CHAPITRE XXII
VOL

 

 

La cafétéria se trouvait dans les étages du milieu. Louis eut un peu de chance : les Constructeurs des Villes étaient omnivores. Le ragoût de viande et de champignons aurait été meilleur avec du sel, mais il lui remplit l’estomac. Personne ne consommait de sel. Et les mers contenaient toutes de l’eau douce, sauf les Grands Océans. Il était sans doute le seul hominidé de l’Anneau-Monde à qui le sel était nécessaire, et il ne pourrait pas s’en passer indéfiniment.

Il mangea rapidement. Le temps pressait. Le Marionnettiste était déjà nerveux. Étonnant qu’il n’ait pas déjà fui, abandonnant Louis, Chmeee le déserteur et l’Anneau-Monde à leur sort commun. Louis admirait presque le Marionnettiste, parce qu’il avait le courage de venir au secours de son homme d’équipage engagé de force.

Mais le Marionnettiste changerait peut-être d’avis à l’arrivée de l’équipe de réparation. Louis avait l’intention de regagner l’Aiguille avant que l’Ultime ait tourné son télescope dans cette direction.

Il regagna les étages supérieurs.

Les visionneuses qu’il essaya donnèrent toutes des textes illisibles, sans images et sans voix. Finalement, dans une pièce pleine d’écrans, il aperçut un col familier.

« Harkabeeparolyn ? »

La bibliothécaire se retourna. Petit nez aplati, lèvres minces, crâne nu, fin et délicat, longs cheveux blancs et ondulés… hanches agréablement galbées, jambes minces. En termes humains, elle aurait eu une quarantaine d’années. Les Constructeurs des Villes vieillissaient peut-être plus lentement que les Humains… ou plus vite. Louis n’en savait rien.

— « Oui ? »

Sa voix était sèche. Louis sursauta. Il dit :

— « Il me faut un écran à programme parlant et une bande concernant les caractéristiques du scrith. »

Elle fronça les sourcils.

— « Je ne comprends pas. Programme parlant ? »

— « Je veux que la bande me soit lue à haute voix. »

Harkabeeparolyn le regarda fixement, puis se mit à rire.

Elle voulut étouffer son rire, mais n’y parvint pas ; et, de toute manière, il était trop tard. Tous les regards étaient sur eux.

— « Cela n’existe pas, et n’a jamais existé. » Elle s’efforçait de parler bas, mais ses éclats de rire prenaient le dessus, rendant sa voix plus forte que prévu. « Mais vous ne savez donc pas lire ? »

Nom de tanj ! Louis sentit la chaleur lui monter aux oreilles et au cou. Savoir lire était admirable, et tout le monde apprenait tôt ou tard, du moins l’Interworld. Mais ce n’était pas une question de vie ou de mort. Il y avait des machines parlantes sur toutes les planètes ! Enfin, sans machine parlante, son traducteur ne servirait à rien !

— « J’ai eu tort de croire que je pourrais m’en tirer seul. Il faut qu’on me lise les textes à haute voix. »

— « Il faut payer un supplément. Demandez à votre maître de négocier. »

Louis n’osa pas proposer de l’argent à cette femme embarrassée et hostile.

— « Voulez-vous m’aider à trouver les bandes dont j’ai besoin ? »

— « Vous avez payé pour cela. Vous avez même acheté le droit de m’interrompre au milieu de mes recherches. Dites ce que vous désirez, » fit-elle avec brusquerie. Elle appuya sur quelques boutons et des pages rédigées dans une écriture étrange apparurent sur l’écran. « Les caractéristiques du scrith ? Voici un texte de physique. Il contient des chapitres concernant la structure et la dynamique du monde, et un sur le scrith. Ce sera peut-être trop difficile pour vous. »

— « Celui-là est un texte de physique de base. »

Elle parut sceptique.

— « Très bien. » Elle appuya sur d’autres boutons. « Une vieille bande destinée aux élèves-ingénieurs, concernant la construction du système de transport du mur d’enceinte. Intérêt historique uniquement, mais cela vous donnera peut-être quelques indications. »

— « D’accord. Votre peuple est-il jamais allé sous le monde ? »

Harkabeeparolyn se redressa.

— « C’est fort probable. Nous avons gouverné ce monde et les étoiles, avec des machines telles que le Peuple des Machines nous vénérerait si nous les possédions encore. » Elle tapa à nouveau sur son clavier. « Mais nous ne possédons pas le récit de cet événement. Que voulez-vous d’autre ? »

— « Je ne sais pas encore exactement. Pouvez-vous m’aider à rechercher l’origine de l’ancienne drogue d’immortalité ? »

Harkabeeparolyn se mit à rire, sans bruit cette fois.

— « Les bobines sont trop nombreuses pour que vous puissiez les emporter toutes. Ceux qui fabriquaient la drogue n’ont jamais divulgué leur secret. Ceux qui ont écrit les livres ne l’ont jamais trouvé. Je peux vous donner des bobines religieuses, des rapports de police, des mémoires, des récits d’expéditions dans diverses régions du monde. Voici l’histoire d’un vampire immortel qui a hanté les Géants Herbivores pendant mille falans, devenant de plus en plus malin, au fil des années, jusqu’au jour où… »

— « Non. »

— « On n’a jamais retrouvé sa réserve de drogue. Non ? Voyons… Le Bâtiment de Ktistek fait partie des Dix parce que sa réserve de drogue s’est épuisée après celle des autres. Fascinante leçon de politique… »

— « Non, laissez tomber. Avez-vous quelque chose sur le Grand Océan ? »

— « Il y a deux Grands Océans, » précisa-t-elle. « Ils sont nettement visibles, sur l’Arche, pendant la nuit. Selon certaines légendes, la drogue d’immortalité viendrait de l’Océan du ponant. »

— « Ah-ha. »

Harkabeeparolyn eut un sourire affecté. Sa bouche fine était parfois méprisante.

— Vous êtes naïf. À l’œil nu, on ne voit que deux choses, sur l’Arche. Tout objet de valeur venant de loin et cessant brusquement d’arriver sera automatiquement originaire d’un des Grands Océans. Qui pourrait dire le contraire, ou proposer une autre origine ? »

Louis soupira.

— « Vous avez probablement raison. »

— « Luweewu, en quoi ces questions sont-elles liées ? »

— « Elles ne le sont peut-être pas. »

Elle sortit les bandes qu’il avait demandées et en ajouta une ; un livre pour enfants, des histoires sur le Grand Océan.

— « Je ne vois pas ce que vous allez faire de cela. Vous ne les volerez pas. Vous serez fouillé, à la sortie, et vous ne pouvez pas emporter une visionneuse. »

— « Merci de m’avoir aidé. »

 

Il fallait qu’on lui lise les livres.

Il n’osa pas demander à des étrangers choisis au hasard.

Peut-être un étranger pas choisi au hasard ? Il avait vu une Nécrophage, dans une des pièces. Comme les Nécrophages de la Ferme de l’Ombre connaissaient Louis Wu, celle-ci serait peut-être dans le même cas.

Mais la Nécrophage avait disparu. Il ne restait plus que son odeur.

Louis se laissa tomber dans un fauteuil, devant l’écran d’une visionneuse, et ferma les yeux. Les bobines inutiles gonflaient les poches de son gilet. Je ne suis pas encore battu, se dit-il. Je pourrai peut-être retrouver le jeune homme. Peut-être pourrais-je demander à Fortaralisplyar de me lire les textes, ou d’envoyer quelqu’un. Cela coûterait plus cher, bien entendu. Tout coûte toujours plus cher. Et prend plus longtemps.

La visionneuse était grosse, encombrante, reliée au mur par un câble épais. Le fabricant ne disposait probablement pas de fil superconducteur. Louis y introduisit une bobine et fixa rageusement l’écriture dépourvue de sens. L’écran n’était pas net et la place du haut-parleur n’était pas prévue. Harkabeeparolyn avait dit la vérité.

Je n’ai pas le temps.

Louis se leva. Il n’avait plus le choix.

 

Le toit de la Bibliothèque était un grand jardin. Les chemins partaient en spirale du centre, du sommet de l’escalier. Des fleurs géantes, productrices de nectar, poussaient dans l’humus noir et riche, entre les chemins. Il y avait de petites cornes d’abondance vert foncé, dont l’intérieur était couvert de minuscules fleurs bleues, et un carré de weenies dont presque toutes les « saucisses » avaient éclaté, donnant naissance à des fleurs jaunes, et des arbres couverts de spaghetti jaune-vert.

Les couples installés sur les rares bancs ne dérangeaient pas Louis. Il vit de nombreux bibliothécaires en robe bleue ainsi qu’un bibliothécaire exceptionnellement grand, escortant un groupe bruyant de touristes appartenant au Peuple d’En Haut. Il n’y avait apparemment pas de gardiens. Aucune rampe ne permettait de quitter le toit de la Bibliothèque ; il n’y avait rien à garder, sauf si le voleur pouvait s’envoler.

Louis avait l’intention de bien mal récompenser l’hospitalité qui lui avait été accordée. Bien sûr, il avait payé cette hospitalité… Néanmoins, cela le tracassait.

Le condensateur d’eau, semblable à une voile triangulaire, se dressait sur le toit. Il s’écoulait dans un bassin en forme de croissant. Le bassin grouillait de petits Constructeurs des Villes. Louis entendit son nom se retourna juste à temps pour bloquer un ballon gonflé contre sa poitrine.

Le jeune homme brun qu’il avait rencontré dans la salle des cartes lui cria de renvoyer le ballon.

Louis hésita. L’inciter à quitter le toit ? Le toit serait bientôt un endroit dangereux. Mais le jeune homme était intelligent. Il serait peut-être assez intelligent pour déduire les implications et appeler des gardes.

Louis lui lança le ballon, lui fit signe, puis s’éloigna.

Si seulement il trouvait un moyen de vider complètement le toit !

Il n’y avait pas de balustrade, au bord du toit. Louis avança prudemment. Finalement, il contourna un bosquet de petits arbres dont le tronc ressemblait à du linge récemment essoré par torsion, et se trouva relativement isolé. Il s’adressa alors à son traducteur.

« Ultime ? »

— « Présent. Chmeee est toujours attaqué. Il a répliqué en faisant fondre un lanceur de projectiles monté sur pivot. Je ne comprends pas ses motivations. »

— « Il est probable qu’il leur montre à quel point ses moyens de défense sont efficaces. Ensuite, il négociera. »

— « Pour obtenir quoi ? »

— « Il ne le sait pas encore lui-même. Je ne crois pas qu’ils puissent faire grand-chose pour lui, à part le présenter à une ou deux femelles. Ultime, je ne peux pas effectuer la moindre recherche, ici. Je ne peux pas lire les écrans. En outre, la documentation est trop abondante. Cela me prendrait une semaine. »

— « Que pourrait faire Chmeee, en une semaine ? Je préfère ne pas le savoir. »

— « Ouais. J’ai quelques bobines. Elles nous apprendront ce que nous voulons savoir, si nous parvenons à les déchiffrer. Pourrez-vous en tirer quelque chose ? »

— « C’est peu probable. Pouvez-vous me fournir une de leurs visionneuses ? Si j’en avais une, je pourrais passer les bandes sur l’écran et les photographier à l’intention de l’ordinateur de l’Aiguille. »

— « Elles sont lourdes. Il y a de gros câbles qui…

— « Coupez les câbles. »

Louis soupira.

— « D’accord. Ensuite ? »

— « J’aperçois la ville volante, grâce à la caméra de la sonde. Je vais vous envoyer la sonde. Il vous faudra retirer le filtre à deutérium pour accéder au disque. Avez-vous une pince ? »

— « Je n’ai aucun outil. Je n’ai qu’une lampe laser. Vous me direz où couper.

— « J’espère que je ne sacrifie pas la moitié de ma réserve de carburant pour rien. Très bien. Si vous pouvez vous emparer d’une visionneuse, et si elle passe par l’ouverture, tant mieux. Sinon, apportez les bandes. Je pourrai peut-être en faire quelque chose. »

 

Debout au bord du toit de la Bibliothèque, Louis Wu regardait, en bas, le crépuscule quadrillé de la Ferme de l’Ombre. Au-delà de l’ombre, c’était le soleil de midi. Au loin s’étendaient des champs cultivés. Le fleuve décrivait une courbe, en direction de bâbord, puis disparaissait entre des montagnes basses. Derrière les montagnes, il y avait des mers, des plaines, une chaîne de montagnes minuscules, des mers plus minuscules encore, bleues dans le lointain… et, finalement, l’Arche, dressée. À demi hypnotisé, Louis attendit sous le ciel clair. Il n’y avait rien d’autre à faire. C’est à peine s’il se rendait compte que le temps passait.

La sonde tomba du ciel, soutenue par une flamme bleue. À l’endroit où les flammes presque invisibles touchèrent le toit, les plantes et la terre devinrent un brasier orange. Quelques représentants du Peuple d’En Haut, des bibliothécaires en robe bleue et des enfants mouillés se précipitèrent en hurlant vers l’escalier.

La sonde se posa dans les flammes et bascula sur le côté, ralentie par ses propulseurs de position. Il y avait de petits propulseurs tout autour de la bordure supérieure et un gros propulseur à l’arrière. Elle faisait six mètres de long et trois mètres de diamètre ; c’était un cylindre renflé, à cause des caméras et des autres instruments.

Louis attendit que l’essentiel des flammes aient disparu puis, marchant sur les cendres, se dirigea vers la sonde. Le toit était vide, autant qu’il pouvait en juger – vide, même de cadavres. Pas de morts. Bien.

Suivant les instructions de son traducteur, il coupa l’épais filtre à molécules fixé au sommet de la sonde. Finalement, il découvrit le disque marcheur. Il demanda :

« Et maintenant ? »

— « J’ai renversé le fonctionnement du disque de l’autre sonde, et j’ai retiré le filtre. Pouvez-vous vous procurer une visionneuse ? »

— « Je vais essayer. Tout ceci ne me plaît pas. »

— « Dans deux ans, cela n’aura plus la moindre importance. Je vous donne trente minutes. Ensuite, revenez avec ce que vous aurez. »

Une vingtaine de bibliothécaires avaient presque décidé de se lancer à sa poursuite, lorsque Louis apparut au sommet de l’escalier. Son heaume lui couvrait le visage. Les morceaux de métal lourd qu’ils tirèrent dans sa direction rebondirent sur son armure à impact et il descendit d’une démarche saccadée.

La fusillade diminua d’intensité, puis cessa. Ils reculèrent devant lui.

Lorsqu’ils furent assez loin, Louis coupa l’escalier juste en dessous de lui. L’escalier en spirale n’était fixé qu’en haut et en bas. Il se détendit comme un ressort, arrachant les passages conduisant aux portes. Les bibliothécaires s’y accrochèrent désespérément. Louis était maître des deux derniers étages.

Et, lorsqu’il se tourna vers la salle de lecture la plus proche, Harkabeeparolyn lui barrait le passage, une hache à la main.

« J’ai encore besoin de votre aide, » dit Louis.

Elle frappa. Louis saisit la hache au moment où elle rebondissait, à la jointure du cou et de l’épaule. Elle tira, essayant de la lui arracher.

« Regardez, » dit-il. Il dirigea le rayon laser sur le câble d’alimentation d’une visionneuse. Des flammes jaillirent du câble qui tomba, projetant des étincelles.

Harkabeeparolyn hurla :

— « Le Bâtiment de Lyar va payer cela très cher ! »

— « Je n’y peux rien. Je veux que vous m’aidiez à porter cette visionneuse sur le toit. J’ai cru qu’il me faudrait découper le mur. C’est beaucoup mieux ainsi. »

— « Je refuse ! »

Louis dirigea son rayon sur une visionneuse. Des flammes jaillirent et elle fut coupée en deux. L’odeur était horrible.

— « Quand vous voudrez. »

— « Amant des vampires ! »

La machine était lourde et Louis ne voulait pas se séparer de son laser. Il gravit l’escalier à reculons l’essentiel du poids reposait sur les bras d’Harkabeeparolyn. Il déclara :

— « Si nous la faisons tomber, il faudra aller en chercher une autre. »

— « Idiot ! Vous avez déjà… détruit le câble ! »

Il ne répondit pas.

« Pourquoi agissez-vous ainsi ? »

— « J’essaie d’empêcher le monde de frotter contre son soleil. »

Elle faillit lâcher l’appareil.

— « Mais – mais, les moteurs ! Ils ont été remontés ! »

— « Alors, vous le saviez ! C’est trop peu et trop tard. La plupart des astronefs ne sont jamais revenus. Il n’y a pas assez de moteurs. Ne vous arrêtez pas ! »

Lorsqu’ils arrivèrent sur le toit, la sonde décolla et se posa près d’eux, sur ses propulseurs de position. Louis déposa la machine. Elle n’entrerait pas. Louis serra les dents et sépara l’écran du reste de la machine. À présent, elle passerait.

Harkabeeparolyn se contenta de le regarder. Elle était trop épuisée pour parler.

L’écran entra dans le trou qui avait contenu le filtre moléculaire, puis disparut. Le reste, le mécanisme de la machine, était beaucoup plus lourd. Louis parvint à en faire passer une partie dans le trou. Il s’allongea sur le dos et poussa avec les pieds, jusqu’à ce que la machine ait entièrement disparu.

« Le Bâtiment de Lyar n’a rien à voir avec cela, » affirma-t-il, se tournant vers la bibliothécaire. « Personne ne connaissait mes intentions. Tenez. » Il posa une boule de tissu noir et terne près d’elle. « Le Bâtiment de Lyar peut vous montrer comment réparer les condensateurs d’eau et d’autres machines, grâce à ceci. La ville pourrait cesser de dépendre du Peuple des Machines. »

Elle le fixait avec des yeux emplis d’horreur. Il ne fut pas certain qu’elle avait compris.

Il entra dans la sonde les pieds les premiers.

Il entra dans la soute de l’Aiguille la tête la première.