CHAPITRE XVIII
LA FERME DE L’OMBRE
Ils commencèrent à dépasser d’autres véhicules : boîtes grandes et petites, vitrées, comportant toutes une boîte plus petite, à l’arrière. La route devint plus large et plus lisse. Les stations de carburant étaient plus fréquentes et construites dans le style massif, géométrique, du Peuple des Machines. Les véhicules se firent de plus en plus nombreux, si bien que Vala dut ralentir. Louis eut l’impression qu’il n’allait pas passer inaperçu.
La route dépassa le sommet d’une éminence et la ville apparut. Vala joua les guides touristiques tandis qu’ils descendaient, dans une circulation de plus en plus dense.
Retour du Fleuve était née d’une rangée d’entrepôts situés sur la rive orientale du Serpent, large fleuve aux eaux brunes. Ce quartier ne comportait plus que des taudis. La ville avait traversé le fleuve grâce à plusieurs ponts, et formait un cercle dont il manquait une partie. Cette pièce manquante était l’ombre de la ville volante des Constructeurs des Villes.
Ils étaient entourés de boîtes roulantes. L’air sentait l’alcool. Vala ralentit considérablement. Louis se tassa sur lui-même. Les autres conducteurs avaient tout le temps de dévisager cet individu étrange, venu des étoiles.
Mais ils ne le faisaient pas. Louis constata qu’ils ne se regardaient pas ; ils ne semblaient voir que les autres véhicules. Et Vala prit la direction du centre de la ville.
Les immeubles étaient les uns sur les autres. Hauts de trois ou quatre étages, ils étaient étroits, collés les uns aux autres. Ils surplombaient la rue, empêchant la lumière du soleil de passer. En revanche, les bâtiments publics étaient bas, étendus et massifs, au milieu de terrains immenses. La concurrence portait sur la terre, pas sur la hauteur ne jamais se faire concurrence sur la hauteur, au pied d’une ville volante.
Vala lui montra l’école des marchands, immense complexe de prospères bâtiments de pierre. Un peu plus loin, elle lui montra une rue adjacente.
« Ma maison est par là, celle qui est en pierre rose, tu vois ? »
— « Serait-il utile d’y aller ? »
Elle secoua la tête.
— « J’y ai beaucoup réfléchi. Non. Mon père ne te croirait pas. Selon lui, les affirmations des Constructeurs des Villes ne sont que des mensonges. Je le croyais aussi mais, après ce que tu m’as raconté de cette… Halrloprillalar… »
Louis rit.
— « C’était une menteuse. Mais son peuple a effectivement gouverné l’Anneau-Monde. »
Ils quittèrent Retour du Fleuve et se dirigèrent vers bâbord. Vala parcourut plusieurs kilomètres avant de traverser le dernier pont. À la limite située à bâbord de l’ombre immense, elle quitta une route secondaire presque invisible et gara le véhicule.
Ils sortirent, dans la lumière aveuglante du soleil. Ils agirent pratiquement sans parler. Grâce à sa ceinture à répulsion, Louis souleva un gros rocher. Valavirgillin creusa un trou à l’endroit où il se trouvait. La quasi-totalité du fin tissu noir de Louis fut déposée dans le trou. La terre fut remise dessus et Louis remit le rocher en place.
Il dissimula sa ceinture à répulsion dans le sac à dos de Vala, puis chargea celui-ci sur ses épaules. Le sac contenait déjà son armure à impact, son gilet, ses lunettes, sa lampe laser et la bouteille de nectar. Il était encombrant et lourd. Louis reposa le sac et régla la ceinture à répulsion pour qu’il soit moins lourd. Il posa le traducteur juste sous le rabat et remit le sac sur son dos.
Il portait un short appartenant à Vala, attaché avec un morceau de corde. Il était trop grand. On supposerait que son visage émacié était caractéristique de sa race. Il n’avait rien d’un voyageur des espaces interstellaires, à l’exception de l’écouteur de son traducteur, il en prendrait le risque.
Il ne voyait pratiquement pas l’endroit où ils se rendaient. La journée était trop ensoleillée, l’ombre trop immense et trop obscure.
Sortant du jour, ils entrèrent dans la nuit.
Vala parut trouver son chemin sans difficulté. Louis suivit. Ses yeux s’accoutumèrent à l’obscurité et il constata qu’il y avait d’étroits chemins, entre les cultures.
La taille des champignons variait de celle d’un bouton à des formes asymétriques de la même taille que Louis Wu, avec des tiges aussi épaisses que sa poitrine. Certains avaient la forme de champignons, d’autres n’avaient aucune forme définie. Une odeur de pourriture flottait dans l’air. Les espaces séparant les bâtiments volants laissaient passer des piliers verticaux de soleil, si lumineux qu’ils semblaient denses.
Des champignons frisés, bordés de rouge, étouffaient presque complètement une plaque d’ardoise grise. Des lances médiévales étaient dressées, blanc couronné de sang. Un tronc mort était couvert de fourrure orange, jaune et noire.
Les gens étaient presque aussi divers que les champignons. Des Coureurs coupaient un gros champignon elliptique, bordé d’orange, avec une longue scie. Des personnages de petite taille, aux grosses mains et au visage large, remplissaient des paniers de petits boutons blancs. Des géants herbivores transportaient de gros paniers. Vala expliquait à voix basse.
« En général, les espèces préfèrent s’embaucher en groupes, pour réduire les risques de choc culturel. Elles sont logées à part. »
Une vingtaine de personnes étendaient de l’engrais et des ordures pourries ; Louis perçut l’odeur de très loin. Appartenaient-ils à l’espèce de Vala ? Oui, ils appartenaient au Peuple des Machines, mais deux individus armés de fusils les surveillaient.
— « Et ceux-là ? Sont-ils prisonniers ? »
— « Des prisonniers condamnés pour des délits mineurs. Pendant vingt ou cinquante falans, ils servent ainsi la société… » Elle se tut. Un gardien se dirigeait vers eux.
Il salua Vala.
— « Madame, il ne faut pas rester ici. Ces épandeurs de merde pourraient vous prendre en otage.
La voix de Vala trahit l’épuisement.
— « Ma voiture est tombée en panne. Il faut que j’aille à l’école, afin d’expliquer ce qui est arrivé. S’il vous plaît, puis-je traverser la Ferme de l’Ombre ? Nous avons tous été tués. Tués par les vampires. Il faut que je leur explique. Je vous en prie. »
Le gardien hésita.
— « Très bien. Traversez, mais acceptez une escorte. » Il émit un bref sifflement modulé, puis se tourna vers Louis. « Et toi ? »
Vala répondit à la place de Louis.
— « Je l’ai réquisitionné pour porter mon sac.
Le gardien parla lentement et distinctement.
— « Toi, accompagne madame aussi loin qu’elle le désirera, mais ne quitte pas la Ferme de l’Ombre. Ensuite, retourne à ton travail. Que faisais-tu ? »
Sans traducteur, Louis était muet. Il pensa à sa lampe laser, qui se trouvait au fond du sac. Au hasard, il montra des champignons plats, bordés de bleu, puis un traîneau chargé de plantes semblables.
« Très bien. » Le gardien regarda derrière Louis. « Ah. »
L’odeur avait déjà averti Louis. Il attendit, docile, tandis que le gardien donnait ses instructions à un couple de Nécrophages :
« Conduisez la dame et le porteur à la limite de la Ferme de l’Ombre. Protégez-les. »
En file indienne, ils suivirent les chemins, se dirigeant vers le centre de la Ferme de l’Ombre. Le Nécrophage mâle marchait devant, la femelle fermait la marche. L’odeur de pourriture devint plus intense. Des traîneaux d’engrais les croisèrent, sur d’autres chemins.
Nom de tanj ! Comment se débarrasserait-il des Nécrophages ?
Louis tourna la tête. La femelle lui sourit. L’odeur ne la gênait probablement pas. Ses dents étaient des triangles massifs, destinés à déchirer, et ses grandes oreilles étaient tendues, vigilantes. Comme son mâle, elle portait un gros sac en bandoulière et rien d’autre ; une toison épaisse recouvrait presque tout leur corps.
Ils atteignirent une large bande de terre nue. Derrière, il y avait une énorme fosse. De la brume stagnait au-dessus de la fosse, cachant l’autre bord. Un tuyau déversait les ordures dans la fosse. Louis suivit des yeux le trajet du tuyau, dans le ciel obscur.
La Nécrophage lui parla à l’oreille et Louis sursauta. Elle parlait la langue du Peuple des Machines.
« Que penserait le roi des géants s’il savait que Louis et Wu ne sont qu’une seule et même personne ? »
Louis la regarda avec stupéfaction.
« Es-tu muet, sans ta petite boîte ? Peu importe. Nous sommes à ton service. »
Le Nécrophage, lui, s’entretenait avec Valavirgillin. Elle hochait la tête. Ils quittèrent le chemin. À leur suite, Louis et la femelle contournèrent un grand carré de champignons blancs et se cachèrent de l’autre côté.
Vala était nerveuse. Peut-être supportait-elle mal l’odeur ; elle indisposait Louis.
« D’après Kyeref, ce sont des ordures fraîches. Dans un falan, elles seront prêtes, et ils déplaceront le tuyau puis emporteront l’engrais. En ce moment, personne ne vient ici. »
Elle aida Louis à se débarrasser du sac à dos et le vida. Louis tendit la main vers son traducteur (les oreilles des Nécrophages se dressèrent lorsque ses mains approchèrent de la lampe laser) et monta le volume. Il demanda :
— « Que sait le Peuple de la Nuit ? »
« Il est beaucoup mieux informé que nous le pensions. » Il eut l’impression que Vala allait continuer, mais elle n’en fit rien.
Le mâle répondit :
— « Le monde est condamné. Il sera détruit par le feu dans quelques falans. Seul Louis Wu peut nous sauver. » Il sourit, découvrant de nombreuses dents en forme de coin. Son souffle était celui d’un basilic.
— « Je me demande si vous êtes sarcastique, » dit Louis. « Me croyez-vous ? »
— « Sous la pression d’événements étranges, il arrive que les fous deviennent prophètes. Nous savons que vous avez des outils inconnus. Votre race aussi est inconnue. Mais le monde est grand et nous ne le connaissons pas entièrement. La race de votre ami à fourrure est plus étrange encore. »
— « Ce n’est pas une réponse. »
— « Sauvez-vous ! Nous n’osons pas intervenir. » Le sourire du Nécrophage s’atténua légèrement, mais ses lèvres ne se touchèrent pas. (Cela aurait nécessité un effort conscient. Ces grosses dents…) « Pourquoi votre folie nous inquiéterait-elle ? Il est rare que les activités des autres espèces influencent notre existence. À la fin, elles nous appartiennent toutes. »
— « Je me demande si vous n’êtes pas les véritables maîtres de ce monde. » Louis avait dit cela par diplomatie, puis il se demanda avec inquiétude si, au bout du compte, ce n’était pas vrai.
La femelle répondit :
— « De nombreuses espèces prétendent qu’elles dominent le monde, ou une partie du monde. Devrions-nous prétendre aux forêts du Peuple d’En Haut ? Ou bien aux sommets dépourvus d’air du Peuple des Montagnes-Déversoirs ? Et quelle espèce s’accommoderait de notre domaine ? » Elle se moquait de lui, c’était certain.
Louis dit :
— « Il existe, quelque part, un Centre de Réparations. Savez-vous où il se trouve ? »
— « Vous avez certainement raison, » répondit le mâle, « mais nous ignorons où il est. »
— Que savez-vous sur le mur d’enceinte. Et les Grands Océans ? »
— « Il y a trop de mers. Je ne sais pas desquelles vous voulez parler. Il y a eu de l’activité, sur le mur d’enceinte, avant l’apparition des grandes flammes. »
— « Vraiment ? Quel genre d’activité ? »
— « De nombreuses machines de levage ont monté du matériel au-dessus des sommets occupés par le Peuple des Montagnes-Déversoirs. Il y avait de nombreux Constructeurs des Villes et membres du Peuple des Montagnes-Déversoirs, mais aussi quelques représentants des autres espèces. Ils travaillaient sur la bordure supérieure du monde. Peut-être pouvez-vous nous dire ce que cela signifie ? »
Louis fut pris de vertige.
— « Nom de tanj ! Ils devaient… » Remonter les propulseurs de position, et il était préférable de ne pas le dire. Une telle puissance et une telle ambition, si proches, pourraient avoir une influence néfaste sur le système nerveux du Marionnettiste. « Ces informations viennent de très loin en très peu de temps. »
— « La lumière est plus rapide. Ces nouvelles affectent-elles vos prédictions relatives à la destruction ? »
— « Je ne pense pas, malheureusement. » Peut-être une équipe de réparation travaillait-elle, quelque part, mais il n’y avait pratiquement plus de propulseurs de Bussard. « Mais, sous l’effet des grandes flammes, il devrait nous rester plus que les sept ou huit falans que j’envisageais au départ. »
— « Bonne nouvelle. Qu’allez-vous faire, maintenant ? »
Pendant quelques instants, Louis fut tenté d’abandonner la ville volante et de traiter uniquement avec les Nécrophages. Mais il était allé trop loin et, après tout, il y avait des Nécrophages partout.
— « Je vais attendre la nuit et monter. Vala, ta part de tissu est dans le véhicule. Je te serais reconnaissant de ne le montrer à personne et de ne pas parler de moi pendant… disons deux rotations. Tu pourras prendre ma part dans un falan, si personne n’est venu la chercher. Et j’ai ceci. » Il caressa la poche de son gilet, où un mètre carré de superconducteur était plié dans un mouchoir.
— « Je préférerais que tu ne l’emportes pas en ville, » souligna Vala.
— « Après tout, ils croiront que c’est du tissu, sauf si je leur dis le contraire, » affirma Louis. C’était presque un mensonge. Louis avait l’intention d’utiliser le superconducteur.
Les Nécrophages le regardèrent fixement, tandis qu’il quittait le short – ajoutant ce détail à sa description, probablement, dans l’espoir de déterminer la région d’origine de son espèce. Il enfila son armure à impact.
La femelle demanda soudain :
— « Comment as-tu persuadé la femme du Peuple des Machines de ton équilibre mental ? »
Vala le leur expliqua tandis que Louis mettait le gilet, les lunettes, puis glissait la lampe laser dans une poche. Les Nécrophages perdirent presque leur sourire. La femelle demanda alors :
« Peux-tu sauver le monde ? »
« Ne comptez pas sur moi. Essayez de trouver le Centre de Réparations. Passez le mot. Essayez d’interroger les Bandersnatchi – les gros animaux qui habitent le grand marais situé à l’orient.
— « Nous les connaissons.
— « Bien. Vala… »
— « Maintenant, je vais aller raconter comment mes compagnons sont morts. Nous ne nous reverrons peut-être pas, Louis. » Valavirgillin ramassa son sac et s’éloigna rapidement.
— « Nous devrions l’escorter, » dit la femme nécrophage. Ils s’en allèrent.
Ils ne lui avaient pas souhaité bonne chance. Pourquoi ? Compte tenu de leur mode de vie… Peut-être étaient-ils tous fatalistes. La chance n’avait aucun sens pour eux.
Louis scruta le ciel. Il fut tenté de partir immédiatement. Il valait mieux attendre la nuit. Il s’adressa au traducteur.
« Ultime, m’entendez-vous ? »
Apparemment, ce n’était pas le cas.
Louis s’allongea sous un grand champignon. L’air semblait plus propre, près du sol. Il but pensivement à la bouteille de carburant et de nectar, laissée par Vala.
Qui étaient les Nécrophages ? Du point de vue écologique, leur position était sûre. Pourquoi avaient-ils conservé leur intelligence. En quoi l’intelligence leur était-elle nécessaire ? Peut-être devaient-ils se battre, de temps en temps, pour conserver leurs prérogatives ? Ou bien pour se faire respecter ? En outre, se conformer aux rites funéraires d’un millier de religions devait exiger une aptitude exceptionnelle à l’expression orale.
Mais, surtout, en quoi pouvaient-ils l’aider ? Existait-il une enclave nécrophagique, quelque part, où le secret de la drogue de longévité n’était pas perdu ? Laquelle, par hypothèse, venait de l’arbre-de-vie pak…
Chaque chose en son temps. D’abord la ville.
Les piliers de lumière s’atténuèrent, puis disparurent. D’autres lumières apparurent, dans le ciel solide des centaines de fenêtres allumées. Il n’y en avait aucune, directement au-dessus de lui. Qui accepterait d’habiter au-dessus du dépôt d’ordures ? (Quelqu’un de trop pauvre pour payer l’éclairage ?)
La Ferme de l’Ombre semblait déserte. Louis n’entendait que le vent. Montant sur un champignon, il aperçut, au loin, des fenêtres éclairées d’une lumière tremblotante les logements des ouvriers, en dehors du périmètre.
Louis manœuvra la commande d’ascension de sa ceinture à répulsion et prit de l’altitude.