Chapitre 34

Tess regagna la ville dans un état de torpeur émotionnelle.

Elle n'avait ni sac, ni manteau, ni téléphone portable - pas même la clé pour rentrer chez elle - et sa marge de manœuvre était réduite. A bout de souffle, confuse, épuisée par tout ce qui lui arrivait, elle se dirigea vers une cabine téléphonique en priant pour qu'elle fonctionne. Elle entendit la tonalité, composa le 0 et attendit la voix de l'opératrice.

—Je voudrais appeler en PCV, s'il vous plaît, haleta-t-elle dans le combiné, puis donna à l'opératrice le numéro de la clinique vétérinaire.

Le téléphone sonna, sonna. Pas de réponse.

Alors que la sonnerie basculait sur le répondeur, l'opératrice reprit la communication :

—Je suis désolée. Il n'y a personne à ce numéro pour prendre l'appel.

—Attendez, répondit Tess, saisie d'inquiétude. Vous voulez bien réessayer ?

—Un instant.

Tess attendit, angoissée, tandis que le téléphone recommençait à sonner à la clinique. Toujours dans le vide.

—Je suis désolée, répéta l'opératrice en interrompant l'appel.

—Je ne comprends pas, murmura Tess. Vous pouvez me donner l'heure, s'il vous plaît ?

—Dix heures et demie.

Nora ne prenait pas sa pause avant midi, et elle n'était jamais malade, alors pourquoi ne décrochait-elle pas ? Quelque chose clochait.

—Vous voulez essayer un autre numéro, peut-être ?

— Oui, s'il vous plaît.

Tess communiqua à l'opératrice le numéro de fixe de Nora puis, comme elle ne répondait pas, celui de son portable. A chaque appel qui restait sans réponse, le cœur de Tess se glaçait un peu plus dans sa poitrine.

Elle avait un terrible pressentiment.

Saisie d'effroi, Tess raccrocha le combiné et se dirigea vers la station de métro la plus proche. Elle n'avait pas le dollar vingt-cinq que lui coûterait le billet pour rentrer chez elle, mais une charmante vieille dame dans la rue eut pitié d'elle et lui donna de la menue monnaie.

Le trajet lui sembla interminable, tous les voyageurs semblaient la dévisager comme s'ils savaient qu'elle n'était pas des leurs. Comme s'ils sentaient que quelque chose l'avait changée et qu'elle ne faisait plus partie du monde normal, de leur monde humain.

Et peut-être était-ce le cas, pensa Tess en songeant à ce que Dante lui avait dit, à tout ce qu'elle avait vu et ce dans quoi elle avait été impliquée ces dernières heures. Ces derniers jours, se reprit-elle, en repensant à la nuit d'Halloween, la véritable première fois où elle avait vu Dante.

Quand il avait planté ses crocs dans son cou et bouleversé son univers.

Mais peut-être n'était-elle pas totalement juste. Tess ne pouvait pas se rappeler une époque où elle avait eu le sentiment de faire vraiment partie de quoi que ce soit de normal. Elle avait toujours été... différente. Son aptitude inhabituelle, plus que son passé troublé, l'avait toujours tenue à l'écart des autres. Elle s'était toujours sentie marginale, étrangère, incapable de confier ses secrets à quiconque.

Jusqu'à Dante.

Il lui avait ouvert les yeux sur tant de choses, lui avait appris ce qu'étaient réellement les émotions, le désir. Il lui avait fait espérer des choses dont elle n'avait pu que rêver jusque-là. Il lui avait donné le sentiment d'être en sécurité, d'être comprise. Pire, il lui avait donné l'impression d'être aimée.

Mais tout ceci ne reposait que sur des mensonges. Et à présent qu'elle connaissait la vérité - aussi incroyable qu'elle soit - et elle aurait tout donné pour prétendre que tout cela n'était que folle fiction.

Les vampires et les liens de sang. Une guerre faisant rage entre des créatures qui n'auraient pas dû exister en dehors de l'imaginaire et des cauchemars.

Pourtant, tout cela était la vérité.

C'était bien réel.

Aussi réel que ses sentiments pour Dante, ce qui rendait sa trahison encore plus insupportable. Elle l'aimait, et n'avait jamais été aussi effrayée de toute sa vie. Elle était tombée amoureuse d'un justicier dangereux.

D'un vampire.

Cet aveu lui pesait tandis qu'elle sortait du métro et remontait vers les rues animées de son quartier. Des clients matinaux se pressaient dans les commerces locaux et le marché jouissait d'un flux constant d'habitués. Tess dépassa un groupe de touristes arrêtés pour examiner les courges et les citrouilles, parcourue d'un frisson qui n'avait rien à voir avec le mordant de l'air automnal.

A mesure qu'elle s'approchait de chez elle, son angoisse s'intensifiait. Un des locataires sortait alors qu'elle atteignait le perron. Bien qu'elle ne connaisse pas le nom du vieil homme, il lui sourit et lui tint la porte. Tess entra et monta les escaliers menant à son appartement. Arrivée à trois mètres de sa porte, elle prit conscience qu'elle avait été cambriolée. Le montant avait été attaqué près de la poignée puis la porte avait été refermée pour donner l'apparence que tout était en ordre.

Tess se figea, submergée par une vague de panique.

Elle recula, prête à s'enfuir. Son dos heurta une masse solide, quelqu'un qui se trouvait juste derrière elle. Un bras puissant la saisit par la taille et la déséquilibra tandis qu'une longue lame d'acier vint appuyer sous sa mâchoire.

— Salut, Doc. C'est pas trop tôt, j'ai failli attendre.

—Tu n'es pas sérieux, Dante.

Tous les guerriers, Chase y compris, étaient rassemblés dans le centre d'entraînement et le regardaient se préparer au combat, mais Gideon fut le premier à l'interpeller.

—Tu trouves que j'ai l'air de plaisanter? (Dante sortit un pistolet de la réserve d'armes et prit une poignée de balles.) Je n'ai jamais été plus sérieux de ma vie.

—Bordel, D. Au cas où tu n'as pas remarqué, il est 10 heures du matin. Ce qui veut dire qu'il fait grand jour.

—Je sais ce que ça veut dire.

Gideon laissa échapper un juron.

—Tu vas cramer, mec.

—Pas si je peux l'éviter.

Né aux alentours du xvnie siècle, Dante était âgé selon les critères humains, mais comme vampire de la Lignée, il était encore jeune ; ses ascendants étaient éloignés des Anciens et de leur peau extraterrestre hypersensible de plusieurs générations. Il ne pouvait pas rester très longtemps à la surface en journée, mais il pouvait passer un peu de temps à la lumière et y survivre.

Pour Tess, il serait prêt à aller au centre du soleil si cela pouvait la sauver de la mort qui la guettait.

—Ecoute-moi, reprit Gideon. (Il posa une main sur son bras pour attirer son attention.) Tu n'es peut-être pas aussi vulnérable qu'un Gen-1, mais tu appartiens à la Lignée. Si tu passes plus de trente minutes à la lumière du jour, tu crames.

—Je n'y vais pas pour faire du tourisme, rétorqua-t-il, refusant de se laisser influencer. (II se dégagea du contact du guerrier et saisit une autre arme dans la réserve.) Je sais ce que je fais. Je n'ai pas le choix.

Il avait raconté aux autres ce qu'il avait vu, la vision qui lui déchirait le cœur chaque fois qu'il y repensait.

Il était accablé de remords d'avoir laissé Tess quitter le complexe sans sa protection, de n'avoir pas pu l'arrêter. Il ne supportait pas l'idée qu'elle puisse être en danger à cet instant même, alors que ses gènes vampires le rendaient vulnérable et le forçaient à se cacher sous terre.

—Et si l'heure que tu as vue dans ta vision

-11 h 39 - signifiait minuit moins vingt et une minutes ?

demanda Gideon. Tu n'as aucune certitude que la scène se déroulait le matin. Tu te mets peut-être en danger pour rien...

—Et si j'attends et qu'il s'avère que je me trompe ?

Je ne peux pas courir ce risque.

Dante secoua la tête. Il avait essayé d'appeler Tess chez elle et à la clinique, sans y parvenir. Et une douleur cuisante dans sa poitrine lui disait que ce n'était pas uniquement parce qu'elle cherchait à l'éviter. Même sans son cauchemar prémonitoire, il savait que sa Compagne de sang était en danger.

—Il est hors de question que je coure le risque d'attendre la nuit. Dis-moi, Gideon: si Savannah avait besoin de toi, si c'était une question de vie ou de mort, est-ce que tu envisagerais même de prendre ce genre de pari ? Et toi Lucan, si Gabrielle était en danger dehors ?

Aucun des guerriers ne répliqua. Pas un seul mâle lié par le sang n'hésiterait à affronter les flammes pour sauver la femme qu'il aimait.

Lucan s'avança vers lui et lui tendit la main.

—Tu l'honores avec grâce.

Dante prit la main puissante du Gen-1, la main de son ami, et la serra fermement.

—Merci. Mais, pour être franc, je le fais autant pour moi que pour Tess. J'ai besoin d'elle dans ma vie. Elle est devenue... tout pour moi.

Lucan acquiesça avec sobriété.

—Alors va la chercher, mon frère. Et nous célébre-rons votre union quand Tess et toi serez de nouveau en sécurité au complexe.

Dante soutint le regard souverain de Lucan et secoua lentement la tête.

—C'est quelque chose dont il faut que je te parle.

A vous tous, en fait, dit-il en promenant son regard sur les autres guerriers. En supposant que je survive, si je suis capable de sauver Tess et si elle m'accepte comme compagnon, j'ai l'intention de m'installer au Havrobscur avec elle.

Il n'y eut qu'un long silence pour toute réponse, ses frères d'armes le regardaient avec un calme pondéré.

Dante se racla la gorge, sachant que sa décision devait constituer un choc pour les guerriers aux côtés desquels il combattait depuis plus d'un siècle.

—Elle a déjà tellement souffert, avant même que je la rencontre et que je la traîne dans notre monde contre son gré. Elle mérite d'être heureuse. Elle mérite bien plus que ce que je peux espérer lui donner. Je veux juste qu'elle soit en sécurité, maintenant, à l'abri de tout danger.

—Tu quitterais l'Ordre pour elle ? demanda Niko, le cadet après Dante et un guerrier qui prisait son devoir peut-être plus encore que lui.

—J'arrêterais de respirer, pour elle, si elle me le demandait, répondit-il, surpris lui-même par la profondeur de son dévouement. (Il regarda Chase, qui lui devait encore le second service évoqué la nuit précédente.) Qu'est-ce que tu en penses ? Tu as encore des contacts au Havrobscur de Boston pour me faire entrer à l'Agence ?

Chase sourit et haussa nonchalamment les épaules.

—Possible. (II se dirigea vers la réserve d'armes et en sortit un SIG Sauer.) Mais chaque chose en son temps, pas vrai ? On doit d'abord ramener ta femme ici en un seul morceau pour qu'elle puisse décider si elle veut d'un pauvre type comme toi comme compagnon.

—« On» ? interrogea Dante, regardant l'ancien agent du Havrobscur s'emparer du SIG et d'un autre semi-automatique.

—Ouais, « on ». Je t'accompagne.

—Qu'est ce que... ?

—Moi aussi, ajouta Niko en prenant nonchalamment ses armes. (Le Russe sourit en désignant de la tête Lucan, Gideon et Tegan.) Tu ne crois quand même pas que tu vas me laisser tout seul avec cette bande de Gen-1 ?

—Non, j'y vais seul. Je ne demanderais ja...

—Pas besoin de demander, répondit Niko. Que ça te plaise ou non, D., Chase et moi, on est tout ce que tu as sur cette mission. Tu n'iras pas seul.

Dante jura, humble et reconnaissant à ses amis de soutenir ainsi.

—Très bien. Alors c'est parti.