CHAPITRE XIII
ORIGINES

 

 

La navette était à huit kilomètres d’altitude, volant juste au-dessous de la vitesse du son.

Vingt mille kilomètres ne représentaient pas une grande distance, pour la navette. La prudence de Louis irritait le Kzin.

« Dans deux heures, nous pourrions descendre dans la ville flottante, ou bien y arriver par le dessous ! Dans une heure même, sans forcer ! »

— « Sûr. Il faudrait sortir de l’atmosphère et pousser le moteur à fusion au maximum, mais c’est sûr. Vous souvenez-vous comment nous avons atteint la prison volante d’Halrloprillalar ? La tête en bas, après que les moteurs de nos cycloplanes eurent grillé ? »

La queue de Chmeee frappa le dossier de son siège. Il se souvenait.

« Il ne faut pas que nous soyons repérés par de vieilles machines. Apparemment, la bactérie qui s’attaque aux superconducteurs n’a pas tout détruit. »

Les prairies cédèrent la place à des champs cultivés, puis à une jungle aquatique. L’eau, entre les arbres en fleur, réfléchissait le soleil vertical.

Louis se sentait magnifiquement bien. Il ne voulait pas reconnaître la futilité de sa guerre contre les tournesols. Il avait réussi. Il s’était imposé une tâche ; il l’avait menée à bien avec intelligence et grâce au seul matériel disponible.

Le marécage semblait interminable. À un moment donné, Chmeee montra une petite ville. Elle n’était pas nettement visible, car les bâtiments baignaient dans l’eau tandis que les lianes et les arbres s’efforçaient de les abattre. Le style architectural était étrange. Les murs, les toits et les portes étaient proéminents, de sorte que les rues étaient très étroites. Elle n’avait pas été construite par le peuple d’Halrloprillalar.

Au milieu de la journée, la navette avait parcouru plus de chemin que Ginjerofer ou le roi des géants en parcourraient jamais dans toute leur vie. Louis avait été stupide d’interroger les primitifs. Ils Vivaient trop loin de la ville volante.

L’Ultime appela.

Ce jour-là, sa crinière était un arc-en-ciel tressé de bandes de couleurs fondamentales. Derrière lui, des Marionnettistes apparaissaient et disparaissaient le long des lignes de disques marcheurs, s’agglutinaient devant les vitrines, se bousculaient sans s’excuser et sans en prendre ombrage, le tout dans un murmure musical où prédominaient les flûtes et les clarinettes : la langue des Marionnettistes. L’Ultime demanda :

« Qu’avez-vous appris ? »

— « Pas grand-chose, » répondit Chmeee. « Nous avons perdu notre temps. Il s’est certainement produit une grosse explosion solaire, il y a dix-sept falans – environ trois ans et demi – mais ce n’est qu’une hypothèse. Les carrés d’ombre se sont refermés, afin de protéger la surface. Leur système de guidage doit fonctionner indépendamment de celui de l’Anneau-Monde. »

— « Nous sommes arrivés à la même conclusion. Quoi d’autre ? »

— « Le Centre de Réparations hypothétique de Louis ne fonctionne probablement pas. Le marécage que nous survolons n’existait pas à l’origine. Je suppose qu’un fleuve important a été envahi par la vase, bloquant l’évacuation du trop-plein d’une mer. Nous avons rencontré plusieurs espèces d’hominidés, certaines intelligentes, d’autres pas. De ceux qui ont construit l’Anneau-Monde, nous n’avons pas trouvé la moindre trace, sauf s’il s’agissait des ancêtres d’Halrloprillalar. Je suis porté à croire qu’il s’agissait effectivement d’eux. »

Louis ouvrit la bouche… et regarda l’endroit où sa jambe, soudain, lui faisait mal. Il constata que les griffes du Kzin étaient posées sur sa cuisse. Il ferma la bouche. Chmeee poursuivit :

« Nous n’avons rencontré aucun représentant de l’espèce d’Halrloprillalar. Peut-être n’a-t-elle jamais constitué une population dense. Nous avons entendu parler d’une autre race : le Peuple des Machines, qui est peut-être en passe de la remplacer. Nous sommes à la recherche de ce peuple. »

— « Le Centre de Réparations est inactif, oui, » fit l’Ultime avec brusquerie. « J’ai obtenu de nombreuses informations. J’ai envoyé une sonde… »

— « Vous avez deux sondes, » fit remarquer Chmeee. « Utilisez-les. »

« J’en garde une en réserve, pour remplir les réservoirs de l’Aiguille, Avec l’autre, j’ai percé le secret des montagnes-déversoirs. Regardez… »

Une vue prise par la sonde apparut sur l’écran d’extrême droite. L’appareil suivait le mur à grande vitesse ; il dépassa quelque chose, trop rapidement pour que les détails soient perceptibles ; il ralentit, fit demi-tour, revint en arrière.

« Louis m’a conseillé d’explorer le mur d’enceinte. La sonde venait tout juste de commencer son processus de décélération lorsqu’elle a trouvé ceci. Je me suis dit que cela justifiait un examen plus approfondi. »

Il y avait une protubérance, sur le mur d’enceinte – un tube passait par-dessus le sommet. Il était moulé, pressé contre le mur d’enceinte et constitué de scrith translucide et gris. La sonde approcha, pointant la caméra sur l’entrée d’un tube de quatre cents mètres de diamètre.

« L’Anneau-Monde, pour l’essentiel, trahit une approche basée sur la force brutale, » disait l’Ultime. La sonde suivait le tube, au sommet du mur, puis elle descendit le long de la face extérieure, jusqu’à l’endroit où le tube disparaissait dans la mousse solidifiée qui formait l’écran de protection contre les météorites du dessous de l’Anneau-Monde.

— « Je vois, » dit Louis. « Et il ne fonctionnait pas ? »

— « Non. J’ai tenté de suivre le tube et j’ai obtenu quelques résultats. »

La scène changea brusquement. Il n’y eut plus, sur l’écran, qu’un mouvement rapide et noir, tandis que la sonde s’éloignait nettement de l’Anneau-Monde. En haut, dans la lumière infrarouge, défilait l’envers du paysage. La sonde ralentit, s’arrêta, monta.

Lorsqu’une météorite touchait l’Anneau-Monde, elle venait forcément de l’espace interstellaire ; et elle s’écrasait avec cette vélocité, plus la vitesse de l’Anneau-Monde lui-même, de mille deux cent cinquante kilomètres/seconde. Une météorite s’était abattue à cet endroit. Le nuage de plasma avait profondément entaillé le fond d’une mer, sur plusieurs centaines de kilomètres, vaporisant la mousse protectrice. Au fond de la tranchée, on apercevait un tube de plusieurs dizaines de mètres de diamètre. Il conduisait au fond de la mer.

— « Un système de recyclage, » murmura Louis.

Le Marionnettiste précisa :

« À défaut d’un système capable de contrebalancer l’érosion, il suffirait de quelques milliers d’années pour que la totalité du sol de l’Anneau-Monde se retrouve au fond des mers. Je suppose que les tubes partent du fond des mers, suivent l’envers de la structure et franchissent finalement le mur d’enceinte. Ils déposent le limon provenant du fond des mers sur les montagnes-déversoirs. Il est probable que l’essentiel de l’eau s’évapore, dans le quasi-vide du sommet, à quarante-cinq kilomètres d’altitude. Progressivement, la montagne s’effondre sous son propre poids. Les matériaux, emportés par les vents et les rivières, regagnent l’intérieur. »

Chmeee dit :

— « Simples suppositions, mais plausibles. Ultime, où se trouve actuellement votre sonde ? »

— « J’ai l’intention de lui faire quitter le dessous de l’Anneau-Monde et de la réintroduire dans le système de transport de l’enceinte. »

— « Très bien. La sonde dispose-t-elle d’un radar profond ? »

— « Oui, mais sa portée est limitée. »

— « Passez les montagnes-déversoirs au radar profond. Les montagnes-déversoirs sont… à trente ou quarante mille kilomètres l’une de l’autre ? Par conséquent, il devrait y avoir environ cinquante mille montagnes-déversoirs, le long des deux murs d’enceinte. Quelques-unes d’entre elles pourraient bien cacher le Centre de Réparations. »

— « Mais pourquoi le Centre de Réparations serait-il caché ? »

Chmeee poussa une exclamation malsonnante.

— « Et si les races dominées se révoltaient ? Et s’il y avait une invasion ? Le Centre de Réparations est forcément caché, et fortifié également. Fouillez toutes les montagnes-déversoirs. »

— « Très bien, je vais examiner le mur de tribord en une rotation de l’Anneau-Monde. »

— « Ensuite, examinez l’autre mur. »

Louis ajouta :

— « Et laissez les caméras branchées. Nous n’avons pas encore trouvé les propulseurs de position… bien qu’il y ait probablement un autre système. »

L’Ultime coupa la communication. Louis se tourna vers la fenêtre. Elle retenait son attention depuis le début de la conversation une ligne pâle qui suivait le bord du marécage, plus droite qu’une rivière. Finalement, il tendit le bras vers deux petits points noirs, à peine visibles, qui s’y déplaçaient.

« À mon avis, il faut voir cela de plus près. Pourquoi ne pas descendre ? »

C’était une route. À trente mètres d’altitude, la surface paraissait raboteuse et pierreuse fleuve de pierres blanches. Louis dit :

« Le Peuple des Machines, je présume. Suivons-nous ces véhicules ? »

— « Attendons d’être plus près de la ville volante. »

Il semblait stupide de renoncer à l’occasion qui se présentait, mais Louis n’osa pas s’y opposer. La tension du Kzin était tellement intense qu’elle était perceptible.

La route contournait les zones basses et envahies par l’eau. Elle paraissait en bon état. Chmeee la suivit à faible vitesse, à trente mètres d’altitude.

À un moment donné, ils dépassèrent quelques bâtiments, dont le plus gros semblait être une usine chimique. Ils aperçurent plusieurs véhicules rectangulaires, sur la route. Ils ne furent repérés qu’une seule fois. Un véhicule s’arrêta brusquement, des silhouettes humanoïdes en bondirent, coururent en cercle, puis sortirent des bâtons qu’ils pointèrent sur la navette. Quelques instants plus tard, elles avaient disparu.

Il y avait des formes énormes et pâles, dans la jungle inondée. Il ne pouvait pas s’agir de rochers polis par les glaciers ; pas dans cette région. Louis se demanda s’il s’agissait de champignons géants. Il cessa de se poser des questions lorsqu’il en vit un bouger. Il voulut le montrer à Chmeee. Le Kzin ne prit pas la peine de répondre.

La route tourna vers le ponant à l’approche d’une chaîne de montagnes escarpées ; elle suivit les crevasses naturelles, au lieu de se frayer son propre chemin puis, après une courbe à droite, elle rejoignit le bord du marécage.

Mais Chmeee vira à gauche et accéléra. La navette suivit le versant des montagnes orienté à bâbord, poussée par une colonne de feu. Avec brusquerie, le Kzin fit demi-tour, freina et posa la navette au pied d’une falaise de granit. Il dit :

« Sortons. »

L’armature de scrith des montagnes empêcherait les micros de l’Ultime de fonctionner ; toutefois ils seraient plus en sécurité à l’extérieur de la navette. Louis suivit le Kzin.

La journée était claire et ensoleillée – trop claire, du fait que cette partie de l’Anneau-Monde était à proximité de son point le plus proche du soleil. Il y avait un vent fort et chaud. Le Kzin demanda :

« Louis, aviez-vous l’intention de dire à l’Ultime qui sont les Ingénieurs de l’Anneau-Monde ? »

— « Probablement. Pourquoi pas ? »

— « Je suppose que nous sommes parvenus à la même conclusion. »

— « J’en doute. Comment un Kzin connaîtrait-il les protecteurs Pak ? »

— « Je connais tout ce qui se trouve dans les archives du Smithsonian Institute, le peu qu’il y a. J’ai étudié le témoignage du mineur de la ceinture d’astéroïdes, Jack Brennan, ainsi que les holos des restes momifiés de Phssthpok, l’extra-terrestre, et de la soute de son vaisseau. »

— « Chmeee, comment avez-vous mis la main sur ces documents ? »

— « Est-ce important ? J’étais diplomate. L’existence du Pak est un secret patriarcal depuis des générations, mais tout Kzin susceptible d’entretenir des relations avec les Humains doit étudier ces documents. Nous nous renseignons sur nos ennemis. Je connais peut-être mieux vos origines que vous-même. Et je pense que l’Anneau-Monde a été construit par les Pak. »

Six cents ans avant la naissance de Louis Wu, un protecteur Pak arriva dans le Système Solaire, en mission de secours. C’est grâce à ce Phssthpok, par l’intermédiaire de Jack Brennan, que les annalistes apprirent le reste de l’histoire.

Les Pak étaient originaires d’une planète du noyau de la Galaxie. Leur existence se déroulait en trois étapes : enfant, reproducteur, protecteur. Les adultes, ou reproducteurs, étaient juste assez intelligents pour donner des coups de bâton ou lancer des pierres.

Parvenus à l’âge mûr, lorsqu’ils y arrivaient, les reproducteurs Pak ne pouvaient s’empêcher d’absorber une plante qui s’appelait : l’arbre-de-vie. Un virus symbiotique, contenu dans cette plante, provoquait la transformation. Le reproducteur perdait ses gonades et ses dents. Son crâne et son cerveau grossissaient, conférant aux muscles un meilleur bras de levier, ce qui augmentait leur puissance. Un cœur à deux chambres se formait dans le bas-ventre.

Phssthpok était à la recherche d’un vaisseau pak qui s’était posé sur la Terre deux millions d’années plus tôt.

Les Pak étaient perpétuellement en guerre. Les colonies installées sur les planètes du noyau de la Galaxie avaient toujours été détruites par des vagues postérieures de vaisseaux. Peut-être était-ce la raison pour laquelle ce vaisseau était allé si loin.

La colonie était nombreuse, bien équipée et dirigée par des êtres plus résistants et plus intelligents que les Humains. Néanmoins, elle avait échoué. L’arbre-de-vie poussait dans le sol terrestre, mais ce n’était pas le cas du virus. Les protecteurs moururent, laissant la population de reproducteurs se débrouiller seule… et laissant également l’enregistrement d’un appel à l’aide qui avait finalement atteint la planète d’origine des Pak, située à trente mille années-lumière de la Terre.

Phssthpok découvrit ces enregistrements dans une ancienne bibliothèque pak. Et Phssthpok parcourut trente mille années-lumière, tout seul, dans un vaisseau moins rapide que la lumière, à la recherche du Système Solaire. Les moyens de construire ce vaisseau, en ce qui concerne le savoir, les esprits et les matériaux, Phssthpok les avait conquis par la force. Ses soutes étaient pleines de racines et de graines d’arbre-de-vie, ainsi que de sacs d’oxyde de thallium. Ses recherches avaient mis en évidence la nécessité de cet engrais étrange.

Peut-être aurait-il pu prévoir que les reproducteurs auraient muté.

Parmi les Pak, un mutant n’avait pas la moindre chance. Si l’odeur des enfants déplaisait à leurs ancêtres protecteurs, ceux-ci les tuaient. Sur Terre – peut-être Phssthpok avait-il envisagé un faible taux de mutation, compte tenu du fait que la planète était très éloignée de l’intensité sauvage des rayons cosmiques émis par les soleils du noyau. Peut-être prit-il le risque.

Les reproducteurs avaient muté. À l’époque de Phssthpok, ils ne ressemblaient plus guère aux reproducteurs Pak… à l’exception de quelques transformations intervenant à l’âge mûr, lorsque les femelles cessaient de produire des œufs, époque à laquelle les deux sexes avaient la peau ridée, perdaient des dents, avaient les articulations enflées, éprouvaient une nervosité et une insatisfaction qui étaient les seuls vestiges du désir de manger l’arbre-de-vie. Plus tard, les attaques cardiaques résultaient de l’absence du second cœur.

Phssthpok n’en sut rien. Il mourut pratiquement sans souffrir, sans se douter que ceux qu’il avait l’intention de secourir étaient devenus des monstres et n’avaient absolument pas besoin de lui.

Telle fut l’histoire que Jack Brennan raconta aux représentants des Nations Unies, avant de disparaître. Mais Phssthpok était mort, à cette époque, et le témoignage de Jack Brennan était sujet à caution. Il avait mangé l’arbre-de-vie. Il était devenu monstrueux ; sa boîte crânienne, en particulier, avait grossi et changé de forme. En outre, il était peut-être devenu fou.

On aurait dit qu’un chargement d’épinards en branches avait été déversé sur cette étendue rocheuse. Des bandes de verdure, douce au toucher, poussaient aux endroits où la terre s’était accumulée entre les rochers. Des nuages d’insectes bourdonnaient à la hauteur de leurs chevilles, ne montant jamais à plus de quelques centimètres du sol.

« Les protecteurs Pak, » dit Louis. « C’est ce que je pensais, mais j’ai eu du mal à m’en convaincre. »

Chmeee souligna :

— « Les combinaisons spatiales et l’armure du géant herbivore ont leur apparence physique des humanoïdes aux articulations enflées et au visage saillant. En outre, il y a d’autres preuves. Nous avons rencontré de nombreux hominidés, tous différents. Ils descendent forcément d’un ancêtre commun, votre ancêtre : le reproducteur Pak. »

— « Sûr. Et cela explique également la mort de Prill.

— « Vraiment ? »

— « L’épice survolteuse est conçue en fonction du métabolisme de l’homo sapiens. Halrloprillalar ne pouvait l’assimiler.

Elle avait sa drogue de longévité personnelle, qui pouvait être utilisée par de nombreuses espèces. Je me suis dit que le peuple de Prill la fabriquait peut-être à partir de l’arbre-de-vie. »

— « Pourquoi ? »

— « Eh bien, les protecteurs vivaient des milliers d’années. Un élément de l’arbre-de-vie, ou bien une dose infime, pourrait être à l’origine d’une partie de la transformation et avoir cet effet sur les hominidés. Et, selon l’Ultime, la réserve de Prill a été volée. »

Chmeee hocha la tête.

— « Je m’en souviens. L’équipage d’un appareil d’exploitation minière des astéroïdes monta à bord du vaisseau spatial abandonné par le Pak. Le doyen de l’équipage perçut le parfum de l’arbre-de-vie et devint fou. Il mangea plus que son estomac ne pouvait contenir et mourut. Ses camarades n’ont pas pu l’en empêcher. »

— « Ouais. Maintenant, est-ce trop s’avancer que de supposer que la même chose est arrivée à un assistant de laboratoire des Nations Unies ? Prill entre dans le bâtiment avec sa bouteille de drogue de longévité provenant de l’Anneau-Monde. Les Nations Unies veulent un échantillon. Un jeune à peine assez âgé pour prendre sa première dose d’épice survolteuse – quarante ou quarante-cinq ans – ouvre la fiole. Son compte-gouttes est prêt. Il sent le parfum. Il boit le tout. »

Chmeee battait de la queue.

— « Je n’irai pas jusqu’à dire que j’aimais Halrloprillalar. Néanmoins, c’était une alliée. »

— « Je l’aimais bien. »

Le vent chaud, chargé de poussière, soufflait. Louis se sentait pris par le temps. Ils n’auraient plus l’occasion de parler sans être entendus. La sonde qui servait de relais entre la navette et l’Aiguille serait bientôt trop haut, sur l’Arche, pour que leur stratagème puisse se poursuivre.

« Pouvez-vous réfléchir comme le ferait un Pak, Chmeee ? »

— « Je peux essayer. »

— « Ils ont mis des cartes dans les Grands Océans. Au lieu de reconstituer Kzin, Down, Mars et Jinx, pouvez-vous me dire pourquoi les protecteurs Pak ne se sont pas contentés d’exterminer les Kzinti, les Grogs, les Martiens et les Bandersnatchi ? »

— « Uurrr. Pourquoi pas ? Selon Brennan, les Pak n’hésitaient pas à détruire d’autres espèces. »

Chmeee fit quelques pas, songeur, puis il reprit :

« Peut-être pensaient-ils qu’ils seraient suivis. S’ils avaient perdu une guerre et se croyaient poursuivis par les vainqueurs ? Du point de vue d’un Pak, une douzaine de planètes brûlées dans un rayon de douze années-lumière pourraient indiquer la présence d’autres Pak. »

— « Mmmmm… Peut-être. Maintenant, dites-moi pourquoi ils auraient construit un Anneau-Monde ? Comment pensaient-ils pouvoir le défendre ? »

— « Je ne chercherais pas à défendre une structure aussi vulnérable. Nous trouverons peut-être. Je me demande également pourquoi les Pak sont venus dans cette région de l’espace. Coïncidence ? »

— « Non ! Trop loin.

— « Alors ? »

— « Oh… il y a bien une hypothèse. Supposez que de nombreux Pak aient voulu fuir aussi vite et aussi loin que possible. Disons, encore une fois, qu’ils ont perdu une guerre. Qu’ils ont été chassés de la planète Pak. Eh bien, les bras galactiques ne présentaient aucun risque et les itinéraires étaient connus. La première expédition, celle qui a colonisé la Terre, est arrivée dans le Système Solaire sans avoir rencontré de dangers insurmontables. Elle a envoyé des indications. Ainsi, les vaincus ont suivi. Et puis ils se sont installés à bonne distance du Système Solaire. »

Chmeee réfléchit. Finalement, il dit :

— « Quelles que soient les circonstances qui les ont conduits ici, les Pak étaient intelligents, belliqueux et xénophobes. Cela n’est pas sans conséquence. L’arme qui a vaporisé la moitié du Menteur, cette arme que Teela et vous teniez absolument à considérer comme un système de protection contre les météorites, était presque sûrement programmée pour tirer sur les vaisseaux désireux de se poser. Elle tirera sur l’Aiguille Brûlante de l’investigation ou sur la navette, si elle en a l’occasion. En outre, il ne faut pas que l’Ultime sache qui a construit l’Anneau-Monde. »

Louis secoua la tête.

— « Ils ont certainement disparu depuis longtemps. Selon Brennan, l’unique préoccupation du protecteur est la protection de ses descendants. Ils n’auraient pas laissé les mutations se développer. Ils n’auraient jamais laissé l’Anneau-Monde se décentrer par rapport à son soleil. »

— « Louis… »

— « En fait, ils ont probablement disparu depuis des centaines de milliers d’années. Il faut tenir compte de la variété des hominidés que nous avons rencontrés. »

— « À mon avis, ce serait plutôt des millions d’années. Ils ont dû partir peu après que le premier vaisseau eut appelé à l’aide, et mourir peu après avoir terminé la structure. Autrement, comment toutes ces variétés auraient-elles eu le temps de se développer ? Mais… »

— « Chmeee, écoutez : admettons qu’ils aient terminé l’Anneau-Monde il y a seulement un demi-million d’années. Supposons que les reproducteurs aient mis un quart de million d’années à coloniser l’ensemble des terres, les protecteurs ne combattant pas parce que le territoire est virtuellement illimité. Ensuite, les protecteurs meurent.

— « De quoi ? »

— « Informations insuffisantes.

— « Concédé. Alors ? »

— « Disons que les protecteurs sont morts il y a un quart de million d’années. Cela donne aux reproducteurs un dixième du temps nécessaire à l’évolution de l’Homme sur Terre. Un dixième du temps et de nombreuses carences écologiques, parce que les protecteurs n’ont pas introduit de prédateurs susceptibles de s’attaquer aux reproducteurs, et une population de base de billions d’individus.

« Comprenez-vous ? Sur Terre, il y avait environ un demi-million de reproducteurs, à la mort des protecteurs. Sur l’Anneau-Monde, trois millions de fois le même espace et tout le temps de coloniser, avant la disparition des protecteurs. Les mutants ont pu imposer leur loi. »

— « Je ne crois pas que vous ayez raison, » dit tranquillement Chmeee. « Je suis persuadé qu’un élément vous échappe. J’admets que les protecteurs ont presque sûrement disparu. Presque sûrement. Qu’arrivera-t-il si l’Ultime apprend que l’Anneau-Monde leur appartenait, que c’était leur patrie ? »

— « Oops. Il s’enfuira. Avec ou sans nous. »

— « Officiellement, nous n’avons pas percé le secret de la construction de l’Anneau-Monde. D’accord ? »

— « Ouais. »

— « Cherchons-nous toujours le Centre de Réparations ? Pour vous, l’odeur de l’arbre-de-vie pourrait être mortelle. Vous êtes trop âgé pour devenir un protecteur. »

— « Je n’en ai pas envie. Y a-t-il un spectroscope, sur la navette ? »

— « Oui. »

— « L’arbre-de-vie ne se développe pas correctement sans un engrais l’oxyde de thallium. Le thallium doit être plus répandu dans le noyau de la Galaxie que dans nos régions. Dans les endroits où vivaient les protecteurs, nous trouverons de l’oxyde de thallium. C’est grâce à lui que nous découvrirons le Centre de Réparations. Nous mettrons nos combinaisons pour entrer, si nous arrivons jusque-là. »