16-Damnation

Frannie

Je ne vais pas rester plantée là pendant qu'un démon est en train de faire Dieu sait quoi à Taylor, dis-je en me cognant le front contre la table de Luc.

—Elle a le choix, Frannie, répond celui-ci.

—Mais, s'il s'en prend à elle, c'est à cause de moi ! Depuis qu'on a laissé Taylor chez Ricco dimanche soir, je lutte contre cette culpabilité qui me broie. Je n'arrive pas à dormir, et j'ai constamment l'impression que je vais vomir. Mais vu que, cette semaine, je n'ai pas non plus réussi à me remplir l'estomac, je n'ai rien à rendre. Il faut que j'aide Taylor, mais elle refuse de m'adresser la parole. Elle ne prend pas mes appels, et elle n'est jamais là quand je vais frapper à la porte de chez elle.

Et qu'est-ce que c'est débile, l'Emprise... ! J'ai essayé tout ce qui me passait par la tête: j'ai suggéré à Tay de se tenir à l'écart de Marc, de m'appeler; j'ai tenté de la persuader qu'elle n'en pince pas pour lui...

Ça fait presque une semaine, et le téléphone n'a pas sonné une seule fois.

J'ai peut-être l'Emprise, mais je ne la maîtrise pas du tout... ce qui la rend inutile, à peu de chose près.

Luc s'assoit en face de moi et se penche pour prendre ma main entre les siennes.

— Pourquoi Taylor et Lili s'informent-elles sur les démons ?  

—Quoi? 

Elles étaient à la bibliothèque dimanche. Elles avaient des bouquins concernant le folklore démoniaque et la magie noire, et elles étaient en train de copier des symboles d'invocation. 

Ma nausée s'aggrave.

Je sais pas, dis-je en poussant un soupir de frustration. Bon, qu'est-ce que Marc essaie de faire ? Comment pense-t-il pouvoir m'atteindre à travers elle ? 

M'est avis que son plan, après mûre réflexion, consiste à l'approcher... à inverser ton marquage, mais qu'en t'évitant Taylor est en train de tout faire partir en vrille. 

Ce qu'il n'ajoute pas, et que j'entends néanmoins, c'est : « et se met en danger par la même occasion ».

— C'est possible qu'elle soit au courant ? Est-ce que c'est pour ça qu'elle et Lili se renseignaient sur les démons ? 

Le front de Luc se barre d'un pli soucieux.

—J'espère pas.

—Pourquoi ça?

Tu sais bien, Frannie. Si elle sait ce qu'il est, et qu'elle... avec lui... 

Oh, seigneur! Il essaie de la marquer? 

Le sang se retire subitement de mon visage, et mon champ de vision devient gris aux marges. Luc, tourmenté, me regarde sans me voir.

— C'est une possibilité, répond-il. 

Peut-être qu'on devrait faire comme tu as dit. Si on partait, tout simplement, et qu'on se cachait, il la laisserait tranquille ? Son regard croise le mien, puis il détourne la tête.  

—Peut-être. 

La sonnerie de mon téléphone me fait sursauter et, lorsque je vérifie l'identité de l'appelant, l'écran me montre Taylor qui sourit bêtement. Je soulève sèchement le clapet.

Tay! 

Marc ne me trouve pas très charitable. Rien qu'en entendant sa voix, je suis soulagée, et ça s'entend aussi. 

 —Comment ça? 

—Il dit que je devrais pas t'en vouloir. Alors, c'est toujours un salaud ? demande-t-elle, moqueuse.  

—Désolée. 

Ouais, si tu le dis. Bref, il vous invite à une soirée chez lui. Ce soir, 22 heures. 

Je regarde la pendule. Il est 21 h 15.

—Super. C'est où? Elle me dicte l'adresse.

Bon, on se voit là-bas, conclut-elle, et elle raccroche. 

Je suis vraiment sur les nerfs, parce que, quand Matt apparaît près de moi, je sursaute de nouveau.

Porte ? Toc-toc ? Ça te dit quelque chose ? 

Mon frère, ouvrant de grands yeux, montre le papier posé sur la table.

C'est là que la fête avait lieu. L'endroit était infesté de démons. C'est un piège, Frannie. Tu ne peux pas y aller. Je le foudroie du regard.  

—Non, mais tu plaisantes ! 

Luc

Matt a raison. Frannie ne peut pas se rendre là-bas, mais moi oui.

Ton frère et moi, on ira ensemble, dis-je. Comme ça, on aura plus de chances d'entrer et de ressortir en un seul morceau. 

Tu sais quoi? Je commence à en avoir ma claque de ta rengaine de macho. « Je dois te protéger », mon œil ! Tu viens de dire à papi que tu étais aussi humain que moi, et tu sais pertinemment que je pourrais te régler ton compte même en dormant. Pourquoi tu es tellement persuadé que tu ne risques rien ? Sans doute que c'est moi qui devrais te protéger. 

Elle n'a pas complètement tort. Cela dit...

C'est pas après moi qu'ils en ont. Toi, en revanche... 

Soit. C'est moi leur cible. Qu'est-ce qu'ils vont faire ? Je suis vouée au Paradis, et je ne pense pas que ce soit appelé à changer dans les cinq minutes qu'il va nous falloir pour aller là-bas et récupérer Taylor. 

Dubitatif, je repense à Taylor et Lili, les nouvelles meilleures amies du monde, penchées sur leurs bouquins à la bibliothèque.

Et si on emmenait Lili ? je suggère. A vous deux, vous devriez être capables de convaincre Taylor de rentrer sans Marc. 

Non! crie Matt. 

On se tourne simultanément vers lui, Frannie et moi. L'ange baisse la tête, s'intéressant à ses pieds qui ne cessent pas de remuer.

Il y a un démon qui en a après elle, explique-t-il. Elle ne va vraiment pas bien. Ce serait dangereux pour elle de retourner là-bas. 

Retourner où ça? (Lili, sur le seuil, considère nos mines surprises.) C'était ouvert... 

Sauf que je suis certain que non. J'ai fermé la porte moi-même. l'observe Lili avec circonspection. Elle a remis son survêt ample.

Le visage de Matt s'adoucit. Il s'avance vers elle, la prend par la main et se perd dans ses yeux pendant une longue minute avant de se tourner vers moi et de me fusiller du regard.

Nulle part. C'est rien. 

Si j'avais besoin d'une preuve supplémentaire, il vient de me la donner. Il n'y a pas à s'y tromper. Lili est devenue sa priorité. Il a perdu pied.

Taylor a des ennuis, explique Frannie après s'être éclairci la voix. On va la rejoindre à la soirée où elle est. Chez ce type... 

Son expression évolue alors, le pli soucieux qui barre son front se décalant vers le haut en même temps que ses sourcils.

— Celui chez qui vous êtes allés l'autre soir, précise-t-elle en regardant tour à tour Matt et Lili. 

L'expression de son frère est reconnaissable entre mille-culpabilité. C'est pire que ce que je craignais.

— Eh bien, manquait plus que ça, je lui dis avec colère.  

—Taylor est retournée là-bas? demande Lili sans dissimuler 

son inquiétude. On doit aller la chercher.

Tournant les talons, elle se dirige vers la sortie.

Frannie, Matt et moi lui emboîtons le pas. Je dois savoir plus précisément dans quoi on s'embarque.

— Qu'est-ce que tu sais de ces mecs ? Ceux qui ont organisé la fête ? 

— Pas grand-chose, répond-elle, descendant l'escalier au petit trot. Taylor a été mise au courant par le type qui lui plaît. Elle m'a dit qu'il y aurait un groupe qui jouerait. J'ai invité Matt, et on y est allés, mais c'était un peu glauque et, vu que Matt a dû partir, j'ai chopé Taylor et on s'est cassées. 

Je suis toujours passablement énervé contre l'ange lorsque nous arrivons au pick-up de Lili. Il y monte, prenant bien son temps pour boucler sa ceinture et ne pas avoir à me regarder.

— Suivez-moi, dit Lili en démarrant. 

Tu me crois, maintenant? je demande à Frannie lorsque nous sortons du parking.  

—A quel sujet ? 

— Matt et Lili. Il y a quelque chose entre eux. 

— Ils sont amis, réplique-t-elle, automatiquement sur la défensive. Et donc ? 

— Il n'y a pas que ça. Elle regarde le pick-up orange cabossé qui nous précède à travers le pare-brise.  

—Tu crois?

Ça n'a pas l'air de la contrarier autant que ça devrait. Elle semble presque optimiste.

On se gare le long du trottoir dans un quartier malfamé de la ville. Lili et Matt viennent nous retrouver. Quelques secondes plus tard, je remarque Rhenorian, qui trouve une place de stationnement au coin de la rue. J'espère que, s'il veut s'en prendre à nouveau à nous, il ne va pas choisir de passer à l'acte ce soir.

— Prêts ? demande Lili. 

J'implore silencieusement Frannie, debout de l'autre côté du capot, d'attendre dans la voiture avec Matt.

— Dans tes rêves, décrète-t-elle, et elle s'éloigne dans la direction d'où provient la musique assourdissante. 

Nous pénétrons dans une salle plongée dans la pénombre, et même avec le staccato de la musique, nous sentons que le volume des conversations baisse significativement à notre arrivée. La moitié des têtes se tournent vers nous.

Je n'arrive pas à identifier la majorité des démons présents, mais leurs yeux trahissent leur nature. Et je reconnais tout de même certains d'entre eux.

Andrus est présent. Intéressant. Il fait partie des plus âgés et est à la tête du service de Relations publiques. Je ne suis pas étonné de le trouver dans le tourbillon de la vie terrestre. Son équipe s'immisce parmi les humains pour contrebalancer l'effet des sermons haineux, catégorie « enfer et damnation », qu'on leur sert à l'église. Il ne faudrait quand même pas que les mortels aient trop peur de nous.

Il se dirige vers nous, les silhouettes ondulantes s'écartant sur son passage, et met un point d'honneur à laisser transparaître, juste en marge de notre perception, sa forme véritable.

Lucifer. Quelle agréable surprise! (Son regard dévie derrière moi, et un sourire amusé étire alors ses lèvres.) Et tu nous as amené de la compagnie. 

Matt se rapproche imperceptiblement de Lili.

—Marchosias en personne nous a invités. Comment refuser? je réplique.

D'autres démons convergent vers nous, formant un cercle qui a de quoi rendre claustrophobe, et Frannie se met instinctivement en garde, prête à en découdre.

Ça va, lui dis-je en lui touchant le bras. 

Et voilà ton amie, reprend Andrus, tendant la main vers le visage de Frannie. 

— Où est Marchosias ? je demande en m'interposant. Son sourire, s'élargissant, exprime une perversion nouvelle. 

— Pas dispo pour le moment, déclare-t-il en baissant le bras. Désolé, tu es coincé avec moi. 

Des rires sarcastiques s'élèvent dans la foule. Prenant Frannie par la main, je passe au milieu d'Andrus et de ses acolytes. Nous cherchons Taylor et Marchosias. Le groupe est en train de jouer, mais son bassiste n'est pas sur scène. Matt me tape sur l'épaule pour m'indiquer la cuisine, et nous nous frayons un chemin vers elle entre les corps oscillants.

Frannie pousse un hoquet et se fige près de moi.

Le seul néon du plafonnier encore en état de marche clignote de manière syncopée tel un stroboscope, mais ça ne dissimule rien de la scène qui nous accueille. Tous les plans de travail et les placards ont été démontés n'importe comment, laissant un linoléum très abîmé, des orifices béants dans les murs et des tuyaux à nu. Le mobilier se résume à une table en bois striée d'encoches qui a connu des jours meilleurs. Elle est jonchée de briquets, de seringues, de cadavres de bouteilles de bière et d'une bouteille de Jack Daniel's sans bouchon, renversée et pratiquement vide.

Au bord de la table est également perchée Taylor, en appui sur ses paumes, la tête penchée en arrière et les yeux fermés, sa jupe remontée jusqu'à la taille.

Et serrant Marchosias entre ses jambes. 

En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Lili s'approche d'eux et tire le démon en arrière.

— Merde, que... ? crie celui-ci en remontant la braguette de son jean. 

Taylor a l'air complètement pétée : ses traits sont vides de toute expression, et ses paupières tombantes cachent en partie des yeux qui semblent irrémédiablement dans le vague. Elle regarde autour d'elle sans vraiment voir ce qui se passe, et baisse sa jupe. Matt est près d'elle lorsque Lili l'aide à descendre de la table.

— Oh, seigneur! s'écrie Frannie, se ruant vers Taylor avant que j'aie pu l'en empêcher. 

Elle passe le bras dans le dos de son amie, qui ne semble même pas se rendre compte de sa présence, et la guide dans ma direction en la soutenant.

Marchosias, remarquant ma présence, m'adresse un large sourire.

— Tu as le chic pour gâcher une soirée. Et dire qu'avant tu savais si bien t'amuser, Lucifer... Qu'est-ce qui t'est arrivé, bordel ? 

Mon ancienne nature me répugne profondément. Ma fureur contre Marchosias - contre moi-même - bouillonne dans mon ventre telle une mare d'acide brûlant. En quatre grandes enjambées, je suis sur lui. L'attrapant par le tee-shirt, je le pousse violemment contre le mur.

Tu vas laisser Taylor tranquille. 

Marchosias hausse les sourcils.

Tu ne peux pas te garder toutes les mortelles, Lucifer. 

Je jette un coup d'œil à Lili par-dessus mon épaule, espérant qu'elle est trop occupée pour avoir entendu ce qu'il vient de dire. Justement, Frannie et elle sont en train d'emmener Taylor, fendant la foule dans la pénombre. Je plaque de nouveau le démon contre le mur.

Ne t'avise plus de la toucher. 

Trop tard. Je lui ai montré. 

Sa forme humaine chatoie, laissant entrevoir le démon qu'il est: yeux rouges et brûlants enfoncés dans une peau lisse et écarlate, traits anguleux et corps de satyre (sabots compris), sans oublier les courtes cornes noires, incontournables.

Je lui ai montré, et elle n'a pas changé d'avis pour autant. 

Je le rudoie une dernière fois en tremblant de frustration, car je n'ai aucun moyen de lui faire vraiment mal. Puis je le lâche et sors de la cuisine à reculons pour retrouver les autres. Frannie et Lili, encadrant Taylor, sont presque obligées de traîner cette dernière, et Matt ferme la marche, focalisé sur plusieurs démons qui ont convergé vers la sortie pour nous regarder partir.

— Est-ce qu'elle va bien ? je demande, tout en sachant que ce n'est pas le cas. 

Taylor est vouée à l'Enfer. Frannie essaie de cacher les larmes qui coulent sur son visage. Elle ne peut pas répondre. .

— Ils l'ont soumise au souffle diabolique. Elle est dans un sa état, dit Lili. 

Je comprends bientôt pourquoi nous avons attiré l'attention générale. Andrus.

Il s'appuie contre le chambranle, entre nous et la sortie. —Vous ne partez tout de même pas ? demande-t-il, l'air faussement étonné.

Nous continuons à avancer vers lui mais, lorsque nous arrivons à sa hauteur, il se redresse, si bien qu'il nous barre complètement le chemin. Dehors, derrière lui, Chax est posté en renfort sur le trottoir.

Lucifer, vous êtes libres de partir quand bon vous chante (il jette un coup d'œil à Matt avec une moue désobligeante), toi et ton... lumineux ami. Les dames, en revanche... (un sourire carnassier déforme hideusement ses traits) vont rester. 

En disant cela, son regard se pose sur Frannie. 

Réfléchis bien, dit Matt en se plaçant devant Lili. 

L'air se charge d'électricité statique. Il s'en faut de peu que je la voie danser sur la peau de Matt.

Comme ça, en public? Vraiment? poursuit Andrus. Tu es sûr de vouloir aller sur ce terrain-là ? 

En un éclair, Matt le plaque contre le mur, l'avant-bras en travers de sa gorge. L'odeur d'ozone tranche avec la touffeur de l'air nocturne, et tous les poils se hérissent sur les bras d'Andrus.

— Oui, répond l'ange, les paupières plissées, son visage à quelques centimètres de celui du démon. 

Chax se rue sur lui, le poing rougeoyant, mais je m'élance pour l'intercepter, et lui fais une clé de bras avant de le jeter face contre terre.

Va-t'en, Frannie! 

Lili et elle, contournant Chax, entraînent Taylor à l'extérieur. Et c'est à ce moment-là que j'aperçois Rhenorian, debout sous un lampadaire hors service, sur le trottoir d'en face.

— Bon sang ! je marmonne. 

Une fois sortie, Frannie se retourne.

—Luc...?

— File ! je lui crie. 

Elle hésite une seconde, mais Lili ne s'est pas arrêtée, alors elle la suit.

J'enfonce mon genou dans le dos de Chax dont je sens, sous moi, l'énergie commencer à jaillir.

La forme démoniaque d'Andrus affleure par intermittence.

Tu es bien mal accompagné, ces temps-ci, Lucifer, dit-il en toisant Matt. 

— N'est-ce pas? Mais des fois ça sert d'avoir un ange sous la main. 

Je jette un coup d’œil dehors. Les filles sont presque arrivées à la Shelby. J'adresse un signe à Matt, et nous lâchons les démons pour sortir à reculons. L'ange accentue son aura qui est, j'espère, trop subtile pour être remarquée des mortels présents. Bien

entendu, s'il commence à littéralement lancer des éclairs, ça ne risque pas de passer inaperçu. Je lance les clés de la voiture à Frannie.

Lili et elle font monter Taylor à l'arrière, puis Lili, suivie de Matt, traverse la rue au petit trot et monte dans son pick-up. Devant l'immeuble, je constate que Rhenorian a rejoint Andrus et Chax; je suis vraiment impatient de voir ce qu'ils vont bien pouvoir inventer pour nous rendre la monnaie de notre pièce, en bons démons qu'ils sont.

Je me jette dans la Shelby avec Frannie, on claque les portières, puis j'écrase l'accélérateur et démarre en faisant hurler les pneus.

Frannie, enfouissant son visage entre ses mains, se met sangloter.

Mon cœur se serre, parce que je sais qu'elle se rend responsable de ce qui s'est passé. Elle ne sait même pas ce qu'il y a de pire, dans tout ça.

Et ce n'est pas moi qui vais le lui annoncer.

Matt

Lorsque nous arrivons chez Luc, celui-ci m'attire à l’écart pendant que Frannie emmène Taylor dans la salle de bains.

Elle ne doit pas savoir, pour Taylor, me dit-il d'un air menaçant. 

Il le faut. Si elle persiste à vouloir la sauver, son ignorance ne fera que la mettre en danger. 

— Et tu ne crois pas qu'elle va essayer de «sauver» Taylor, comme tu dis, si elle apprend que son âme est marquée ? Ce sera pire. Elle va culpabiliser. 

Tu dois lui dire. Taylor vomit dans les toilettes. 

— Pas encore. 

Bientôt. 

— Frannie s'occupe de Taylor, dit Lili, arrivant dans le dos de Luc. (Elle agite la main en direction de la salle de bains, en fronçant le nez.) Et la gerbe, c'est pas mon rayon, alors je me barre. 

Je te raccompagne, dis-je. 

Je dois avoir trois mètres à faire. Je crois que je peux m'en sortir. 

Je viens avec toi, j'insiste tandis qu'elle s'éloigne. Luc me considère d'un air peu amène avant d'aller retrouver les filles. 

Tu as vu le mec ? Il était là ? je demande à Lili.  

—J'ai pas vraiment regardé, répond-elle en tournant sa clé dans la serrure. 

Je veux que tu restes loin de ces types. Donne-moi ton numéro de portable. 

Elle frotte le bout de son pied contre un chewing-gum collé sur le linoléum.

J'ai pas les moyens de m'en offrir un. 

La panique s'insinue en moi par bribes. Ils ne doivent pas être contents de ce qui s'est passé ce soir, et ils en ont déjà après Lili. Elle est le membre le plus vulnérable de notre mission de sauvetage, une mortelle déjà promise à l'Enfer. Ils vont s'en prendre à elle.

Je veux que tu me dises s'ils t'approchent. Au travail, n'importe où... 

Elle regarde dans le couloir avant de pousser la porte.

— Ce n'est pas le quartier le plus sûr, j'ajoute en lui emboîtant le pas. 

Elle se retourne.

J'ai pas les moyens d'habiter ailleurs. —Il n'y a personne qui puisse t'aider ? —Ça fait un moment que je suis en solo. Et je dois sortir les sous pour la fac de ma propre poche. Je touche diverses bourses et des aides financières pour m'acquitter des frais de scolarité, mais le salaire que je touche au supermarché n'est pas mirobolant, et il me sert à payer le loyer, et tout le reste. 

Je la regarde verrouiller soigneusement la porte derrière nous et ensuite se diriger vers la cuisine. Elle sort deux canettes de Coca du frigo. J'ouvre la mienne et m'installe sur le canapé.

Et ta famille dans tout ça? 

Elle s'assoit à son tour, et une décharge d'électricité brûlante se propage dans tout mon corps lorsqu'elle se love contre moi.

— Il n'y a personne d'important. Je n'ai jamais connu ma mère, et mon père... 

Tous ses muscles se crispent.

Je sens une traction au fond de moi, comme si on m'arrachait le cœur. J'ai désespérément envie de l'aider, mais je ne sais pas comment faire. Je passe un bras autour de ses épaules et, l'attirant contre moi, je lui caresse les cheveux.

Elle se met à pleurer, et je me surprends à vouloir essuyer ses larmes de mes baisers. Mais je n'en fais rien. Lili se cache le visage-contre mon épaule, et je la laisse s'épancher.

Ça te ferait du bien d'en parler? je lui demande, une fois qu'elle commence à se calmer. 

Je crois pas que je pourrais, dit-elle en redressant la tête. 

— Si l'envie t'en prend, que ce soit maintenant ou plus tard, sache que j'ai de grandes oreilles et une petite bouche. 

Elle esquisse un sourire.

— C'est vrai qu'elles sont légèrement trop grandes, tes oreilles, mais, ta bouche, je la trouve parfaite. 

Et, lorsque ses lèvres touchent les miennes, je jurerais que je viens d'être frappé par le feu de l'Enfer. La chaleur pourfend mon enveloppe humaine.

Je ne sais pas quoi faire. Seigneur ! c'est ce que je voulais. Je suis écartelé entre le besoin de l'attirer tout contre moi et celui de la repousser. Mais je ne peux pas la repousser. Je n'arrive pas à m'y résoudre. Alors, je lui rends son baiser. Je ne suis pas loin d'être terrifié mais, tandis que je me fonds en elle, l'incendie qui se propage sous ma peau s'apaise et devient une aura chaude. J'embrasse Lili à pleine bouche; j'aspire à plus d'intimité entre nous, je souhaite que cette expérience, mon premier baiser avec ma première petite amie, ne cesse jamais.

Lorsqu'elle s'écarte de moi, j'attends un instant l'apparition des anges vengeurs venus me dépouiller de mes ailes. Constatant qu'il ne se passe rien, je pousse un soupir de soulagement, et c'est alors que je découvre le regard de Lili braqué sur moi ; elle semble aussi apeurée que moi.

Désolée, dit-elle. J'ai cru... 

Je l'interromps en posant le doigt sur ses lèvres chaudes et humectées.

Tu ne t'es pas trompée, je murmure. 

Je suis pris d'un frisson d'excitation. Tous mes sens s'embrasent. Voilà tout ce que je désire sans pouvoir l'obtenir.

Serait-ce possible? Avec Lili? S'il s'agit d'amour et non de luxure, est-ce que je perdrai mes ailes ? Car je l'aime. Je l'ai aimée à la seconde où je l'ai aperçue pour la première fois.

Portant la main à sa joue, j'approche de nouveau son visage du mien. Maintenant que l'appréhension est en train de refluer, j'arrive à me focaliser sur elle et sur les sensations qu'elle me procure... Elles ne ressemblent à rien de ce que j'ai connu jusque-là. Des émotions enflent en moi et, avant même de m'être rendu compte que j'ai ouvert la bouche, je m'entends dire :

Je t'aime, Lili. 

Elle bondit du canapé, les yeux écarquillés. —Quoi?

J'aurais le cœur au bord des lèvres, si j'en avais un. —Je suis désolé. Je ne voulais pas...

Tu ne pensais pas ce que tu disais. Je sais, réplique-t-elle en baissant la tête. 

Je me lève lentement et reste planté là, ne sachant pas trop ce qu'elle attend comme réponse. Mais je ne peux pas mentir.

— Si, je le pensais vraiment. Simplement, peut-être que je n'aurais pas dû dire ça. Désolé. 

Elle recule de quelques pas, apparemment encore plus hébétée. Nous restons là à nous dévisager pendant ce qui me paraît être une éternité, puis elle tourne les talons et se rue vers la salle de bains.

Désireux de l'aider d'une façon ou d'une autre, je la suis, mais elle m'arrête d'un geste de la main à l'entrée de la pièce.

— Donne-moi juste une seconde, d'accord ? Je me rassois, et elle ferme la porte. Je suis à deux doigts de me rendre invisible pour aller vérifier si elle va bien, mais elle m'a prié de la laisser seule, alors je prends racine sur le canapé. 

Lorsqu'elle ressort de la salle de bains, elle se roule en boule à côté de moi. Une larme dessine un chemin accidenté sur sa joue. Je l'essuie.

Est-ce que ça va? je demande à Lili en l'embrassant de nouveau. 

C'est simplement que je n'ai jamais fréquenté quelqu'un qui... C'est la première fois que je suis aimée. 

Je t'aime, je répète en l'attirant tout près de moi. 

Elle se cale contre mon flanc et je l'enlace. Et je sais que ma place est auprès d'elle.