I

Enfance et jeunesse

Tout le monde connaît la légende du « Charmeur de rats » qui débarrassa du fléau la petite ville de Hameln et qui, frustré de la récompense promise, entraîna tous les enfants dans les profondeurs du mont Koppen.

Aujourd'hui encore, la rue qui vit cet exode tragique s'appelle la rue Koppen. Une voie étroite, mal pavée, bordée de maisons affreuses aux cours noires et lépreuses. Poussiéreuse en été, boueuse à l'époque des pluies printanières et automnales, elle se couvre, au plus fort de l'hiver, d'une bonne couche de neige, pour la plus grande joie des gosses du quartier. Très longue, elle traverse un faubourg embryonnaire pour se perdre insensiblement au milieu des jardins qui s'étagent sur les premières pentes du mont Koppen.

C'était dans cette rue que je passais mon enfance. A ma crinière flamboyante et mes innombrables taches de rousseur, je devais être plutôt laid. Mais je m'en moquais, éperdument.

Mon père était alors adjudant à la 10e compagnie du 18e régiment d'infanterie. Bel homme et excellent soldat, il conservait l'estime générale même quand, après la première guerre mondiale, il entra comme brigadier dans la police municipale.

En 1914, il gagna la Croix de Fer sur les champs de bataille des Flandres. En 1915, il fut fait prisonnier devant Ypres. Pendant quatre ans, il végéta au camp de Belle-ile. En 1919, rentré à Hameln, il épousa Anna, la plus jolie et la plus frêle des filles du maçon et charpentier Märtens. Anna avait hérité de son père un entêtement peu ordinaire et une bonne dose d'humour. Aujourd'hui encore, sous le double bandeau de ses cheveux blancs, ses yeux bleus brillent d'une gaieté combative.

Un an et huit jours après le mariage, je vins au monde, au beau milieu de la nuit.

Très vite, mes parents et les voisins se rendirent compte que je n'avais rien d'un enfant de chœur.

Mon père me menait durement. Pour m'inculquer une discipline à la prussienne, il se servait surtout d'une longue courroie qui me labourait fréquemment et douloureusement les fesses. Adjudant de métier dans l'âme, il me traitait comme il devait traiter ses « bleus ». Je ne lui en voulais pas ; je savais qu'il m'aimait. Quant aux généreuses raclées dont il me gratifiait, elles étaient amplement justifiées.

Mon terrain de jeu préféré était la caserne, avec sa vaste cour, ses écuries, ses interminables couloirs. A six ans, je savais nettoyer un fusil, et je connaissais la manoeuvre de la mise en batterie d'une mitrailleuse. Les soldats étaient pour moi de grands camarades, des copains épatants avec lesquels je m'amusais du matin au soir.

Et les années s'écoulaient, paisibles et infiniment agréables. Les événements importants étaient rares dans notre petite ville, nichée au centre d'un cirque de montagnes boisées. La Weser, fleuve puissant aux eaux claires, déferlait sur les plans inclinés des deux barrages flanquant l'écluse, s'engouffrait dans les énormes conduites qui alimentaient le moulin établi dans l'île, portait des trains de péniches, des remorqueurs, des radeaux faits de troncs de sapin. A l'époque des vacances d'été, de nombreux autocars déversaient dans la vieille cité un flot de touristes venus de tous les coins du monde pour visiter les monuments historiques et humer l'atmosphère romantique des ruelles médiévales. Le dimanche, la musique militaire égrenait ses flonflons sous les tilleuls du jardin public, au bord du fleuve.

Dans ce cadre reposant, je passais une enfance parfaitement heureuse.

En 1931, je quittai l'école communale pour le lycée, un établissement vénérable par ses murs comme par ses traditions. Bien entendu, je ne cessai pas pour autant mes frasques de mauvais sujet. Comme ma réputation était déjà solidement établie, les professeurs ne s'attendaient guère à autre chose et me punissaient avec une extrême indulgence — presque en souriant. Un seul d'entre eux, le père Tribius, trouvait que je dépassais la mesure. C'était un homme charmant mais qui avait le tort — à mes yeux — d'enseigner les maths, la chimie et la biologie. Or, mes matières préférées étaient justement les langues, l'histoire et la philosophie. En outre, je faisais beaucoup de sport ; en 1937, je fus élu vice-président de notre club d'aviron. Et par-dessus le marché, je prenais, à la même époque, des leçons de danse. Si bien qu'il ne me restait vraiment pas beaucoup de temps pour les études. Forcé de faire un choix, je décidai de sécher désormais les cours de chimie et de biologie. Tribius ne s'en aperçut qu'au bout de six mois. Mais alors, sa colère éclata, et il exigea mon exclusion définitive.

Je fus convoqué chez le proviseur. Je mentirais en disant que je pénétrai dans le cabinet du « patron » avec une assurance parfaite. Le proviseur, grand, élégant, un énorme cigare entre les dents, m'impressionnait terriblement. Retranché derrière son énorme table de travail, il me scruta d'un regard froid, légèrement ironique. A côté de lui, affalé dans un fauteuil, Tribius, le crâne luisant, ressemblait à un gnome hargneux.

Le « patron » l'air glacial, continuait à me considérer fixement, et je me sentais de moins en moins à mon aise. Encore une minute de cet examen silencieux, et j'allais prendre la fuite. Enfin, il me demanda pour quelle raison j'avais « omis » d'assister aux cours du professeur Tribius.

J'aurais pu inventer un mal de gorge, ou des brûlures d'estomac — une de ces excuses classiques qu'ont invoquées et invoqueront encore des générations de lycéens. Mais j'avais décidé de dire la vérité. Non pas par amour fanatique des vérités qui ne sont pas bonnes à dire, mais tout simplement pour ne pas me faire traiter de sale petit menteur. En outre, j'espérais qu'une franchise totale m'éviterait le pire. Je déclarai donc que l'enseignement de M. Tribius me paraissait trop sec, trop monotone. En un mot, il m'ennuyait.

Tribius faillit en avoir une attaque. Le « patron » fut sidéré. Il s'était attendu à un prétexte banal et transparent. Pendant cinq bonnes minutes, il tonna comme Jupiter. Quant à ses foudres, il les réserva à ce pauvre Tribius. J'en entendis une partie à travers la porte, et j'eus sincèrement pitié du malheureux qui n'osait même pas se défendre.

L'affaire se solda par un blâme, punition toute platonique. Et Tribius fit de son mieux pour rendre ses cours plus intéressants.

Cette même année, au début de l'automne, je rencontrai, sur le parquet ciré de l'Ecole de Danse, mon premier grand amour. Lise était blonde et svelte. Je l'adorai avec toute la fougue romantique de mes seize ans. Malheureusement, son père était avocat, sa mère une dame très collet monté qui regardait de haut ce fils d'un simple sergent de ville.

Lise, elle, paraissait beaucoup plus compréhensive. Régulièrement, elle apprenait par coeur les petits poèmes que je lui dédiais. Elle était fière d'avoir pour amoureux un « écrivain ». J'avais en effet commencé à écrire des reportages, et même quelques nouvelles, que je vendais aux journaux régionaux. Ainsi, je gagnais largement mon argent de poche.

Un an plus tard, j'adorai Anne, tout aussi blonde, mais aux formes nettement plus opulentes. Je lui offris les mêmes poèmes — après avoir substitué, dans les titres, son nom à celui de Lise. A son tour, elle les apprit par coeur.

Je leur étais reconnaissant, à l'une comme à l'autre, de m'aimer malgré ma crinière flamboyante et mes innombrables taches de rousseur. Aujourd'hui encore, Lise et Anne sont parmi mes souvenirs de jeunesse les plus chers, avec le club d'aviron, les promenades le long du fleuve, les excursions dans les montagnes des environs. Souvenirs émouvants et qui consolent de bien des choses...

Cependant, je leur fus infidèle, je les oubliai le jour où je devins aviateur. Cela se passa le 6 juin 1938. Ce jour-là, je reçus mon baptême de l'air.

Un vieil appareil de transport, réformé mais encore solide, était venu se poser dans les vastes prairies qui bordent le fleuve en amont de la ville. Pour quelques marks, on avait droit à un circuit d'un quart d'heure.

Au début de l'après-midi, je montai dans la carlingue et, le coeur battant, je fus attaché sur un siège. Le moteur lancé, le gros avion s'ébranla, roula en cahotant sur le sol inégal et, arrivé à l'extrémité de la prairie, pivota pour se placer face au vent. Puis, dans un hurlement qui me parut merveilleux, il prit de la vitesse, esquissa deux ou trois bonds et décolla.

Je volais !

Déjà, dans un large virage ascendant, la terre se dérobait sous nos ailes. Nous montions tranquillement, sans le moindre heurt. Devant mon siège, accrochée au dossier des premiers fauteuils une petite boîte portait l'inscription « En cas de malaise, servez-vous ! ». Curieux, je soulevai le couvercle. La boîte contenait des sacs de papier. Une précaution inutile, du moins pour cette belle journée. Pas un balancement, pas un trou d'air, juste une légère vibration dans les fesses.

Plus haut, toujours plus haut, pour franchir les croupes boisées qui cernaient ma ville natale. L'horizon s'élargissait, se soulevait en quelque sorte, se drapait de brumes diaphanes. Le sol apparaissait comme un dessin géométrique, des carrés, des triangles, des rectangles, présentant une gamme nuancée de couleurs : le vert profond des prés humides, le jaune éclatant des champs de colza, le ruban argenté du fleuve, les toits rouges et bruns des vieilles maisons.

Ici une auto, là-bas une charrette, plus loin un radeau, et tout au fond, entre deux collines, un train rampant sur les rails : le paysage s'était transformé en une immense mosaïque sur laquelle se déplaçaient toutes sortes de jouets. Un nouveau virage, et la mosaïque bascula en arrière. Levant la tête, je contemplai les nuages. Monterions-nous au-dessus de leur masse floconneuse ? Hélas ! le quart d'heure était écoulé.

Déjà, l'appareil commençait à descendre. Rapidement, la terre approchait, reprenait son aspect familier, retrouvait ses proportions habituelles. Mes parents ne purent s'empêcher de sourire quand, rouge d'émotion et d'enthousiasme, je leur racontai mon premier vol.

Bien plus tard, ils devaient encore sourire lorsque leur fils, devenu un vétéran aux deux mille missions, parlait avec le même enthousiasme de ses aventures en plein ciel.

*

Et ce fut l'été 1939. Un été magnifique, avec des journées pleines de soleil, des nuits tièdes et bruissantes. Une année lourde d'événements graves, d'inquiétudes soudaines, de craintes inavouées. Pour moi, ces vacances furent la fin de ma merveilleuse jeunesse.

Pour la dernière fois, je parcourus les montagnes boisées, rêvai sous les frondaisons des forêts de hêtres, vagabondai le long du fleuve. En compagnie d'Anne, je flânai dans le cloître du monastère de Möllen, écoutai l'orgue à l'église abbatiale de Fischbeck, escaladai les ruines des châteaux forts qui gardaient les défilés. Bronzés et heureux, nous roulions sur ma petite moto à travers les massifs de la Porte-de-Westphalie, escaladions les falaises rouges du Hohenstein, nagions dans les flots verts de la Weser. Dans notre insouciance, nous ne remarquions pas l'orage qui montait à l'horizon politique. Une fille et un garçon, lâchés dans l'univers merveilleux des vacances comment aurions-nous songé un seul instant à ces menaces stupides.

A la fin juin, je m'étais inscrit au cours d'élève-officier de la Luftwaffe. Je voulais joindre l'utile — le méfier des armes — à l'agréable la liberté enivrante de l'aviateur.

Le 5 août, je fus convoqué au centre de recrutement pour subir un examen d'aptitude. Ce fut une véritable épreuve qui devait durer quatre jours. Une commission composée d'officiers, de médecins, de techniciens et de psychiatres ausculta minutieusement le corps et l'esprit des candidats. Le premier jour, nous affrontâmes je ne sais plus combien de spécialistes — oto-rhino, dentiste, radiologue et tutti quand — le second, nous dûmes rédiger des exposés, improviser des conférences, répondre à toutes sortes de questions inattendues. Le troisième, ce fut pire : d'abord, on nous attacha sur le « siège à trois dimensions » pour nous secouer, balancer, précipiter dans tous les sens ; ensuite, on nous fit subir des tests complexes afin de vérifier la rapidité de nos réflexes. Nous dûmes ramper dans des caissons à pression atmosphérique variable, respirer un air raréfié, remonter en tant de secondes des engrenages compliqués. Nous avions l'impression d'être soumis à une version moderne de la torture du Moyen Age.

Le dernier jour était réservé aux épreuves sportives ; course de vitesse et de fond, saut en hauteur et en longueur, lancement du disque et du javelot, barre fixe, natation et boxe. Le soir, nous apprîmes que, sur les cinq candidats de mon groupe, deux étaient reçus. L'un de ces heureux élus était moi.

27 août 1939.

Depuis midi, notre école est transformée en caserne. L'armée rappelle des réservistes. A Varsovie, à Berlin et le long de la frontière germano-polonaise, les événements se précipitent. Toute la nuit, les facteurs vont courir dans les rues pour distribuer des convocations individuelles.

28 août 1939.

Le gouvernement du Reich décrète la mobilisation général. La guerre est imminente.

Dans notre vieux lycée, on forme un bataillon de réserve. Les autres écoles de la ville sont également réquisitionnées, les deux casernes étant insuffisantes pour recevoir tous les soldats. Déjà le gris-vert des uniformes domine dans les rues.

29 août 1939.

Je viens d'être avisé de mon inscription définitive sur les listes de la Luftwaffe. Probablement, je serai appelé avant la date normale. Tous mes camarades de classe se sont engagés comme volontaires. Le soir, la plupart d'entre eux ont déjà revêtu l'uniforme.

30 août 1939.

Cet après-midi, à la gare des marchandises, a eu lieu l'embarquement des premiers bataillons de marche Les trains, ornés de fleurs, partent en direction de l'est. Les visages sont graves. J'aperçois quelques camarades du lycée. Qu'ils paraissent jeunes, beaucoup trop jeunes, sous ce casque sévère ! A l'exception d'un seul, ils semblaient très gais.

Je ne les ai jamais revus.

1er septembre 1939.

Ce matin, à 5 heures 49, les troupes allemandes ont franchi la frontière polonaise.

C'est la guerre !

... et la fin de mes dernières vacances de jeunesse.

5 septembre 1939.

Avant-hier, Göring a annoncé la création de la Défense Passive. Hier, la Grande-Bretagne et la France nous ont déclaré la guerre. Aujourd'hui, les sirènes lancent pour la première fois leur ululement sinistre sur les vieux toits de Hamelin. Des bombardiers britanniques attaquent les estuaires du golfe d'Allemagne [1].

11 septembre 1939.

Ce matin, mon père est parti pour la Pologne avec un groupe mobile de police.

A Wangerroge, une des îles de la Frise, ma soeur est bien placée pour observer l'activité intense de l'aviation anglaise.

A la maison, la vie est devenue très calme. Ma mère et moi sommes seuls. Bientôt, je partirai à mon tour...

En Pologne, la guerre touche à sa fin. Le 8 septembre a eu lieu la chute de Varsovie. L'armée polonaise se désagrège rapidement. Peut-être serons-nous de nouveau réunis à la Noël, autour de l'arbre ?

Cette fois, c'est moi qui ai sollicité mon appel anticipé. La grande aventure de la guerre exerce sur moi un attrait mal défini, certes, mais étrangement puissant. Je crains que tout ne se termine sans que je puisse dire : « J'y étais, moi aussi ! ». Bien entendu, on me répond que mon tour viendra. C'est plutôt vague.

27 septembre 1939.

Je viens de passer mon baccalauréat. Ce matin, on m'a remis mon diplôme. J'ai dit adieu au lycée, cette « boîte » tant maudite et tant aimée. J'ai pris congé de ce cher vieux Tribius. Il a passé l'éponge sur l'affront que je lui avais fait en séchant ses cours de biologie et de maths. Longuement, affectueusement, il m'a serré la main, en me souhaitant bonne chance. Hier, nous avons appris la mort de deux lycéens — les premiers. Ils sont tombés au cours des combats autour de Radom.

30 octobre 1939.

Enfin, ça y est ! J'ai reçu ma feuille. Je dois me présenter le 15 novembre, à la caserne du 11eme régiment d'instruction de la Luftwaffe, stationné à Schoenwalde, près de Berlin.

La campagne de Pologne est terminée. A l'ouest, le long de la ligne Siegfried, tout est relativement calme. Seuls nos avions accomplissent quotidiennement un certain nombre de missions.

Arriverai-je à temps pour faire, moi aussi une sortie offensive ?

13 novembre 1939.

Que ces deux semaines m'ont semblé longues, fastidieuses, exaspérantes ! Jamais encore, je n'ai été aussi impatient. Dans quarante-huit heures, je serai soldat.

Cette journée est la dernière que je passe à la maison. Ma mère parle de tout et de n'importe quoi, sauf de mon départ. Elle a astiqué ma valise. A présent, elle s'occupe de mon linge. Soigneusement, elle marque mes chemises, mes tricots, mes chaussettes. Je regarde ses cheveux qui commencent à blanchir. Maman... dire que je n'étais jamais tendre et affectueux, comme tu l'aurais sans doute voulu. Demain, tu auras tant de chagrin...

14 novembre 1939.

A midi, j'ai quitté Hameln. Sur le quai de la gare, ma mère et Anne agitaient leurs mouchoirs trempés de larmes. Ce soir, à Berlin, je vivrai mes dernières heures de civil.

15 novembre 1939.

A 15 h 15, je pénètre dans le « quartier » de Schoenwalde, occupé par le 11eme régiment d'instruction de la Luftwaffe Au bureau de la 4e compagnie, un adjudant bourru raie mon nom sur la liste, puis, avec des ronds et des déliés, l'ajoute sur une autre. Me voici soldat. Au magasin d'habillement, on me remet un pantalon trop large, une veste trop étroite, des bottes trop lourdes et un casque ridiculement petit.

Comme je refuse le casque, le sous-officier se met en colère. Il me conseille de la fermer. Le casque, affirme-t-il, est parfait, c'est ma tête qui est trop grosse.

Je ne sais pas si elle est vraiment trop grosse, mais je sens qu'elle me tourne. Cette caserne est une fourmilière. L'allure normale est le pas de gymnastique. Dans les couloirs sonores, les pas des bottes cloutées martèlent un rythme toujours précipité. Tout le monde court, s'agite, s'affaire. Des uniformes, rien que des uniformes, encore des uniformes. J'ai, certes, des centaines de camarades, mais je me sens terriblement seul dans cet univers nouveau, laid et prosaïque !

Soir de Noël.

Au fond, la guerre devrait être terminée depuis longtemps. Le long du front, Alliés et Allemands observent une réserve qui ressemble à s'y tromper à une entente tacite.

C'est le premier Noël que je passe loin de la maison. Chez moi, à Hameln, les rues sont sûrement couvertes d'un beau tapis de neige. Ici, il pleut, du matin au soir. Au cours de ces dernières semaines, on nous a menés durement, très durement même. Nous n'avons jamais une minute de répit. Exercices dans la cour et sur le terrain de manoeuvre, tir au fusil et à la mitrailleuse, sport, cours théoriques, corvées, appels, revues de détail — on dirait qu'ils veulent nous crever, ces messieurs !

Pas plus qu'au lycée, je ne fais figure de sujet d'élite. Mon caporal déclare qu'il quittera l'armée si, jamais, je réussis à passer officier. Parfois, lorsque nous faisons les singes dans la cour, j'ai envie de lui casser la crosse de ma carabine sur le crâne.

Je suis éreinté, épuisé, vidé.

Demain soir, je serai de garde. Par conséquent, après-demain, je pourrai dormir une heure de plus. Ces soixante minutes de sommeil supplémentaire constitueront mon plus beau cadeau de Noël.

26 décembre 1939.

Les « bleus » sont consignés à la caserne. J'ai fait le mur, parce que, de l'autre côté, une fille réclamait son frère. Je l'ai aidée à le chercher. Bien entendu, nous ne l'avons pas trouvé : la nuit était déjà tombée. En revanche, nous nous sommes promenés pendant deux heures dans les bois.

Je l'ai embrassée, elle n'en paraissait pas trop fâchée. Dimanche prochain, elle reviendra, toujours dans l'espoir de voir son frère. Comme cela, j'aurai sans doute encore l'occasion de l'embrasser. D'après ce que j'ai pu deviner dans l'obscurité, elle n'est pas vilaine. J'aimerais quand même m'en rendre compte en plein jour.

Heureusement, le sous-off. de jour ne s'est pas aperçu de mon absence. Ma petite escapade aurait pu me rapporter trois jours de prison.