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RETOUR A LA MAISON...
... SUR DEUX BÉQUILLES

Deux mois dans les Alpes bavaroises m'ont permis de me retaper. Malheureusement, les médecins de la commission spéciale me jugent toujours inapte au service actif dans l'aviation. Ils me donnent un tas de papiers que je devrai remettre au toubib de ma nouvelle unité. C'est tout à fait ce que j'ai l'intention de faire.

Ma vieille escadre de chasse est retournée à Wunstorf. Je m'y rends pour voir ce qu'est devenue ma 5e escadrille.

Par téléphone, j'annonce mon retour à la division, en spécifiant que je suis complètement rétabli. Sans exiger la preuve de cette guérison, on me donne l'ordre d'accompagner l'escadre en France où je prendrai le commandement de la 3e escadre du Premier Groupe de chasse.

12 août 1944.

En cours de transfert, comme nous faisons avec nos soixante-quatorze appareils escale à Wiesbaden, nos jeunes pilotes, novices, destinés à combler les vides des derniers combats, démolissent à l'atterrissage une douzaine de moulins. Il y a de quoi hurler de rage.

13 août 1944.

Nous avons reçu des appareils de remplacement. Dans la soirée, l'escadre repart, en direction du front. A la tombée de la nuit, nous nous posons sur un terrain de campagne, un champ aplani au rouleau compresseur. Un de nos pilotes heurte un poteau télégraphique et se tue.

La même nuit, je pars en voiture au terrain de mon nouveau « troupeau ».

A mon étonnement, l'officier que je dois relever est mon premier chef direct de la campagne de Pologne, le capitaine Woitke. Il m'accueille amicalement. Mais comment se fait-il que ce vieux soldat porte toujours le même uniforme ! Logiquement il devrait être au moins lieutenant-colonel. Il doit avoir un ennemi tenace au service du personnel...

Abattu en flammes quelques jours plus tôt, Woitke porte, autour de l'épaule gauche et de la poitrine, une lourde cuirasse de plâtre qui le fait ressembler, de façon frappante, à un chevalier du Moyen Age.

14 août 1944.

Le matin, je prends le commandement effectif de l'escadre.

Au-dessus de Rennes, nous engageons le premier combat de mon règne, contre six Thunderbolt. J'en abats un qui éclate sous mon nez.

Sur le chemin du retour, nous attaquons au canon une colonne de jeeps avec des remorques. Un des véhicules se jette dans le fossé et s'arrête contre le talus opposé, avant d'exploser comme une grenade.

17 août 1944.

Vers 10 heures du matin, un appareil de reconnaissance vient se promener à la verticale de notre terrain. Il va nous envoyer ses amis bombardiers, l'animal !

En effet, une heure plus tard, huit chasseurs-bombardiers piquent sur nous et démolissent un appareil. Quand ils sont repartis, je fais retirer les filets de camouflage et décolle pour essayer de les rattraper. Mais ils sont déjà trop loin. J'aperçois seulement un Lightning isolé qui parvient à s'échapper au ras des arbres.

Le soir, comme nous rentrons d'une attaque contre un détachement de blindés, des geysers de terre surgissent tout à coup de notre terrain déjà labouré. Dans l'air vibrant de chaleur, je distingue une formation de douze Marauder. Avec les dernières gouttes d'essence, nous nous ruons à l'assaut. Mes hommes descendent trois Ricains, moi un quatrième. Allons, on fait encore du bon travail !

La nuit venue, nous déménageons à Marolles. C'est plus sûr, car le premier terrain sera certainement encore bombardé demain.

18 août 1944.

Les Américains ont atteint la Seine, au nord de Paris.

Nous déménageons encore, pour nous installer à Vailly, à l'est de Soissons.

L'été, torride, lourd de menaces d'orage, pèse sur moi comme un cauchemar. L'attente de la fin qui ne peut plus tarder est une dure épreuve. Parfois, entre deux missions, je me promène, en canot pneumatique, sur l'eau claire de l'Aisne qui passe à quelques mètres du terrain. Avec un javelot tronqué, je harponne des brochets qui se débattent sauvagement pour mourir après une longue agonie.

Quand ce sera mon tour, je mourrai sans doute plus vite !

28 août 1944.

L'ennemi tente, entre Vernon et Mantes, de franchir la Seine. Les pontons lancés par le génie sont protégés, jour et nuit, par des nuées de chasseur, de nombreuses pièces de D.C.A., d'innombrables projecteurs.

Six vaines attaques contre ces pontons nous ont coûté hier douze appareils.

Nous sommes pratiquement hors de combat.

Ce matin, quatre appareils seulement ont pu prendre l'air. Les mécaniciens sont en train d'en rafistoler deux autres. Là-dessus, à 6 heures du matin, le chef d'état-major du corps m'appelle au téléphone pour me passer un savon maison.

— Vous annoncez quatre appareils disponibles, alors que vous en avez encore six. Auriez-vous perdu la raison ? Vous ne semblez pas vous rendre compte de la gravité de la situation. C'est du sabotage, vous m'entendez, du sa-bo-tage ! J'ordonne que vous engagiez la totalité de vos appareils !

Il hurle comme un possédé. Depuis l'époque lointaine de la caserne, on ne m'a pas parlé sur ce ton !

J'ai du mal à contenir ma colère. Qu'est-ce qu'ils savent donc de nos soucis, de nos inquiétudes, ces étalons galonnés, ces stratèges de salon ? Du sabotage ? C'est vraiment un peu fort de tabac !

Je fais préparer un des moulins estropiés. Mon chef de section, le caporal-chef Döring, prend l'autre.

Deux minutes avant l'heure fixée pour le décollage, nous sortons des abris de camouflage, en l'occurrence une tonnelle de branchages. Prudemment, nous nous plaçons dans le vent.

La « piste » est une longue bande de terre meuble. Mon zinc accélère péniblement. J'ai un mal fou à l'arracher.

Döring, lui, s'impatiente trop tôt. Le vieux taxi se soulève, mais, n'ayant pas encore une sustention suffisante, dérape sur l'aile et va s'abattre, en flammes, à côté d'un petit bois. Döring est mort sur le coup.

A présent, « l'escadre » est réduite à cinq appareils. Cet ordre du corps est un véritable assassinat !

Par radio, j'apprends que les autres escadres ne peuvent même pas décoller, car les chasseurs-bombardiers anglais attaquent sans cesse leurs terrains.

— Allez à Siegfried-Gustave ! ordonne le contrôleur.

Ce carré de la carte correspond à la région de Tergnier, au nord de Soissons. C'est un nœud ferroviaire important. En outre, c'est à Tergnier que le canal de la Somme se relie à l'Oise.

Au-dessus de ces objectifs vitaux, la 3e escadre du Premier Groupe de chasse va livrer son dernier combat dans le ciel français. Combat de désespoir, contre au moins soixante Mustang et Thunderbolt.

Au bout de quelques minutes, nous avons trois appareils sur cinq. A présent, je suis seul avec mon coéquipier, le sous-officier Ickes.

C'est l'hallali ! Nous encaissons de tous les côtés à la fois. Ickes, stoïque, accompagne toutes mes manœuvres. Mon zinc, fatigué, ralentit sensiblement. Rien à faire pour semer le Mustang qui s'est collé dans mon sillage. D'un dernier effort, je cabre, dans un virage ascendant qui surprend l'adversaire. Emporté par son élan, il passe sous moi et, tout seul, vient se placer dans mon viseur. A mon tour de tirer !

Ma première rafale incendie son empennage. Puis, son moteur s'embrase, et une violente abattée le projette juste dans ma trajectoire. Allons-nous descendre tous les deux, mêlés dans un brasier commun ?

Une secousse terrible ébranle mon zinc, arrache l'aile droite qui s'envole dans l'espace. En une fraction de seconde, je repousse le hublot et me hisse dehors. Une énorme flamme jaune me manque de quelques centimètres.

Je me retrouve debout en l'air, suspendu à mon parachute. En bas, dans un champ, le Mustang et le Messerschmitt ne forment qu'un seul amas de feu.

Au-dessus de moi, les pilotes américains poursuivent leur ronde vertigineuse. Ils n'ont pas encore compris que les derniers Messerschmitt ont disparu du ciel.

Je touche terre dans une petite clairière. Mais j'ignore si je me trouve en deçà ou au-delà de nos lignes. Après avoir grillé une cigarette pour calmer les battements affolés de mon cœur, j'enlève mes épaulettes et fourre la Croix de Fer dans ma poche. Avec ma veste de cuir américaine, mon pantalon fané et ma chemise de soie bleue, je ne ressemble guère à l'image traditionnelle de l'officier allemand.

Que j'ai bien fait !

Un quart d'heure plus tard, je vois surgir, de l'autre côté de la clairière, quatre civils français. Ils discutent avec véhémence. Mes connaissances de français sont suffisantes pour comprendre qu'ils sont à ma recherche. Tous les quatre sont armés. Des maquisards !

Je glisse la main sous la veste où j'ai caché mon revolver. Comme les quatre gaillards commencent à fouiller les buissons, je préfère ne pas jouer à cache-cache. Ils trouveraient ce jeu peut-être un tantinet déplacé.

Je me dresse et, calmement, vais à leur rencontre.

Ils me regardent avec une surprise mêlée d'inquiétude. Quatre armes à feu sont braquées sur moi.

A présent, jouons convenablement notre rôle. S'ils comprennent qu'ils ont affaire à un Allemand, ils sont capables de m'abattre. C'est même sûr, — aussi sûr que deux fois deux font quatre.

A cinq pas, je m'immobilise et leur lance, d'un ton jovial :

— Hello, boys ! Puis, m'efforçant de prendre un accent plus ou moins américain, je poursuis : « Vous, vouloir aider moi trouver camarades ? »

Visiblement, la glace est rompue. Mes « sauveteurs » m'expliquent qu'une unité blindée américaine se trouve à seulement deux kilomètres. Cependant, il faut ouvrir l'œil. Il y a encore des Boches dans le coin.

Le plus grand du quatuor, un bonhomme assez inquiétant, porte sous le bras une mitraillette allemande. Il est plus taciturne que ses amis. Aurait-il flairé quelque chose ?

A travers un bois touffu, nous arrivons à un talus de chemin de fer. Juste à ce moment, éclate, sur notre gauche, la pétarade hargneuse d'une mitrailleuse allemande. Aussitôt, les trois Français qui me précèdent se jettent à plat ventre. Le gaillard à la mitraillette reste debout à côté de moi. Je lui demande où va cette ligne.

— A Amiens.

Zut ! Je suis bien loin des positions allemandes. Il y a au moins trois jours que les Ricains sont entrés à Amiens.

La mitrailleuse se tait. Prudemment, nous traversons le talus. Un peu plus loin, nous arrivons au bord d'une belle route. Le grand escogriffe ne me quitte pas d'une semelle. En quelques bonds, ses amis traversent l'espace découvert. Mon bonhomme me fait signe de les suivre et, sans m'attendre, bondit à son tour. Tout à coup, il s'arrête et se retourne. Nos regards se rencontrent. Cette fois, il a compris. Il faut que je me sauve, — c'est ma dernière chance.

Déjà, j'ai fait demi-tour et m'élance vers le bois. Le gaillard à la mitraillette court derrière moi. Du coin de l'œil, je le vois lever son arme. Au moment où il appuie sur la gâchette, je me jette derrière un petit tertre. Autour de moi, les balles soulèvent des geysers miniatures de poussière.

Comme le gaillard baisse la tête pour changer de chargeur, je tire mon revolver. D'un coup de pouce, je repousse le cran de sûreté. D'un bond, je me dresse et fais feu. L'homme s'écroule avec un râle. Je me baisse et lui enlève sa mitraillette. Désolé, mon cher, mais c'était toi ou moi... Haletant, je me précipite dans les fourrés. Au bout de quelques mètres, je me planque derrière un tronc. Les autres Français ne m'ont pas suivi.

Un quart d'heure plus tard, je rencontre un détachement de chars allemands. A la tombée de la nuit, je regagne mon terrain.

Vers minuit, le commodore m'appelle pour m'annoncer que l'ennemi a réalisé une profonde percée en direction de Soissons. Ses pointes avancées se trouvent au sud, à l'est et au nord de notre terrain. Si nous ne les arrêtons pas à Laon, ils prendront toutes les unités qui se trouvent encore dans la région comme dans une immense nasse.

Il faut partir, sur-le-champ. Je donne l'ordre de transférer l'escadre dans la région de Beaumont, en Belgique, où j'ai fait reconnaître, quelques jours plus tôt, un terrain auxiliaire. Pourvu que nos convois puissent encore traverser le filet ennemi !

10 septembre 1944.

A Beaumont que nos camions ont atteint après un voyage épique, par des routes constamment surveillées par l'aviation alliée, nous sommes restés exactement une semaine. A présent, nous campons sur un misérable petit terrain, niché dans un creux des montagnes boisées sur la rive occidentale du Rhin. La rage au cœur, nous attendons vainement les chasseurs à réaction dont les « nuées » devaient mettre fin au cauchemar des bombardements alliés. Or, Hitler a engagé les Me 262 comme « arme de représailles », contre l'Angleterre.

Quand Göring, Galland et les chefs des grandes unités de chasse ont osé protester, il leur a déclaré qu'il n'admettait aucune discussion au sujet des appareils à réaction. C'était lui qui décidait de leur emploi !

Et voilà ! La Luftwaffe se saigne à blanc pour essayer de défendre les villes allemandes. La Luftwaffe meurt, courageusement, certes, mais sans pouvoir empêcher les Alliés de raser systématiquement nos villes, nos usines, nos installations ferroviaires, nos centrales de production d'énergie. C'est-à-dire qu'elle meurt inutilement.

Peut-être une vingtaine d'escadrilles de chasseurs à réaction pourraient-elles encore redresser la situation. En tout cas, c'est notre dernière chance.

Mais le Haut Commandement tient trop à ses représailles !

9 octobre 1944.

Depuis ce matin, je sais que je ne volerai plus jamais.

A minuit, j'avais reçu l'ordre de conduire immédiatement mon escadre à Anklam, sur la mer Baltique. Comme, trois jours plus tôt, nous avons été transférés en hâte dans la région de Vienne, je commence à me demander si les grands chefs ont encore toute leur raison.

La route prévue passe par Prague, Dresde et Berlin. Le convoi fera le parcours en une journée et demie. Chaque voiture devra emporter sa provision d'essence, car le ravitaillement en chemin est devenu très précaire.

A 4 heures de l'après-midi, nous goûtons dans une auberge tenue par un Tchèque. Une demi-heure plus tard, nous repartons. A la sortie du village, une secousse brutale m'arrache le volant. Je le rattrape, mais la voiture n'obéit plus ! A quatre-vingts à l'heure, nous percutons contre un mur. Gerhardt est projeté au travers du pare-brise, le chauffeur, assis à l'arrière, arrive à se dégager et s'effondre à côté du capot défoncé. Quant à moi, coincé sous le volant, les jambes ouvertes, j'essaie vainement de sortir. Tout à coup, un choc effroyable frappe la voiture. Un second véhicule, tout aussi désemparé que le nôtre s'est jeté sur nous. Une douleur atroce monte, foudroyante, le long de mes jambes. Je redouble d'efforts et, après avoir lutté une ou deux minutes, parviens à m'extirper par la portière à moitié arrachée. Il a fallu que je brise le volant dont l'axe a failli me défoncer la poitrine.

Affalé dans le fossé, je me tâte. Chaque mouvement m'arrache un cri. La rotule gauche et l'articulation de la hanche droite sont écrasées... Rampant sur le dos, m'arc-boutant sur les coudes, je réussis à remonter sur la route. Deux heures plus tard, une unité S.S. me trouve, évanoui.

(J'apprendrai, plus tard, que plusieurs voitures ont eu des accidents semblables. Probablement, il s'agit d'un sabotage des Tchèques).

A l'hôpital militaire de Prague, les chirurgiens veulent à tout prix m'amputer de la jambe gauche. Déjà, la peau a pris une teinte suspecte. Mais je refuse, obstinément, désespérément.

Pour rien au monde, je ne veux passer le reste de ma vie comme un mutilé, un de ces malheureux sur lesquels s'apitoie tout le monde.

Les médecins mettent deux heures et demie pour rafistoler ma rotule. Les deux jambes dans le plâtre, je me retrouve dans une chambre calculée pour quatre personnes, et dans laquelle s'entassent maintenant dix blessés graves.

Une infirmière m'apporte ma serviette. Je débouche ma dernière bouteille de cognac et, en quelques minutes, la vide jusqu'à la dernière goutte.

Cette nuit, je n'aurai pas de douleurs !

7 décembre 1944.

Hier, on m'a enlevé le plâtre. Mes jambes ont terriblement maigri. Le genou droit est encore raide. Je suis si faible que je peux à peine m'asseoir dans mon lit.

8 décembre 1944.

Les premiers pas, appuyé sur deux béquilles. J'arrive à parcourir la longueur de ma chambre. Demain, je ferai une promenade dans le couloir.

J'apprendrai de nouveau à marcher, comme un bébé. Mais je marcherai !

10 décembre 1944.

A présent, je peux sortir, en compagnie d'une infirmière. Hier soir, je suis allé au théâtre. Pour un trajet qu'un homme normal parcourt en dix minutes, j'ai mis plus d'une heure. Mes mains sont couvertes d'ampoules, provoquées par les béquilles. Cela n'a aucune importance. Seuls comptent mes progrès.

19 décembre 1944.

J'ai passé une semaine dans une station thermale autrichienne, dont les eaux radio-actives m'ont fait beaucoup de bien. Le genou gauche retrouve lentement sa souplesse. En revanche, la jambe droite reste encore un poids mort. Rétrécie de six centimètres, elle se balance inutilement dans l'articulation détruite de la hanche.

Lilo a obtenu mon transfert dans l'hôpital de Sanderbusch, à quelques kilomètres de lever. A la lisière de la ville, elle a loué un appartement, dans une villa adorable. C'est là qu'elle m'attend maintenant, avec nos deux enfants. Nous ne nous quitterons plus, — plus jamais.

21 décembre 1944.

Une pauvre épave, marchant à l'aide de deux béquilles, j'ai entamé le voyage qui doit me conduire à la maison. La guerre continue. Pour moi, pour l'estropié que je suis, elle est bel et bien finie.

A Salzbourg, les bombes pleuvent sur la gare. Notre train s'arrête dans une station de banlieue. Deux camions nous conduisent à une halte située de l'autre côté de la ville. Nous sommes une vingtaine d'éclopés qui se déplacent difficilement.

A Rosenheim où nous attendons la correspondance pour Munich, il fait un froid sibérien. A minuit, l'aviation alliée attaque la gare. Des milliers de voyageurs, frappés de panique, courent vers les abris. Nous, les blessés, incapables de courir, restons couchés entre les rails. Aplatis contre le sol, nous nous demandons comment nous sommes encore en vie. Les bombardiers repartis, nous nous serrons l'un contre l'autre, pour partager les dernières réserves de chaleur humaine.

A Munich, la gare de l'est est en flammes. L'Allemagne brûle, partout à la fois.

Pour atteindre Augsbourg, normalement un trajet de cinquante minutes, le train mettra exactement sept heures.

A Augsbourg, on me transporte dans une baraque la Croix-Rouge, tout à côté de la gare. Je n'en peux plus, je suis à bout, je veux dormir, dormir, dormir...

A midi, des forteresses volantes attaquent le centre de la ville. Les infirmières veulent me porter dans un abri, mais je les mets à la porte. Qu'on me fiche la paix ! Je veux dormir, nom d'un chien !

Le soir, un train de permissionnaires part pour Hanovre et, miracle des miracles, atteint sa destination avec seulement deux heures de retard.

23 décembre 1944.

J'ai trop présumé de mes forces. Ce voyage va m'achever. Parfois, les voyageurs viennent à mon secours. Attention d'autant plus méritoire qu'en ce moment, tout le monde a son propre fardeau de soucis.

A minuit, un train omnibus me dépose enfin à Jever. Une voiture militaire me conduit, — oui, parfaitement, — me conduit à la maison.

Dans l'obscurité, je reconnais la silhouette de Lilo qui court à ma rencontre, à travers le jardin enneigé. Je ne peux même pas la serrer dans mes bras, occupés par ces maudites béquilles.

Je l'embrasse, tendrement, maladroitement, puis, nous montons lentement vers la maison.

— Tu marches si difficilement, murmure-t-elle, d'une voix étouffée par les larmes. Je ne savais pas que c'était si grave...

Dans la cheminée du salon, flambe un bon feu. Je me laisse tomber dans un fauteuil. A partir de cet instant, je vais commencer à me reposer de tout, des fatigues du voyage, de la guerre, des drames que j'ai vus. Je ne veux vivre que pour ma famille, pour ma maison.

Demain, c'est Noël. Demain, Ingrid, ma fille aux boucles blondes va m'assaillir de mille questions. Pourquoi je suis resté absent si longtemps, pourquoi des hommes méchants font encore la guerre, pourquoi je marche si lentement...

Pourquoi... Pourquoi... POURQUOI...