7-J'ai toujours su qu'il était un peu dangereux
Luc
Je me gare devant chez moi et coupe le contact. Dans le rétroviseur, je vois la Lincoln s'immobiliser dans un coin du parking. Je ne distingue pas Rhenorian à travers les vitres teintées mais, à la faveur du crépuscule ambré qui glisse progressivement vers l'obscurité, je capte la lueur rouge de ses yeux, qui me scrutent depuis l'intérieur du véhicule.
Il est en mission, comme je l'étais. En cas d'échec, ce sera pour lui le démembrement, puis direction le Brasier. Parce que je doute fortement que quelqu'un le rende mortel et voue son âme au Paradis. Ce qui veut dire qu'il n'est pas près de lâcher l'affaire.
Je reste assis à le regarder me regarder, et je me demande comment ça va se passer. Comment vais-je me débarrasser de lui ? Tant qu'il me suivra comme mon ombre, je devrai rester loin de Frannie. C'était égoïste de ma part d'aller la rejoindre à la carrière. Je ne peux pas me permettre de la mettre en danger.
Lili arrête son pick-up à côté de la Shelby juste au moment où j'en descends.
— Hey, Luc, dit-elle, munie d'un carton blanc et plat. J'ai commandé une pizza, même si je n'ai vraiment pas les moyens, l'avais grave envie de pepperoni. Ça te dirait de partager les frais ?
—Ça me tente, dis-je en lui tenant la porte. Elle passe sous mon bras et, une fois qu'on arrive à l'étage, elle se tourne vers moi, embarrassée.
—C'est OK si on va chez toi ? Mon appart est en bazar.
— Pas de souci.
Lui prenant le carton des mains, j'ouvre la porte en grand. Je pose la pizza sur la table et vais prendre des assiettes dans le placard de la cuisine.
—Qu'est-ce que tu bois ?
—La même chose que toi.
J'apporte les assiettes ainsi que deux bouteilles d'eau, et je m'assois.
—Je te dois combien pour la pizza ? je demande en dévissant le bouchon de la première bouteille avant de la lui tendre.
Elle se sert une part, tirant les fils de fromage avec ses doigts.
—Dix dollars. Je me suis dit qu'en en prenant une grande je pourrais en garder pour plus tard, et ensuite j'ai pensé que, si tu n'avais pas mangé, ça pourrait... (laissant sa phrase en suspens, elle me jette un bref coup d’œil) te tenter.
Son regard capte le mien, et une émotion brute m'envahit, me tiraillant jusqu'aux os. Avec effort, je romps notre contact visuel et attrape une part de pizza.
—Merci.
On mange en silence, et j'éprouve des difficultés à me concentrer sur la nourriture. Bien malgré moi, je me surprends à observer Lili à la dérobée, tentant de déchiffrer ce que j'ai décelé dans son regard. Pour finir, je déclare forfait. Ce n'était rien. Simplement mon imagination débordante. Je suis hyper à cran à cause de Rhenorian ; oui, c'est forcément ça.
Je me prépare psychologiquement avant de m autoriser à croiser de nouveau son regard.
—Alors, comment ça se présente, ton histoire de job ?
—Ça suit son cours, répond-elle avec un haussement d'épaules. Sur le panneau du centre social, il y avait des offres pour des boulots d'été, mais je m'y prends un peu tard, alors la plupart des postes sont déjà pourvus.
—Je suis persuadé que tu trouveras quelque chose. J'ouvrirai l'œil. '
Mes muscles se détendent à mesure que je parle. Mon impression était bel et bien le fruit de mon imagination. Il n'y a chez Lili rien qui sorte de l'ordinaire... exception faite du vert étrange de ses yeux.
—Alors, comme ça, tu bosses à la bibliothèque. Et Frannie ? Elle travaille, elle aussi ?
—Elle a commencé chez Ricco juste après la fin des cours, je réponds en tapotant le carton de la pizza.
— Ricco, c'est pas hyper bien fréquenté. Tu laisses ta nana bosser là-bas ?
M'esclaffant, je me penche en arrière, ma chaise en équilibre sur deux pieds.
—Tu ne connais pas bien Frannie. Il n'y a pas de « laisser» qui tienne. C'est elle qui commande.
—Vraiment ? Tu as plutôt l'air d'un mec qui prend les choses en main.
Une esquisse de sourire étire très légèrement la commissure de ses lèvres.
Je me retiens à la table juste à temps pour empêcher ma chaise de basculer en arrière. Parce que devant ce sourire j'ai, durant une fraction de seconde, ressenti...
Je me lève illico et file à l'autre bout de la cuisine.
—Tu as bien dit 10 dollars pour la pizza ?
Ma main tremble quand je la glisse dans ma poche.
— Ouais, merci.
J'inspire profondément avant de me tourner de nouveau vers elle.
—Emporte les parts restantes. J'ai mangé la moitié qui me revient, dis-je.
Je me laisse aller à sourire, mais j'ai l'impression que mon malaise se voit comme le nez au milieu de la figure.
Lili prend le carton après l'avoir refermé. Je lui ouvre la porte et prends un billet de dix. Lorsqu'elle arrive devant son appartement, elle se retourne et me sourit.
—A plus.
Bordel, qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ? Je croyais avoir fait le tour de cette histoire d'hormones.
Elle est déjà rentrée dans son appartement que je suis encore planté dans le couloir.
Ce qui explique pourquoi Rhenorian arrive à me prendre par surprise.
— Oh là là! Lucifer, tu collectionnes les conquêtes. C'est un péché, au cas où tu l'aurais oublié. Ça fait un bail que je me creuse les méninges pour trouver un moyen d'inverser ton marquage et, en fin de compte, tu vas me faciliter la tâche.
Il est appuyé contre le mur, juste à côté de ma porte d'entrée. Son sourire étincelle comme le tranchant d'un couteau.
Je respire un bon coup pour chasser de mon esprit la brume qui y subsiste.
—Tu es simplement jaloux.
Ébauchant un sourire, il se redresse.
—Je ne le nie pas. (Son sourire se change en grimace.) Mais, pour le moment, j'ai des problèmes plus graves que ça.
Vif comme l'éclair, il m'attrape par le col de mon tee-shirt et me plaque violemment contre le mur.
— Qui a fait ça ?
—Je sais pas, dis-je en le défiant du regard. Ses yeux flamboient. Il se penche, le nez à deux centimètres du mien.
—Menteur!
— C'est mon fonds de commerce, le mensonge. J'ai ça dans le sang. (Je parviens à me dégager au prix de quelques gesticulations, et recule à l'intérieur de mon appartement.) En quoi ça t'intéresse ?
Son regard brûlant me transperce telle une dague.
—J'ai besoin que tu redeviennes démoniaque pour pouvoir te ramener.
—Dans ce cas, ce n'est vraiment pas dans mon intérêt de t'aider. Son rugissement retentit dans le couloir lorsque je lui claque la porte au nez.
Frannie
Sur le trajet du retour, Riley et Trevor nous déposent à la maison, Taylor et moi. En montant dans ma chambre, on croise Maggie et Delanie.
—Salut, Delanie, dit Taylor en prenant l'intéressée par le coude. Tu as le numéro de Marc, le mec de ton groupe ?
Delanie fait « non » de la tête.
—Peut-être que Reefer l'a. C'est lui qui s'occupe de toute l'organisation.
—Et tu peux l'appeler? demande Taylor, posant le poing sur sa hanche.
— Là, maintenant ? rétorque Delanie sur le ton d'un « non, mais tu veux rire?!»
—Amène-toi, Delanie, intervient Maggie, agacée. Elle est déjà à la porte d'entrée.
—Je dirai à Ryan de t'appeler, dit Delanie en contournant Taylor.
Puis Maggie et elle sortent de la maison.
—Pourquoi ne pas lui faire un placage en règle, tant que tu y es ? je demande, faussement consternée.
—Je le ferais si ça me permettait d'obtenir ce satané numéro, marmonne mon amie.
Refermant la porte derrière nous, elle prend mon iPod et le pose sur son socle. Puis elle me balance un flacon de crème à l'aloe vera et s'étend à côté de moi sur le lit.
— Mets-moi ça, ordonne-t-elle en enlevant délicatement son tee-shirt, révélant une peau d'un rouge agressif.
Elle se tourne à plat ventre et dégrafe le haut de son maillot.
—Seigneur, Tay! La crème solaire, ça te dit quelque chose ? Elle me lance un regard mauvais.
—Tu te décides, ou quoi ?
Souriant, je lui balance une tartine de produit entre les omoplates, et elle se met à piailler. —C'est froid, merde!
— Désolée, dis-je, sans grande sincérité.
— Salope! dit-elle, avec une totale sincérité.
Je fais pénétrer la crème en mettant un point d'honneur à bien enfoncer mes doigts là où la peau est le plus rouge. Une fois que je lui ai fait bien mal, je me penche pour m'essuyer les mains sur son ( I rap de bain qui forme un tas sur le sol.
—Bon, qu'est-ce que Brendan t'a dit, au fait ?
—Si tu l'avais entendu, bon sang...
Elle se redresse en position assise et jette son tee-shirt au-dessus du drap de bain. Elle entreprend d'agrafer son haut de maillot, mais y renonce avec une grimace douloureuse, et envoie l'objet du délit rejoindre le tas de linge.
— Il me fait son sketch: «Ma puce, tu m'as tellement manqué », et moi je suis là en train de me dire : « Il y a vraiment des filles qui gobent ce genre de conneries ? » Et puis il enchaîne : «Tu sais que je t'aime. » Et là, j'ai pas pu me retenir, je l'ai poussé du haut de la falaise. (Son regard pétille.) Tu l'as entendu hurler ? Seigneur!
— C'est vrai que c'était carrément pathétique. (Je feuillette un des numéros de Elle appartenant à Kate.) Ça te dirait d'aller faire du shopping jeudi ?
— Pour faire du shopping, je suis toujours partante.
— Il y a une fille qui vient d'emménager dans le bâtiment et je lui ai proposé de venir avec nous.
Tay grimace.
—Tu recommences à faire dans le social, Fee ? Souviens-toi de ce qui s'est passé avec Riley...
Je lui souris tout en découpant une photo d'Angelina Jolie pour récupérer les lèvres représentées grandeur nature ; enfin, dans le cas d'Angelina, plus grandes que nature.
—Elle ne connaît personne. Oh ! et elle va à l'université d'Etat, elle aussi.
— Bla-bla-bla.
Taylor m'arrache la coupure de magazine et la porte à sa bouche puis, se levant, elle va s'examiner dans la glace.
—Tu trouves que mes lèvres sont trop minces ?
Je mordille les miennes pour ne pas éclater de rire, et lui lance le tube de colle posé sur ma commode.
—Ouais. Allez. Colle-toi donc ces bouées à la place.
—Ha, ha! Elle est bien bonne, celle-là.
Elle observe mes murs tapissés des images qu'on a récupérées durant l'année qui vient de s'écouler.
—Tu commences à manquer de place. Tu es sûre que tu n'as pas envie de repasser un coup de peinture avant de partir ?
— Il y aurait rien de plus déprimant que de retrouver des murs tout vides en revenant pour les vacances, et de devoir tout recommencer.
—Sans doute, oui. On dirait qu'il reste encore un peu d'espace près du plafond, déclare-t-elle en me montrant le bout de mur surmontant la porte.
—Ouais, ça va le faire, j'approuve en me levant.
— Qu'est-ce qui s'est passé chez les Gallagher, hier soir ? Vous avez filé comme des voleurs.
—Il y avait un type que Luc connaissait, là où il habitait avant. Il y a comme une guerre des clans, quelque chose dans le genre.
—Une guerre de gangs ?
—Je suppose qu'on peut dire ça comme ça. Mais Luc n'a jamais fait partie d'un gang.
Le regard de Taylor se voile légèrement.
—J'ai toujours su qu'il était un peu dangereux, déclare-t-elle, songeuse.
Si tu savais...
— Déjà pris, Tay.
— Ouais. Tu es dure, tu le sais, ça ?
—Non. Merci de m'en informer. J'avais pas compris, les cent premières fois que tu l'as dit. —Tu es dure.
—J'ai pigé.
—Bon, si ce mec vient de là où Luc habitait avant, c'est que ça ne doit pas être bien loin d'ici.
—Ouais, je suppose, dis-je.
Je ne sais pas où elle veut en venir, mais elle a quelque chose derrière la tête.
—Alors, c'est où ? insiste-t-elle. J'encolle les lèvres d'Angelina.
— Dans le sud.
—Tu veux dire Southie ? Vraiment? Je croyais que tout le monde était irlandais, dans ce quartier. Pas moyen que Luc soit irlandais.
—Non, pas moyen. Je ne pense pas que le mec vienne de Southie.
Je tire ma chaise devant la porte et me mets sur la pointe des pieds pour coller les lèvres d'Angelina près du plafond.
Taylor sort un feutre fin rouge de son sac, et me fait descendre sans ménagement pour prendre ma place. Elle gribouille « Angelina Sussemoi » en grosses lettres rondes juste sous la photo, avant de se retourner pour me décocher un sourire radieux.
Je considère l'ensemble des collages qui ornent mes murs, annotés tant par Riley que par Taylor.
— Pour une fois, tu n'aurais pas pu éviter les références cochonnes ?
Elle saute de la chaise en m'adressant un sourire tout aussi large que le premier.
—Le cul, y a que ça de vrai, non ?
Un morceau de Breaking Benjamin s'élève soudain du sac de Taylor à un volume assourdissant. Elle sort son téléphone de la poche avant et s'étend sur le lit. Ses yeux se mettent à briller lorsqu'elle regarde l'écran.
—En parlant de cul..., dit-elle d'un air suggestif. Hey, Reef. Tu as un numéro à me donner, alors ?