CHAPITRE VIII
L’ANNEAU-MONDE

 

 

Vue de seize mille kilomètres au-dessus de la Terre – d’une station spatiale en orbite de deux heures, par exemple – la planète est une grosse sphère. Les royaumes du monde défilent, en bas. Des détails disparaissent derrière la courbe de l’horizon ; des reliefs, jusque-là cachés, apparaissent. La nuit, les lumières des villes délimitent les continents.

À seize kilomètres au-dessus de l’Anneau-Monde, le paysage est plat et ses royaumes sont tous visibles en même temps.

Le mur d’enceinte était fait du même matériau que l’armature inférieure de l’Anneau-Monde. Louis avait marché dessus, aux endroits où l’érosion du sol l’avait dénudé. Il était gris, translucide et terriblement glissant. Là, la surface avait été dépolie, pour permettre la traction. Mais les combinaisons pressurisées et les sacs à dos rendaient Chmeee et Louis extrêmement lourds. Ils se déplaçaient avec prudence. Ce premier pas serait un enchantement.

Au pied de mille cinq cents kilomètres de falaise vitreuse s’étendaient des couches irrégulières de nuages et des mers étendues d’eau dont la surface allait de vingt-cinq mille à cinq millions de kilomètres carrés, disséminées plus ou moins uniformément dans les terres, et reliées entre elles par des réseaux de rivières. Lorsque Louis leva la tête, la distance en réduisit la taille… les rendit indistinctes… puis invisibles, si bien que, à la limite de l’espace noir, les mers, les terres fertiles, les déserts et les nuages se mêlèrent en une mince ligne bleue.

À droite et à gauche, le spectacle était le même jusqu’au moment où une bande bleue, jaillissant de l’infini, sous l’horizon, attirait l’œil. L’Arche se dressait, s’amincissait, se courbait, bleu clair avec des taches bleu foncé, jusqu’à l’endroit où un mince ruban d’Arche disparaissait derrière le petit point brillant du soleil.

L’endroit où ils se trouvaient venait de dépasser son point le plus éloigné du soleil, mais une étoile de type Sol pouvait très bien brûler les yeux. Louis battit des paupières et secoua la tête, pris de vertige. De telles distances étaient capables de s’emparer de l’esprit, de l’emprisonner, de sorte que l’on aurait pu passer des heures et des jours à contempler l’infini. Ces distances étaient capables de ravir l’âme d’un spectateur. Qu’était un homme, face à une machine aussi gigantesque ?

Il était Louis Wu. Sur la totalité de l’Anneau-Monde, il n’y avait rien d’identique à lui. Il s’accrocha à cette idée. Oublier l’infini se concentrer sur les détails.

Puis, au-dessus de l’Arche, à quarante-cinq degrés, une tache légèrement plus bleue.

Louis augmenta le grossissement de ses lunettes. Elles se fixaient sur la vitre du casque, mais il fallait garder la tête parfaitement immobile. La tache était un océan, une ellipse qui occupait presque toute la largeur de l’Anneau-Monde, avec des archipels que l’on apercevait au travers de la couverture nuageuse.

Il trouva l’autre océan, un peu plus haut, sur l’autre branche de l’Arche. C’était une étoile à quatre branches irrégulières, parsemée d’archipels similaires composés d’îles minuscules – minuscules à cette distance, où la Terre aurait été à peine visible à l’œil nu.

Il fut à nouveau pris de vertige. Délibérément, il baissa la tête, examinant les paysages proches.

Presque au-dessous, à trois cents kilomètres, en direction de l’orient, une montagne en forme de demi-cône s’appuyait paresseusement contre le mur d’enceinte. Elle semblait étrangement géométrique. Elle était composée de couches en forme de demi-cercle : un sommet nu, couleur de poussière ; au-dessous, une bande blanche, probablement de neige et de glace ; puis du vert, descendant jusqu’aux premiers contreforts.

La montagne était totalement isolée. À l’orient, le mur d’enceinte était une falaise verticale et lisse jusqu’aux limites de la portée des lunettes – pratiquement. Si l’excroissance qu’il apercevait, à la limite même de son champ de vision, était une autre montagne semblable, elle se trouvait terriblement loin. À cette distance commençait la courbe ascendante de l’Anneau-Monde.

Il y avait une autre excroissance identique au ponant. Louis grogna. Conserver en vue d’examen ultérieur.

À bâbord (en face) et légèrement à l’orient (à droite) s’étendait une région d’un blanc étincelant, plus lumineuse que la terre, plus lumineuse que la mer. Une bande de nuit d’un bleu profond se dirigeait vers elle. Louis pensa, tout d’abord, à du sel. Elle était grande. Elle avait englouti deux douzaines de mers de l’Anneau-Monde, dont la taille variait entre celle du lac Huron à celle de la Méditerranée. Des points brillants allaient et venaient comme des rides.

« Ah, des tournesols Négrier. »

Chmeee regarda.

— « Ceux qui m’ont brûlé étaient plus nombreux. »

Les tournesols Négrier étaient aussi anciens que l’Empire Négrier, qui avait disparu depuis plus de deux milliards d’années. Apparemment, les Négriers plantaient les tournesols aux limites de deux domaines, pour en interdire l’accès. On trouvait toujours ces plantes, sur certaines planètes de l’Espace connu. Il n’était pas facile de s’en débarrasser. Il était impossible de les brûler avec un canon laser. Les fleurs argentées auraient renvoyé le rayon.

La présence des tournesols Négrier sur l’Anneau-Monde était un mystère. Mais, tandis que Parleur-Aux-Animaux survolait les terres de l’Anneau-Monde, une crevasse entre deux nuages l’avait exposé à ces plantes. Les cicatrices avaient maintenant presque disparu…

Louis augmenta le grossissement de ses lunettes. Une frontière légèrement courbe séparait le bleu-vert-brun d’un paysage terrestre de la teinte argentée de la tache des tournesols. L’extrémité de la courbe entourait la moitié d’une des grandes mers.

« Louis ? Cherchez une courte ligne noire, juste derrière les tournesols, légèrement au ponant. »

— « Je la vois. » Un trait noir, dans un paysage infini sous un soleil perpétuellement au zénith, à environ cent soixante mille kilomètres de l’endroit où ils se trouvaient. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Une immense fosse à goudron ? Non, la pétrochimie ne pouvait exister, sur l’Anneau-Monde. Une ombre ? Qu’est-ce qui pourrait projeter une ombre, dans le midi permanent de l’Anneau-Monde ?

« Chmeee, je crois que c’est une ville volante. »

— « Oui… Au pire, ce sera le siège d’une civilisation. Nous devrions consulter les habitants.

Ils avaient trouvé des bâtiments volants, dans certaines villes. Pourquoi pas une ville volante ? Bien entendu, elle serait nettement visible.

— « Il faudrait, » estima Louis, « se poser assez loin et interroger les indigènes. Je n’ai pas l’intention de me laisser surprendre par les habitants. S’ils sont capables de maintenir la ville en état de marche, ils sont peut-être agressifs. Posons-nous à la limite de la zone envahie par les tournesols, par exemple…

— « Pourquoi à cet endroit ? »

— « Les tournesols ont dû altérer l’écologie. Les indigènes ont peut-être besoin d’aide. Nous serions sûrs d’être bien accueillis. Ultime, qu’en pensez-vous ? »

Il n’y eut pas de réponse.

« Ultime ? J’appelle l’Ultime… Chmeee, je crois qu’il ne nous entend pas. Le mur d’enceinte empêche les signaux de passer. »

Chmeee dit 

— « Nous ne serons pas longtemps tranquilles. J’ai vu deux sondes, dans sa soute, derrière la navette. Elles serviront de relais au Marionnettiste. Avez-vous quelque chose à dire, pendant ce répit provisoire ? »

— « À mon avis, nous avons fait le tour du problème hier soir.

— « Pas tout à fait. Nos motivations ne sont pas tout à fait semblables, Louis. J’ai compris que vous vouliez sauver votre vie. Mais vous voulez également pouvoir disposer librement du courant. En ce qui me concerne, je veux la vie et la liberté, mais je veux également réparation. L’Ultime a enlevé un Kzin. Il faut qu’il s’en repente. »

— « J’ai le même problème. Il m’a également enlevé. »

— « Qu’est-ce que l’honneur bafoué, pour un intoxiqué au fil ? Ne vous mettez pas en travers de mon chemin, Louis. »

— « Laissez-moi vous rappeler, avec toute la prudence requise, » avança Louis, « que c’est moi qui vous ai permis de quitter l’Anneau-Monde. Sans moi, vous n’auriez pas pu ramener le Long Shot chez vous et obtenir un nom. »

— « Vous n’étiez pas drogué au courant, à cette époque. »

— « Je ne suis pas drogué au courant. Et ne me traitez pas de menteur. »

— « Je ne… »

— « Silence ! » Louis tendit le bras. Du coin de l’œil, il avait vu quelque chose bouger, devant les étoiles. Un instant plus tard, la voix de l’Ultime retentit à leurs oreilles.

— « Excusez cette interruption. Qu’avez-vous décidé de faire ? »

— « Explorer ! » fit sèchement Chmeee. Il prit la, direction de la navette.

— « Donnez-moi des détails. L’idée de risquer une de mes sondes dans le seul but de maintenir le contact ne me plaît pas. La raison d’être de ces sondes, au départ, était de fournir du carburant à l’Aiguille. »

— « Remettez votre sonde à l’abri, » répliqua Chmeee. « À notre retour, nous vous ferons un rapport complet. »

La sonde se posa sur le mur, grâce à plusieurs petits propulseurs. C’était un gros cylindre de six mètres de long. L’Ultime dit :

— « Ne soyez pas stupide. C’est mon véhicule de débarquement que vous risquez. Avez-vous l’intention de fouiller la base du mur d’enceinte ? »

Ce magnifique contralto, cette séduisante voix féminine, était celle que tout marchand marionnettiste apprenait de ses prédécesseurs. Peut-être en apprenaient-ils une autre, pour influencer les femmes. D’un point de vue masculin, cette voix faisait de l’effet, et cela mettait Louis en colère. Il dit :

— « Il y a des caméras, sur la navette, pas vrai ? Alors, regardez. »

— « J’ai votre boîte. Expliquez-vous. »

Pas plus que Louis, Chmeee ne prit la peine de répondre.

« Très bien, je laisse ouvert le disque marcheur qui relie la navette à l’Aiguille. La sonde servira de relais sur ce point également. En ce qui concerne votre boîte, Louis, vous l’aurez quand vous aurez appris à obéir. »

Voilà, se dit Louis, qui pose clairement le problème.

Chmeee releva :

— « Il est agréable de savoir qu’on peut fuir ses erreurs. Existe-t-il une limite à la portée des disques marcheurs ? »

— « Celle qu’impose l’énergie. Le système des disques marcheurs ne peut absorber qu’une quantité limitée d’énergie cinétique. Il ne doit pas y avoir la moindre vélocité relative entre la navette et l’Aiguille, au moment du passage. Et il est conseillé de rester à bâbord de l’Aiguille. »

— « Cela correspond à nos projets. »

— « Mais si vous abandonnez la navette, cela ne m’empêchera pas de contrôler votre unique moyen de quitter l’Anneau-Monde. Avez-vous bien compris, Chmeee ? Louis ? L’Anneau-Monde heurtera les carrés d’ombre dans un peu plus d’une année terrestre. »

 

Chmeee fit décoller la navette sur les répulseurs mis au point par les Marionnettistes. Une poussée du moteur à fusion monté à l’arrière éloigna l’appareil du mur.

Louis constata que voler sur des répulseurs agissant sur le matériau de construction de l’Anneau-Monde n’équivalait pas à voler sur antigravité. Repoussé à la fois par le mur d’enceinte et par le paysage, la navette décrivit une large courbe. Chmeee stoppa leur descente à soixante kilomètres.

Louis passa sur un écran une vue fournie par le télescope. Soutenue par les seuls répulseurs, au-dessus de l’essentiel de l’atmosphère, la navette était parfaitement en équilibre et complètement immobile un excellent socle de télescope.

Une terre rocheuse se lançait à l’assaut des contreforts situés à la base du mur d’enceinte. Avec le télescope réglé sur le grossissement maximal, Louis suivit lentement cette limite. Terre nue contre gris vitreux. La moindre anomalie serait facilement décelable.

« Qu’espérez-vous découvrir ? » demanda Chmeee.

Louis ne mentionna pas le Marionnettiste attentif, qui les croyait à la recherche d’un transmuteur abandonné.

— « L’équipage d’un vaisseau spatial serait sorti de la plateforme du spatioport à peu près ici. Mais je ne vois aucune masse susceptible d’être une machine abandonnée. Les objets de petite taille ne vous intéressent pas, n’est-ce pas ? Ils n’auraient abandonné aucune machine précieuse si elle n’avait pas été trop tanj grosse et, dans ce cas, ils auraient pratiquement tout laissé. »

Il arrêta le télescope.

« Que dites-vous de ça ? »

Cela se dressait à la base du mur d’enceinte et faisait quarante-cinq kilomètres de haut : un demi-cône qui semblait érodé, comme s’il était exposé au vent depuis des centaines de millions d’années. Une large bande de glace brillait sur les pentes basses. La glace était épaisse et on y distinguait les coulées caractéristiques des glaciers.

— « L’Anneau-Monde imite la topographie des planètes de type terrestre, » dit Chmeee. « D’après ce que je sais des planètes de type terrestre, cette montagne ne correspond pas au schéma. »

— « Oui. Elle n’est pas dans le ton. Les montagnes sont en chaînes et elles ne sont pas aussi régulières. Mais, vous savez, c’est encore plus étrange. Tout ce qui se trouve sur l’Anneau-Monde est en creux et en bosses. Vous souvenez-vous, lorsque nous sommes allés dessous, avec le Menteur ? Le fond des mers en bosses, des creux pour les montagnes et des crevasses pour les chaînes de montagnes, les lits des rivières comme les veines du bras d’un haltérophile ? Les deltas des fleuves eux-mêmes sont gravés dans la structure. L’Anneau-Monde n’est pas assez épais pour que le paysage puisse se former de lui-même. »

— « En outre, il n’y a pas de système tectonique susceptible de réaliser cette formation. »

— « Dans ce cas, nous aurions dû voir l’envers de cette montagne, depuis le spatioport. Je n’ai rien vu. Et vous ? »

— « Je vais approcher. »

Cela se révéla difficile. Plus la navette approchait du mur d’enceinte, plus il fallait augmenter la puissance du moteur à fusion pour la maintenir en place… ou pour prendre de l’altitude lorsque les répulseurs étaient coupés.

Ils s’arrêtèrent à quatre-vingts kilomètres, et cela leur permit d’apercevoir la ville. D’énormes roches grises jaillissaient des coulées de glace et certaines d’entre elles comportaient d’innombrables portes et fenêtres obscures. En augmentant le grossissement, ils constatèrent que les portes avaient des balcons et des auvents ; en outre, de minces ponts suspendus, par centaines, reliaient entre elles les diverses parties de la ville. Des escaliers étaient taillés dans le roc ; ils se ramifiaient en courbes étranges, s’élevant jusqu’à deux kilomètres et plus. L’un d’eux descendait jusqu’aux premiers contreforts, jusqu’aux arbres.

Au centre de la ville, une plate-forme naturelle, mi-roche mi-glace, était devenue une place publique ; la foule qui s’y trouvait ne se composait que de points dorés, à peine visibles. Vêtements dorés ou fourrure dorée ? Louis se posa la question. Un gros rocher sculpté, à l’extrémité de la place, représentait le visage poilu, joufflu et jovial d’un babouin.

Louis dit :

« N’approchons pas davantage. Nous leur ferions peur en atterrissant sur les moteurs à fusion, et il n’y a pas d’autre moyen. »

Une ville verticale de dix mille habitants, au moins. Le radar profond montra que la roche n’était pas profondément creusée. En fait, ces roches énigmatiques creusées de pièces et de salles faisaient plutôt penser à de la glace maculée.

— « Il serait certainement utile de les interroger sur leur étrange montagne ? »

— « J’aimerais leur parler, » répondit Louis, et il le pensait. « Mais regardez le spectrographe et le radar profond. Ils n’utilisent ni métal ni plastique, sans parler des cristaux. Je n’ose imaginer quel matériau a servi à la construction de ces ponts. Ce sont des primitifs. Ils croient certainement qu’ils habitent sur une montagne. »

— « Je suis d’accord. Cette ville est trop difficile d’accès. Alors, où allons-nous ? La ville volante ? »

— « Ouais, en passant par les tournesols. »

Un carré d’ombre glissait sur le disque du soleil.

Chmeee alluma le moteur arrière, accéléra jusqu’à seize mille kilomètres/heure, puis stabilisa la vitesse. Pas assez vite pour manquer les détails, mais assez vite pour les conduire, en dix heures, à leur destination. Louis examina le paysage qui défilait sous eux.

En principe, l’Anneau-Monde aurait dû être un jardin interminable. Ce n’était pas, après tout, une planète soumise aux lois naturelles de l’évolution, mais un monde fabriqué.

Ce qu’ils avaient vu, lors de leur premier séjour, ne pouvait être considéré comme représentatif. Ils étaient restés pratiquement entre deux points d’impact de météorites : l’Œil-Cyclone, fissure dans le matériau de construction de l’Anneau-Monde, par laquelle l’air s’échappait, et la région déformée, soulevée, entourant le Poing-de-Dieu. Naturellement, l’écologie avait souffert. Les courants atmosphériques soigneusement élaborés par les Ingénieurs n’existaient plus.

Mais ici ? Louis chercha en vain un Œil-Cyclone, ouragan tourné sur le flanc et aplati. Il n’y avait pas de déchirures dues aux météorites, dans cette région. Pourtant, il y avait dès déserts de la taille du Sahara et même plus grands encore. Au sommet des chaînes de montagnes, il aperçut la surface lisse et perlée du matériau de base de l’Anneau-Monde. Les vents avaient emporté la couverture rocheuse.

Les conditions atmosphériques s’étaient-elles dégradées dans de telles proportions, aussi rapidement ? Ou bien les Ingénieurs de l’Anneau-Monde aimaient-ils les déserts ? Louis comprit alors que le Centre de Réparations devait être abandonné depuis très longtemps. Le peuple d’Halrloprillalar ne l’avait peut-être jamais trouvé, après la disparition des Ingénieurs. Comme ils avaient forcément disparu, si les déductions de Louis étaient exactes.

« Il me faut trois heures de sommeil, » déclara Chmeee. « Pourrez-vous piloter la navette, en cas de problème ? »

Louis haussa les épaules.

— « Sûr, mais quel problème ? Nous sommes trop bas pour que le système de protection contre les météorites nous tire dessus. Même s’il était basé sur le mur d’enceinte, il tirerait sur des terres habitées. Il suffit de voler tranquillement. »

— « Oui. Réveillez-moi dans trois heures. » Chmeee s’enfonça dans son fauteuil et s’endormit.

Pour passer le temps, mais également pour s’instruire, Louis brancha les télescopes avant et arrière. La nuit était tombée sur la région envahie par les tournesols. Il suivit l’Arche jusqu’au Grand Océan le plus proche.

Là, à l’orient de l’océan et presque sur la ligne médiane de l’Anneau-Monde, ce faux volcan penché était le Mont du Poing-de-Dieu, au milieu d’un désert de la couleur de Mars, mais beaucoup plus étendu que Mars. À bâbord, un peu plus loin, une baie immense du Grand Océan, lui-même plus étendu que plusieurs planètes.

Lors du précédent voyage, ils avaient atteint cette baie avant de faire demi-tour.

Les îles formaient des archipels, à la surface de l’ellipse bleue. Toutefois, il y avait une île isolée, ronde, apparemment désertique. Une autre était un disque coupé en deux par un canal. Bizarre. Mais les autres étaient des îles dans un océan immense… Là, il avait découvert la carte de la Terre l’Amérique, le Groenland, l’Asie, l’Afrique, l’Australie, l’Antarctique, irradiant d’un pôle Nord d’une blancheur aveuglante, exactement comme il l’avait vue dans le château volant, il y avait bien longtemps.

S’agissait-il de cartes de mondes réels ? Prill ne le savait certainement pas. Les cartes avaient probablement été construites bien avant que son espèce soit entrée en scène.

Ils avaient laissé Teela et Chercheur dans cette région. Ils devaient toujours s’y trouver. Compte tenu de la taille de l’Anneau-Monde et de la technologie indigène, ils n’avaient sans doute pas fait beaucoup de chemin, en vingt-trois ans. Ils étaient séparés de lui par trente-cinq degrés de la courbe de l’Arche – par quatre-vingt-quatorze millions de kilomètres.

Louis n’avait pas tellement envie de retrouver Teela.

Trois heures s’étaient écoulées. Louis tendit le bras et secoua doucement Chmeee par l’épaule.

Un bras puissant jaillit. Louis recula brusquement, mais pas assez vite.

Chmeee le regarda en battant des paupières.

« Louis, il ne faut jamais me réveiller de cette manière. Voulez-vous l’autodoc ? »

Il avait trois profondes entailles, juste sous l’épaule. Il sentit le sang couler sous sa chemise.

— « Dans une minute. Regardez. » Il montra la carte de la Terre, archipel d’îles minuscules, nettement séparé des autres.

Chmeee regarda.

— « Kzin. »

— « Quoi ? »

— « Une carte de Kzin. Ici. Louis, je crois que nous avons eu tort de supposer qu’il s’agissait de cartes miniatures. Elles sont en grandeur réelle, à l’échelle 1/1. »

À huit cent mille kilomètres de la carte de la Terre, il y avait un autre archipel. Comme dans le cas de la Terre, la projection polaire déformait les océans, mais pas les continents.

— « C’est effectivement Kzin, » reconnut Louis. « Pourquoi ne l’ai-je pas vu ? Et, ce disque coupé en deux par un canal, c’est Jinx. Et le petit cercle rouge orangé doit être Mars. » Louis battit les paupières pour chasser le vertige. Sa chemise était couverte de sang. « Nous reprendrons cela plus tard. Aidez-moi à entrer dans l’autodoc. »