13-Beautés diaboliques

Luc

Matt m'a semblé prendre sa mission plus à cœur, ces trois derniers jours. J'ai demandé à Frannie de le tester, de l'appeler un peu n'importe quand, et il a toujours répondu présent. Ce matin, je ne suis pas trop inquiet. Frannie est à la messe avec sa famille, et il y a peu de chances que Rhenorian, ou même un autre démon, entrent dans l'église. Ce n'est pas que les bondieuseries nous foutent les jetons. Simplement, il est beaucoup trop difficile de résister à l'envie d'éclater de rire. Pas l'idéal quand on cherche à se fondre dans la masse.

On frappe, et je me prends à espérer que Frannie a zappé l'office. Mais c'est Lili, munie d'un bol à céréales blanc, que je découvre sur le palier.

Salut. Je suis à court de lait, du coup mes Miel Pops font la gueule. Je peux t'en piquer ? 

Pas de problème, dis-je en ouvrant grand la porte. 

Lili se faufile sous mon bras, et je referme derrière elle.

Merci. Je crève la dalle, et j'ai que des Miel Pops à me mettre uns la dent. Carrément pathétique, non ? 

Je lui montre le contenu de mon réfrigérateur : une bouteille de lait presque vide, une demi-plaquette de beurre, un carton privé de li majorité de ses douze œufs d'origine, une part esseulée de pizza au pepperoni négligemment enveloppée dans de la cellophane, ainsi qu'une boîte à emporter estampillée La Maison de bambou de Ming et contenant Dieu sait quoi. 

— Pas tant que ça, dis-je avec un sourire, qu'elle me rend. 

Et, pour la première fois, je remarque qu'elle est assez séduisante, en fait. Ce matin, ses cheveux sont ramenés en arrière, si bien que je distingue vraiment ses traits. Même sans maquillage, ils sont peaux et réguliers.

— Prends donc un bol et deux cuillères, me dit-elle. J'ai des Miel Pops à plus savoir quoi en faire. 

Elle part en courant, laissant la porte ouverte. Au bout d'une minute, elle revient avec un paquet de céréales au miel de marque distributeur. Je me sors un bol, et elle me sert avant de partager équitablement les derniers centilitres de lait.

S'asseyant en face de moi, elle enlève son sweat gris extra-large, lin dessous, elle porte un short en jean délavé ainsi qu'un débardeur blanc, décolleté et presque transparent, qui laisse entrevoir son soutien-gorge noir.

Bon, bah, waou !

C'est nouveau ? 

Ouais, répond-elle avec un sourire timide. Frannie m'a aidée à dénicher des trucs pas chers. 

Je ne me serais jamais douté qu'elle cachait un tel corps sous toutes les fripes qu'elle porte d'habitude. Un coude sur la table, elle appuie son menton dans sa main, ce qui accentue son décolleté que je me surprends à mater. Je me force à examiner plutôt les boules jaunes flottant dans mon bol. Je nage en pleine confusion, mes pensées sont complètement embrouillées.

Elle est dans le coin ? 

— Qui ça ? 

— Frannie. 

Au son de sa voix, je comprends qu'elle sourit, mais je ne me résous pas pour autant à relever la tête.

L'église. Elle est à l'église. (Je m'éclaircis la voix.) Alors, quand commencent les cours ? 

Je regarde l'extrémité de ma cuillère faire remuer les boules jaunes l'une après l'autre.

— Dans six semaines. D'ici là, si j'ai de la chance, j'aurai suffisamment économisé sur ma paie du supermarché pour pouvoir m'acheter les bouquins. 

Bonne chance. Frannie commence à peu près à la même date. On part à L.A. dans un mois. 

C'est le grand saut. Tu as hâte d'y être ? 

Je me débrouille pour scotcher mes yeux au visage de Lili.

Ça nous fera du bien de passer à autre chose, ailleurs. 

Ses doigts quittent sa joue pour se poser sur la bretelle de son soutien-gorge, qui pointe sous celle du débardeur.

À un moment, on a tous besoin de ça, dit-elle tout bas, avec douceur. 

J'approuve d'un « mmh» en reportant mon attention sur mes céréales. J'enfourne une grosse cuillerée.

— Qu'est-ce que tu feras, une fois à L.A. ? 

Je sais pas encore bien, je réponds entre deux bouchées. Peut-être chercher un boulot.  

—Du genre... 

— Bonne question. 

— Tu devrais tenter le mannequinat. Les grosses agences sont à New York, mais il y en a aussi quelques-unes de bonnes à L.A. 

Je ris.

Tu crois que je plaisante? demande-t-elle en haussant les sourcils. 

— Oui. 

— Eh bien, non. Les femmes bavent devant les mecs comme loi, ténébreux et respirant le danger. 

Elle, elle n'est pas mal non plus. Nos regards se croisent lorsque je lève la tête, et une sensation primitive naît en moi. Je lis sur ses traits quelque chose qui ne devrait pas s'y trouver.

— On verra ça, dis-je en allant poser mon bol dans l'évier. 

Je le rince consciencieusement en faisant le vide dans mon esprit, n'y laissant que l'image de Frannie. Une fois que j'ai retrouvé mes moyens, je m'écarte du plan de travail et me tourne vers Lili.

Je dois partir à la bibliothèque. 

Merci pour le lait, répond-elle en se levant. 

Elle veut ramasser son bol mais le fait tomber. Le lait gicle et les Miel Pops s'éparpillent par terre.

Merde ! 

Elle se penche et commence à ramasser des poignées de céréales pour les remettre dans le bol. Muni d'une poignée de feuilles d essuie-tout, je m'accroupis près d'elle pour éponger le lait. Sa main frôle la mienne, me donnant le frisson. Je fais comme si je ne venais pas de ressentir une bouffée de désir charnel d'une intensité inédite.

— Désolée, susurre-t-elle. 

— Pas de souci. Je gère, dis-je en lui adressant un geste de la main. 

Mais je suis incapable de la regarder.

Si tu veux t'occuper après le boulot, je serai dans le coin, ajoute-t-elle, s'arrêtant sur le seuil avant de s'en aller. 

Elle referme la porte derrière elle, et moi j'en reste comme deux ronds de flan. Planté là, le souffle court, j'essaie de comprendre ce qui a bien pu se passer.

Frannie

Ce mec est à tomber par terre, dit Taylor, appliquant du gloss par petites touches sur ses lèvres gonflées. 

Elle a l'air un brin extatique. C'est bien la première fois que je la vois comme ça.

— On s'est vus tous les soirs depuis jeudi, poursuit-elle, et hier, à l'arrière de son corbillard, il m'... 

Un peu de retenue, Tay, dis-je, l'interrompant d'un geste. Tu ne crois pas que les choses vont peut-être un peu vite ? 

Par miroir interposé, elle m'inflige le regard mauvais qui est sa marque de fabrique.

Je veux dire, tu viens juste de le rencontrer. 

Elle range le gloss dans son sac et fait volte-face, les poings sur les hanches.

Tu peux causer. Il y a pas si longtemps, c'est deux mecs canons que tu te faisais. 

J'ai le cœur qui fait des ratés en pensant à Gabe, et je baisse les yeux.

— C'était différent... 

Seulement parce qu'ils étaient deux. Ce qui fait que tu es deux fois pire que moi. 

... et on faisait que s'embrasser. Un sourire aguichant étire ses lèvres.  

—Mais ça a changé... Mes joues s'échauffent insidieusement.  

—Je le savais ! jubile-t-elle. 

Secouant la tête, je me laisse choir sur ma chaise de bureau.

Alors, comment c'était, la soirée où tu as emmené Lili ? je demande, avec moitié moins d'agressivité que je l'espérais. 

Elle se laisse tomber sur mes oreillers d'un air enjoué.

Extra, dit-elle, toute jouasse. (Puis elle se renfrogne.) Jusqu'à ce que Lili me kidnappe. 

Et elle est venue accompagnée, c'est ça? j'ajoute, curieuse malgré moi. 

Ouais. Carrément sexy, lui aussi. Les cheveux blond foncé, ondulés comme les tiens mais en plus courts, et des yeux bleus magnifiques. Je crois bien que Lili a des vues sur lui. 

L'idée que la timide Lili ait des vues sur quelqu'un me fait sourire.

Comment il s'appelle ?  

—Matt. 

J'en reste coite. Bordel de merde ! Il peut y en avoir combien, des Matt qui me ressemblent et que Lili connaît ?

—Ah oui?

Je me rends à l'évidence ; Luc avait raison. Matt était en train de faire la fête avec Taylor et Lili pendant que Rhenorian me harcelait juste devant chez moi.

Taylor perçoit mon trouble.

—Tu le connais?

— Ouais. C'est un ami de Luc. (Ainsi que mon frère et ange gardien mais, ça, je le passe sous silence.) Il les a présentés. 

— Hum, j'aurais bien jeté mon dévolu sur lui s'il y avait pas eu Marc, mais bon... Tu as vu Marc. Il est vraiment à croquer. 

Elle s'assoit en haussant les sourcils d'un air suggestif.

—Et il embrasse bien, à voir ta bouche, lui fais-je remarquer, railleuse.

Ses yeux pétillent.

— Il est très doué avec la sienne, déclare-t-elle, une moue sensuelle sur ses lèvres enflées. 

Je l'arrête de nouveau en levant la main.

—Alors, vous vous revoyez quand ?

— Ce soir, à La Crique. 

C'est OK si on vient, Luc et moi ? 

Rien qu'une seconde, je la sens méfiante.

D'ac. Pourquoi pas. Tu vas retrouver Luc, là? 

— Non. Il est à la bibliothèque ce matin, et ensuite il me retrouve chez papi. 

Tu peux me déposer quelque part? demande-t-elle en se décalant jusqu'au bord du lit.  

—Chez Luc? 

— Chez Lili. 

Oh ! Vous allez faire quoi ? 

Elle se laisse retomber à plat dos sur le matelas.

Juste passer le temps. 

J'attends qu'elle m'invite à l'accompagner, mais ce n'est manifestement pas près d'arriver.

Prends le bus, dis-je avec aigreur. 

Elle roule sur le côté et se redresse sur un coude.

C'est quoi ton problème ? Tu vas chez ton grand-père. C'est ce que tu viens de dire. 

Je sais pas. J'ai dû croire qu'on passerait du temps ensemble. 

— Bah oui. Et ensuite je vais voir Lili. 

Parfait. (Je souffle, agacée.) La sortie, c'est pat là. 

Elle se lève, me fusille du regard et sort son portable de sa poche. Moi, je lui tourne le dos, attrape un livre au hasard sur ma pile et contemple les lignes sans les voir. Taylor part comme une furie. Mais, avant que la porte se referme sur elle, je l'entends parler.

— Hey, Ry. Faut que tu me déposes chez Lili. 

Luc

C'est toujours calme à la bibliothèque, le dimanche. Je suis en train de finir ce que j'ai à faire et m'apprête à rejoindre Frannie chez son grand-père lorsque, levant les yeux de l'écran, je vois Taylor et Lili pousser la porte avec nonchalance.

Taylor sourit en constatant mon étonnement. Elle n'est pas une lectrice assidue.

Je me focalise sur elle, étant donné que Lili est toujours vêtue de son débardeur et de son short. Je me lève du bureau et vais à leur rencontre sous le regard réprobateur de Mavis.

Mesdemoiselles. 

Coucou, Luc, me salue Taylor en s'approchant trop près de moi, comme d'habitude. Sur quoi tu bosses ? 

J'entre les nouveautés dans le catalogue, dis-je en indiquant l'ordinateur. Je peux vous aider à trouver quelque chose ? 

Non, merci, répond Taylor en donnant un petit coup de coude à Lili. On vient juste vérifier une théorie qu'a Lili. 

— Une théorie? je demande, ma curiosité aiguisée. 

— C'est rien, réplique Lili. (Passant son bras sous celui de Taylor, elle l'entraîne vers les ordinateurs destinés au public.) On peut trouver toutes seules ce dont on a besoin. 

À plus, dit Taylor en se tordant le cou pour me décocher un grand sourire. 

Elles consultent le catalogue pendant plusieurs minutes, serrées l'une contre l'autre, avant de disparaître au milieu des rayonnages. Elles ressortent dix minutes plus tard, munies de trois imposants volumes. Les deux premiers, je les identifie immédiatement, étant donné qu'ils me sont extrêmement familiers: il s'agit des Us et coutumes des démons et d'une traduction moderne de La Petite Clé de Salomon. Je ne connais le troisième, un texte plus récent à propos de la magie noire, que vaguement.

Elles étalent les livres sur une table et commencent à les consulter en discutant à voix basse et en gloussant. Deux ou trois fois, elles éclatent même de rire, si bien que Mavis se déplace pour les faire taire. Une brise un peu vive suffirait à la faire s'envoler, menue comme elle est. Néanmoins, dans son antre, elle est suffisamment intimidante pour que les deux nanas ne recommencent à rire qu'une fois qu'elle est repartie.

Serrant son pull contre elle, elle circule lentement entre les hauts rayonnages, redressant les livres avec un soin d'obsessionnelle compulsive avant de regagner le bureau de son pas traînant. Au passage, elle gratifie Taylor et Lili d'un regard mauvais.

En m'approchant à mon tour, je repère un carnet posé entre elles. Lili est en train d'y noter quelque chose, mais elle le referme avant que j'aie pu voir ce dont il s'agissait. Je pose une fesse sur la table.

Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? 

Lili lève la tête vers moi, et esquisse un sourire.

— On maîtrise, merci. 

— Parle pour toi, rétorque Taylor en lui donnant un coup coude. (Et le sourire lascif qui n'appartient qu'à elle apparaît sur son visage.) Moi, je ne suis pas contre un soupçon de bibliothécaire pour agrémenter mes bouquins. 

Je vais te chercher Mavis, alors. Le soupçon, c'est son dada, dis-je, tout en jetant un coup d’œil à La Petite Clé de Salomon. 

Elles l'ont ouvert à la page expliquant comment invoquer les démons et sous quelles formes ils se manifestent sur le plan terrestre. Un ramassis de conneries, vraiment. Aucun rituel n'est requis, contrairement à ce que suggère le bouquin. On se montre là où on a envie, quand on en a envie. Un mortel ne peut pas grand-chose contre ça.

N'hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit, j'ajoute en me redressant. 

En retournant au bureau, je sens qu'elles m'observent toutes les deux.

Les jeunes, de nos jours, ils ne respectent plus rien, me confie Mavis, oubliant que je fais théoriquement partie du lot. 

Se rendant compte de ce qu'elle vient de dire, elle m'adresse un sourire fugace.

Certains d'entre eux, en tout cas. Toi, tu as une âme d'ancien, Luc. 

Elle se renfrogne de nouveau.

— Probablement des satanistes, ces deux filles, conclut-elle en tirant la chaîne qu'elle porte autour du cou et en en triturant la croix. 

Je ne peux réprimer un sourire.

Qu'est-ce qui vous fait dire ça, Mavis ? 

Ce livre, Magie noire moderne. Elles étaient en train de recopier les pentagrammes représentés dedans. Je ne comprends pas cette fascination des jeunes pour les vampires et les démons. Plus c'est noir, mieux c'est. Ils ne veulent rien lire d'autre. Où sont passés les classiques ? 

Il y en a de très sombres. Bram Stoker, Mary Shelley, Edgar Allan Poe, dis-je, limitant mon énumération aux auteurs qui ne sont pas plus anciens que le bâtiment. 

Il faudra que je pense à demander à Frannie de découvrir ce que trafique Taylor.

Le monde va droit dans le mur, et c'est cette génération qui est au volant, déclare Mavis d'un air navré en indiquant Taylor et Lili avec emphase. 

Mon sourire s'élargit.

Nous verrons ça. 

A cet instant, la porte s'ouvre sur Rhenorian qui entre d'un pas décidé. M'adressant un sourire carnassier, il fait le tour des lieux. En remarquant Taylor et Lili, il ralentit l'allure et semble momentanément surpris. Puis il s'en va, non sans me décocher un autre de ses rictus glaçants.

Tu collectionnes les conquêtes.

Jetant un bref coup d'œil à Lili, je laisse échapper un soupir coupable.

Vous savez quoi, Mavis ? Il se pourrait que vous ayez raison. 

Taylor et Lili se lèvent en faisant grincer leur chaise. La seconde m'adresse un regard ourlé de longs cils noirs tout en tournant négligemment les pages d'Us et coutumes des démons, puis elles sortent l'une derrière l'autre. M'approchant de leur table afin de ranger les volumes, je constate que Lili a laissé le sien ouvert à la page où sont évoqués Adam et Lilith, sa première épouse. L'histoire explique qu'elle a quitté l'Éden fâchée, puis qu'après avoir passé des années à arpenter la Terre et à séduire les hommes elle s'est alliée avec Lucifer.

Le premier succube.

Enfin un point sur lequel les mortels ne se sont pas trompés.

—Qu'est-ce que vous manigancez, toutes les deux? je songe à voix haute, en refermant l'ouvrage.