Quatre. Terre de
Feu :
une rencontre fraternelle.
La Land Rover avait laissé des traces plus que visibles dans les herbes de la pampa. Je les suivis à pleins gaz jusqu’à l’entrée du vallon qui montait. Galinsky n’avait pas pris la peine de cacher son véhicule, il agissait en toute confiance, il avait même poussé la négligence jusqu’à laisser les papiers de l’agence dans la boîte à gants. Son nom y figurait en toutes lettres. J’ouvris le capot, arrachai tous les fils du démarreur et entrepris de gravir un des versants du vallon.
La moto dérapait sur l’herbe grasse, mais le moteur puissant l’obligeait à bondir en avant. J’avais l’impression d’être un soldat du Septième de cavalerie, une sorte de vengeur se précipitant pour arriver au moment crucial sur les lieux de la tragédie afin d’empêcher celle-ci – une gaffe magistrale dont je me rendis compte au moment où il ne me restait plus que cinquante mètres pour atteindre le haut de la colline : si je continuais de la sorte, le bruit du moteur allait alerter Galinsky.
Je poursuivis la montée à pied. Dans le ciel sans nuages, des oiseaux noirs planaient en décrivant des cercles. À quelques mètres de la crête, je me couchai dans l’herbe et terminai l’ascension sur les coudes et les genoux. En dessous, il y avait une maison. La lumière naissante du jour faisait luire le toit de zinc. Je décidai de descendre en faisant une boucle, de façon à garder toujours le soleil dans le dos.
En arrivant à la croix de bois plantée sur un monticule, je m’aperçus que je laissais une traînée de plumes blanches. L’anorak de Pedro de Valdivia n’avait pas résisté à la descente sur les coudes. Cela me faisait une dette de plus envers le petit râblé. Sur la croix, je lus deux mots : Franz Stahl, et quelques mètres plus loin, je découvris un spectacle qui me fit tirer le Browning de ma poche : deux chiens morts, éliminés par un bon tireur car ils avaient l’un et l’autre la tête fracassée.
— Allons, Belmonte, l’heure est venue de montrer que tu es encore bon à quelque chose. Je courus en zigzaguant vers la porte située derrière la maison. J’entrai au milieu du nuage de poussière et d’éclats de bois qui jaillirent en même temps que les gonds sautaient. Je me jetai à terre en cherchant une tête dans laquelle loger quelques projectiles calibre sept soixante-cinq, mais je ne vis que le désordre provoqué par le passage d’un cyclone ou d’un chercheur de trésor particulièrement pressé.
Je me mis lentement sur mes jambes. J’examinai les traces du passage de Galinsky, en allant de droite à gauche et en gardant l’index sur la détente. C’est alors que je vis la femme.
J’ai vu beaucoup de morts et je leur ai tous trouvé quelque chose de grotesque, comme si l’instant où la vie les avait quittés était survenu de façon si soudaine qu’ils n’avaient pas eu le temps de disposer leur corps d’une façon digne et harmonieuse. La femme avait les bras attachés par les poignets au rebord de la hotte d’une haute cheminée. Ses jambes maigres étaient repliées, ce qui faisait apparaître démesurément longs ses bras qui supportaient tout le poids du corps. Elle était nue jusqu’à la ceinture, et son visage et son torse étaient couverts de brûlures.
Je posai mon pistolet sur le rebord de la cheminée pour couper les cordes d’une main en soutenant le corps de l’autre. Je l’allongeai par terre. Une expression d’horreur indiquait qu’elle était morte sous la torture. Tout en la couvrant avec un drap, je me dis que si elle avait partagé le secret d’Hillermann, elle l’avait certainement livré. Galinsky était un bourreau efficace : les brûlures restaient toujours au niveau de la peau, sans jamais aller jusqu’à carboniser les chairs, pour éviter que la victime ne s’évanouisse. Il devait déjà être loin. Je me reprochai amèrement de n’avoir pas mis également la moto hors d’usage en l’abandonnant à mi-côte. Au moment de me relever, je sentis la pression d’un objet froid contre mon oreille droite.
— Pas de gestes brusques. Fais très attention, dit le propriétaire du canon.
Je me laissai pousser vers une chaise.
— Assis. Et mains sur la nuque.
J’obéis. Il éloigna le canon de mon oreille et, sans cesser de me viser, s’assit sur le bord de la table.
— Qui es-tu ?
— Ça n’a pas d’importance, Frank Galinsky.
L’homme qui braquait sur moi un Colt neuf millimètres mesurait un bon mètre quatre-vingt-dix. Il avait les cheveux blonds, bien coupés, et ses yeux bleus ne purent dissimuler une expression de surprise.
— Comment connais-tu mon nom ?
— Tu as laissé beaucoup de traces. Trop. Le Major ne te fera plus confiance.
— Je vois que tu sais beaucoup de choses. Qui es-tu ?
— Je m’appelle Juan Belmonte. Jusqu’à aujourd’hui, on ne s’est jamais rencontrés.
— Comme le célèbre torero. Parle-moi de mes erreurs.
— Primo : tu aurais dû nettoyer l’appartement de Moreira après l’avoir tué. J’y suis allé et j’ai trouvé la clef de la boîte postale. Secundo : tu lui as écrit en utilisant les initiales de ton nom de service : « Decknahme : Werner Schrœders. » Il figure dans ton dossier à la police allemande. Tertio : tu as laissé le vieux de l’épicerie vivant. Ça fait beaucoup de fautes, pour un ex-officier des services spéciaux. Trop, pour un homme de Cottbus.
— On se fait vieux. Mais je te garantis qu’avec toi, je n’en ferai pas. Je suppose que tu sais ce que je cherche.
— Évidemment. Il était inutile de tuer la femme. Je viens aussi d’Allemagne pour chercher la collection du Croissant de Lune Errant. Mais il y a entre nous une grande différence : moi, je sais où sont les pièces.
— Formidable. Comme ça, on va pouvoir négocier. Tu me fais l’effet d’un type qui tient à sa peau. Ce que j’ai fait à la femme n’est qu’un jeu d’enfant à côté de ce que je te ferai.
— Je te crois. Quelqu’un qui n’a été toute sa vie qu’un répugnant fasciste rouge n’a pas de scrupules. Mais tu auras du mal. Elle aussi, elle connaissait la cachette des pièces. Tu te rends compte, Genosse ? Tu n’es qu’un étron, incapable d’agir sans ceux qui te dirigent. Un étron, rien de plus. Voilà ce que tu es. Un Ossi.
Je le vis serrer la crosse de son Colt. L’éclat de ses yeux dénonçait l’envie de me tirer dessus qui lui démangeait les mains. Il voulait me tuer, mais pas avant de savoir si je disais vrai. Je devais gagner du temps. Mansur, Aguirre et Ana étaient certainement en route.
— Je vais compter jusqu’à trois. Où sont les pièces ? Un.
— Tu me prends pour un idiot ? Tu es plein de doutes. Tu ne m’abattras pas avant de m’avoir fait parler. Vous étiez tous aussi débiles, à Cottbus ? Ou bien c’est un problème d’alimentation ?
— … deux…
— D’accord. Si tu dois m’éliminer, il est bon que tu saches que tu m’as rendu service. J’ai toujours voulu flinguer Moreira. Nous étions de vieilles connaissances. Il a dû te raconter ce qu’il a fait au Nicaragua. J’y étais. Tu as un guérillero devant toi, Galinsky. Et qui a eu l’occasion de faire ses preuves. Toi, à part de serrer les fesses dans les défilés, est-ce que tu t’es battu, une fois dans ta vie ?
— … trois…
La balle m’entra dans le pied droit. Je sentis d’abord le coup qui m’écrasa le pied contre le sol, puis la brûlure, et enfin la douleur qui monta dans la jambe.
— J’ai vécu en Angola et au Mozambique, dit-il. Les hommes de Samora Machel m’ont beaucoup appris, dans ce genre de jeux. Si tu as été guérillero comme tu le dis, tu dois connaître. On commence par un pied, on continue avec l’autre, et ainsi de suite. Bon. Je passe à la deuxième tournée. Un…
La douleur me taraudait la jambe. Des filets de sang commençaient à filtrer de la chaussure. Je me rappelai les deux chiens morts. Un Colt comme celui de Galinsky a neuf balles dans son chargeur. Il en restait six.
— Où as-tu appris l’espagnol ? Tu le parles avec l’accent d’Amérique centrale. Tu connais l’expression te jodiste cabrón : tu l’as dans le cul ? Ça décrit exactement ta situation. Tu l’as dans le cul. Hillermann a caché les pièces très loin d’ici. Tu n’en as pas fini avec moi. Oui, connard, tu l’as dans le cul.
— … deux…
— La langue espagnole dispose d’une longue liste d’insultes, et chacune te va comme un vrai bijou : cabrón, pendejo, huevón, mal parido, capullo, gilipollas, saco de huevas{7}, mais celle qui te va le mieux vient de ta propre langue : Os si.
— Tu n’as pas compris la règle du jeu. Pourquoi des insultes ? Après tout, on est des camarades. Tu t’es battu pour construire le socialisme, moi je le défendais. Trois…
Il leva le pistolet et je me laissai tomber de la chaise à l’instant même où la détonation du double coup de fusil ébranlait l’estancia. Galinsky fit un bond sous le choc et retomba à mes pieds, sa poitrine laissant échapper un flot de viscères et de sang.
Carlos Cano. Il restait immobile sur le seuil.
— Tu en as mis un temps, pour tirer, ai-je gémi, toujours au sol.
— J’ai beaucoup aimé la liste des insultes. Bon Dieu : il t’a fait un trou dans le pied.
Aguirre, Mansur et la muette entrèrent derrière Carlos. Affolés par la boucherie, ils ne savaient que faire. Ana se serra contre Mansur en contenant ses nausées.
— Aidez-moi, je vais lui enlever son soulier, dit Aguirre.
— Je le tiens ferme : ce mec a la peau dure, précisa Cano.
La balle était entrée et ressortie proprement. Aguirre fut d’avis que les os n’avaient pas été atteints. Il désinfecta la blessure et, après l’avoir pansée, il s’occupa des corps de Griselda et de Galinsky.
— Cano ! Comment tu es arrivé ici ?
— Je ne sais pas. Je suppose que l’histoire du trésor m’intriguait. Hier, en te voyant t’éloigner, je me suis dit que je pouvais peut-être te donner un coup de main et je suis rentré à Puerto Nuevo. Je suis arrivé ce matin à Très Vistas juste au moment où les amis se mettaient en route. Nous avons vu les chiens morts, j’ai demandé son fusil à Mansur, et tu sais la suite.
— Pas mal, pour quelqu’un qui a décroché.
— Et les pièces d’or ? C’est vrai que tu sais où elles sont ?
— Tu es vraiment le plus grand fils de pute que je connaisse ! Alors comme ça, tu étais là depuis le début ?
Cano haussa les épaules. Il alluma deux cigarettes, m’en mit une dans la bouche et nous éclatâmes de rire. Aguirre attendit patiemment que nous nous calmions. Puis il dit, en nous faisant signe de le suivre :
— Moi je sais où elles sont. Vous allez emporter cette saloperie.
Dehors, des charognards noirs décrivaient des cercles au-dessus de nos têtes.