II
Le cornette de uhlans Iline venait de se réveiller. La veille, il s'était mis au jeu à huit heures du soir et il avait perdu pendant quinze heures de suite jusqu'à onze heures du matin. Ses pertes étaient importantes, mais le total exact, il ne le savait pas, attendu qu'il avait à sa disposition trois mille roubles lui appartenant et quinze mille appartenant à l'État, que depuis longtemps il avait confondus avec les siens, et il avait peur de faire ses comptes, pour ne pas être convaincu de ce qu'il prévoyait, qu'il manquait déjà tant à l'argent du gouvernement. Il s'assoupit à environ midi et dormit de ce sommeil lourd et sans rêves qui est celui seulement des très jeunes gens et après de très grosses pertes au jeu. Réveillé à six heures du soir, au moment même où le comte Tourbine arrivait à l'hôtel et apercevant, éparpillées sur le plancher tout autour, des cartes, de la craie et des tables toutes maculées au milieu de la pièce, il se rappela avec effroi la séance de jeu de la veille et ce dernier valet qu'on lui avait tué sur cinq cents roubles, mais sans croire encore bien à la réalité, il chercha son argent sous son oreiller et se mit à le compter. Il reconnut un certain nombre d'assignats qui, plusieurs fois cornés et portant des reports, avaient passé par plusieurs mains ; il se souvint alors de toute la marche du jeu. De ses trois mille roubles, il ne restait déjà plus rien et sur l'argent du Trésor, il manquait deux mille cinq cents roubles.
Le uhlan avait joué pendant quatre nuits consécutives.
Il arrivait de Moscou où il avait touché la somme appartenant à l'État. A K…, le maître de relais l'avait retenu, sous prétexte de manque de chevaux, mais en réalité parce que, depuis longtemps, il était de connivence avec l'hôtelier pour retenir pour un jour au moins tous les voyageurs. Le uhlan, tout jeune et joyeux garçon qui venait de recevoir à Moscou de ses parents trois mille roubles pour se procurer les choses les plus urgentes au régiment, était enchanté de passer quelques jours, en temps d'élections, dans la ville de K… et comptait s'y amuser à souhait. Il y connaissait un propriétaire possesseur d'une famille et il se promettait d'aller le voir pour faire la cour à ses filles, quand le cavalier se présenta pour faire sa connaissance et l'entraîna le soir même, sans aucune mauvaise intention, avec ses amis Loukhnov et autres joueurs, dans la salle commune. À partir de cette soirée, le uhlan resta à la table de jeu et non seulement n'alla pas voir le seigneur qu'il connaissait, mais ne s'inquiéta pas davantage d'avoir des chevaux et, pendant quatre jours, ne mit pas les pieds dehors.
Après s'être habillé et avoir pris le thé, il s'approcha de la fenêtre. Il avait envie de prendre l'air pour chasser ces souvenirs de jeu qui l'obsédaient. Il passa son manteau et sortit dans la rue. Le soleil se cachait déjà derrière les maisons blanches à toits rouges et l'obscurité approchait. Il faisait doux. Dans les rues boueuses, des flocons d'une neige molle tombaient tranquillement. Soudain, il fut saisi d'une tristesse insupportable à la pensée qu'il avait passé à dormir tout ce jour qui tirait à sa fin.
« Cette journée qui est passée, on ne la reverra jamais plus », pensait-il.
« J'ai perdu ma jeunesse », se dit-il soudain à lui-même ; ce n'était pas qu'il croyait effectivement avoir perdu sa jeunesse, il était bien loin d'y penser, mais la phrase lui était venue comme ça à l'esprit.
« Que vais-je faire maintenant ? réfléchissait-il. Emprunter de l'argent à quelqu'un et filer. » Une dame passait alors sur le trottoir. « En voilà une sotte ! pensa-t-il sans savoir pourquoi. Il n'y a personne à qui emprunter. J'ai perdu ma jeunesse. » Il se rendit aux galeries commerciales. Un marchand en pelisse de renard se tenait à la porte d'une boutique et appelait au passage les clients. « Si je n'avais pas écarté le huit, j'aurais tout regagné. » Une vieille mendiante pleurnichait en le suivant. « Personne à qui emprunter. » Un monsieur en peau d'ours passe en voiture ; un sergent de ville est là debout. « Si je faisais quelque chose d'extraordinaire ? Si je tirais sur eux ? Non, pas la peine. J'ai perdu ma jeunesse. Ah ! que voilà de beaux colliers de chevaux avec tous les accessoires. Si je pouvais partir en troïka ! Eh ! en route, mes petits ! Je vais rentrer chez moi. Loukhnov va bientôt venir ; on se remettra au jeu. » Il retourna chez lui, fit encore une fois le compte de son argent. Non, il ne s'était pas trompé la première fois : il manquait toujours deux mille cinq cents roubles à l'argent du Trésor. « Sur la première carte je mettrai vingt-cinq roubles, sur la seconde je ferai paroli13 … de sept mises, de quinze, de trente, de soixante… ça fera trois mille roubles. J'achète de beaux harnais et je file. Il ne me laissera pas faire, le bandit ! J'ai perdu ma jeunesse. » II en était à ce point de ses réflexions, quand Loukhnov en effet pénétra chez lui.
– Eh bien ! Il y a longtemps que vous êtes levé, Michel Vassilitch ? lui demanda celui-ci en ôtant lentement de son nez ses lunettes d'or et en les essuyant soigneusement avec un mouchoir de soie rouge.
– Non, à l'instant seulement. J'ai très mal dormi.
– Il y a un hussard qui vient d'arriver ; il est descendu chez Zavalchevski… Vous ne saviez pas ?
– Non, pas du tout… Et, dites donc, il n'y a encore personne ?
– Je crois qu'ils sont entrés en passant chez Priakhine. Ils vont venir tout de suite.
En effet, on vit entrer bientôt dans la pièce un officier de la garnison qui accompagnait toujours Loukhnov ; un marchand d'origine grecque avec un énorme nez en corbin couleur cannelle et des yeux noirs enfoncés ; enfin, un gros seigneur bouffi, un distillateur, qui jouait des nuits entières toujours par simples mises à un demi-rouble la partie. Tous avaient envie de commencer le jeu au plus tôt ; mais les principaux joueurs n'en touchaient mot, Loukhnov surtout, qui, très tranquillement, racontait des histoires sur les bandits de Moscou.
– Imaginez-vous, disait-il, Moscou est la première ville du trône, la capitale et, la nuit, ils vont dans les rues avec des crochets, déguisés en diables, épouvantent la stupide populace, dévalisent ceux qui passent en voiture et ni vu ni connu. Que fait donc la police ? Comme si c'était difficile !
Le uhlan écouta attentivement cette histoire de brigands, mais, une fois qu'elle fut terminée, il se leva et dit tranquillement d'apporter les cartes. Le gros seigneur se prononça le premier.
– Eh quoi ! Messieurs, perdre un temps précieux ! Puisqu'il faut travailler, alors, à l'ouvrage !
– Vous en avez ratissé hier, par demi-roubles, dit le Grec ; alors, ça vous va.
– C'est vrai, il serait temps, dit l'officier de la garnison.
Iline jeta un coup d'œil à Loukhnov. Celui-ci continuait tranquillement, en le regardant en face, son histoire de brigands déguisés en diables armés de griffes.
– Vous allez tenir la banque ? demanda le uhlan.
– N'est-il pas trop tôt ?
– Bielov ! s'écria le uhlan en rougissant sans raison, sers-moi à dîner… C'est que je n'ai encore rien pris, messieurs… Apporte du Champagne et donne les cartes.
À cet instant, entrèrent dans la pièce le comte et Zavalchevski. Il se rencontra que Tourbine et Iline étaient de la même division. Ils lièrent aussitôt connaissance, burent le champagne en trinquant et, cinq minutes après, ils se tutoyaient déjà. Iline paraissait plaire beaucoup au comte. Celui-ci ne faisait que lui sourire et plaisantait sa jeunesse.
– Voilà un fameux gars de uhlans ! disait-il. Quelles moustaches, quelles moustaches !
Le duvet qu'Iline avait sur la lèvre était presque incolore.
– Ah ! vous avez l'intention de jouer, il me semble, dit le comte. Allons, je te souhaite de gagner, Iline ! Tu es, je pense, un maître ! ajouta-t-il en souriant.
– Oui, c'est notre intention, répondit Loukhnov, en défaisant une douzaine de cartes. Et vous, comte, ne daignerez-vous pas ?
– Non, aujourd'hui je ne jouerai pas. Sans ça je vous rosserais tous. Chaque fois que je fais paroli, toutes les banques sautent. Je n'en ai plus les moyens. J'ai tout perdu près de Volotchok, au relais. Je suis tombé là-bas sur une espèce de sale fantassin à bagues, un tricheur sans doute, qui m'a fourré dedans jusqu'au cou.
– As-tu donc séjourné longtemps à ce relais ? demanda Iline.
– Vingt-deux heures en tout. Ah ! je m'en souviendrai de ce maudit relais ! Et le surveillant non plus ne l'oubliera pas.
– Comment cela ?
– J'arrive, tu sais. Le maître de poste se précipite, cette trogne de brigand, de fripon. « Pas de chevaux », dit-il. Et il faut que je te dise, pour moi c'est une règle. Quand on m'affirme qu'il n'y a pas de chevaux, je garde ma pelisse et me dirige vers les appartements du surveillant, pas la pièce officielle, mais son logement particulier et je fais ouvrir en grand toutes les fenêtres et lucarnes, sous prétexte que le poêle ne tire pas. Bien, c'est justement ce que je fis. Et tu te rappelles quelles gelées il a fait le mois passé, il y avait dans les vingt degrés. Le patron veut discuter et moi, pan ! sur la mâchoire. Il y a là une vieille, des petites filles, des femmes qui se mettent à piauler, saisissent des pots et veulent s'enfuir vers le village… Je me tiens à la porte et je dis : « Donne-moi des chevaux et je m'en irai ; autrement, je ne laisserai sortir personne, je vous ferai tous geler ! »
– Voilà un excellent procédé ! dit le gros propriétaire en s'esclaffant de rire, c'est comme ça qu'on fait geler les cafards.
– Seulement, je n'ai pas bien monté la garde, je suis sorti et le surveillant, ainsi que toutes les femmes, fichent le camp. Il n'y eut que la vieille qui me resta en gage, sur le poêle ; elle ne faisait qu'éternuer et dire ses prières. Ensuite nous avons engagé les pourparlers : le patron arrive et de loin ne cesse de m'exhorter à lâcher la vieille, mais moi je lance sur lui Blücher. Blücher sait très bien capturer les maîtres de relais. C'est ainsi que le misérable me refusa des chevaux jusqu'au lendemain matin. C'est alors qu'arriva ce fantassin de rien du tout. Je passai dans l'autre chambre et nous nous mîmes à jouer. Vous avez vu Blücher ?… Blücher ! Psst !
Blücher accourut. Les joueurs s'occupèrent de lui avec condescendance, bien qu'il fût évident qu'ils auraient voulu s'occuper de tout autre chose.
– Eh bien ! vous ne jouez pas, messieurs ? Je vous en prie, que je ne vous gêne pas. C'est que je suis un bavard, ajouta Tourbine. TU M'AIMES… TU NE M'AIMES PAS14. C'est une chose excellente.