21-Feu d'Enfer
Frannie
Je m'éveille en hoquetant, et des bras robustes m'enlacent par-derrière, me pressant contre un corps ferme.
—Luc, je murmure.
Mais avant même d'avoir prononcé son nom, je sais que ce n'est pas lui, à cause de mon cauchemar... Et ce n'est pas de la cannelle que je hume. La senteur qui imprègne l'air tel un nuage à la dérive, c'est celle de la neige estivale de Gabe.
Je vis ça toutes les nuits depuis trois semaines.
— Ça va, Frannie. C'est moi. Je suis là.
Comme d'habitude, la terreur commence à se dissiper telle la brume sous l'effet d'une brise, et je me serre contre mon ange. Mais il ne peut rien faire pour combler le creux douloureux que j'ai dans la poitrine.
—Merci.
Il écarte mes cheveux de mon visage avec son doigt et m'embrasse sur l'oreille.
Je roule sur le dos et me plonge dans ses yeux bleus dont l'éclat est visible dans la pénombre de ma chambre.
—Est-ce que ça va s'arrêter un jour ?
— Ça finira par aller mieux.
Je me complais dans ce mensonge, parce que ça ne risque pas d'aggraver beaucoup la situation, et parce que Gabe ignore qu'il me ment.
—Je trouve que tout part en vrille. Taylor sort avec un démon, et elle ne veut même pas me parler. Matt est parti. Et Luc...
Je grimace, et un gémissement peiné monte au fond de moi. Seigneur ! tout ce que je vois quand je pense à lui, c'est Lili couchée dans son lit, et ça me fait mal.
A la faveur d'un pâle rayon argenté, je vois Gabe se rembrunir.
—Je vais la retrouver, Frannie. Je ne la laisserai plus te faire du mal.
J'ai conscience que c'est Lilith qu'il évoque ; il se sent coupable, et je déteste ça. Il n'est pas responsable de ce qui est arrivé. Mais je n'ai pas envie de penser à elle dans l'immédiat.
— Qu'est-ce qu'on peut faire concernant le marquage de Taylor ? je demande en contemplant le plafond.
—On trouvera bien quelque chose.
Je me serre contre lui et me laisse submerger par le calme qu'il me procure, tout en tâchant de mettre mon cerveau en veille. Je me sens toujours mieux en présence de Gabe, et plus nous sommes près l'un de l'autre, plus je sens sa paix et son amour. On dirait qu'il en est pétri. En repensant à notre baiser, j'ai le cœur qui se met à battre plus fort; jamais je n'avais connu une sensation de paix si tangible.
Il se raidit entre mes bras et je me rends compte qu'une fois encore mes pensées m'ont trahie.
—Ne t'en fais pas, dis-je avec un pauvre sourire. Je ne vais pas te manger.
—Frannie, tu sais que je ferais n'importe quoi pour toi, mais dans l'immédiat ce «n'importe quoi» implique que je garde mes ailes. Sans elles, je ne te servirais à rien, répond-il tristement. Mais j'ai énormément de mal à résister à ton Emprise... d'autant que je n'en ai pas vraiment envie.
—Alors, tu aimerais que je bride mes émotions.
—Ça m'aiderait, avoue-t-il en posant la tête sur l'oreiller.
— Dans ce cas, tu ne devrais peut-être pas passer tant de temps dans mon lit, je lui fais remarquer en m'écartant de lui.
Un rai de lune frôle ses traits, donnant l'impression qu'il luit. Ou peut-être que c'est vraiment le cas.
—Mais ça me plaît, d'être ici, dit-il avec un petit rire.
À l'idée qu'il puisse s'en aller, j'étouffe, frappée de plein fouet par le désespoir.
—Très bien. Reste.
—Toujours. (Il ferme mes paupières.) Endors-toi. À l'abri dans ses bras, je mets malgré tout un long moment à m'assoupir.
La sonnerie du téléphone posé sur ma table de chevet me réveille en sursaut. Sur l'écran, le sourire de Riley.
—Je passe te chercher dans une heure, me dit-elle quand je prends l'appel.
— Pour quoi faire ?
—Tu m'accompagnes à Boston. J'ai une réunion d'orientation à la fac. Taylor était censée m'accompagner, mais...
—Elle sèche la réunion ?
Mon moral me tombe dans les chaussettes. Tay était tellement excitée à l'idée d'aller à la fac! Si, même ça, ça ne suffit plus à éveiller son intérêt...
Riley hésite avant de répondre.
—Elle a tout plaqué, dit-elle en soupirant. Alors, tu vas venir avec moi ?
—Oh ! Ry, je suis vraiment pas d'attaque.
— Il faut que tu sortes de chez toi, et je n'ai pas envie d'aller là-bas toute seule.
— Où est passé Trevor ?
—Ils font un truc en famille, explique-t-elle après avoir marqué une pause.
—Un truc en famille? (Je m'assois dans le lit et entortille le drap autour de moi.) Avec Taylor?
—Pour Taylor, en fait. Ils font intervenir le conseiller qu'ils ont commencé à voir après que son père... enfin, tu vois.
Les Stevens ont connu des moments vraiment difficiles. La tentative de suicide de M. Stevens, et maintenant ça... Mais, rien qu'en apprenant que Taylor va recevoir de l'aide, je me sens de meilleure humeur. Peut-être que, si elle redevient elle-même, elle se décidera à éviter Marc, et je pourrai l'y aider.
—Tu l'as vue?
— Seulement une ou deux fois. Elle n'est presque jamais chez elle.
— De quoi elle a l'air?
Cette fois, j'entends Riley renifler avant de me répondre.
— Elle a une tête à faire peur. Vraiment. (Elle renifle de nouveau et s'éclaircit la voix.) Bon, je passe te prendre dans une heure.
Luc
L'employé, calé au fond de son siège, les pieds sur son bureau, est plongé dans une bande dessinée. De l'autre main, il tient un Big Mac dont la sauce (une édition limitée) dégouline sur sa chemise déjà tachée. La calvitie le guette. Je patiente de mon côté de la réception pendant une bonne minute sans obtenir de réaction, puis je toussote pour attirer son attention.
L'homme sort le nez de son bouquin.
—Vous partez?
—Chambre6, dis-je en plaquant une liasse de billets sur le comptoir. Je reste une semaine de plus.
Il se lève et, en partant, je le vois du coin de l'œil empocher l'argent.
Une fois dans la rue, je flâne sans but précis, anonyme parmi les personnes qui se rendent au travail et parmi les touristes. C'est la première fois depuis trois semaines que j'éprouve l'envie de m'aventurer au-delà de la supérette qui se trouve sur le trottoir en face de l'hôtel. J'ai surtout passé mon temps dans l'atmosphère confinée de la chambre, à examiner le plafond et à trembler, allongé sur un matelas dur comme de la pierre, avec la sensation d'être un drogué en pleine crise de manque, tellement je me faisais violence pour résister à l'impulsion qui me dictait de regagner Haden. Pour retrouver Frannie, ma came.
Mais impossible pour moi de retourner là-bas. Toute cette histoire était un mensonge, une belle illusion. J'ai beau ardemment désirer être avec elle, je ne peux pas être celui dont elle a besoin.
Au moins, mon Bouclier semble toujours intact. La dernière fois que j'ai vu Rhenorian, il était dans sa Lincoln, garée devant la bibliothèque. C'était il y a trois semaines, juste avant que je présente ma démission à Mavis et que je file sans demander mon reste. Le lendemain de...
Mon ventre se noue douloureusement.
Au moins, Gabriel est revenu. Je suis parti aussitôt après m'en être assuré. Frannie est en sécurité, et elle le restera tant que l'ange sera à son côté et que moi je n'y serai pas. S'il y a bien une chose dont je suis certain, c'est que Gabriel se montrera beaucoup plus consciencieux que Matt.
Je marche dans un brouillard, me faufilant entre les chapelets de piétons peuplant les rues moites de Boston en ce jour d'été. Je ne sais pas trop où je vais, et je m'en fiche un peu. Je me concentre sur le reste de mon plan. Si je ne peux pas m'approcher de Frannie, en revanche rien ne m'empêche de continuer à l'aider. Vu que
Gabriel veille sur elle, j'ai le champ libre pour débusquer Lilith... A condition de trouver un moyen de l'arrêter.
Je finis par acheter un hot-dog à un marchand ambulant, près du stade de base-bail de Fenway Park, et je le grignote distraitement tout en poursuivant mon chemin, même si je n'ai pas faim.
En passant devant un kiosque à journaux, plusieurs manchettes attirent mon attention. Recrudescence des violences et victimes supplémentaires au Moyen-Orient ; essai nucléaire en Corée du Nord. La situation dégénère plus vite que nous l'avions espéré.
Je sursaute en me rendant compte que je viens, avec ce « nous », de m'associer aux démons, et j'essaie de me persuader que la perspective d'un désastre imminent ne m'a pas procuré un frisson d'excitation.
Me détournant des titres de presse, je commence à rebrousser chemin jusqu'à l'hôtel.
Et je marque un temps d'arrêt.
Frannie et Riley sont en train de sortir de la station Kenmorc Square.
Éprouvant un léger vertige, je m'adosse contre l'immeuble de brique le plus proche, et consacre quelques instants à reprendre possession de mes moyens. Ensuite, je me tourne de nouveau vers la bouche du métro.
Elles ont disparu.
L'espace d'un instant, la panique me cloue sur place, et puis je force mes pieds à bouger. J'avance jusqu'à l'angle du pâté de maisons aussi vite que mes jambes flageolantes me le permettent, et je regarde au coin de la rue. Je pousse un soupir de soulagement en voyant les deux filles s'éloigner lentement. Riley a le bras passé autour de Frannie, comme si elle avait besoin de la soutenir.
C'est stupide... et dangereux. Si je me suis interdit de retourner à Haden, c'est pour une bonne raison.
Mais mon corps refuse de laisser la raison prendre l'ascendant sur lui. Je leur emboîte le pas en restant à bonne distance d'elles. La rue est suffisamment fréquentée pour qu'il m'arrive de les perdre de vue momentanément et, lorsque ça se produit, mon angoisse me pousse à accélérer l'allure, à combler la distance qui me sépare d'elles. Et plus je me rapproche, plus je la sens... cette électricité brûlante qui joue sous ma peau.
Elles finissent par ralentir puis par s'arrêter devant l'entrée d'un Starbucks. Je me coule derrière une colonne de brique à quelques pas de là et les épie prudemment.
—Je te retrouve ici après la réunion d'orientation, dit Riley.
Elle a les mains posées sur les épaules de Frannie, qui se trouve dos à moi, et lui parle à quelques centimètres du visage, comme si elle craignait que Frannie n'entende pas ce qu'elle raconte.
— Ça va aller ?
Frannie acquiesce d'un signe de tête.
Riley lui presse affectueusement la main avant de s'éloigner. Frannie reste longtemps là sans bouger, et je dois lutter pour ne pas céder à l'envie de l'aborder. Un groupe d'hommes d'affaires pass à côté d'elle en entrant dans le Starbucks, et elle les suit.
J'attends pendant quelques minutes, aux prises avec ce qu'il me reste de bon sens. Je devrais tourner les talons. Ce serait la meilleure chose à faire pour la protéger. C'est ce que je ferais si j'étais futé.
Mais, Satan miséricordieux, je dois voir son visage. Pour m'assurer qu'elle va bien.
Lorsqu'un nouveau groupe de personnes entre dans le café, je me joins à elles.
Frannie est assise à l'une des tables du fond devant un café fumant qu'elle ne boit pas, et il est évident qu'elle ne va pas bien du tout. J'emplis mes poumons pour résister à la pression qui tente de me broyer la poitrine ; mon cœur cherche à s'effondrer en lui-même.
Elle a les joues creusées, et son regard vide est perdu dans le lointain. Rien n'anime son beau visage tragique.
Trois semaines se sont écoulées, et elle est toujours hantée par ce que j'ai fait. Par ma trahison.
Pétrifié par la culpabilité, je dois produire un effort pour tenir debout, si bien que je ne m'en rends compte que trop tard. Elle a abandonné son café et se dirige droit sur moi, précédée d'une odeur de goudron ; le signe de son désespoir.
Est-ce quelle m'a vu ?
Catastrophé, je me matérialise dans le couloir, derrière elle. Elle hésite durant une fraction de seconde, puis accélère l'allure et sort du café.
C'est là que je tombe des nues. Je me suis déplacé grâce à mon pouvoir.
Envahi à mon tour par un désespoir qui me coupe le souffle, je prends conscience de ce que ça implique. De tout ce que ça implique. Je me laisse choir contre le mur pour ne pas tomber à la renverse, et y appuie ma nuque, cherchant à absorber un air dont je n'ai pas besoin.
Frannie ne veut vraiment plus de moi. Dans le cas contraire, je serais resté humain. Or je ne le suis clairement plus. Tous les indices que je refusais de voir et tentais de rationaliser existaient bel et bien, en réalité. Je suis redevenu un démon.
Trois semaines. Ça a pris seulement trois semaines.
Sachant ça, je n'ai qu'une seule option. Je regarde Frannie s'éloigner. Je me redresse mais, juste au moment où je m'apprête à me transporter jusqu'à l'hôtel, je perçois un bourdonnement. Une main se pose sur mon épaule. Puis mon sixième sens cesse de m'asticoter, et Gabriel disparaît.
J'accroche le panneau « Ne pas déranger » à la porte de ma chambre exiguë, plongée dans l'obscurité, avant de tirer le verrou. L'odeur de tabac froid et d'humidité couvre un fumet plus acre qui m'enfonce dans les abîmes du désespoir. J'allume le poste de radio minable qui est posé sur la table de chevet afin d'avoir un bruit de fond, et je me laisse choir sur le lit dur comme du bois.
Je garde les yeux rivés sur le plafond couleur de fromage blanc pendant... des heures ? des jours ? Je n'en ai pas la moindre idée.
Personne n'est venu me demander une rallonge, alors ça ne doit pas faire plus d'une semaine.
J'ai envie de mourir. Pourquoi les démons ne le peuvent-ils pas ?
J'envisage la possibilité de me transporter dans le néant-l'équivalent démoniaque du suicide- lorsque l'odeur acre du soufre m'emplit les narines. Je me relève aussitôt.
— Depuis combien de temps tu n'as pas bougé, Lucifer? J'attends devant ta porte depuis des jours...
Les yeux rouges de Rhen luisent dans la pénombre. Il s'appuie contre le mur, dans un coin de la chambre, les chevilles croisées et les mains dans les poches de son jean.
Je reprends ma position initiale.
—Tu as répondu tout seul à ta question. Je croyais t'avoir semé. Comment tu m'as trouvé ?
— Ce Bouclier céleste ridicule te cache toi, pas ton pouvoir, imbécile. Quand tu t'en es servi, tous les démons à la ronde l'ont senti. C'est moi qui étais le plus près, c'est tout. (Il m'adresse un sourire sarcastique.) J'ai fini par comprendre comment tu fonctionnes. Je me suis dit que tu ne t'éloignerais pas trop de ton humaine.
Parfait. Mon pouvoir est au ras des pâquerettes et, à la seconde où je le solliciterai, je serai fichu. C'est triste à dire, mais je savais que Rhen était là. J'ai capté le fil de ses pensées, exactement comme au bon vieux temps. J'espérais que c'était le fruit de mon imagination, mais non. L'infernal lien psychique est rétabli.
Rhen se redresse nonchalamment et se poste près du lit.
— Ça n'a plus d'importance, maintenant, mais comment elle a fait ?
Je sursaute en entendant ce « elle ». Il a pigé.
—De quoi tu parles ?
—Tu étais humain. Là, tu ne l'es plus. Comment elle fait ?
—C'est pas elle.
Il me relève sans ménagement en tirant mon tee-shirt, et me plaque contre le mur.
—Ne me mens pas.
—Je ne mens pas, dis-je sans aucune sincérité. (Je me masse la nuque.) Elle n'a rien à voir là-dedans. C'était l'ange. Les yeux de Rhenorian rougeoient.
—Il prétend que non.
J'ai soudain froid, malgré ma chaleur démoniaque. Est-ce que Matt est en Enfer? Travaille-t-il pour eux... rectification: pour nous ? Si c'est le cas, Frannie court un danger encore plus grand que ce que je pensais.
—Et tu l'as cru?
—Les anges ne peuvent pas mentir.
Et c'est là que la vérité me frappe. Matt s'est acoquiné avec Rhen...
—... avant sa chute, dis-je, achevant tout haut ma réflexion. La poigne de Rhen accentue sa pression, et un sourire naît lentement sur ses lèvres.
— Disons que ce n'était pas un de tes plus grands fans. Matt voulait se débarrasser de moi à tout prix. Ça m'attriste plus que ça me met en colère.
— Bon, peu importe. (Il me lâche.) Maintenant, plus rien ne t'empêche de retourner en Enfer avec moi. C'est grave, Lucifer. Tu ne t es pas contenté de merder. Tu as trahi.
—Je sais.
Les mains en l'air, comme un criminel qui se rend, j'avance d'un pas.
—Tu ne vas pas te battre? demande-t-il, ses traits déformés par une grimace
Je ne suis pas très surpris. Rhen est une créature née du courroux, après tout. Normal qu'il soit déçu de ne pas avoir l'occasion d'en découdre avec moi.
—Diable, qu'est-ce qui t'est arrivé ?
L'image de Frannie vient danser devant mes yeux. Tout...
—Rien.
—Alors tu acceptes de venir avec moi, pas de chichis ?
Sur le mur, le visage de Frannie se dissipe. Elle ne veut pas de moi. Même si c'est le résultat que j'escomptais, ça me fait l'effet d'un coup de poignard dans mon cœur de soufre.
Je ne peux peut-être pas me suicider, mais je connais une excellente solution de rechange.
—Allons-y.
L’enfer n'a pas changé, mais moi, oui. « Démon je suis, démon je resterai », j'avais l'habitude de plaisanter. J'avais tort. Et ce n'est absolument pas drôle.
Tout, dans cet endroit qui a été mon foyer pendant sept mille ans, me répugne ; je déteste ce que je suis et regrette amèrement ma vie avec Frannie. Mais ce n'était pas moi. Ce n'était pas réel. Et pas la peine d'espérer pouvoir un jour revenir en arrière.
Rhenorian m'a amené directement au bord du Brasier. Je suis enchaîné, sous ma forme humaine, à un poteau de bois calciné, les bras au-dessus de la tête. À perte de vue s'étend une mer de visages. Mes frères démoniaques me dévorent de leurs yeux souvent malveillants et toujours rougeoyants. Ils attendent avec impatience que le spectacle commence.
— Il y a du monde, je marmonne sous cape.
— C'est un Diktat, m'indique Rhenorian, qui se tient à distance respectable de moi.
Mon ventre se crispe. Un Diktat. Les légions infernales sont réunies au grand complet. On entend m'exposer en public, m'ériger en exemple. Aucune chance que je sois jugé et exécuté rapidement, donc.
Mais pourquoi? A supposer que mes congénères aient la possibilité de s'engager sur la voie que j'ai empruntée, lequel pourrait bien être tenté de le faire ? L'île Flamme, surmontée de la masse noire et imposante du Pandémonium, s'élève des remous orange et or du Lac de Feu. Alors, comme si, en prêtant attention à Son château, je L'avais invoqué, le roi Lucifer apparaît sous Sa forme humaine : yeux verts et luisants nichés dans un visage aux traits forts et anguleux, haute et puissante carrure drapée d'une longue robe rouge. Le portrait tout craché de Zeus.
Rhenorian bat en retraite et se fond dans la masse des démons tandis que le roi, s approchant à moins de cinquante centimètres de moi, plonge Son regard dans le mien. Je serre les dents si fort que j'en sens une craquer, et je m'efforce de ne pas laisser mon expression trahir la douleur que je ressens tandis que Son pouvoir me fouaille, traquant les derniers vestiges de mon humanité. Lorsqu'il m'accorde un répit, je souffle par saccades l'air de mes poumons.
— Louable effort de ta part, Lucifer, me concède-t-Il avec un atroce rictus. Tu ne devais pas être très à ton aise.
Crispant de nouveau les mâchoires, je regarde droit devant moi sans répondre.
Il adresse un signal à la foule, et trois sinistres démons - nul doute qu'ils font partie de la Sécurité placée sous les ordres de Rhenorian- se détachent de la masse des badauds avides de divertissement. Deux d'entre eux sont armés d'une corsèque et le troisième est muni d'un chat à neuf queues. Derrière eux, dans le velours des ombres mouvantes, je distingue autre chose ; c'est plus une présence qu'une véritable silhouette. Quoi que ça puisse être, ça semble exister aux marges de la perception. Le phénomène fluctue en chatoiements successifs, tantôt flous tantôt très distincts, et je finis par me convaincre qu'il ne s'agit que d'un jeu de lumière, d'une illusion. Mais alors les démons s'écartent et quelque chose s'avance, j'entraperçois un être d'une noirceur infinie, qui semble dévorer toute lumière aux alentours.
Se postant près du roi, le mage prend consistance ; tout, chez lui, a l'obscurité d'un gouffre, à l'exception de ses yeux rouges. Ses longs membres semblent n'avoir d'autre utilité que d'être plantés dans son corps tordu évoquant une brindille. Les mages évoluent entre le conscient et l'inconscient, et ils ne peuvent se manifester physiquement qu'en présence de leur créateur, Lucifer.
S'il a fait appel à l'un d'eux, ça ne peut signifier qu'une chose. Je me blinde mentalement et efface de ma mémoire tout ce qui a trait à Frannie. Je me concentre sur les souvenirs de la période précédente, lorsque j'ignorais jusqu'à son existence, et prie pour que ça suffise à la protéger.
Le roi esquisse un sourire triste.
— Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. (Il porte un long doigt à Ses lèvres et les tapote d'un air songeur.) D'ailleurs, rien n'est encore perdu.
Reculant, Il entreprend de faire le tour du poteau auquel je suis enchaîné, puis avance vers moi, le visage à quelques centimètres à peine du mien.
—Si tu me révèles ce que je veux savoir, reprend-Il calmement, la voix légèrement rauque, je n'aurai pas besoin d'envoyer quelqu'un explorer ceci. (Son doigt, appuyé contre ma tempe, me roussit les cheveux.) C'est maintenant ou jamais. Prends ta décision.
M'armant de détermination, je soutiens Son regard.
Enfin, au bout de ce qui me semble une éternité, Il pousse un soupir navré.
— D'une façon ou d'une autre, j'arriverai à mes fins. (Il décrit un nouveau tour complet autour de moi.) Je ne comprends pas pourquoi tu veux t'infliger un tel traitement, dit-Il, m'indiquant le mage.
Un sourire mauvais fend le visage noir et anguleux de la créature, dévoilant une armée de crocs rouges lorsqu'elle tend la main vers moi. Je grogne sous l'effort que je produis pour tenter de l'empêcher d'entrer. C'est peine perdue. Je sens le mage s'immiscer dans ma tête, fouiller dans mes pensées et dans mes souvenirs, et je sais qui il y cherche. Je fais de mon mieux pour me focaliser sur n'importe quoi sauf sur Frannie, remontant jusqu'à l'époque très ancienne où je surveillais les Portes avec le Mâtin Barghest. Je me concentre de toutes mes forces sur ces images. Mais celle de Barghest m'évoque le jour où il a secouru Frannie, aux prises avec Béhérit. Je fais tout mon possible, mais plus je m'évertue à chasser son souvenir, plus elle s'ancre en moi.
La partie est aussitôt perdue. Je perçois la satisfaction du mage à l'instant où le contact se produit. Accablé, je comprends ce que ça signifie. Il a extrait Frannie de mes pensées et s'est introduit dans les siennes. Un mage est l'incarnation démoniaque d'un cauchemar. Il hantera ses songes et, par leur intermédiaire, lui montrera des choses. Ils sont aussi la fenêtre qui lui permettra d'entrer dans son monde. Il l'y verra évoluer, saura ce qu'elle y fait. Pire encore, tant qu'il se trouvera dans sa tête, Lucifer pourra l'y rejoindre.
Non!
Je redouble d'efforts pour chasser la créature, mais elle est toujours logée dans mon esprit lorsque, de sa main griffue, elle fend lentement l'air pour me labourer le torse, m'infligeant quatre entailles cuisantes qui réduisent mon tee-shirt en lambeaux. Je me mords la langue et mes traits se crispent de douleur. Je sais que ce n'est pas réel, que tout se déroule dans mon esprit, et je ne cesse d'ailleurs pas de me le répéter. Mais tout semble tellement vrai... Le sourire dément du mage, qui va s'élargissant, me prouve qu'il s'amuse fort de ma vaine résistance.
Lucifer, après m'avoir de nouveau tourné autour, braque sur moi Son regard inquisiteur.
—Ton cas est absolument unique. Tu me comprends, j'en suis sûr.
Alors c'est ça. Je vais lui servir de cobaye. Il va consciencieusement me tailler en pièces, tant mentalement que physiquement, à la fois pour trouver des réponses et pour montrer à toutes les créatures de l'Enfer quel sort II réserve aux traîtres. Il fera d'une pierre deux coups.
Soudain, Il fond une nouvelle fois sur moi, et je me raidis pour supporter la douleur qui va à coup sûr s'abattre sur moi. Mais II se contente de me souffler Son haleine dans l'oreille.
—Je sais qui elle est, et je vais m'emparer d'elle, Lucifer. Elle était mienne au Commencement, et elle m'appartiendra de nouveau. Tu ne peux rien pour m'en empêcher.
« Elle était mienne au Commencement. » Qu'est-ce que ça signifie ? Une terreur glacée s'infiltre en moi, et mon cœur de soufre s'effrite en mille particules.
—Transforme-toi, Lucifer, me commande-t-Il, de noires idées plein les yeux.
Je n'ai encore jamais été en mesure de désobéir à un ordre direct de Sa part, mais je me surprends à résister. Au fond de moi, je n'ai pas envie de revêtir ma forme démoniaque. Je sens mes jambes faiblir lorsque je trouve la source de ma réticence. Parce qu'il s'agit de Frannie ; je la porte dans mon cœur. Nous faisons partie l'un de l'autre, et je répugne à la laisser partir.
Voilà la personne que j'ai envie d'être. Celle que j'étais quand je fréquentais Frannie. Si je m'enlève cette enveloppe, celle que je portais en sa présence pour la toucher, que se passera-t-il ? Et si les souvenirs de ma vie avec elle étaient enfermés dans ma forme humaine ? Si je m'en dépouille, il se peut que j'oublie définitivement ces instants de ma vie. Ils disparaîtront, et je suis terrifié à l'idée que je ne les récupérerai peut-être jamais. Ces moments sont la seule chose qui rend mon existence tolérable.
— Non.
C'est la stupeur générale chez les laquais diaboliques, et le roi Lui-même semble incrédule. Une seconde après, mille éclairs me pourfendent. Lorsque enfin la salve s'arrête, je m'affaisse au bout de ma chaise en poussant un cri. Des chuchotements parcourent l'assemblée.
La forme humaine de Lucifer se déchire, et Le voilà devant moi dans toute Sa gloire infernale. Il me transperce de Ses yeux ardents, dont le vert tranche sur la peau plus noire que noire de Son visage anguleux. Mon cœur de soufre bat la chamade lorsqu'il déploie Ses ailes semblables à celles d'une chauve-souris, nous enveloppant dans un cocon noir et parcheminé qui occulte tout, les sons comme la lumière. La malveillance qui émane de Lui me submerge, je me noie dans un flot d'idées sinistres et de dépravation.
— Qu'est-ce que tu as dit ? chuinte-t-Il.
Je creuse au fond de moi pour y trouver de nouveau Frannie ; ma force.
—Non. J'ai dit non.
Cette fois, la puissance qu'il libère est insupportable. Un feu infernal me frappe de plein fouet, détruisant tout sur son passage. Le dernier son que j'entends avant que tout se fonde dans la noirceur de mon calvaire est celui de mon propre hurlement.