CHAPITRE 17
Dans son laboratoire privé à l’autre bout de la ville, Ben Sullivan avait décidé d’apporter quelques modifications à la formule de l’ Écarlate. Depuis le début, il ne conservait jamais la formule définitive dans son laboratoire, persuadé que la garder sur lui constituait autant une mesure de prudence qu’une certaine sécurité puisque, ainsi, les amis de son commanditaire – ou d’autres que lui – ne risquaient pas de mettre la main dessus. Il était paranoïaque à l’idée d’être supplanté dans sa petite entreprise lucrative et, depuis qu’il avait appelé son client plus tôt dans la soirée, il se disait que sa paranoïa était peut-être un instinct de survie fort bienvenu.
Il avait relaté tous les événements de l’autre nuit, jusqu’aux deux types qui l’avaient poursuivi à la sortie du club et à cette impression incroyable que l’Écarlate avait eu un effet dangereux – vampirique, comme il était enclin à le formuler – sur l’un des meilleurs clients de Ben.
Ces informations avaient été prises en compte avec la calme indifférence dont faisait toujours preuve son commanditaire. Il avait conseillé à Ben de ne divulguer ces informations à personne, et une réunion avait été organisée avec son employeur pour le lendemain soir, à la nuit tombée. Après tous ces mois de secret et d’anonymat, il allait finalement rencontrer ce type en personne.
Avec un peu moins de quinze heures à attendre, Ben pensa qu’il était sage de couvrir ses arrières du mieux qu’il le pouvait, au cas où il aurait besoin d’arguments lors du rendez-vous avec son patron. Il ne savait pas précisément à qui il avait affaire, après tout, et il n’était pas assez stupide pour écarter l’éventualité qu’il s’agisse d’un homme disposant de sérieuses relations dans le milieu. Ce ne serait pas la première fois qu’un gosse des quartiers sud de Boston s’imaginait pouvoir fricoter avec de vrais durs et finissait dans la Mystic River.
Il téléchargea les deux formules – l’originale et la nouvelle, modifiée, qu’il considérait comme sa sécurité de l’emploi – puis retira la clé USB de son ordinateur.
Il effaça toute trace des fichiers de son disque dur puis sortit du labo. Il emprunta des routes secondaires pour revenir vers la ville, au cas où il aurait été suivi, et arriva dans le quartier nord, pas très loin de l’appartement de Tess.
Elle aurait été surprise de savoir combien de fois il passait devant chez elle, juste pour savoir si elle était là.
Plus que surprise, même, il en convenait lui-même. Elle serait sûrement un peu rebutée si elle savait à quel point il était obnubilé par elle. Il se détestait de ne pas arriver à laisser tomber, mais le fait qu’elle ait toujours insisté pour qu’ils restent proches, notamment après leur rupture, ne faisait qu’attiser son désir. Il ne cessait d’attendre qu’elle le laisse revenir, mais après ce qui s’était passé l’autre nuit, lorsqu’il avait senti son mouvement de recul quand il l’avait embrassée, cet espoir s’était atténué.
Ben tourna à l’angle d’une rue et remonta celle où habitait Tess. Peut-être était-ce la dernière fois qu’il passait devant chez elle, la dernière fois qu’il se ridicu-lisait comme le pitoyable voyeur qu’il était.
Ouais, pensa-t-il en appuyant sur le frein à l’approche d’un feu rouge, peut-être était-il temps de lâcher l’affaire et de passer à autre chose, d’avoir une putain de vie.
Tandis que sa fourgonnette était à l’arrêt, Ben aperçut une élégante Porsche noire arriver par une rue transversale et tourner à droite devant lui, avant de descendre la rue presque déserte en direction de l’immeuble de Tess. Son estomac se serra quand il vit le conducteur. C’était le type du club – pas celui qui s’était lancé à sa poursuite mais l’autre, le grand aux cheveux noirs qui dégageait une vibration sinistre.
Et qu’il soit damné s’il ne reconnaissait pas la passagère assise à ses côtés !
Tess.
Bordel de merde. Qu’est-ce qu’elle fichait avec lui ?
L’avait-il questionnée sur les activités de Ben, avait-il interrogé ses amis et ses connaissances ?
La panique remonta comme de l’acide dans sa gorge, puis Ben se fit la réflexion qu’à 3 heures du matin il était un peu tard pour un interrogatoire de police ou des stups. Non, il ne savait pas ce que ce type fichait avec Tess, mais cela n’avait rien d’officiel.
Impatient, Ben tapota sur le volant tandis que le feu restait au rouge devant lui. Non qu’il ait peur de perdre de vue la Porsche. Il savait où elle se dirigeait. Mais il voulait en avoir le cœur net, il avait besoin de vérifier par lui-même que la passagère était bien Tess.
Le feu passa enfin au vert et Ben mit les gaz. La fourgonnette bondit dans la rue alors que la Porsche s’immobilisait devant l’immeuble de Tess. Ben s’arrêta le long du trottoir à quelques mètres et éteignit les phares.
Il attendit et observa, frémissant de fureur, le type assis sur le siège conducteur se pencher et attirer Tess à lui pour un long baiser.
Fils de pute.
Leur étreinte dura longtemps. Bien trop longtemps, pensa Ben, qui bouillait de colère. Il remit le contact et démarra. Il passa devant la Porsche sans accélérer, refusant de regarder dans leur direction quand il fut à leur niveau, puis poursuivit lentement son chemin.
Quand il regagna le complexe de la Lignée, Dante avait la tête ailleurs, à tel point qu’il s’était trompé de direction en quittant le quartier nord et qu’il dut rebrousser chemin sur quelques rues. Il avait la tête pleine de l’odeur de Tess, de son goût. Tess s’attardait sur sa peau et sur sa langue, et il n’avait qu’à se rappeler la sensation de son corps magnifique accroché au sien tandis qu’elle l’accueillait en elle, pour réveiller une érection massive.
Bordel.
Ce qu’il avait fait cette nuit-là avec Tess était aussi imprévu que complètement stupide. Il ne nourrissait pourtant aucun remords quant à la façon dont il avait passé les dernières heures. Jamais il n’avait ressenti autant de passion avec une femme, et il ne manquait pas vraiment de points de comparaison. Il aurait aimé attribuer cette passion au fait que Tess était une Compagne de sang et que son sang courait dans ses veines, mais la vérité était sensiblement pire.
Cette femme avait sur lui un effet qu’il ne pouvait expliquer, et encore moins nier. Après qu’elle l’avait sorti de sa vision de mort vertigineuse, il n’avait voulu qu’une chose et c’était se perdre encore plus dans le sortilège, quel qu’il soit, qu’elle lui avait jeté. À ceci près qu’avoir Tess nue sous lui le rendait encore plus accro. A présent qu’il l’avait possédée, il en voulait encore plus.
Au moins, sa visite à la clinique s’était révélée fructueuse.
Alors que Dante s’engageait sur la propriété du complexe, il sortit un Post-it froissé de la poche de sa veste et le colla sur la surface lisse du tableau de bord. À
la lumière faible de la jauge d’essence, il lut le message manuscrit datant de deux jours, qu’il avait pris du carnet de rendez-vous de Tess sur son bureau.
Ben a appelé— dîner de gala au musée demain soir, 19 heures. N’oublie pas!
Ben. Ce nom se propagea dans la tête de Dante comme de l’acide. Ben, le type que Tess avait accompagné à la réception du musée. La racaille d’humain qui revendait de l’ Écarlate, probablement à la solde des Renégats.
Le message comportait un numéro de téléphone, avec le préfixe du sud de Boston. Avec cette information, Dante était prêt à parier qu’il ne faudrait pas plus de deux secondes pour localiser l’humain grâce à Internet ou un annuaire quelconque.
Dante fit vrombir la Porsche dans l’allée de la propriété de l’Ordre puis pénétra dans le grand garage sécurisé. Il coupa le moteur et éteignit les phares, décolla le papier du tableau de bord puis tira l’une de ses malebranches de la console centrale à côté de lui.
L’arc métallique était froid et impitoyable dans sa main, comme il le serait quand il l’appuierait contre la gorge nue de ce bon vieux Ben. Il avait hâte que le soleil se couche pour se livrer aux présentations formelles.