un fait qui s'est passé dans une de nos propriétés18. » Il s'agit du village de Gloubokoïé, dans le gouvernement de Pskov.
Selon Tolstoï lui-même, le début de la rédaction de cette nouvelle remonte au séjour à Bruxelles. La première indication du Journal date du 6/18 mai, à Iasnaïa Poliana : « Demain matin Polikouchka et lecture du règlement. Le soir préparer le programme de l'école et une leçon. » Tolstoï alternait alors son travail littéraire et l'explication de la réforme à ses paysans ; il consacrait aussi beaucoup de temps à l'école pour les paysans de son domaine, qu'il devra se résigner à fermer après la brutale perquisition policière de juillet 1862, tandis que Tolstoï faisait une cure de koumys chez les Bachkirs dans les steppes de Samara. À son retour, il épousa Sophie Andréievna Bers : l'une des premières tâches de la jeune comtesse fut de recopier Polikouchka, que Tolstoï venait sans doute de terminer. Elle écrivait à sa sœur Tatiana le 26 octobre 1862 : « Je recopie la nouvelle Polikouchka, que nous envoyons à l'imprimeur. » Mais, comme c'est souvent le cas avec Tolstoï, il relit d'un œil critique l'œuvre terminée et l'essaie sur les autres avant de la laisser paraître : le 5 janvier 1863 il note : « Polikouchka ne me plaît pas. J'en ai fait lecture chez les Bers19. » La nouvelle parut dans le Messager russe de Katkov daté février, mais sorti en mars, sans que la censure ait apparemment fait de difficultés.
Si l'anecdote s'est déroulée chez les Dondoukov-Korsakov, dans le gouvernement de Pskov, Tolstoï a situé sa nouvelle dans un autre cadre qui lui était familier, celui du village de Pokrovskoïé, sur la rivière Sniéjed, dans la province de Toula, district de Tchern', à une vingtaine de kilomètres de Spasskoïé-Loutovinovo, la propriété de Tourguéniev, et environ quatre-vingts kilomètres de Iasnaïa Poliana. Pokrovskoïé était la propriété de Valérien Tolstoï, qui épousa Marie Nikolaïevna Tolstoï (1830-1912), la sœur de l'écrivain. Le Journal des 30 mai-2 juin, 8 juillet 1856 évoque des séjours de Tolstoï visiblement fort agréables dans cette jolie propriété au bord de la rivière. Mais la plupart des noms de serfs figurant dans la nouvelle se retrouvent parmi ceux de Iasnaïa Poliana : Doutlov, Ermiline, Rezoun, Jitkov entre autres. Selon la comtesse Sophie, le pavillon de dix archines ressemble à l'endroit où vivaient les serfs chez les Tolstoï, et le type de Polikouchka a été emprunté à un personnage réel du domaine ; le nom de Polikei apparaît plusieurs fois dans le Journal (14, 23 septembre 1857, 28 mai 1858) comme celui du palefrenier de Iasnaïa Poliana. Il y avait aussi au domaine un cheval nommé Barabane (Tambour).
L'histoire est celle d'un serf de mauvaise réputation que sa maîtresse a décidé de ramener dans le droit chemin. Elle lui confie une mission qui est en même temps une mise à l'épreuve : il doit lui rapporter une importante somme d'argent du bourg voisin. Polikeï, qu'on appelle familièrement et dédaigneusement Polikouchka, résiste avec succès aux tentations diverses qu'il trouve à la ville, mais sur la route du retour perd accidentellement l'enveloppe contenant l'argent. Arrivé dans son village il se pend au grenier, son enfant se noie et sa femme devient folle. Parallèlement à l'histoire de Polikeï, Tolstoï raconte celle du paysan Doutlov, qui accompagne à la ville son neveu, désigné par la communauté villageoise, le mir, pour partir comme recrue à l'armée. Tolstoï décrit avec force le désespoir qui s'empare d'Ilia, le neveu, que son oncle Doutlov ne se résout pas à racheter comme le permettait le système russe, pratiqué également dans la France de cette époque. Sur la route de Pokrovskoïé, Doutlov trouve l'argent perdu par Polikouchka, veut le rendre à la maîtresse : celle-ci refuse cet argent qui a fait le malheur d'une famille, le donne à Doutlov qui rachète son neveu. On s'est demandé quel sens Tolstoï donnait à cette histoire : faut-il y voir une dénonciation de « l'oppression morale causée par le servage20 » et du système inhumain du recrutement militaire ? Si Polikouchka finit par attirer la compassion du lecteur, l'autre paysan, Doutlov, dans la version finale de la nouvelle, n'est guère plus attirant que tant de paysans de Maupassant, auquel Tolstoï rendra plus tard un remarquable hommage. Il paraît plus juste de voir dans la nouvelle, plus qu'une dénonciation d'un système, une tragédie humaine mettant en jeu confiance, trahison et erreur. Le schéma de base ressemble un peu à ce que Maupassant décrira avec tant de force dans La parure. Tourguéniev écrivait à Fet : « Après votre départ j'ai lu Polikouchka de Tolstoï et admiré la puissance de son talent. À vrai dire il a gaspillé une incroyable quantité de matière, et il n'était pas nécessaire de noyer le fils. C'est assez terrible sans cela. Mais il y a des pages vraiment admirables21. » On peut aussi remarquer avec le professeur Christian que Tolstoï a usé, en décrivant Polikouchka et son entourage, d'une langue non académique, alors que dans ses récits précédents, seuls les dialogues entre soldats faisaient apparaître d'autres niveaux de style que ceux des canons littéraires régnant à cette époque en Russie.
Le sujet de Kholstomier, histoire d'un cheval, a été selon Tolstoï lui-même, inventé par un romancier, Mikhaïl Alexandrovitch Stakhovitch mort en 1858, et raconté à Tolstoï par son frère, Alexandre Alexandrovitch (1830-1913), écuyer de la Cour, grand propriétaire et possesseur d'un haras dans le gouvernement d'Orel, fondateur de la Société des courses de Saint-Pétersbourg. La première allusion du Journal remonte au 31 mai 1856, où Tolstoï, séjournant à Spasskoïé chez Tourguéniev, note : « Envie d'écrire l'histoire du cheval. » Victor Chklovski consacre tout un chapitre de sa biographie de Tolstoï à cette œuvre singulière22, qui aurait pu s'appeler « Mémoires d'un cheval », et qui aida le célèbre formaliste à inventer le concept d'« ostranenie », l'action de rendre étrange. Il rappelle à juste titre la place que les chevaux ont tenue dans la vie de l'écrivain, depuis son enfance jusqu'à près de quatre-vingts ans. Celui-ci déclarait qu'il avait passé au total sept ans à cheval, et voulait créer une nouvelle race dans le gouvernement de Samara à partir du cheval des steppes. B. M. Eikhenbaum, lui aussi formaliste et auteur d'une grande biographie de Tolstoï, a étudié de près la genèse de Kholstomier. Il semble que Tolstoï ait conçu l'idée d'écrire l'histoire d'un cheval dès 1856, comme semble le prouver la note du Journal, au spectacle d'un vieux hongre à Spasskoïé : Tourguéniev, en entendant Tolstoï imaginer l'histoire de ce cheval, raconte ainsi la scène : « Il n'entrait pas seulement lui-même, mais me faisait entrer dans la situation de cette malheureuse créature. Je ne pus m'empêcher de lui dire : “Écoutez, Léon Nikolaïévitch, c'est sûr, jadis vous avez été cheval…” Quoi qu'il en soit, A. A. Stakhovitch retraça ainsi ses souvenirs dans le Messager littéraire, en 1903 : « Encore au début des années cinquante, je m'intéressais aux récits de vieux employés du haras sur l'extraordinaire vivacité de Kholstomier qui courut 200 sagènes [environ 426 mètres] en 30 secondes à Moscou au début des années 80 [du dix-huitième siècle] lors d'une course du comte A. G. Orlov-Tchesmenski (1737-1808). À la mort du comte, le haras fut dirigé par l'écuyer de la comtesse Anna Alexeievna Orlova (1785-1848), sa fille ; celui-ci castra et vendit le moreau Kholstomier à cause de ses grandes taches et d'une immense calvitie. Il n'y a jamais eu de cheval appelé Kholstomier au haras de Khrénovoïé. Après de longues recherches, j'ai réussi à établir que Kholstomier était un surnom donné par Orlov à cause de sa longue et ample foulée, “celui qui aune la toile”, au cheval moreau Moujik 1er, né au haras de Khrénovoïé en 1803 de Lioubezny 1er et de Baba, châtré en 181223. »
Le frère de l'auteur de ces souvenirs, l'écrivain Michel Stakhovitch, collaborateur du Moscovite, auteur de deux pièces, Nocturne et Les Ecuyers, s'apprêtait à écrire une nouvelle, Les Aventures d'un hongre pie, lorsqu'en 1858 il fut tué par ses paysans. Son frère en retrace le plan en ces termes : « Un riche marchand moscovite achète à Khrénovoïé lors d'une vente aux enchères un cheval nommé Kholstomier. Grande description de ces premiers amateurs passionnés de trotteurs Orlov qu'ils payaient des milliers de roubles ; ensuite il passa à un fougueux chevalier-garde de l'empereur Alexandre Pavlovitch, qui fit don du célèbre cheval pie au tout aussi célèbre Ilia, chef du chœur tsigane. Kholstomier fut monté aussi par la Tsigane Taniouchka, qui ravissait A. S. Pouchkine de ses chants, puis il tomba aux mains d'un jeune brigand, et dans sa vieillesse, déjà brisé par la vie, dans celles d'un pope de village, puis il fut attelé à la herse d'un paysan, et mourut au service d'un gardien de troupeau. » Selon A. A Stakhovitch, c'est après la mort de son frère qu'il raconta son projet de nouvelle à Tolstoï, au cours d'un trajet en voiture de poste de Moscou à Iasnaïa Poliana.
On ne sait pas à quel moment Tolstoï se mit à écrire sa nouvelle. Peut-être le 23 février 1863 où le Journal enregistre : « Commencé à écrire. Ce n'est pas ça. » En effet, le 3 mars 1863, Tolstoï poursuit : « Le Hongre s'écrit péniblement – c'est faux. Mais je ne sais pas le modifier […] Pour Le Hongre cela ne va toujours pas, sauf les scènes du cocher fouetté et les courses. » En mai 1863, Tolstoï écrit à Fet : « J'écris à présent l'histoire d'un hongre pie, et je pense que je la ferai paraître à l'automne. » Les plus anciens fragments appellent le cheval Khlostomier, puis Khlystomier. Probablement le nom de Kholstomier est dû au récit fait par A. A Stakhovitch. Le romancier V. Sollogoub assista à une lecture de la nouvelle, qui s'appelait sans doute encore Le Hongre, à la suite de laquelle Tatiana Andréievna Bers, belle-sœur de Tolstoï, critiqua au nom de la pudeur féminine et du goût esthétique l'insistance de l'auteur sur la castration du hongre et les amours chevalines. De toutes les suggestions faites par Sollogoub pour « améliorer » la nouvelle de Tolstoï, celui-ci ne retint que le changement de titre24.
Profondément absorbé par la rédaction de Guerre et Paix à partir de février 1863, puis par Anna Karénine et les Quatre livres de lecture, Tolstoï, non seulement va délaisser Kholstomier qui ne fut pas imprimé avant 1886, au tome 3 des Œuvres éditées par la comtesse Sophie, mais va cesser d'écrire des nouvelles ou des récits à caractère littéraire. D'importants changements furent apportés dans la version imprimée, notamment aux discours du cheval qui deviennent plus sentencieux, à la figure du premier maître de Kholstomier, le hussard Serpoukhovskoï, dont la répugnante vieillesse n'est évoquée qu'en 1885, et à la mort de Kholstomier, dont la viande, d'abord jetée aux chiens, est finalement apportée par la louve à ses petits affamés. Cette nouvelle mélancolique est d'une grande richesse symbolique, comme le montre V. Chklovski : la triste situation du cheval à la noble origine méconnue et dont les malheurs proviennent de sa robe pie fait penser aux difficultés personnelles de Tolstoï, détesté par ses voisins inquiets de ses lubies réformatrices, autant que par ses confrères en littérature qui trouvent, comme Sollogoub, ses récits grossiers et son libéralisme encombrant. Tolstoï écrivait en 1861 à Herzen que son Étoile Polaire lui permettait d'avoir sur la Russie un point de vue « saturnien » comme le compagnon du Micromégas de Voltaire ; dans Kholstomier le cheval voit les hommes du même regard ironique et faussement naïf que le Persan de Montesquieu découvrant les Parisiens.
La longue période qui suit est d'abord occupée par la composition des deux grands romans, Guerre et Paix, puis Anna Karénine. Une profonde crise religieuse et métaphysique ébranle Tolstoï à partir de 1879, qui rédige sa Confession en suivant les traces de saint Augustin, de Pascal et de J. -J. Rousseau. Mais loin de se borner à relire exclusivement les textes fondateurs de la foi chrétienne et ceux des grands écrivains cités plus haut, Tolstoï explore les religions d'Asie, lit assidûment les Védas, les Upanishads, et les principaux ouvrages chinois, ceux de Confucius, Mencius et Lao-Tseu. Un de ses plus ambitieux desseins fut d'établir une synthèse entre les philosophies d'Occident et d'Orient : Tolstoï, à partir de ces années d'étude, devint végétarien, se mit à critiquer le matérialisme des Occidentaux et considéra les luttes politiques comme parfaitement stériles. La Confession établit le bilan désenchanté de toute son existence passée. La recherche du perfectionnement moral, la vanité littéraire, le progrès matériel se sont révélés comme des impostures ; le mariage et la vie familiale n'ont pas davantage répondu à la seule question importante, pourquoi la vie, puisqu'elle s'achève inévitablement par la mort ? Tolstoï ne croit plus aux réponses que lui donnait l'Église, mais pas davantage à celles de la science : les seuls recours, dans sa terrible angoisse métaphysique, sont les philosophes nommés Socrate, Schopenhauer, Salomon, Bouddha, qui chacun à sa manière montre que seule la mort donne un sens à la vie25. Mais la finitude de l'homme ne l'empêche pas d'aspirer à l'infini, quelles que soient ses souffrances, ses misères, et malgré la mort elle-même : il existe donc une foi qui permet à l'homme de vivre. Cette foi est la quête de Dieu, sans laquelle il n'est pas possible de vivre. Ainsi Tolstoï remonte-t-il du fond du désespoir où l'avait plongé la vanité de tout ce que Pascal appelait le divertissement, et se trouve-t-il désormais « converti », à peu près comme notre grand philosophe : « En observant strictement les prescriptions et les rites de l'Église, j'humiliais ma raison, me soumettant à la tradition qui était celle de toute l'humanité26. » Ainsi en 1880, âgé de 52 ans, Tolstoï, enfin sorti de la crise qui l'avait durement affecté, s'est reconstruit une foi toute personnelle qu'il ne va cesser d'approfondir en étudiant à fond les Évangiles et les écrits théologiques, ce qui l'entraîne à une critique très âpre de l'enseignement donné par l'Église orthodoxe. Le résultat est, comme le dit N. Weisbein, que Tolstoï est sorti de cette période « non pas incroyant, mais anticlérical27 ».
Provisoirement délivré de ses angoisses et de sa dépression, Tolstoï se remet à écrire, mais de façon à mettre en accord sa nouvelle foi avec son activité d'écrivain. Entre janvier 1881 et mai 1886 il compose les dix-sept récits recueillis dans les Contes populaires, qui paraîtront à partir de 1884 aux éditions du Posrednik (L'Intermédiaire), fondées à Moscou par V. G. Tchertkov. Pour d'évidentes raisons de place, nous limiterons notre choix à deux de ces Contes, le premier en date, Ce qui fait vivre les hommes, et un récit de 1885, Les trois startsy. Ces deux récits proviennent de la même source, un conteur nommé Chtchegolionok, qui les avait fait entendre à Tolstoï lors de son passage à Iasnaïa Poliana en août 1879. Ce conteur, né vers 1805 dans la région d'Olonets, était bien connu des chercheurs russes qui rassemblèrent au XIXe siècle les contes et les bylines encore transmis oralement dans les régions du Nord entre 1860 et 188628. Tolstoï fit sa connaissance à Moscou en 1877 et l'invita à Iasnaïa Poliana où il écouta attentivement et transcrivit aussitôt ses expressions imagées. On a conservé ces notes et les canevas développés ensuite par l'écrivain. Plusieurs de ces contes se retrouvent dans le recueil d'Afanassiev, Légendes populaires russes, paru en 1859.
Tolstoï a commencé en janvier 1881 le premier récit, le continue en août dans sa propriété de Samara où il est allé avec son fils Serge : « J'espère que ça ira, et si ça va, ce sera bon » écrit-il à sa femme. Il l'achève à Iasnaïa Poliana, mais avec beaucoup de difficulté, comme en témoignent les trente-trois manuscrits conservés et les douze débuts différents. Le conte s'est appelé successivement : L'archange – Un ange sur terre – Le caftan, les bottes et les orphelines – Ce sans quoi les hommes ne peuvent pas vivre – et enfin Ce qui fait vivre les hommes29. Ces hésitations montrent combien Tolstoï a varié dans la conception même de son récit. L'allure générale est celle d'un conte populaire : le pauvre cordonnier secourt un homme apparemment plus pauvre encore que lui et lui enseigne le métier, ce qui fait écho à la situation de Tolstoï à cette époque, à qui le cordonnier Dmitri à Iasnaïa Poliana apprend à coudre des bottes30. Un riche personnage passe commande d'une paire de bottes, mais l'ouvrier Michel fait des sandales, ce qui épouvante le cordonnier. Là-dessus un domestique entre, annonce que le riche monsieur est mort et n'a plus besoin de bottes : sa femme a décidé que des sandales lui suffiront. Une troisième rencontre amène Michel à raconter sa propre histoire : il est l'archange déchu, condamné à vivre sur terre jusqu'à ce qu'il apprenne ce qu'il y a dans les hommes, ce qui n'est pas donné à l'homme et ce qui fait vivre les hommes : après les trois rencontres, il peut remonter au ciel. Ce qu'il y a dans l'homme, c'est l'amour. Ce qui n'est pas donné aux hommes, c'est de connaître leurs besoins matériels : le riche pense avoir besoin de bottes, des sandales lui suffiront. Tolstoï reprendra ce thème dans Faut-il beaucoup de terre à l'homme31 ? paru également dans les Contes populaires. Enfin ce qui fait vivre les hommes, c'est l'amour du prochain : « Celui qui vit en l'amour, vit en Dieu, et Dieu vit en lui, car Dieu c'est l'amour32. »
Il est intéressant de confronter la version finale du récit aux notes succinctes que Tolstoï prit en écoutant Chtchegolionok.
« L'Archange. À la ville une femme mit au monde deux filles et resta malade. Le Seigneur envoie l'Archange. La mère meurt après l'accouchement. L'Archange voit les fillettes faire des mouvements de brasse sur ses seins. Il revient sur ses pas, saisi de pitié. L'accouchée gît dans un coin. Le Seigneur l'envoie une seconde fois. Il était remonté au ciel. Renvoyé à nouveau. Elles grandiront sans père ni mère, mais sans la grâce de Dieu impossible de grandir. L'Archange a obéi, il ne peut plus s'élever, ses ailes sont tombées. On enterre la mère, les enfants restent seuls. Il faut nourrir leur ventre. Il est venu chez le maître et travaille. Pas besoin de lui montrer longuement. Une année s'est écoulée. Une fois le compagnon a souri. L'année suivante apparaît un noble : couds-moi des bottes qui me durent une année sans se déformer, s'avachir. C'est possible. Deuxième sourire. Il coupe le cuir et coud des sandales. Le maître ne dit rien. Au matin arrive un domestique, il dit : mon maître est mort, il faut des sandales. L'Archange les donne avec ce qui restait de cuir. Combien pour le travail ? Rien du tout. Et la troisième année se passe. Le compagnon travaille toujours. Il répond aux questions mais ne parle jamais de lui-même. Le maître. Pourquoi as-tu souri la première année ? La mère a eu deux fillettes dans son ventre. Je n'ai pas pris son âme. Je n'ai pas obéi. C'est toute l'histoire. Les fillettes ont grandi. Et pourquoi la deuxième année ? Le noble est apparu, une année sans se déformer, s'avachir ; le domestique est venu, il réclame des sandales. Tu es sans doute un Archange. Tu t'installes sur le toit et tu chantes, c'est bien. Tu peux chanter le Cantique des Chérubins à pleine voix, à mi-voix. Il commença à mi-voix, l'atelier vacilla, il se prosterna sur les genoux et les mains. Le dimanche arriva. Il fallut entonner le Cantique des Chérubins. Le toit s'ouvrit et le compagnon se souleva, ses ailes apparurent, et le nom d'Arkhangelsk demeura33. »
La nouvelle manière de Tolstoï apparaît clairement dans ce premier « conte populaire » qui parut le 18 novembre 1881 dans la revue Detskij otdyx (Le Délassement des enfants). La misère d'un pauvre artisan de village est aussi précisément décrite que dans la deuxième des Trois morts, ou dans Polikouchka, mais la nouvelle foi de Tolstoï s'exprime de la façon la plus claire, la plus explicite. Le public visé n'est plus la haute société russe, mais le peuple à qui d'enthousiastes jeunes gens ont commencé d'apprendre à lire depuis une vingtaine d'années. Tolstoï, l'écrivain rationaliste, introduit pour la première fois le merveilleux dans un récit : il ne s'agit pas ici d'un artifice littéraire, mais d'un raccourci permettant d'accéder directement aux ressources de l'âme du peuple, puisque ce conte provient directement de la tradition orale encore vivante dans la Russie septentrionale de ce temps.
Les trois startsy, le second conte populaire retenu dans ce volume, pose un problème de traduction bien connu de tous les russisants : comment traduire le mot starets, qui désigne un phénomène particulier au monde orthodoxe, que Serge Tolstoï définit ainsi : « C'est un genre de “gourou”, mais d'essence chrétienne, directeur de conscience, prophète, thaumaturge même, soulageant ou guérissant le corps et l'âme34. » L'ermite si familier aux lecteurs des romans de la Table Ronde était souvent un recours de ce genre, à la fois spirituel et temporel, pour les chevaliers errants. Ni vieillard (qui se dit en russe starik, jamais starets), ni sage ne conviennent : aussi avons-nous gardé le terme russe, bien connu de tous les lecteurs des Frères Karamazov de Dostoïevski, où le starets Zossime occupe une place très importante, et parfois recouru à « ermite ».
Le récit de Tolstoï repose comme le précédent sur une légende populaire contée par Chtchegolionok à Iasnaïa Poliana en août 1879. Elle repose sur une tradition méditerranéenne relative aux apparitions de saint Augustin, évêque d'Hippone, mentionnées par Maxime le Grec ou le Confesseur, moine byzantin, né vers 580 et mort en 662, et que A. M. Kourbski aurait connue en Russie au XVIe siècle. Dans la version la plus ancienne du conte, au lieu des trois startsy de Tolstoï, il n'y en a qu'un seul, que saint Augustin, revenant en bateau de sa cathédrale de Carthage, aurait vu sur une île déserte en Méditerranée. Fort âgé, l'ermite, né en Afrique, parlait italien. Comme il répondait aux questions d'Augustin, on vit que ses prières étaient informes et ses mots confus. Augustin admire sa piété mais essaie de lui apprendre à prier correctement et couvre sa nudité de son manteau. Et le lendemain, en mer, on voit le vieux se servant d'une moitié du manteau pour se couvrir et de l'autre comme voile. Il monte à bord devant Augustin prosterné devant lui : « Lève-toi, évêque, s'il te plaît, j'ai oublié la prière que tu m'as enseignée, je te prie de me la réapprendre. » Une fois la prière bien dans sa tête, il descend du bateau et regagne son île.
On remarque que le lien avec le conte précédent est constitué par la ville d'Arkhangelsk, qui se substitue chez Tolstoï, et probablement aussi chez son conteur Chtchegolionok, originaire d'Olonets, à Carthage, siège épiscopal de saint Augustin, remplacé lui aussi par un archevêque orthodoxe. L'histoire du manteau disparaît, les trois startsy marchent sur les flots. Mais à ces différences près, le récit de Tolstoï reste fidèle à l'intention profonde du conte, qui est d'illustrer le texte placé en épigraphe, tiré de saint Matthieu, en particulier la phrase « Votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant même que vous ne lui demandiez. » On se rappelle l'épisode des bottes et des sandales du conte précédent, illustrant la deuxième pensée du récit : ce qui n'est pas donné à l'homme, c'est de connaître ses besoins matériels. La prière élaborée d'un homme cultivé n'a pas plus de prix que les paroles confuses de pauvres startsy dans une île déserte. On remarque encore que Tolstoï procède d'abord par « enchâssement » : l'histoire des startsy est d'abord contée en mer à l'archevêque par un petit paysan-pêcheur, mais est traitée avec dédain et incrédulité par le pilote et le commandant du navire. La deuxième partie du récit est amenée par l'obstination de l'archevêque qui tient à entendre lui-même les startsy dans leur île.
La rédaction définitive des Trois startsy se situe en juin 1885 et l'impression eut lieu en mars 1886 aux éditions du Posrednik. Le récit de Tolstoï fut répandu jusqu'aux rives de l'Iénisséï, où il servit de base à un nouveau conte populaire recueilli en 1900 par A. Makarenko.
Tolstoï, malgré son goût de plus en plus marqué pour les problèmes religieux et philosophiques, et la profondeur de la dépression où il se trouve entre 1881 et 1884, ne renonça pas à écrire des nouvelles et des romans, comme avant sa grande crise : on se rappelle qu'I.S. Turgueniev, peu avant de mourir à Bougival, écrivit en juin 1883 à Tolstoï pour l'adjurer de revenir à la littérature35. Certes, il fut aussi encouragé par son entourage à terminer des récits commencés longtemps auparavant, comme Kholstomier, pour les faire figurer dans les Œuvres complètes dont sa femme commença l'édition en 1885. Cette terrible période donna naissance à deux œuvres d'un intérêt exceptionnel, qui chacune à sa manière nous fait pénétrer au plus profond des angoisses qui assiégèrent Tolstoï pendant ces années.
Le premier de ces textes est intitulé Notes d'un Fou. Il s'agit d'un texte court, inachevé, qui resta dans les papiers de Tolstoï jusqu'à sa mort. La première idée, consignée par Tolstoï dans son Journal le 30 mars 1884, est celle des Notes d'un non-fou (Zapiski ne sumašedšego), accompagnée de ces mots lourds de sens : « Comme je les ai ressenties36 ! » On peut naturellement, comme le fait Gustave Aucouturier dans une note de la Pléiade, trouver ici un écho au célèbre Journal d'un Fou de Gogol37. Mais il me paraît beaucoup plus intéressant de voir dans ce titre, abandonné par la suite, la protestation indirecte de Tolstoï contre les allégations d'une partie de sa propre famille à l'égard de son état mental : il note le 16 avril, après avoir confirmé le 12 le titre projeté du Journal d'un non-fou : « À la maison Sérioja – en colère. Lui et Sonia m'ont traité de fou, et j'ai été sur le point de me fâcher. » Déjà le 3 mars 1882, Sonia écrivait à son mari : « Je commence à penser que si un homme heureux voit soudain dans la vie seulement ce qui est horrible et ferme les yeux à ce qu'il y a de bon, c'est qu'il est malade. Tu devrais te faire soigner […] Tu es dans cet horrible état depuis déjà longtemps38. »
Si le thème de la folie imputée à celui qui veut faire le bien est effectivement présent à la fois dans le premier titre envisagé par Tolstoï et dans la dernière page qui nous est restée du récit, et renvoie de façon évidente aux reproches que Tolstoï entendait de la part des siens à propos de sa conduite, il est tout aussi clair que l'écho enregistré par Tolstoï dans la première note relative à son projet renvoie à une expérience déjà ancienne, gravée au plus profond de sa mémoire, l'angoisse mortelle ressentie au cours de la fameuse nuit d'Arzamas du 2 septembre 1869.
Tolstoï, accompagné de son serviteur S.P. Arbouzov, était allé dans le gouvernement de Penza pour acheter un bien. S'étant arrêté à une auberge d'Arzamas pour y passer la nuit, il y vécut un accès d'angoisse et de terreur qu'il décrit le 4 septembre 1869 à sa femme : « Avant-hier, j'ai passé la nuit à Arzamas et une chose insolite m'est arrivée. Il était deux heures du matin, j'étais épouvantablement fatigué, j'avais sommeil, je n'avais mal nulle part et soudain une angoisse m'a envahi, une terreur, une horreur telle que je n'en ai jamais éprouvée de ma vie […] Hier, ce sentiment est revenu mais beaucoup moins fort, mais j'étais préparé et ne m'y laissai pas aller, d'autant moins qu'il était plus fort39. »
Dans la nouvelle, le narrateur s'étonne de la tristesse qui s'est emparée de lui, en apparence sans raison : « Pourquoi suis-je triste, de quoi ai-je peur ? – De moi, me répondit une voix intérieure, la voix de la mort. Je suis là. » Bien avant Sartre, Tolstoï associe la révélation de l'absurdité de la vie à une nausée : « J'essayais de penser à ce dont j'avais à m'occuper : l'achat, ma femme. Tout cela, loin de m'égayer, m'apparut être le néant. Je voulais tuer l'angoisse qui m'étreignait en pensant que j'allais perdre la vie. Il fallait dormir. Je m'étendis, mais tout de suite sautai à bas du lit, effrayé. L'angoisse était là, une angoisse psychique comme on en a avant de vomir, mais seulement psychique. »
Tolstoï s'intéressa encore à son récit dans les années qui suivirent, notamment en 1886 où l'on trouve au dos d'une des feuilles de La Puissance des ténèbres un fragment qui paraît s'y rapporter : en janvier 1887 il écrit à Tchertkov : « Envoyez-moi aussi les Notes d'un Fou. » On ignore dans quelles circonstances Tolstoï a adopté ce nouveau titre. Il pense encore s'y remettre en 1896 et 1897 selon de brèves indications du Journal40. Le récit parut dans les Œuvres posthumes éditées en 1912 par Tchertkov. Il manque dans les Souvenirs et récits édités à la Pléiade, ce qui nous a incité à le placer dans ce volume à proximité de La mort d'Ivan Ilitch, qui est en quelque sorte son frère jumeau.
En effet, une note du Journal le 27 avril 1884 donne cette indication laconique : « Je veux commencer et achever du nouveau. Soit la mort du juge, soit le Journal d'un non-fou41. » Un témoignage tardif, celui de S.P. Spiro, auteur de Conversations avec L.N. Tolstoï 1909-191042, affirme que Tolstoï avait connu personnellement Ivan Ilitch, le héros de son récit : à la suite d'une visite d'Ilia Ilitch Metchnikov (1845-1916)43, Tolstoï aurait dit : « Dans la conversation nous nous sommes rappelé que je connaissais personnellement son frère Ivan Ilitch, – et même que mon récit La Mort d'Ivan Ilitch a quelque rapport avec le défunt, un homme très aimable, ancien procureur au tribunal de Toula. » Ivan Ilitch Metchnikov vécut de 1836 à 1881. Le Nécrologue moscovite précise même qu'il mourut le 2 juillet. Le professeur Grégoire Antonovitch Zakharine (1829-1897), professeur de médecine à l'Université de Moscou, dont Tchékhov suivit les cours, soigna Ivan Ilitch Metchnikov au cours de sa maladie, et attesta auprès d'un collègue de la même Université que la description faite par Tolstoï de la maladie et de la mort d'Ivan Ilitch étaient parfaitement fidèles44. On peut du reste se demander si Tolstoï n'a pas entendu Zakharine lui-même parler de ce cas au cours d'une conversation à Moscou que Tolstoï mentionne dans son Journal du 21 avril 1884, soit six jours avant la première indication sur le projet d'écrire « la mort du juge ». Ajoutons que Tatiana Kouzminskaïa, la belle-sœur de Tolstoï, reçut de la veuve d'Ivan Ilitch des témoignages sur sa mort et ses réflexions sur la stérilité de sa vie antérieure.
On ne peut déterminer avec précision les étapes de la rédaction de La Mort d'Ivan Ilitch. Le premier témoignage après l'idée de « La mort du juge » est une note du Journal (30 avril 1884) : « La mort d'Ivan Ilitch, je la tiens – c'est bon et c'est plutôt ce que je peux45. » Une lettre de Sofia Andréevna à Tatiana Kouzminskaïa du 4 décembre 1884 précise : « Léon Nikolaïévitch nous a lu un fragment d'Ivan Ilitch : un peu lugubre mais très bien46. » Dans une lettre à Léonide Dmitriévitch Ouroussov du 22 août 1885, Tolstoï écrit : « J'ai commencé maintenant à terminer et à continuer [sic] La Mort d'Ivan Ilitch. Je crois que je vous ai raconté le plan : la description de la mort simple d'un homme simple rédigée par lui-même. » L. P. Grossman rappelle aussi une lettre d'octobre 1885 adressée à Sofia Andréevna dans laquelle il annonce que « le travail d'Ivan Ilitch, à la traîne depuis quelques années », s'approche de la fin. Les épreuves typographiques de février 1886 sont encore abondamment corrigées et augmentées de « paperolles » collées dans les marges. Le 25 mars 1886 tout est enfin terminé.
La première version est le récit à la première personne d'un collègue d'Ivan Ilitch nommé Tvorogov, qui deviendra ensuite Piotr Ivanovitch. Il raconte une conversation dans le cabinet d'Ivan Iégorovitch Chebek au sujet d'Ivan Ilitch Golovine qui vient de mourir, puis sa visite à la veuve du défunt, qui lui remet le cahier intime de sa maladie tenu par Ivan Ilitch les deux derniers mois de sa vie. Voici comment Tolstoï présentait le narrateur dans la variante n° 2 : « Il ne faut pas, mais pas du tout vivre comme j'ai vécu et comme nous vivons tous. Cela m'a été révélé par la mort d'Ivan Ilitch et les cahiers qu'il a laissés. Je vais exposer cela selon les vues sur la vie et la mort que j'avais avant cet événement, et je transcrirai ses cahiers tels qu'ils m'ont été remis, en y ajoutant seulement les détails que j'ai appris de ses proches47. »
Tolstoï renonça assez vite à la structure par enchâssement, dont l'inconvénient majeur était la succession de deux récits à la première personne. L'abandon du journal intime d'Ivan Ilitch permettait de remonter beaucoup plus haut dans l'évocation de son existence : un moment même Tolstoï pensa faire précéder l'éventuelle publication du journal intime par une biographie due au collègue d'Ivan Ilitch, ce qui constituait un pas vers la narration auctoriale, partiellement retenue à partir de la deuxième version, qui paraît remonter à l'automne 1885. Mais cette version comprenait encore des souvenirs d'Ivan Pétrovitch, le collègue d'Ivan Ilitch, sur leurs années communes à l'École de Droit, sur l'absence de peur de la mort chez Ivan Ilitch, sur la fin du père de ce dernier et les complications entraînées par son héritage, avec en outre des considérations sur la maladie, sur la situation de la Russie, et de nombreuses allusions à des familles très connues de Moscou. La version finale a procédé à de nombreux élagages faisant disparaître tout ce qui aurait pu trouver place dans un roman, mais qui encombrait inutilement la nouvelle que Tolstoï voulait concentrer autour du problème de la vie et de la mort. Le résultat est cette extraordinaire impression de rétrécissement progressif du champ de vision, qui ne cesse jamais d'être celui d'Ivan Ilitch, et qui oblige le lecteur à un tête-à-tête de plus en plus angoissant avec le moribond. W. Troubetzkoy a très bien montré que cet effet narratif est dû à la présence sous-jacente de l'ancien récit à la première personne, qui transforme le récit apparemment objectif en une sorte de « monologue à la troisième personne48 ».
Tout en rédigeant La Mort d'Ivan Ilitch, Tolstoï notait dans son Journal le 31 août 1884 une intéressante pensée d'accompagnement qui lui est venue en allant cueillir des champignons : « J'avais de bonnes pensées : mourir ? Eh bien quoi. Traîner sa personnalité jusqu'à l'usure, en sorte qu'elle est inutile, c'est-à-dire irrationnelle. Ce qui est irrationnel m'est odieux, donc – odieuse ma vie. J'ai besoin et joie de ce qui est rationnel, donc nécessaire et joyeuse est la mort49. » Ce texte confirme la présence constante de l'idée de la mort chez Tolstoï, et incite à rapprocher, comme le fit Mme de Proyart de Baillescourt50, plusieurs œuvres où l'écrivain décrit un processus de désintégration physique qui s'achève par la mort : il s'agit entre autres de Maman dans Enfance, des Trois Morts, du cheval Kholstomier, de plusieurs figures de Guerre et Paix (Cyrille Bezoukhov, la petite princesse Lise Bolkonski, le vieux prince Bolkonski, le prince André51 ) de Nicolas Lévine dans Anna Karénine, d'Ivan Ilitch et de Maître et Serviteur.
La structure de La Mort d'Ivan Ilitch, tout autant que son titre, amène à penser que la mort est bien le sujet principal de la nouvelle : elle commence par le faire-part annonçant le décès de ce magistrat, commenté par ses collègues, et s'achève, après un immense retour en arrière qui embrasse toute la carrière, toute la vie familiale d'Ivan Ilitch, sur ses derniers instants après une longue agonie. Mais cette mort, qui n'est ni un suicide comme celui d'Anna Karénine, ni une mort violente comme dans La Sonate à Kreutzer, présente une particularité par rapport aux premières fictions où Tolstoï décrit une mort : Ivan Ilitch, comme le prince André Bolkonski dans Guerre et Paix, comme Nicolas Lévine dans Anna Karénine, se voit mourir et se trouve progressivement séparé des autres, les parents, les proches, les vivants52. Ce processus, très long dans le cas d'Ivan Ilitch, s'accompagne d'un véritable retournement qui lui fait comprendre la vanité de tout ce qui, dans la vie qu'il avait menée jusque-là, « facile, agréable, convenable », lui avait semblé justifier tous ses efforts, vie sociale, mondaine, familiale, ambitions professionnelles : à la lueur de la maladie destructrice, un cancer de l'intestin, tout lui apparaissait comme un divertissement pascalien, ou plutôt, selon le terme employé avec prédilection par Tolstoï, comme un vaste mensonge. Certes, Tolstoï s'inscrit dans une longue lignée de moralistes, de prédicateurs, de philosophes de toutes les civilisations : il faut apprendre à mourir, Montaigne voyait là l'essence même de la philosophie. Mais ce qui surprend davantage le lecteur moderne, comme le soulignait Nikita Struve à propos d'Ivan Ilitch53, c'est à quel point Tolstoï dépeint le passage de la vie à la mort, non pas seulement comme une délivrance et une découverte du vrai sens de la vie, mais comme l'accès à une vérité transcendante, ressentie comme une lumière brillante après un passage dans l'obscurité la plus complète. Le célèbre tableau de Jérôme Bosch au Palais des Doges, L'Ascension vers la Lumière Éternelle, est la meilleure illustration de la fin d'Ivan Ilitch : on y voit un personnage qui s'apprête à s'engager dans une sorte de tunnel que la perspective présente comme un entonnoir, à l'extrémité duquel de petites silhouettes se détachent sur une lumière éclatante vers laquelle elles se dirigent54.
« La vraie vie commence et finit avec l'agonie » : mais E. M. Cioran55 oublie l'essentiel, à savoir que pour Tolstoï cet instant coïncide avec la révélation suprême, celle de l'amour du prochain, pour l'homme le seul accès vers Dieu.
Michel CADOT.
NB. Les mots en italique dans le texte français correspondent à des mots en français dans l'original russe. Les mots en petites capitales sont en caractères espacés ou italiques en russe.