Griselda était assise près de la cheminée, à la droite du mort. À côté d’elle, son fils Jacinto et le docteur Aguirre. De l’autre côté du cercueil, Mansur, le patron de l’auberge, et sa femme Ana la muette, Santos Ledesma le châtreur de moutons, le sergent Gálvez et le carabinier Bryce, ces deux derniers étant chargés de l’étrange mission de veiller sur l’ordre public.
Tous lui avaient présenté leurs sincères condoléances, que Griselda avait d’abord reçues avec un sentiment de honte, car elles confirmaient les rumeurs malveillantes de concubinage qui avaient entouré ses relations avec le vieux Franz, mais dont très vite, elle admit le bien-fondé. Après tout, la vie lui devait un deuil en bonne et due forme, bien à elle, avec un mort au visage de cire pour présider la cérémonie. Elle n’avait pu voir le visage de son mari défunt avant son enterrement, car il avait toujours son scaphandre de plongée, pris dans la demi-tonne de glace qui le séparait du monde.
— Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça, dit Santos Ledesma. La dernière fois que je l’ai vu, il y a quelques jours, il était en train de changer le toit. Je lui ai proposé de l’aider et il m’a répondu qu’il y a des choses qu’un homme doit faire seul. Il avait l’air bien. Je ne comprends pas son acte, mais je le respecte.
— Il était triste, ces derniers temps ? s’enquit Mansur.
— Non, sanglota Griselda. J’ai passé la soirée avec lui juste avant… enfin. Il a voulu manger du cabri grillé et je lui en ai fait. Il a bu ses petits verres et écouté la musique qu’il aimait. Il a même blagué, avant que je m’en aille.
— Excusez-moi, madame, mais c’est pas chrétien de se faire sauter la cervelle, fit remarquer le carabinier Bryce.
— Mais faut être un homme, aussi, pour faire ça, corrigea le sergent Gálvez.
— Si on changeait de sujet, suggéra le docteur Aguirre.
— Vous avez raison, docteur. Viens, ma muette, dit Mansur, et il se leva avec sa femme pour aller à la cheminée. Griselda voulut les suivre, mais Mansur lui ordonna avec gentillesse de rester assise.
La muette rassembla les braises, posa dessus une marmite avec de l’huile et, quand elle vit que celle-ci était sur le point de bouillir, y jeta les pequenes qu’ils avaient préparés – les empanadas sans viande, farcies à l’oignon, qui sont le complément indispensable des veillées mortuaires fuégiennes –, et les fit dorer l’une après l’autre.
Ils mangèrent penchés en avant pour éviter de se tacher avec les gouttes de jus épais. Mansur versa du vin, et le plateau de verres passa de main en main.
— Vous au moins, Mansur, vous savez faire les pequenes, dit le sergent Gálvez.
— Je fais la farce. Tout l’art est dans la pâte et ça, c’est le travail de la muette, répondit Mansur en tapotant le bras de sa compagne.
— Vous avez une main de bonne sœur, madame, dit galamment le carabinier Bryce.
La muette regarda Mansur avec des yeux interrogateurs.
— Il dit que tu as des mains de bonne sœur.
La muette sourit et redoubla de soins pour la friture des pequenes. Griselda leva son verre.
— Au défunt. Qu’il repose en paix.
Tous acquiescèrent et burent en silence.
Jacinto et le docteur Aguirre sortirent à l’air libre. Le ciel était d’un bleu intense et une bande d’outardes qui volaient vers le nord leur fit lever la tête. Ils marchèrent jusqu’à une hauteur d’où l’on pouvait embrasser la Baie Inutile dans toute son immensité.
— La mer change de couleur. Encore un hiver qui vient, commenta le docteur.
— Dites-moi, qu’est-ce que c’est que cette histoire de testament ? Je n’ai toujours pas compris.
— C’est pourtant simple. Le vieux a institué ta mère sa légataire universelle. Elle hérite de tous ses biens : maison, terres, bêtes. Tout. Mais le testament a une clause un peu particulière : ta mère ne peut pas vendre la maison, ni faire des modifications.
— Pendant combien de temps ?
— Illimité. Mais si Griselda nous quitte un jour, alors tout sera à toi et tu pourras faire ce que tu voudras.
— Vous parlez d’une foutaise. Je n’ai jamais aimé le vieux, docteur. Je l’ai toujours considéré comme un imposteur, quelqu’un qui essayait de prendre la place de mon père. Et si je suis parti à Punta Arenas, c’est parce que je ne supportais pas les commérages qui couraient sur ma mère et sur lui. Cet héritage fait de ma mère la veuve officielle du vieux. S’il l’aimait tant que ça, pourquoi il ne s’est pas marié avec elle ?
— Tu es un idiot, Jacinto. Entre ta mère et le vieux, il y avait quelque chose de très fort et de très beau qui s’appelle l’amitié. Une amitié entre deux êtres qui ont le plus gros de leur vie derrière eux. Il arrive que ça soit plus intéressant que l’amour.
Quand ils revinrent à la maison, ils virent un nouveau cheval attaché près de ceux des carabiniers. C’était le mantungo du curé. Il avait l’air d’un nain poilu à côté des vigoureuses montures des gendarmes.
Entre deux bénédictions, le curé dégusta quelques pequenes, s’envoya un verre de vin, passa l’étole autour de son cou et s’approcha du mort.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Frère Franz, je t’absous de tous tes péchés. Nous savons peu de choses de toi, beaucoup de détails de ta vie nous resteront probablement à jamais inconnus, mais il entre peut-être dans les desseins de Dieu que cette immensité reste pleine de secrets. Tu as commis le pire des péchés, tu t’es ôté toi-même la vie que seul le Seigneur pouvait te retirer. Mais je t’absous quand même. Dieu ne regarde jamais du côté de la Terre de Feu. Amen.