Trois. Terre de
Feu :
longue nuit australe.
Les deux constructions qui formaient Très Vistas ressemblaient au chas d’une aiguille au beau milieu du chemin. J’y arrivai au moment où l’ombre engloutissait le paysage. Les deux maisons étaient en bois, et les toits de chaume leur donnaient l’aspect d’animaux au repos. L’une était agrémentée d’une extravagante publicité pour l’Anisette du Singe et, juste au-dessous du jumeau simien de Charles Darwin, on pouvait lire sur un panneau, écrit à la peinture noire : « Épicerie Ici on trouve tout ». Sur l’autre maison, une plaque discrète annonçait : « Pension Mansur ». On ne voyait aucune lumière. Avant d’arrêter le moteur, je donnai un coup d’avertisseur. Un petit vieux sortit de l’épicerie, une lampe à carbure à la main, pour me scruter.
— Ils sont pas là. Y’a personne.
— Mais il y a vous, grand-père.
— Entrez. Si vous voulez quelque chose, prenez et inscrivez le prix. Ils m’ont dit de pas faire de bêtises et de pas me mêler du commerce.
Je le suivis, dubitatif. Ça n’allait pas être commode, de parler avec ce vieux. Il ouvrit la porte de l’épicerie et me montra une chaise. Ça sentait les épices, le café, l’herbe à maté, le tabac, les mille articles rangés sur des rayons et des caisses, avec des instruments agricoles, des marmites, des cuves et des harnais de chevaux. Il me tendit une grande calebasse de maté.
— Vous avez faim ? Si vous voulez, je peux tuer une poule, une des miennes. Ou bien vous préférez un morceau d’agneau ?
— Non merci, le maté suffit. Dites-donc, grand-père, je cherche un Allemand…
— On cherche tous quelque chose, dans la vie. Moi aussi, j’ai cherché, mais je sais plus quoi. J’ai oublié. J’oublie tout. Aguirre dit que je ne dois pas manger de viande.
— Qui est Aguirre ?
— Aguirre ? Le docteur. Il soigne le charbon des moutons et la fièvre aphteuse des vaches. Quelquefois il soigne aussi les gens. Pourquoi vous le cherchez, l’Allemand ?
— Vous le connaissez ? J’ai quelque chose à lui remettre. C’est très urgent.
— Je sais pas. Peut-être que je le connais. Pour l’instant je me souviens pas. Attendez mon gendre. Il connaît tout le monde.
— Où est-il, votre gendre ? Vous pouvez l’appeler ?
— Il est parti. Ils sont tous partis. Mais ils vont revenir. Un peu de patience.
— Vous savez où ils sont allés ?
— Ils me l’ont dit, mais j’ai oublié. C’est vrai, j’oublie tout. Il y a des œufs durs. Je vous en donne ?
Je regardai le vieux clopiner jusqu’à l’arrière-boutique. Il revint avec un plateau sur lequel il avait mis des œufs durs et un pain qui ressemblait à du marbre : le dur biscuit des gauchos. Il me désigna une table. Sur le comptoir s’alignaient des bouteilles de vin argentin. J’en pris une et revins vers le vieux.
— Mangez. J’ai pas vu votre cheval. Où vous l’avez laissé ?
— Je suis venu en moto. Vous savez ce que c’est, une moto ?
— Foutaise. Un truc de pédé. Les hommes vont à cheval.
— Grand-père ! Aidez-moi. L’Allemand que je cherche s’appelle Franz Stahl, et il habite près d’ici. Vous le connaissez ?
— Je me souviens pas. J’ai connu beaucoup d’Allemands, des bons et des mauvais. C’est la vie. Si tout le monde était bon, elle serait salement ennuyeuse. J’ai aussi connu des gringos et des Croates. Au nord du détroit, c’est plein de Croates. Je les aime pas.
— Prenez un verre, grand-père. Franz Stahl : Franz, on dit peut-être Francisco.
— Francisco, c’était un cacique. Francisco Calfucurá. Ça, je m’en souviens. C’était quand on voyait encore des Indiens dans le secteur. Les gringos les ont tués. Les salopards. Les Croates aussi ont tué des Indiens. Puisque je vous dis que je les aime pas. Ils mangent du lapin. Les imbéciles. Avec tous les moutons qu’on a, faut encore qu’ils s’en prennent à ces pauvres bestioles. Vous jouez au truco ? Quand mon gendre et le docteur seront de retour, on pourrait faire quelques parties.
Ce vieux avait la mémoire en miettes comme les morceaux d’un kaléidoscope, et y mettre de l’ordre représentait un travail de longue haleine. En l’écoutant proférer des phrases qui, pour lui, étaient pleines de sens, je pensais à Veronica, à toi, Veronica mon amour. Est-ce que tu étais comme ça ? Ton absence silencieuse était-elle un monde de minuscules éclats de verre que personne, pas même toi, ne pouvait rétablir dans leur exacte géométrie ? Mais au moins ce vieux parlait, alors que toi, mon amour, tu avais perdu jusqu’à l’architecture des phrases.
Je buvais le vin âpre et fort quand j’entendis des aboiements et un piétinement de sabots qui s’approchaient. Le vieux alluma des lampes.
Un homme trapu entra le premier, suivi d’une petite femme aux yeux brillants, puis d’un autre personnage aux cheveux gris avec des lunettes d’écaille aux verres épais. Ils me regardèrent, surpris.
— Il doit des œufs et deux bouteilles, dit le vieux.
— Très bien, beau-père. Allez vous coucher, répondit l’homme trapu.
— Vous êtes Mansur, le patron de l’auberge ?
— Oui, l’auberge et l’épicerie m’appartiennent. Vous me cherchiez ?
— Je viens de la part de Carlos Cano. Il m’a dit que vous pourriez m’aider.
— Et vous, vous avez bien un nom ?
— Belmonte. Juan Belmonte.
— Comme le torero ? Je suis Romualdo Aguirre, fit l’homme aux lunettes d’écaille.
— Ana, ma femme, dit Mansur en me serrant la main. Elle est muette mais elle entend bien. Suffit de hausser un peu la voix.
— Je cherche un Allemand. Il s’appelle Franz Stahl. Vous le connaissez ?
Les nouveaux venus se regardèrent. Mansur toucha le bras de sa femme et celle-ci s’en alla dans la pièce voisine.
— Vous arrivez tard, mon vieux. Docteur, expliquez donc à notre ami. Moi, je vais desseller les chevaux.
Romualdo Aguirre prit trois verres et s’assit à la table. Il m’offrit une cigarette. Il versa le vin et hocha la tête.
— Je suppose que vous venez d’Allemagne.
— Parlons clair, docteur. Comment le savez-vous ?
— Je ne le sais pas. Je le suppose. L’homme que vous cherchez, Franz Stahl, est mort. Nous venons tout juste de l’enterrer. Il s’est fait sauter la cervelle avec un fusil.
J’eus tout de suite le nom de Galinsky sur le bout de la langue. J’arrivais trop tard. C’est si simple de simuler un suicide avec un fusil.
— C’est arrivé quand ?
— Cette nuit. Il avait eu un comportement bizarre, ces derniers jours. Est-ce que c’est vous qui avez demandé des renseignements sur un dénommé Hallmann ou Hillman au bureau de poste de Punta Arenas ?
— Non. Mais je crois savoir de qui vous parlez. Donc il avait l’air bizarre. Et quoi d’autre ?
— Pas comme ça ! C’est de vous, d’abord, qu’on va parler, lança Mansur du seuil.
Ana rejoignit le groupe. Elle tailla énergiquement des morceaux de fromage de brebis, du pain, des tranches de charqui, cette viande sèche de cheval, très forte, que mon palais avait oubliée. Mansur déboucha une autre bouteille de vin. J’avais l’impression de comparaître devant un jury et, tout en cherchant les mots précis pour parler de l’homme qu’ils venaient de mettre en terre, quelque chose, cette chose inexplicable qui entoure la mort de ceux qui ont vécu intensément, me suggéra que celle de l’Allemand ressemblait beaucoup à une carte bien jouée, un atout victorieux, une grimace sarcastique en direction de Kramer, du Major, de Galinsky, de Galo et de tous les salauds qui s’étaient lancés à sa recherche. Et c’est ce même quelque chose d’insaisissable qui me fit voir un clin d’œil d’ami, de camarade, adressé à Ulrich Helm, l’autre protagoniste de l’histoire, celui qui en avait tant bavé. Je commençai donc par leur révéler la véritable identité de Franz Stahl, puis, en pensant aux épreuves que j’avais moi-même traversées et auxquelles je dois cette amertume que je camoufle en dureté, je leur racontai l’histoire des ces deux antifascistes qui avaient rêvé de vivre l’utopie de la liberté sur la Terre de Feu et qui, pour y parvenir, n’avaient pas hésité à voler les œufs de l’aigle dans son nid.
Dans un silence à peine troublé par les ronflements du grand-père qui avait refusé de quitter la table, ils écoutèrent le récit de cette amitié, de cette fidélité qui avait survécu à toutes les épreuves pour sortir indemne de la plus terrible : celle du passage des ans.
— Nous ne lui avons jamais vu un gramme d’or. Tout ce qu’il possédait venait de ses mains, de son travail, soupira Aguirre.
— Soixante-trois pièces d’or ? demanda Mansur, incrédule.
— De dix onces chacune, précisai-je. Leur valeur est incalculable. Elles sont certainement quelque part.
— Elles ne m’intéressent pas, dit Mansur. Ici, nous vivons tranquilles avec ce que nous avons. Qu’est-ce que vous en dites, docteur ?
— J’aime les légendes. Ces pièces d’or ne sont probablement qu’une légende de plus. La Terre de Feu est pleine de trésors cachés. Un trésor supplémentaire ne la fera pas couler.
Ana frappa sur la table et, les yeux fixés sur ceux de Mansur, se mit à gesticuler avec les mains. Son regard brillait, ses mouvements étaient éloquents, sûrs, péremptoires. Mansur hocha affirmativement la tête.
— Je crois que la muette a raison. Cet or va nous porter malheur. Il y a déjà eu la mort de Franz. Il faut le dénicher avant que ça devienne une épidémie. Elle veut savoir qui est l’homme qui a posé des questions à Punta Arenas.
Je leur dis ce que je savais de Galinsky, des traces qu’il avait laissées de son passage à Santiago.
— Deux morts, souligna Aguirre.
— Trois. N’oubliez pas Ulrich Helm. Je pense comme elle. Ces pièces d’or n’apporteront que des ennuis. Et maintenant que je vous ai dit tout ce que je sais, je veux connaître les détails de la mort d’Hillermann, ou de Franz, comme vous voudrez.
— Dès qu’il a su que quelqu’un le cherchait – bien sûr nous venons seulement de comprendre que c’était ça –, commença Aguirre, il est devenu bizarre. Nous étions amis, tout le monde l’appréciait, dans le coin. Il y a quatre jours, il m’a surpris en me demandant de l’aider à rédiger un testament, par lequel il laissait tous ses biens à Griselda, une veuve qui a été sa compagne pendant une vingtaine d’années. J’ai écrit ce qu’il a dicté, j’ai signé comme témoin et remis le tout au notaire de Porvenir. C’est la dernière fois que je l’ai vu. Griselda en sait davantage, elle a passé la soirée d’hier avec lui. Elle lui a préparé son souper comme d’habitude et l’a quitté vers dix heures. D’après elle, il allait bien, peut-être un peu gai, parce qu’il avait bu quelques verres en mangeant. Elle l’a laissé, a fait un kilomètre et, tout d’un coup, par une de ces intuitions qu’ont les femmes, elle est revenue sur ses pas. Elle était tout près de la maison quand elle a entendu les détonations. Elle l’a trouvé mort, le fusil toujours entre les jambes. J’ai examiné le cadavre et je peux certifier qu’il s’est suicidé. Griselda est repartie sur sa monture et elle est venue droit ici pour nous annoncer le malheur. Quoi d’autre encore ? Nous sommes partis presque tout de suite, le jour n’était pas encore levé quand nous sommes arrivés chez Franz. Cette nuit-là, Ledesma, un châtreur de moutons qui fait toutes les estancias, était avec nous. On l’a envoyé à Puerto Nuevo prévenir la police. Deux carabiniers nous ont rejoints plus tard.
— Il faut que j’aille à la maison du défunt. Vous pouvez m’aider ?
— Bien sûr. Attendez demain matin et nous irons ensemble. Les chevaux ont besoin de se reposer un peu, expliqua Mansur, mais il ne put poursuivre car, à cet instant précis, nous entendîmes le galop d’un cheval.
Mansur sortit.
— Docteur ! C’est l’animal de Griselda, cria-t-il.
Ana porta ses mains à sa bouche.
— Nom de Dieu ! Griselda est restée seule là-bas, balbutia Aguirre.
Nous nous levâmes et le bruit de nos chaises réveilla le grand-père.
— Le vieux Franz ! Vous aussi, vous voulez aller chez le vieux Franz. Ne me frappez pas ! Je vais vous dire comment on fait, gémit-il en cherchant la protection d’Ana.
— Calme-toi, grand-père. C’est un rêve, dit Aguirre.
— Non. L’autre homme qui cherchait le vieux Franz m’a frappé. Maintenant je me souviens. Empêchez-le de me frapper.
— Quand est-ce qu’il vous a frappé, l’autre homme, grand-père ? Souvenez-vous. Quand ?
— Je sais pas. Il est venu dans une voiture verte. Il avait pas de cheval.
Nous sortîmes. Mansur maudissait la fatigue de ses chevaux. Aguirre prit une lampe et nous allâmes examiner le chemin. Nous n’eûmes pas de mal à trouver les empreintes des pneus et à repérer l’énorme indice laissé par Galinsky : sur le bord du chemin brillait un paquet vide de cigarettes Revais, marque germanique s’il en est.
— Quelle direction ? demandai-je, déjà juché sur la moto.
— Tout droit jusqu’au poste. Ensuite, continuez vers le vallon. Nous vous suivrons dans une heure, répondit Aguirre.
Le jour se levait quand j’arrivai devant la construction sur pilotis. Avant de quitter le chemin, j’arrêtais ma moto, je soulevai la selle et pris le Browning. Le son de la balle entrant dans le canon fut le premier signe de vie qu’entendit la pampa.