PRÉSENTATION
PAR CARLO VARACCHI

Le 13 juin 1325, Ibn Batutta quittait Tanger, sa ville natale, pour répondre à son étrange vocation de pèlerin. À partir de ce jour, peut-on lire dans le premier intermède du roman qui suit, il parcourut plus de cent vingt mille kilomètres du monde connu. En chemin, il rencontra trois types de pèlerins : les pieux, les commerçants pacifiques, et ceux qui soupirent en contemplant l’insaisissable horizon marin ; tous sans exception dépendent de la volonté de Dieu et écoutent de préférence la prière du vent. Ibn Batutta comprit alors que les pèlerins et les malheureux qui se perdent en chemin sont « les pièces d’une mosaïque infinie dessinée par la volonté d’Allah ». Après quarante années de marche, notre personnage trouva refuge auprès du sultan de Fez. Là, pendant deux ans, avec l’aide de collaborateurs expérimentés, il travailla à la rédaction d’un livre de navigation et de voyage. En 1369, à l’âge de soixante-quatre ans, une fois son travail de chroniqueur achevé, Ibn Batutta meurt. Son protecteur décide, afin que sa mémoire perdure au long des siècles, de faire frapper en son honneur cent pièces d’or de dix onces chacune. Les pièces devaient être enterrées aux croisées de chemins que le pèlerin avait traversées au cours de sa fatigante et bienheureuse vie. Mais le projet ne put être réalisé, et l’objet unique et pluriel, comme l’air déplacé par l’envol de cent oiseaux, traversa la tourmente de l’histoire. Des cent pièces d’or originales, vingt-sept coulèrent au fond de l’océan du temps et soixante-trois poursuivirent leur route pour, à ce que l’on raconte, arriver jusqu’à nous, où plutôt jusqu’à Isaac Rosenberg, dernier propriétaire du trésor, orfèvre réputé à Brème, mort en 1943 dans un camp de concentration dans les conditions que l’on peut imaginer. Deux ans auparavant, à Berlin, les pièces avaient mystérieusement disparu.

Aux catalogues des musées, dans les rêves des numismates et sur les fichiers des compagnies d’assurance, elles figurent sous le nom de Collection du Croissant de Lune Errant.

En 1941, Hans Hillermann et Ulrich Helm, alors gardiens de la prison berlinoise de Spandau, découvrent puis confisquent à la Gestapo le trésor du XIVe siècle que celle-ci avait volé au juif de Brème. Ils envisagent de fuir le régime nazi et de gagner enfin, eux aussi, leur contrée utopique qu’ils situent, pour des motifs plus proches de l’imagination que de la raison, au sud du Chili, en Terre de Feu. Mais leurs plans, comme les allées d’un jardin, bifurquent l’aventure à peine commencée. Hillermann échappe à l’étau du pouvoir, gagne la destination choisie, change son nom pour celui de Franz Stahl et attendra, pendant de longues années, la venue de son ami. Helm, quant à lui, tombe dans un piège apparemment sans issue : pendant plusieurs années il devra supporter les mauvais traitements de la Gestapo, les soupçons des agents soviétiques, les projets sociaux de la RDA et enfin la conspiration chaotique de ceux qui ont revêtu tous les uniformes de tous les pouvoirs et se transforment, du jour où ils flairent l’effondrement d’un pan de l’histoire, en forces aveugles et mortifères. Le roman de Sepulveda, il est bon de le rappeler dès à présent, est aussi l’histoire d’une amitié qui, à des kilomètres de distance, finit par être symétrique. Les deux amis sont restés en vie non pour s’emparer de la fortune incertaine du trésor mais pour pouvoir boire, à l’heure de la vieillesse, un bon vin chilien au bout du monde, réalisant ainsi un rêve de jeunesse. Tous deux savaient que perdre est une question de méthode.

Ce côté du roman est un voyage d’hiver inachevé, une partie d’échecs interrompue entre deux maîtres qui jouent par correspondance ; du texte s’échappe un peu de l’âme romantique allemande, une délicate variation sur le thème du double et de l’homme confronté à un destin parsemé d’obstacles. Hillermann et Helm savent que ce qui importe n’est pas tant le trésor, ni même la trahison d’espions fugitifs, mais le secret de l’amitié gardé avec une volonté obstinée. Pour les nazis purs et durs, les trésors, la Collection du Croissant de Lune Errant, les pinacothèques des villes conquises, les bijoux des races impures et les secrets industriels étaient une occasion de s’enrichir. Pour ces garçons de Saxe et de Hambourg les pièces d’or justifiaient leur existence car, comme l’écrit un poète italien, une belle mort honore toute une vie.

La narration va et vient d’une troisième personne, qui raconte les aventures précédentes, à une première, qui introduit la force de la subjectivité. Le nouveau titulaire de la parole est un Chilien qui entre dans le récit le jour de son quarante-quatrième anniversaire, alors qu’il croit maîtriser pleinement l’esthétique la plus moderne, celle de la perte. C’est un personnage marqué par l’aventure, qui oscille entre l’internationalisme héroïque et le picaresque, rêve de la révolution latino-américaine continentale, l’entreprend et échoue à Hambourg où il mène une vie spartiate, fréquente des restaurants turcs, travaille comme videur dans une boîte de nuit, connaît un maître-chanteur paralytique, suisse et employé d’une compagnie d’assurance. Il a, au Chili, un passé douloureux et porte le nom d’un torero autrefois célèbre, Juan Belmonte. C’est un personnage qui a voulu changer l’avenir et dont le présent dépend d’un passé condamné au silence. Belmonte est un archétype, toujours en déplacement et en action comme le recommandent les règles du roman noir, le paradigme du guérillero latino-américain partisan de la lutte armée, protagoniste d’une histoire continentale commune et plurielle mais condamné à subsister dans les banlieues des villes européennes gelées. Préparé pour la révolution, il est incapable de vivre dans la paix des vainqueurs. Le personnage, dans le meilleur style des classiques du genre, s’enrichit des histoires passées, véritables flash-backs, nouvelles exemplaires, récits dans le récit, où les guérilleros côtoient des trafiquants d’armes, et la répression de la drogue se confond avec les purges idéologiques. Comme si toute réalité dépassait les contradictions de l’histoire et que l’unique art sérieux, au-delà des tableaux volés et des trésors cachés pendant des générations, n’était que l’art de la survie.

Un des grands mérites du roman, en tant que mécanisme, est de se tenir à la croisée de plusieurs histoires destinées à se catapulter, car le narrateur met en mouvement un certain Frank Galinsky, officier des services secrets de l’ex-RDA (tout, dans le livre, a un air de ex), reconverti en mercenaire parce que, abandonné par sa femme et méprisé par ses amis, il a compris que dans l’Allemagne réunifiée, il n’y a pas de place pour les perdants.

Soldats inconnus des idéologies, perdants typiques des utopies, Juan Belmonte et Frank Galinsky appartiennent à cette génération contrainte de s’affronter au nom de la ferraille du passé ; ce sont deux chevaliers qui ont perdu jusqu’à l’honneur et qui s’avancent vers leur ultime combat, deux guerriers auxquels on a ôté le sens de l’histoire collective, deux témoins inutiles de rêves anciens, deux vaincus par le nouvel ordre mondial qui s’approche et s’empare de leur morale d’hommes d’armes. Le roman témoigne de ce duel entre deux dinosaures crépusculaires, combat singulier dont le vainqueur est celui qui possède un motif, fragile comme une agonie, mais motif tout de même, pour vouloir vaincre la mort. On peut les considérer comme la synthèse des grands projets qui ébranlèrent le monde. Mais soyons clairs, les itinéraires personnels de Juan et de Frank ont été conçus par d’autres maîtres et, une fois la défaite consommée, ils transcendent la pure aventure pour acquérir un sens métaphorique et singulier. À un second niveau de lecture, l’Histoire détermine les consciences en même temps que celles-ci façonnent celle-là. Une double perspective qui est ici reprise avec ironie et non sans un certain nihilisme : le personnage au nom de torero, déçu par son passé lié à l’Histoire, ne survit que pour retrouver un épisode personnel, intime, pour prendre une revanche d’antihéros fatigué et exilé dans laquelle la justice n’a pas de place.

Derrière sa vision vertigineuse et morale des faits, Sepulveda propose un roman d’aventures ni insensées ni dépourvues de référents, un western dans le sud du continent américain où la reconnaissance de paysages grandioses donne toute sa force à une fin minimaliste. Une fin marquée du signe de l’aventure, où les pistes culturelles se rejoignent, où le profil des personnages est dévoilé, où l’intrigue se dénoue dans une tension maximale. Dans ce roman noir, trouble, du moins en ce qui concerne les thèmes traités, les motifs qui animent les personnages ne sont jamais gratuits. Un nom de torero est aussi un coup de chapeau à l’esthétique cinématographique, avec un montage digne d’Indiana Jones, que le personnage regarde dans l’avion qui le ramène au Chili, avant de se rendre dans le détroit de Magellan, fin tumultueuse du voyage qui verra l’affrontement des personnages sur les lieux mêmes du partage des mers. Le lecteur commence alors son propre voyage vers cet affrontement final, comme qui passe une ultime frontière. C’est là, en Terre de Feu, que se consument toutes les histoires, là qu’Ulrich et Hans ont projeté le rêve qui donne un sens à leur vie de « non-nazis », comme si la pensée classique allemande était enfin réconciliée avec la fin du monde, là que le temps historique semble suspendu et que commence le royaume de l’espace, là que la nuit de l’histoire s’achève pour annoncer une aube nouvelle.

Dans ses romans précédents (Le Vieux qui lisait des romans d’amour et Le Monde du bout du monde), Sepulveda avait bâti des histoires inquiétantes qui avaient pour souffle essentiel le paysage, d’abord les profondeurs amazoniennes puis les mers gelées du sud. Dans l’un comme dans l’autre, la nature et les animaux dialoguaient sur le mode de la fable, et l’on remarquait la présence de thèmes actuels, une écriture dépouillée et une intrigue linéaire. Avec Un nom de torero, nous assistons à un changement trop visible pour être involontaire, à moins qu’il ne s’agisse d’une halte en chemin, pour revendiquer le pur plaisir de narrer. À partir de la problématique de l’étranger et de l’exil, Sepulveda s’enfonce dans le roman noir mâtiné de récit d’aventures, un genre revendiqué dès l’exergue, où tout est organisé depuis la présentation des intrigues jusqu’à l’alternance des scènes, où les personnages sont les acteurs d’histoires mineures mais les résidus d’un passé majeur. Le mur de Berlin, au-delà de sa verticalité symbolique, contenait des histoires destinées à franchir l’isolement, mais une fois le rideau levé, une fois ouvertes les écluses de la littérature, toutes les eaux se mêlent. Sepulveda est un des chroniqueurs de cet étrange magma où affleurent à la fois l’ambition, le pouvoir, la désillusion, les reliefs de croyances passées et une loi selon laquelle la seule histoire valable est celle des sentiments.

Ici l’histoire n’est pas un théâtre mais une arène, et comme dans toute corrida, c’est le sang qui signale la fin du spectacle. Le roman est aussi le roman du retour. Tel un Ulysse de la dite société post-industrielle, Belmonte, soldat sans armée, revient sur son île chilienne, qui s’appelle Santiago, où sa Pénélope a été torturée par les sbires de Pinochet toujours au pouvoir, bien qu’indirectement. Le personnage porte un nom de torero, sa bien aimée celui d’une figure de tauromachie, Véronique, et le roman n’est pas sans rappeler l’humour et l’épouvante de certaines gravures de Goya. De plus, comme en une corrida classique, il s’organise en trois parties. Ce qui n’est pas dit, c’est que le vrai Juan Belmonte, qui survécut à tous ses taureaux de combat, mourut d’une balle dans la tête, comme Hans Hillermann, en se suicidant, comme Ulrich Helm. Et il n’est pas superflu de rappeler qu’au Chili des réfugiés nazis ont fondé une colonie, une sorte de forteresse cachée qui – comme le pénitentier de la dictature uruguayenne qui s’appelait Libertad –, répond au nom infâme et polysémique de Colonia Dignidad.

 

Luis Sepulveda est né au Chili en 1949. Outre Un nom de torero, il est également l’auteur du Vieux qui lisait des romans d’amour, du Monde du bout du monde et du Neveu d’Amérique. Best-sellers mondiaux, ses romans sont traduits dans de très nombreux pays.