6-Un pacte avec le diable
Luc
L'antenne de la bibliothèque du comté d'Essex se trouve près d'Haden High. Elle occupe l'ancienne mairie, un monstre de granit gris qui remonte au milieu du xviie siècle, ce qui en fait l'un des plus vieux édifices de la ville, lit, comme la plupart des bâtiments d'Haden, l'endroit fait son âge. Je me gare sur le parking et me dirige en trottinant vers l'entrée, (étant un coup d’œil à l'horloge, je constate que je suis pile à l'heure. J'avais l'intention d'arriver en avance, étant donné que c'est mon premier jour, mais j'ai déposé Frannie chez Taylor, et je ne pouvais pas la laisser avant de m'être assuré que Matt était bien là.
Jetant un coup d’œil par le guichet de la porte de bois sculpté, je ne peux retenir un sourire avant d'entrer. Même humain, mon nez est capable de goûter les odeurs de poussière, de papier d'antan et d'histoire que recèle la bibliothèque. En me dirigeant vers l'accueil, je déchiffre la tranche de certains ouvrages. La sélection est plutôt restreinte, mais comporte tous les classiques, ainsi que quelques titres aussi excellents qu'obscurs.
Le petit brin de femme qui est debout derrière le bureau incurvé occupant le milieu de l'immense salle est en train de ranger les livres d'un chariot sur une étagère portant l'étiquette
« OUVRAGES RÉSERVÉS ».
Je m'avance d'un pas vif et, me penchant au-dessus du bureau, je m'éclaircis la voix. Elle se retourne.
— 'jour. Je suis Luc Caïn. Elle me jauge de ses yeux gris clair. Malgré les boucles d'un noir de jais qui encadrent son visage ridé, impossible qu'elle ait moins de cent ans. D'une main frêle et osseuse, elle prend avec une force surprenante celle que je lui tends.
—Je suis Mavis Burns, responsable de la bibliothèque. C'est moi que vous avez eue au téléphone.
—Ravi de vous rencontrer.
— De même, répond la femme d'une voix chevrotante. (Elle lâche ma main.) Je dois dire que ce fut une surprise, et pas des moindres ; vous vous y connaissez en littérature et êtes familiarisé avec notre système. (Elle détaille de nouveau ma physionomie.) Pourtant, vous êtes trop jeune pour avoir déjà travaillé en bibliothèque.
—En revanche, j'ai beaucoup lu.
Je me demande si les étagères abritent ne serait-ce qu'un livre que je n'aurais pas déjà lu. Je parle de ceux qui méritent de l'être, naturellement.
Chase Gallagher - grâce à qui j'ai entendu parler de l'offre d'emploi, soit dit en passant - apparaît entre deux rayonnages, arborant un tee-shirt tie-dye aux coloris carrément criards. Il pose une pile d'ouvrages sur le bureau, puis plaque vers l'arrière des mèches brunes échappées de son moignon de queue-de-cheval.
— Hey, Luc. Prêt ?
—Absolument.
Il m'oriente vers l'ordinateur et le système de classement, Mavis écoutant ses explications et intervenant pour insister sur l'importance de quelques points particuliers. Mon initiation s'achève par une visite guidée.
— On va déplacer la section jeunesse par là-bas la semaine prochaine, m'informe Chase.
Il m'indique une spacieuse partie de la bibliothèque, non loin île l'entrée, actuellement consacrée aux guides et récits de voyage.
—Du coup, on aura besoin que tu restes tard au moins un soir de la semaine prochaine, sans doute jeudi, pour ranger les livres.
—Ça devrait pas poser de problème.
—Peut-être qu'ensuite on ira retrouver nos Cavanaugh respectives, ajoute-t-il, complice.
Je me retiens de rire in extremis en entendant ça. Frannie, « ma Cavanaugh ». Je me la représente en train d'envoyer Chase au tapis, les quatre fers en l'air, et je souris malgré moi. Se méprenant sur la cause de mon amusement, il hausse les sourcils d'un air suggestif.
— Sacrés numéros, les Cavanaugh, hein ? Mon sourire s'élargit.
—C'est le moins qu'on puisse dire. II plonge la main dans sa poche.
—C'est toujours Mavis qui fait l'ouverture, explique-t-il en désignant l'intéressée du menton. Et on assurera la fermeture à tour de rôle, alors tu auras besoin de ça.
Je prends la clé qu'il me tend et, jetant un coup d'œil par-dessus mon épaule, je vois la nana qui vient d'emménager dans mon immeuble, Lili, croiser un usager qui sort de la bibliothèque. Elle s'arrête sitôt entrée, puis tourne les talons, manifestement décidée à repartir sur-le-champ.
—Excuse-moi, je dis à Chase.
Je rattrape ma voisine au moment où elle rouvre le battant. —Il te fallait quelque chose, Lili ? Je la fais légèrement sursauter.
— Oh ! Luc, salut, dit-elle en me reconnaissant.
—Je peux t'aider à trouver quelque chose? je m'enquiers avec un sourire rassurant.
—Hem... j'espérais trouver des annonces d'emploi, ou assimilées.
—Tu cherches du boulot?
—J'ai raclé les fonds de tiroir pour payer le loyer de ce mois-ci. Il faut que je trouve un job, et vite.
— Hmm...
Le seul panneau d'affichage que je repère concerne les séances de contes pour enfants et informe les usagers de la venue d'un auteur.
—Je vais demander à Mavis.
Elle sursaute de nouveau lorsque je la prends par le bras pour l'emmener à l'accueil, où la bibliothécaire est occupée à scanner des ouvrages, mais elle s'enhardit jusqu'à m'adresser un petit sourire.
— Mavis, savez-vous où il serait possible de consulter des offres d'emploi ?
L'intéressée nous observe l'un après l'autre, et triture la minuscule croix en argent qu'elle porte suspendue à une chaîne délicate.
—En dehors du journal... il y a bien le centre social d'Elm Street. Ce serait encore la meilleure solution.
—Merci, répond Lili en baissant les yeux.
—Tu sais où ça se trouve ? je lui demande en la raccompagnant. Elle opine du chef.
—Alors, comme ça, tu travailles ici? demande-t-elle en examinant les rayonnages avant de fixer son attention sur moi.
—J'ai commencé pas plus tard qu'aujourd'hui.
Son visage s'éclaire de son premier véritable sourire.
—Donc, tu n'es pas simplement le beau gosse de service.
J'éclate de rire, et Mavis me regarde d'un air réprobateur par-dessus ses lunettes.
— Désolée, murmure Lili en se crispant.
— C'est ma faute. (Nouveau sourire rassurant de ma part.) Ne t'en fais pas. On se voit plus tard ?
Elle acquiesce d'un signe de tête et se faufile dehors.
Mais, au moment où je retourne à l'accueil, la porte s'ouvre sur Rhenorian. Il flâne devant les rayonnages les plus proches de l'entrée, sauf que ce ne sont pas les livres qui l'intéressent. Il a les yeux rivés sur moi. Il hoche presque imperceptiblement la tête, histoire de me rappeler qu'il me surveille.
Qu'il me harcèle, même.
Mais mieux vaut que ce soit moi plutôt que Frannie. En temps normal, je déciderais de ne pas lui en parler mais, après ce qui s'est passé chez les Gallagher, je ne suis pas sûr que Matt se consacre à sa mission aussi bien qu'il le devrait. C'est ma faute si Rhenorian et sa clique sont venus, mais l'ange aurait dû sentir leur présence bien plus tôt. Gabriel l'a choisi parce qu'il a un intérêt évident à protéger Frannie, mais je ne suis pas certain que ça soit un critère suffisant.
Rhenorian me dévoile brièvement ses crocs avant de ressortir de la bibliothèque. M'avançant jusqu'à la porte, je le vois monter au volant d'une Lincoln gris argenté dotée d'un faux toit ouvrant. J'espère vaguement qu'il va s'en aller, mais il n'en fait rien, et je me dis finalement que c'est mieux ainsi. Il y a quelque chose de rassurant à connaître son ennemi, ou du moins à savoir où celui-ci se trouve.
Je pense à Frannie, partie s'amuser à la carrière avec ses amis. J'ai tenté de la dissuader d'y aller, mais elle en avait envie, et Matt a juré qu'il ferait son boulot. J'ai fini par céder, parce qu'elle ne peut pas rester enfermée dans une cage comme un animal. Il faut qu'elle puisse vivre sa vie. Ce qui signifie que je dois faire confiance à Matt.
Il n'en reste pas moins que je préfère pouvoir garder un œil sur Rhenorian.
Quand je quitte la bibliothèque à 17 heures, il est toujours là. Il me regarde traverser la rue pour monter dans ma voiture. Je songe à rentrer seul à mon appartement, à rester loin de Frannie. Mais je n'arrive pas à m'y résoudre. J'ai besoin de la voir, de m'assurer qu'elle va bien. Du coup, je me rends à la carrière.
Et Rhenorian me suit.
Même s'il ne semble pas, dans l'immédiat, représenter une menace pour Frannie, sa présence ne m'enchante guère. Ça me fait mal de l'admettre, mais une partie de moi regrette le départ de Gabriel, parce que mon ombre infernale va sérieusement limiter mon aptitude à protéger Frannie.
Pendant une seconde, je me dis qu'elle se porterait peut-être mieux sans moi. Cependant, à supposer même que ce soit vrai, je ne suis pas certain de réussir à m'en aller, et ce malgré la promesse que j'ai faite à son grand-père.
Frannie
En avisant Luc, debout sur un rocher près du sentier, je ne peux retenir un sourire radieux. Je nage jusqu'au bord, sors de l'eau et me plaque contre lui, trempant par la même occasion le devant de son tee-shirt et de son jean. Mais ça ne l'empêche pas de me serrer encore plus fort contre lui.
Le fait d'être dans ses bras au bord de la carrière ravive mes souvenirs du soir étoile où j'y ai amené Luc pour qu'on se balance avec la corde. Rien que d'y penser, j'ai le frisson. On s'était déjà embrassés avant, mais ça a été incontestablement notre baiser le plus romantique, et la soirée la plus romantique de toute mon existence. Ça a quelque chose à voir avec les étoiles, sans doute. Mais, surtout, c'est le jour où Luc a baissé sa garde et m'a montré qui il est vraiment. Je suis quasi certaine que c'est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse de lui, même si à l'époque j'aurais refusé de me l'avouer.
Cela dit, à l'instant où je parle, c'est l'une des personnes les plus antipathiques que je connaisse qui s'est approprié la corde. Assise sur le disque de bois, boucles blondes flottant dans le dos, Angélique Preston se balance au-dessus de la carrière en frôlant du bout du pied la surface de l'eau, de la façon la plus sexy possible. Aucun risque quelle s'immerge vraiment, cela dit. Jamais elle ne mettrait en péril sa coiffure et son maquillage, et Dieu la garde d'avoir une tête de caniche trempé en sortant de l'eau! Les bonnets D de son maillot deux-pièces noir peinent à dissimuler sa poitrine, et j'espère I lue Luc et moi on sera partis avant qu'elle ait avalé quelques bières cl décidé de montrer ses seins à tout le monde. Histoire de lui rendre tout de même justice, je précise que les seins en question sont cent pour cent naturels. Garçons et filles confondus, nous les avons regardés pousser, fascinés, durant toutes nos années de collège.
Riley et Trevor sortent de l'eau en escaladant les rochers et nous rejoignent.
—Hey, Luc, tu as réussi à sortir le nez de tes bouquins ?
— La ferme, Trev! dis-je en donnant un coup de coude à l'intéressé. C'est pas comme si, toi, tu savais lire... (Il me décoche un sourire sarcastique.) Où est Tay ?
Riley m'indique un groupe de mecs en train de plonger de la falaise pour frimer. En réalité, ce n'est pas du tout une falaise. Juste un endroit où il y a des rochers qui surplombent l'eau. La hauteur ne dépasse pas trois mètres, mais sans doute que les mecs trouvent ça plus viril d'appeler ça « une falaise».
Et, gagné, c'est bien Taylor qui est là-bas. Elle est à tomber par terre dans son string bikini rouge. Je tâche de distinguer la personne avec qui elle discute.
—Bordel de merde ! C'est Brendan ?
—Il est revenu pour l'été, confirme Riley.
Qu'est-ce quelle fabrique, bon sang? me dis-je.
—Taylor a retrouvé grâce à ses yeux. Hyper sympa, le mec.
Brendan Nelson est le premier mec (et le seul, quoi qu'elle en dise) avec qui Taylor a couché. Il est aussi le seul garçon à lui avoir brisé le cœur. Lorsque, l'an dernier, il a été accepté dans l'équipe de football de l'université de Penn, tous frais de scolarité payés, ils étaient encore officiellement ensemble. Puis il a cessé de répondre à ses coups de téléphone, et Tay a fini par se rendre à l'évidence lorsqu'il est revenu à Haden pour Thanksgiving sans prendre la peine de la prévenir.
—Et comment! dit Riley. J'hallucine.
— Ce type est un vrai trouduc, remarque Trevor en levant les yeux au ciel.
Je me tourne juste à temps pour voir Brendan passer un bras outrageusement musclé autour de la taille de Taylor, qui se pend à son cou. Il l'embrasse.
Ce qui me donne envie de gerber.
Mais aussitôt après, Brendan, hurlant comme une fillette, effectue un vol plané. Il se tait en tombant dans l'eau, pour s'époumoner de plus belle quand il regagne la surface. A la façon qu'il a de s'agiter dans tous les sens, ses potes captent qu'il ne sait pas nager et plongent à sa rescousse. Us le remorquent jusqu'aux rochers, manquant de sombrer toutes les deux ou trois brasses, le tout dans un concert de braillements et de gros mots.
Je souris en voyant Taylor nous faire signe de loin. Elle effectue ensuite un élégant saut de l'ange, puis nage dans notre direction et s'extrait de l'eau.
— Quel trouduc, déclare-t-elle, se faisant ainsi l'écho de son frère.
Je veux expliquer les tenants et les aboutissants de l'histoire à Luc, mais son attention est toujours braquée sur la « falaise ». Suivant son regard, je localise trois individus en jeans et tee-shirts noirs (l'idéal pour faire trempette) debout parmi les arbres, juste au bord de la carrière. Je reconnais celui du milieu. C'est le géant roux qu'on a croisé chez les Gallagher et chez Ricco.
Luc entrelace ses doigts aux miens.
—Je n'aurais pas dû venir ici, dit-il tout bas, de sorte que je suis la seule à l'entendre.
—Pas de souci. (Un coup d'œil à la falaise m'indique que les types sont partis.) On peut s'en aller.
— Matt est là ? demande-t-il en me caressant la joue. J'acquiesce d'un signe de tête, quasi certaine que mon ange
gardien est là, et c'est alors qu'un caillou, décrivant un arc de cercle, atteint Luc à la nuque. Lorsqu'il se retourne, faisant la grimace, il n'y a bien entendu personne.
—Il est là, confirme Luc, dégoûté.
—Allons-y, dis-je.
Je fusille mon frère du regard, même si je ne peux pas le voir.
—Tu devrais rester avec tes amis, suggère Luc en déposant un baiser léger sur ma joue. (Il sourit.) Je voulais simplement savoir si m allais bien et (nouveau coup d’œil à l'endroit où Matt est censé se trouver) si tu n'étais pas toute seule.
Je le tire par la manche.
—Reste.
—Il vaudrait mieux pas.
— Soit. (Je souffle, agacée.) Comme tu voudras. Il m'enlace.
—Tu es mimi tout plein quand tu boudes, dit-il en riant. Je consens à lui sourire, et me colle encore plus contre lui tout en faisant une moue de trois kilomètres.
— Suffisamment mimi pour que tu restes ?
Non loin de là, Angélique revient sur le bord et lâche la corde en se donnant des airs. Sans cesser de sourire, Luc lève les yeux au ciel.
—Amuse-toi bien, dit-il en pressant ma main. On se voit tout à l'heure.
Il s'éloigne le long du sentier et, dans l'ombre des bois, je distingue trois silhouettes sombres qui commencent à le suivre. )e m'apprête à en faire autant, mais je sens qu'on me tapote l'épaule. Matt.
— C'est un grand garçon, Frannie. Il s'en sortira très bien, me murmure mon jumeau à l'oreille.
Alors je regarde Luc partir, regrettant qu'il soit si nul en judo.
Matt
Après m'être assuré que Frannie se tiendrait tranquille, j'emboîte le pas aux démons qui filent Luc. Ce dernier grimpe dans la Shelby et, lorsque Rhenorian et ses deux acolytes se transportent par magie dans la Lincoln, j'en fais autant.
— Bon, je me disais... Je n'ai pas le temps de finir que, déjà, trois poings rougeoyants
apparaissent juste sous mon nez.
—Rien ne sert de tuer le messager, dis-je, croisant les doigts derrière ma nuque et me calant au fond de la banquette.
Rhenorian surveille la Shelby pour voir dans quelle direction part Luc. Il baisse le bras, et les autres l'imitent.
—Qu'est-ce que tu veux?
—J'allais te poser la même question.
En une nanoseconde, revoilà le poing crépitant brandi devant mon visage.
—Pas de ça avec moi, le chérubin.
Je lève les yeux au ciel.
—On peut y passer la journée (j'écarte son poing de ma figure), ou bien on trouve un moyen de s'entraider. Il reste un moment silencieux, puis :
—Dis-moi d'abord si c'est toi qui as fait ça.
— Qui ai fait quoi ?
— Qui l'as transformé et voué au Paradis. Je pouffe de rire.
—Tu parles du démon, je présume.
—De Lucifer, oui.
—Primo, le fait que son âme soit marquée pour le Paradis me débecte, enfin... me débecterait si les anges pouvaient être débectés par quelque chose. Deuzio, je n'ai pas le pouvoir de rendre un démon mortel.
—Alors, qui a ce pouvoir ?
Situation délicate. Je sens que lui révéler la vérité mettrait Frannie en danger. Pour autant, je ne peux pas mentir. Même à un démon.
— Qu'est-ce que ça peut te faire s'il est devenu mortel ? Il me jauge avec méfiance.
—J'ai des ordres. Je suis censé le ramener.
— Pour qu'il soit jugé ? je demande, sans parvenir à dissimuler l'espoir qui transparaît dans ma voix.
Il garde son air renfrogné, mais ne répond pas.
—M'est avis qu'on est peut-être dans le même camp, si bizarre que ça puisse paraître, je déclare en remuant sur la banquette et en pliant ma cheville sur le genou opposé.
— C'est-à-dire ?
—C'est-à-dire que j'aurais pas vraiment le cœur brisé si le démon venait à disparaître.
Un rictus maléfique se dessine sur les traits de Rhenorian, accentuant significativement leur aspect démoniaque. J'ai attisé sa curiosité.
—C'est un démon. Ni plus ni moins stupide que n'importe quelle autre créature infernale, j'ajoute en désignant les deux crétins qui sont juste là pour la déco.
Rhenorian pousse un grondement, et ses yeux s'embrasent, mais il ne fait pas un geste. Je poursuis :
—Bon, est-ce que ce serait si difficile que ça de le pousser au vice ? D'inverser son marquage ?
—Je t'écoute, déclare l'imposant démon en se laissant aller contre le dossier de son siège.
—Tu as besoin qu'il ait retrouvé sa forme démoniaque pour pouvoir le ramener en Enfer, c'est bien ça ?
—De préférence. (Son expression se fait prédatrice, tel le chat convoitant la souris.) Mais, à défaut, je me contenterais volontiers de son âme mortelle.
—Bien. Donc, si on pouvait le convaincre de... (Je m'interromps brusquement en me rendant compte que j'ai failli éventer le secret de Frannie.) Je crois connaître un moyen pour qu'il redevienne un démon.
Les iris de Rhenorian flamboient.
—Lequel?
— C'est moi qui gère. Contente-toi d'être prêt à agir. Il faudra faire vite, avant qu'elle... (Je m'arrête de nouveau.) Sois prêt, c'est tout. Quand le moment sera venu, tu ne risqueras pas de l'ignorer.
D'un geste vif, il empoigne mon tee-shirt.
— Développe un peu, le chérubin. Il me faut des détails. Celui des deux crétins qui est assis à l'arrière à côté de moi tente de m'attraper le bras, alors je lui lance un éclair blanc crépitant. Dosé juste ce qu'il faut pour qu'il me fiche la paix.
—Non, je réplique platement tout en me penchant vers Rhenorian pour bien lui montrer qu'il ne m'intimide pas.
Le fait de voir Crétin numéro un fulminer semble le divertir, et lorsque Crétin numéro deux se tourne vers moi, dressant à mon intention un poing rougeoyant et vengeur, il me lâche et flanque un coup de poing à la mâchoire de l'intéressé. Puis il reporte son attention sur moi.
—Donc, tu voudrais que je te fasse confiance, tout bonnement ? me demande-t-il avec une grimace. À ton avis, je suis bête à ce point-là ?
Je ne peux pas m'empêcher de me moquer de lui.
—A peu près autant que le reste de ton espèce.
En une fraction de seconde, il m'a fourré son poing brûlant sous le nez. Je lève les mains en me composant un masque de feinte innocence.
— Hé! c'est toi qui m'as posé la question, et les anges ne peuvent pas mentir.
L'espace d'un instant, le rougeoiement s'intensifie, puis Rhenorian étouffe son pouvoir en fronçant les sourcils.
—Tiens-toi prêt, dis-je.
Puis je me transporte jusqu'à la carrière pour retrouver Frannie. Tout ce que j'ai à faire, c'est persuader Luc qu'elle serait mieux sans lui. Il s'en va, elle s'en remet, et voilà '. Soit il meurt, soit il redevient un démon. Les deux options me conviennent. Dans la seconde hypothèse, Rhenorian l'emmènera en Enfer, ce qui l'empêchera de se raviser.
En regardant Frannie et Taylor qui s'aspergent mutuellement le visage, je culpabilise presque. Mais c'est un fait que Luc laissera tomber ma sœur à un moment ou à un autre ; c'est couru d'avance. Son essence reste celle d'un démon. Dieu seul sait quels dégâts il pourrait provoquer avant de la larguer.
Mieux vaut pour elle que les choses n'aillent pas jusque-là. Je (.lis bien d'intervenir.