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1942 : MER DU NORD, NORVEGE ET HOLLANDE
1er janvier 1942.
A présent, je connais le golfe d'Allemagne et la mer du Nord comme ma poche.
J'ai à mon actif une bonne centaine de sorties, presque toutes par mauvais temps : missions d'escorte pour les convois de la marine, interceptions de bombardiers britanniques, quelques escarmouches sans résultat.
A l'ouest, la guerre se déroule au ralenti. Les bombardiers britanniques ne s'aventurent guère en plein jour au-dessus du continent. Notre travail n'est qu'une simple routine, ni plus dangereux ni plus facile que le travail d'un pilote civil. Nous faisons notre métier, consciencieusement mais sans enthousiasme. Quant aux victoires à remporter et aux décorations à décrocher, mieux vaut ne pas y penser. Seuls les chasseurs de nuit ont l'occasion de se battre.
Sur le front de l'est, par contre, la situation est devenue dramatique. La Wermacht, après avoir obtenu des succès extraordinaires, s'est heurtée à un ennemi invincible : l'hiver russe. Nos soldats insuffisamment équipés, souffrent et luttent avec un courage admirable. En Allemagne, les autorités s'efforcent de réunir en hâte tout ce que ces messieurs des bureaux ont oublié : couvertures, vêtements chauds, bottes fourrées, liquide antigel. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard...
Je viens de recevoir des nouvelles du 52e groupe de chasse, ma première affectation. Plusieurs de mes anciens camarades sont morts. En revanche, le nombre des appareils russes abattus est devenu impressionnant. Le lieutenant L. de la 6e escadrille, et le capitaine S., chef de la 4e, totalisent chacun plus de cent victoires. Un de mes vieux copains de l'Ecole d'aviation, le sous-lieutenant Gentzen, s'est tué en décollant de la piste verglacée. Une heure plus tôt, il avait descendu son dix-huitième Rata.
Et dire que je ne fais plus partie de cette unité glorieuse ! Il y a de quoi s'arracher les cheveux.
Ici, le seul épisode intéressant est déjà vieux de plusieurs mois. L'automne dernier, on nous a envoyés, pour une huitaine de jours, dans la région de Kiel, sur la Baltique. Nous avons participé à des exercices combinés avec le cuirassé Tirpitz qui vient d'entrer en service. J'ai même fait un stage à bord du navire géant, comme officier de liaison.
8 février 1942.
Les îles de la Frise sont bloquées par les glaces. En plus de nos missions d'escorte, nous devons assurer le ravitaillement, le courrier, et, dans les cas urgents, le transport des malades. Si c'est pour cela qu'on nous a soumis à ce régime forcené, pendant nos quatorze mois d'instruction !
10 février 1942.
L'ensemble de la chasse allemande sur le front de l'ouest est en état d'alerte renforcée !
Une partie de notre flotte de haute mer — les cuirassés Prince Eugène et Gneisenau, plusieurs croiseurs et torpilleurs — doivent incessamment quitter Brest pour gagner, par la Manche, une base norvégienne.
Les Anglais vont certainement faire l'impossible pour les empêcher de passer.
Au-dessus de la Manche, l'activité aérienne rappelle les journées fiévreuses de la bataille d'Angleterre. De l'aube jusqu'à la tombée de la nuit, nos formations surveillent le ciel entre les côtes britannique et française.
La flotte a pris la mer.
Il fait un temps épouvantable. Nous volons par principe plutôt que par conviction, car on ne voit pas à cinquante mètres. Dans la soirée, nous nous installons sur un terrain de la côte hollandaise, afin de nous rapprocher du théâtre des opérations.
11 février 1942.
Au début de la journée, le brouillard à couper au couteau interdit toute sortie. Vers 10 heures, la visibilité s'améliore légèrement. Pendant des heures nous restons en état d'alerte « assise ». Il faut que nous puissions décoller en l'espace d'une minute.
Sans cesse nous parviennent les rapports des bases de la Manche.
Malgré le crachin, les Tommies attaquent sans répit. Nos pilotes signalent des combats contre des Swordfish, avions-torpilleurs archaïques dont la plupart ne pourront probablement pas regagner le sol anglais. Les pertes britanniques doivent être extrêmement élevées. Une fois de plus,notre ennemi prouve son courage et sa ténacité.
Sur notre terrain, on se croirait dans les steppes de Sibérie. Une furieuse tempête de neige balaie les pistes, hurle autour des bâtiments, s'acharne sur les fenêtres et les portes. Certaines rafales atteignent la vitesse de 120 km/h.
On annonce la fin de l'état d'alerte. Par une tempête pareille, le commandement renonce à nous engager.
12 février 1942.
Les navires allemands ont atteint le détroit Douvres-Calais.
Avec une rage désespérée, les Anglais poursuivent leurs vaines attaques. Pas un seul de leurs appareils n'a pu arriver à bonne portée de nos bâtiments. En revanche, les grosses pièces des batteries côtières de Douvres ont enregistré plusieurs coups au but.
Sans le mauvais temps, nos forces navales n'auraient jamais réussi à forcer le passage.
Pour nous, il n'est toujours pas question de décoller. Des fenêtres du mess, on distingue à peine la piste principale.
13 février
A 10 h. 16, alerte ! Décollage immédiat !
Cinq minutes plus tard, l'escadrille tourne au-dessus du terrain enneigé et s'étage en formation de combat.
Dans la Manche, nos bâtiments subissent les attaques incessantes de l'aéronavale britannique. Les Anglais engagent leurs derniers avions-torpilleurs. Leurs pilotes savent qu'ils ne pourront regagner leur base par leurs propres moyens, et ils se battent avec un courage forcené.
Nous avons ordre d'intercepter une formation de Blenheim.
La visibilité est encore mauvaise. Nos regards se vrillent littéralement dans la brume. Au-dessous de nous, la mer est très dure, un chaos de lames verdâtres aux crêtes écumantes. Une flottille de dragueurs de mines avance péniblement, face au vent, ratissant avec ses appareils de détection le chemin que vont suivre les navires.
Notre chef d'escadrille lance deux fusées éclairantes pour se faire reconnaître. Les dragueurs ont en effet ordre de tirer sur tout avion non identifié qui s'approcherait d'eux.
Secoué par des rafales vicieuses, mon appareil file à quelques mètres des vagues affolées. Jamais encore, les eaux de la Manche n'ont eu cette teinte verte, glauque dans les creux, phosphorescente dans les pentes.
La tour de contrôle signale continuellement la position de l'ennemi. La voix du contrôleur faiblit à mesure que nous gagnons le large. Nous volons à présent depuis un quart d'heure. D'un instant à l'autre, nous allons apercevoir la formation britannique.
J'allume le collimateur et déverrouille mes armes. Dix secondes plus tard, sur la droite, des ombres émergent brusquement du brouillard.
Les voilà !
Aussitôt, d'un seul mouvement, nous virons sec. Chacun voudrait être le premier à déclencher la bagarre.
A côté de moi, le sous-officier Wolf, mon chef de section, balance ses ailes. Il se tourne vers moi. Je distingue nettement, à travers le plexiglass de nos hublots, l'éclat de ses dents dénudées dans un large sourire.
Les Blenheim sont au nombre de douze. Nous aussi. Cela fait un adversaire, et peut-être une victime, pour chacun de nous.
Le Tommy qui vient vers moi n'a pas encore eu le temps de réagir que je suis déjà en position de tir, bien aligné dans son sillage. Quand il s'en rend compte, il cabre et essaie de se réfugier dans les nuages.
Je m'élance derrière lui, l'encadrant toujours dans mon collimateur. Feu ! Calmement, j'enfonce les deux boutons du manche. A peut-être quatre-vingts mètres devant-moi, mes traceuses pénètrent dans son plan gauche, dans le flanc du fuselage. Son appareil s'incline dans un virage serré que j'imite immédiatement. Mes doigts appuient toujours sur les boutons de tir. Juste au moment où une gerbe d'étincelles jaillit du moteur gauche de l'Anglais, il amorce une chandelle et se jette dans un pan de nuages.
Un énorme fracas !
Des éclats traversent mon cockpit. Derrière ma tête, sur la droite, un grand trou. Une fraction de seconde plus tard, deux trous plus petits ponctuent mon aile gauche.
Le Blenheim, accroché à son hélice, semble planer dans les nuages. Je l'aperçois par une déchirure, ombre étrangement raccourcie par la perspective diagonale. Je lui expédie encore une brève rafale. Puis, la déchirure se referme, et j'entre à mon tour dans la grisaille.
Tout à coup, je me rends compte que mon hublot tressaille comme s'il allait s'envoler. Puis, je perçois une vague odeur de brûlé. Je commence à me sentir moins à mon aise.
Prudemment, je réduis les gaz et entame une descente progressive. Quelques secondes plus tard, je sors des nuages et, de nouveau, découvre la mer.
Alors, est-ce que mon appareil est en feu, oui ou non ?
Inquiet, je me retourne. Derrière moi à droite, une balle a arraché la fixation du hublot. La vitre arrière a éclaté. Dans mon dos, je sens la succion de l'air.
Quant à mon Blenheim, je l'ai perdu de vue. Je sais qu'il a durement encaissé. Mais avec un peu de chance, il pourra regagner la côte anglaise, tandis que moi, pauvre malheureux, je vais ou bien griller dans mon coucou ou bien me noyer dans cette mer verte.
L'odeur de roussi se fait de plus en plus intense.. Pourtant, le moteur tourne normalement. D'après les cadrans du tableau de bord, tout marche, tout fonctionne. J'ai beau écarquiller les yeux et me tordre le cou, je ne vois pas la moindre flamme. Alors, d'où vient cette odeur inquiétante ?
Je perds de précieuses secondes à dévider un chapelet de jurons bien senti. Puis, je me ressaisis et, par un large virage, prends le chemin du retour. En maintenant un cap de 100 degrés, je devrais atteindre la côte hollandaise.
J'ai l'impression d'être tout seul dans cet univers resserré entre le plafond très bas et la masse agitée de la mer. Je n'aperçois pas un seul de mes camarades, et la radio reste obstinément muette.
Les minutes se traînent lamentablement. Il est 11 h 26. C'est-à-dire que je tiens l'air depuis soixante-dix minutes.
Peu à peu l'odeur de roussi s'atténue. Par contre, le hublot se détache de plus en plus. Pourvu qu'il tienne encore un quart d'heure. D'après mes calculs, la côte devrait apparaître d'un instant à l'autre. Malheureusement, je ne suis pas très sûr de ma position. Et je n'ai qu'une confiance mitigée en ma boussole.
Je sursaute en voyant s'allumer l'ampoule rouge qui indique la limite de la réserve d'essence. Si je n'ai pas atterri d'ici dix minutes, c'est la panne sèche, et le grand plongeon.
Enfin la terre ferme ! Mais quelques secondes plus tard, je survole de nouveau un plan d'eau. Je ne comprend plus. Cette sacrée boussole...
Une autre terre. Est-ce une île ? Ça n'en a pas l'air. Je distingue, derrière les digues, plusieurs lacs aux berges à peine marquées. Je pousse un soupir de soulagement. Ce paysage sans relief, c'est la Hollande septentrionale.
Deux minutes plus tard, je me pose sur une des immenses pistes de Leeuwarden. Aussitôt, les rampants accourent. Mon coucou est dans un triste état. J'ai à peine besoin de repousser le hublot. Dès que je le touche, il se détache et tombe sur l'aile droite.
Juste derrière le cockpit, une partie du fuselage est éventrée. Le flanc droit porte plusieurs trous, aux bords noircis. Voilà sans doute l'explication de cette odeur de brûlé.
Dans la salle des rapports, mon regard s'arrête sur le calendrier. Nous sommes le 13 !
Toute ma vie, j'ai détesté cette date qui porte malheur. [5]
14 février 1942.
Un temps exécrable. Des fenêtres du poste de météo, je contemple mélancoliquement l'immense terrain que balaie la tempête de neige. On a mis à ma disposition un Messerschmitt 108 pour me permettre de rejoindre la base de Jever, mais il n'est pas question de décoller. Finalement, je téléphone au bureau de l'escadre. C'est le lieutenant Blume, l'adjoint du patron, qui me répond.
— Eh bien, mon vieux, qu'est-ce que tu fabriques ? On te croyait déjà en train de divertir les poissons. Tu es détaché, à partir d'aujourd'hui, au groupe de combat « Losigkeit », en qualité d'adjoint du commandant. Arrange-toi pour arriver au plus vite. Demain, le groupe de combat doit partir en Norvège.
Quelle magnifique surprise ! Dans ma joie, je me mets à bégayer.
— Qu'est-ce que tu dis ? hurle Blume. Je ne comprends rien. Dépêche-toi, mon petit vieux, décolle dès que le vent diminue.
Bien entendu, le vent ne diminue pas, mais alors, pas du tout. Indifférent à mon impatience, il continue à hurler, à gémir, à soulever des nuages de neige qui s'enfuient au ras du sol, comme des fantômes apeurés. Vers la fin de l'après-midi seulement, sa violence s'apaise. La masse compacte des nuages commence à s'effilocher, laissant passer quelques pâles rayons de soleil.
Un adjudant-chef pilote l'appareil qui me ramène à Jever. Je me cale confortablement dans mon siège et, fermant les yeux, m'efforce de ne penser à rien. J'ai déjà compris que, dans l'aviation de chasse, il faut profiter de chaque occasion pour resquiller quelques minutes de répit.
A Jever, je me présente aussitôt au bureau du groupe de combat qu'on est en train de former. La nouvelle unité devra assurer la protection de nos navires jusqu'à leur base norvégienne. Ensuite, elle sera dissoute. Son chef, le capitaine Losigkeit, vient de rentrer, après un voyage plein de péripéties, du Japon où il avait été détaché, avant la guerre, comme instructeur dans l'aviation du Mikado.
Jusqu'à minuit, nous travaillons d'arrache-pied. La plupart des pilotes qui constitueront le groupe arrivent des écoles de chasse du Reich. Avec ces éléments renforcés par quelques vétérans, nous formons deux nouvelles escadrilles. Quant au personnel au sol, nous l'empruntons à la première escadre qui nous prête également sa 3e escadrille — la mienne — commandée par le capitaine Dolenga. Lorsque le groupe de combat aura rempli sa mission, la 3e escadrille retournera à Jever.
15 février 1942.
Au début de la matinée, quatre appareils de transport embarquent le personnel technique, l'équipement indispensable et une petite réserve de munitions. A 9 heures, ils s'envolent pour Oslo.
A 10 h 25, le groupe de combat proprement dit décolle à son tour. Notre première escale sera Esberg, au Danemark. Après un trajet rendu pénible par la mauvaise visibilité, le chef de groupe et moi-même nous posons les premiers, refaisons le plein et repartons immédiatement pour Aalborg.
Là, les choses vont se compliquer. Le terrain est couvert de neige fraîche. Les pistes, dégagées par les rampants, sont verglacées. Bordées de remparts de neige, elles ressemblent à des patinoires.
Comme je m'apprête à atterrir, un Junker 88 sur le point de se poser, fait une embardée et casse son train. L'appareil retombe sur le ventre, au beau milieu de la piste. Je l'évite par miracle.
Deux minutes plus tard, notre première escadrille se présente au-dessus du terrain.
C'est le moment de garder son sang-froid. Je reste dans mon coucou et, par radio, avertis nos pilotes de l'état de la piste et de la présence du Junker accidenté. A peine se sont-ils posés qu'arrive la 2e escadrille, et je dois recommencer à conduire les appareils, l'un après l'autre, à grand renfort de recommandations, de cris et de jurons. En ce moment, nous ne pouvons nous permettre d'immobiliser un seul avion. D'après ce que nous savons, il y aura de la bagarre en Norvège.
Mais où diable a bien pu passer la 3e escadrille ? Nous téléphonons à Esberg. On nous répond que la 3e, avec son chef, le lieutenant Eberle, a fait l'escale prévue et est repartie au grand complet, à 13 h 10.
Tout l'après-midi, nous attendons, de plus en plus inquiets. Nos recherches fiévreuses restent vaines. Eberle et son escadrille ont disparu en plein ciel.
La nuit est tombée quand nous recevons enfin un appel qui dissipe le mystère : par suite du mauvais temps, Eberle s'est égaré et, finalement, s'est posé avec son escadrille sur la glace qui recouvre le fjord de Lymph. Un seul appareil a été endommagé. Capotant à l'atterrissage, il a brisé la glace et s'est enfoncé par le nez. Le pilote s'est noyé ; attaché sur son siège, la tête et les épaules dans l'eau, il n'a pu se dégager à temps. Ses camarades ont mis plus d'une heure pour ramener le corps sur la terre ferme.
16 février 1942.
Le mauvais temps qui persiste sur la Norvège méridionale nous cloue au sol.
Dans le fjord de Lymph, des tracteurs remorquent les appareils jusqu'à la plage, puis, les hissent jusqu'à un petit plateau d'où ils pourront probablement décoller.
17 février 1942.
Le temps est toujours aussi infect.
Eberle et ses pilotes viennent d'arriver à Aalborg. Il espère que son escadrille sera disponible dans deux ou, tout au plus, trois jours. Sur le plateau au-dessus du fjord, les mécaniciens travaillent jour et nuit pour remettre en état les trains d'atterrissage malmenés par la glace.
18 février 1942.
Au mess, il y a quelques caisses d'excellent bordeaux. Servi chaud et aromatisé à la cannelle, il nous aide à tromper l'ennui.
19 février 1942.
La 3e escadrille est de nouveau prête au combat. Mais le pauvre Eberle a des soucis. Il va être traduit en conseil de guerre.
La météo annonce pour demain une amélioration sensible. Pour ma part, je n'y crois pas. On a l'impression que cette tempête ne cessera jamais.
20 février 1942.
Les mécaniciens sortent les appareils de leurs abris camouflés. Sur les pistes, la neige continue à tourbillonner. Les hommes de la météo, eux, continuent à prédire le retour du beau temps. Les pilotes, frigorifiés, attendent dans leurs coucous en grommelant des jurons bien sentis.
Vers midi, un autocar les ramène aux baraques.
Et la météo, avec une obstination exaspérante, annonce toujours un ciel limpide !
Pour une fois, ces messieurs ne se seront pas trompés. A 15 heures, les nuages commencent à se lever. A 15 h 35, nous pouvons enfin décoller.
Pourvu que les Tommies n'aient pas profité de notre inactivité forcée pour envoyer nos bâtiments par le fond !
Nous survolons le Skagerrak, chaudron infernal de lames énormes aux crêtes déferlantes. Cinquante minutes plus tard, la côte abrupte de Norvège se dresse comme pour nous barrer la route. Pour traverser le fjord d'Oslo, nous descendons au ras des vagues.
A une quarantaine de kilomètres au nord d'Oslo, dans un cirque de montagnes hostiles, est niché un terrain solitaire, profondément enneigé. C'est Gardermoen, escale rarement utilisée en temps de paix, promue depuis l'occupation allemande au rang de base auxiliaire.
24 février 1942.
Nous voilà encore bloqués depuis trois jours. La haute montagne au nord de la vallée reste invisible, escamotée par les nuages.
Ce matin, un Junker équipé pour le vol sans visibilité a décollé pour reconnaître les conditions atmosphériques au-delà de la première chaîne. Par radio, il annonce que « ça commence à se lever ».
Eh bien, allons-y ! On verra bien...
Le survol des montagnes de Norvège est aussi merveilleux que dangereux. Sommets qui atteignent presque 3 000 mètres, vallées profondément encaissées, torrents pris par le gel, forment un tableau à la fois grandiose et inquiétant. A l'ouest, des falaises verticales plongent jusqu'à la mer.
De nombreux appareils allemands se sont écrasés, au cours des semaines précédentes, dans ce désert de roche, de glace et de neige.
Après un trajet de quatre-vingt-cinq minutes, nous nous posons, avec nos dernières gouttes d'essence, sur le vaste terrain de Trondhjem.
Cette base est certainement unique dans son genre. Construite sur un plateau qui domine le port, elle se termine, du côté nord, par une profonde cassure, un à-pic vertigineux qu'entourent les eaux glauques du fjord. L'unique piste d'atterrissage, longue de huit cents mètres, large de trente, est tout juste suffisante. Pavée de cubes de bois, elle trace un ruban verglacé bordé de murailles de neige. Une véritable piste-suicide.
25 février 1942.
Le capitaine Losigkeit, le personnel du P.C. et moi-même nous installons dans une petite baraque située à quelques mètres au-dessus du terrain. Il fait un froid sibérien.
Cette nuit, le Prince Eugène, cuirassé de 36 000 tonnes, est entré dans le fjord. Gravement endommagé par une mine, le bâtiment sera remis en état dans les chantiers du port.
Pour nous, son arrivée signifie un surcroît de travail. De l'aube jusqu'à la tombée de la nuit, nos patrouilles surveillent l'espace aérien. Dans l'air glacial, leurs traînées de condensation se dessinent avec une netteté surprenante.
Nous nous attendons à des attaques massives. Les Tommies ne renonceront pas facilement à ce gros morceau.
Presque tous les navires qui ont franchi la Manche ont été touchés. Le Gneisenau, très mal en point, a dû se réfugier dans le port de Kiel.
26 février 1942.
A 13 h 12, nos postes de radar signalent l'approche d'un avion ennemi très rapide. Manifestement, il s'agit d'un appareil de reconnaissance.
A 13 h 15, je décolle, seul. A tout prix, il faut que j'intercepte ce gaillard.
Par une spirale interminable, je grimpe jusqu'à 8 000 mètres. La section de patrouille a reçu l'ordre de cercler au-dessus du Prince Eugène.
J'ai beau zigzaguer, regarder à droite, à gauche, le ciel est vide. Pas la moindre trace de l'Anglais. Les indications du contrôle au sol sont trop imprécises pour me guider. Après avoir vainement rôdé pendant quatre-vingt-cinq minutes, je me pose, furieux et déçu. Cette sortie pour rien m'a tout juste rapporté un début d'engelures aux pieds.
27 février 1942.
Cela fait la seconde fois que j'ai essayé d'attraper ce Tommy solitaire, et qu'il m'a filé entre les doigts.
28 février 1942.
Le sous-officier de service se précipite dans le bureau où je noircis des pages et des pages de rapport.
— Mon lieutenant, l'appareil de reconnaissance est revenu !
Je saute par la fenêtre et, pataugeant dans la neige, dévale le talus, vers la grande piste.
— Alerte !
Déjà, les mécaniciens s'affairent autour de mon zinc, arrachent les bâches, repoussent le hublot. Pendant que je m'attache sur mon siège, le moteur commence à chauffer.
— Prêt !
Le hublot se referme, les mécaniciens s'accroupissent sur les plans et se laissent glisser. J'ouvre en grand l'admission des gaz. Le moteur se met à hurler. Jaillissant derrière le fuselage, un haut tourbillon de neige m'accompagne jusqu'à la piste.
Vingt secondes plus tard, j'arrache l'appareil et commence aussitôt à grimper.
Aujourd'hui, le contrôleur est en forme. Avec une précision parfaite, il m'indique les positions successives de l'ennemi.
Comme hier et avant-hier, l'Anglais franchit la côte à Christiansand. Altitude 8 000. Je vais mettre dix-huit minutes pour grimper jusqu'à lui.
— Indien dans Berta-Kurfürst. Hanni huit-zéro. Comment va Victor ? crie la voix du contrôleur.
Ce qui signifie en langage normal : appareil de reconnaissance ennemi dans le carré B-K de la carte. Altitude 8 000. Est-ce que vous m'entendez bien ? Je réponds aussitôt :
— Victor excellent ! (Je vous entends parfaitement ).
Si le contrôle ne s'est pas trompé, je dois apercevoir mon gibier d'un instant à l'autre. Malheureusement, des volutes de brume gênent considérablement la vue. J'écarquille les yeux, je tourne la tête à droite, à gauche, toujours rien.
— Indien maintenant dans Berta-Ludwig ! Nom d'un chien, où se cache-t-il, cette oiseau
fantôme !
Pour éviter un nuage, je vire sec, vers la droite. Tout à coup, je sursaute. A quelques mètres au-dessus de moi, plane un Spitfire. Je distingue nettement la cocarde aux couleurs britanniques, grande comme une roue de chariot.
Brutalement, je cabre et monte en chandelle. Cette fois, il ne m'échappera pas !
L'Anglais m'a vu, lui aussi. Dérapant sur l'aile, il fonce pour passer sous mon ventre.
J'enfonce la manette des gaz et lance mon coucou dans un virage serré au maximum. Surtout, ne pas le perdre de vue ! Des deux mains, je tire sur le manche. Un poing géant me repousse dans le creux du siège, une vibration intolérable passe devant mes yeux...
Le voilà encore ! Lancé au maximum de puissance, il pique, presque à la verticale, vers l'ouest, en direction de la mer. Aussitôt, je bascule et me lance à sa poursuite. Le moteur tourne à une allure affolante. Comme j'allume le collimateur, je me rends compte que mes ailes commencent à vibrer.
Je déclenche le tir avant même d'être à bonne portée. Pour augmenter la vitesse, je ferme les volets du radiateur. Tant pis si le moteur saute !
Comme une flèche, le Spitfire file vers le sol. Malgré mon énervement, je ne puis m'empêcher d'admirer l'élégance de sa silhouette, et aussi le cran de son pilote.
6 000 mètres ! Je le tiens dans mon viseur. Comment résister à la tentation de lui envoyer une rafale !
5 500 mètres ! La distance est encore trop grande, au moins 300 mètres.
4 000 mètres, 3 000, 2 000... mon moteur va se mettre à griller... notre piqué frise de plus en plus la verticale, il n'y a rien à faire, le Spitfire est trop rapide. La distance, au lieu de diminuer, augmente sans cesse. J'ai l'impression que ma tête va éclater. Des craquements douloureux crépitent dans mes oreilles. J'ai arraché le masque à oxygène, et je sens l'acre odeur du glycol surchauffé. Les radiateurs sont en train de bouillir ! Et le badin indique toujours 800 km/h.
A 1 000 mètres, l'Anglais récupère lentement de son piqué. L'un derrière l'autre, nous passons en trombe sur les champs de neige de la chaîne côtière. Je serre les dents en constatant que mon vieil « Emile » reste lamentablement à la traîne. Evidemment, c'est un vétéran, un rescapé de la campagne de Pologne, alors que le Spitfire, racé, flambant neuf, représente certainement le dernier cri en matière de perfectionnements modernes.
Comme nous débouchons au-dessus de la mer, j'abandonne la vaine poursuite. La rage au cœur, j'ouvre les volets du radiateur et amorce un large virage pour regagner la côte. L'Anglais n'est plus qu'un minuscule point noir au ras de l'horizon. Bon voyage, mon ami, et que les vents de la mer du Nord te soient favorables ! A bientôt, sans doute...
L'hélice au pas, je m'engage entre les parois abruptes du fjord dont la beauté sauvage me console quelque peu de ma déconvenue.
L'atterrissage sur la patinoire qu'est la grande piste n'a rien de drôle. Quand l'appareil a enfin fini de valser, je me rends compte que je tremble, de fatigue, de froid, d'énervement. Au fond, ce n'est pas étonnant : ce piqué insensé aurait ébranlé les nerfs d'un hippopotame.
Un cognac, en vitesse !
4 mars 1942.
Voilà trois jours que « mon » Tommy n'est pas revenu Le commandant offre une bouteille de vrai Hennessy, un véritable trésor, à celui qui va le descendre. C'est certainement une prime alléchante, mais, pour moi, cette histoire est devenue une question d'amour-propre. Trois fois déjà, j'ai essayé d'abattre ce garçon qui a l'air de nous narguer. Il faut que la quatrième soit la bonne !
5 mars 1942.
Une agitation soudaine dans la baraque centrale : « L'Anglais revient ! » Même le standardiste se passionne pour ce gibier insaisissable.
Un saut par la fenêtre, une vingtaine de bonds dans la neige, et je me hisse dans le cockpit de mon « Emile ». Quelques secondes plus tard, je décolle.
13 h 02. De toute la puissance de mon brave moteur, je me visse dans le ciel limpide.
13 h 10. A 5 000 mètres, je mets le masque. Mon Dieu ! qu'il fait froid !
Indien dans César-Ida, Hanni sept-zéro ! [6]. Victor, Victor [7] , dis-je, tout en claquant des dents.
— Indien maintenant dans César-Kurfürst. Puisque l'Anglais se promène à 7 000 mètres, je vais monter à 8 000 afin de m'assurer l'avantage.
— Indien dans Berta-Ludwig !
C'est bien ce que je pensais. Il tourne vers l'extrémité nord de la baie, où sont embossés nos navires.
Me voilà à 8 000 mètres. Systématiquement, je scrute le ciel vierge de nuages. Bientôt je découvre, sur ma gauche, un point noir qui semble planer au-dessus d'un champ de neige. Pas de doute, c'est mon Spitfire. Traînant un court filet de condensation, il vire pour se rapprocher du fjord. Arrivé à la verticale de son objectif, il décrit deux cercles complets. Manifestement, il prend des photos.
J'en profite pour me placer au-dessus de lui. Absorbé par son travail, il ne me voit pas. Quelques secondes plus tard, il reprend la direction de l'ouest.
Ouvrant en plein l'admission des gaz, je déverrouille mes armes et dévale sur lui. Transformant les 1 000 mètres d'altitude supérieure en vitesse supplémentaire, j'arrive en un clin d'œil derrière lui, cette fois à bonne portée. D'une pression violente, j'écrase la détente de mes canons. Comme attirés par un aimant, mes obus s'enfoncent dans son fuselage. Des lueurs spasmodiques s'allument derrière son hublot.
Surpris, l'Anglais se lance dans une succession de virage échevelés. Mais je ne le lâche plus. A grands coups de palonnier, je réussis à le maintenir dans mon collimateur.
Il dérape, tombe, se rétablit 500 mètres plus bas. A présent, il dévide un léger panache de fumée. « Il dessine », comme nous disons en jargon de pilote. Le panache grossit... je tire toujours-Tout à coup, quelque chose de visqueux claque sur mon hublot. De l'huile ! Je pousse un juron : ma vitre avant est devenu opaque, je n'arrive plus à voir le Spit blessé qui va peut-être s'échapper...
Non de nom de sacré nom ! Pourtant mon moteur tourne normalement, et la pression d'huile reste constante. Probablement le liquide gluant qui me prive d'une victoire certaine provient des radiateurs crevés du Spitfire. J'oblique légèrement vers la droite afin d'observer l'Anglais par les vitres latérales.
Il s'éloigne de plus en plus lentement, mais enfin, il tient encore en l'air. Le panache de fumée est devenu imperceptible. On dirait qu'il va s'en tirer.
Comme je continue à pester, j'entends dans les écouteurs une voix goguenarde :
— Alors, mon petit vieux, t'as encore fait chou blanc ?
Mon ami Dieter, officiellement le lieutenant Gerhard, monte vers moi et vient se placer sur ma gauche. Je lui explique la situation.
— Ne t'en fais pas. Je vais l'achever, me crie-t-il.
Lancé à toute vitesse, il arrive rapidement dans la queue du Spit blessé. Une seule gerbe, et le plan droit de l'Anglais se détache. Tournoyant comme une feuille morte, l'appareil s'abat.
J'éprouve une sensation bizarre. Ce pilote qui traversait la mer du Nord pour venir se promener au-dessus du fjord, tout seul, au nez et à la barbe d'une escadre entière, au fond, je l'admire. Est-il vivant ? Si oui, qu'est-ce qu'il attend pour sauter ?
Le Spit, boule de feu qui roule sur elle-même, fonce vers un champ de neige. Encore quelques secondes, et il va s'écraser, réduisant en bouillie le corps du pilote.
Affolé, je me mets à hurler :
— Saute, pour l'amour du ciel, saute donc ! Comme si le malheureux pouvait m'entendre !
Je tremble, je sens une aigre nausée monter dans ma gorge... Cet Anglais, c'est un soldat, comme moi, un aviateur qui aime son métier, tout comme moi. Peut-être a-t-il aussi une femme, comme moi...
— Saute, mon vieux, saute donc !
Alors, je vois un corps se détacher des flammes, décrire une cabriole, puis, planer sous une corolle blanche qui l'emporte doucement vers la montagne.
Mon angoisse fait place à une joie totale... Enfin, nous avons eu notre premier English.
Dieter et moi, nous nous partageons la bouteille de cognac. Nous buvons à la santé de la chasse, arme noble entre toutes, et au sauvetage de notre Tommy. Puis, Dieter s'envole, à bord d'une « cigogne » [8] munie de skis, pour aller le chercher, au fond d'une vallée voisine. Je suis content de voir que l'Anglais est aussi sympathique que Je l'avais imaginé : un grand garçon nonchalant, lieutenant dans la R.A.F. Lui aussi a besoin d'un cognac. Il sourit en apprenant que toute la bouteille lui était dédiée.
6 mars 1942.
Ce matin, alors que personne ne s'y attendait, arrive l'ordre de rentrer immédiatement en Allemagne. Ça tombe bien ! Hier soir, au mess, nous avons liquidé un nombre respectable de bouteilles, et nous avons tous plus ou moins mal aux cheveux.
Vers midi, atterrit une escadrille d'avions d'assaut qui doit nous relever.
Nous décollons par un temps magnifique et mettons le cap au sud. En tête de notre formation, vole un bimoteur Messerschmitt 110, équipé du dispositif de pilotage automatique et d'un radar. Nous allons faire le trajet jusqu'à Oslo-Fornebu sans escale. C'est le parcours maximum pour nos appareils dont les réservoirs n'ont qu'une capacité très limitée.
De nouveau, j'admire sans me lasser ces merveilleuses montagnes avec leurs glaciers gigantesques, leurs gorges profondes, leurs falaises dont la base baigne dans la mer. Parfois, je m'amuse à compter les innombrables îlots rocheux qui émergent à quelques encablures de la côte.
Mon moteur tourne au régime de croisière, égrenant son chant rassurant, mais aussi monotone. La radio reste muette. Je dois lutter contre rétourdissement qui me gagne. Ce maudit bordeaux qui alourdit la tête...
Nous survolons la chaîne sauvage de Roros. Que ce pays est beau ! A condition de ne pas avoir de panne. L'idée de se poser sur ces pentes abruptes, ou de sauter en parachute pour se fracasser contre ces parois, n'a rien de réjouissant.
Avec une certaine inquiétude, je constate que la jauge d'essence fait des siennes. Elle doit être déréglée. Si elle fonctionnait normalement, j'aurais consommé le triple de la quantité de carburant prévue. Or, je sais que le régime de mon moteur est extrêmement économique. Il va falloir que je fasse remplacer cette jauge.
Opérant d'une main, je prends quelques photographies que je vais envoyer à Lilo. Eh oui, Lilo... il y a quelques semaines, elle s'est installée à Tiibingen, chez une de ses tantes. Bientôt, elle aura un bébé. Je le sais depuis le 10 août de l'année dernière, cela fait donc huit mois. Dire que je ne serai même pas auprès d'elle pour la naissance de notre enfant. Et Dieu sait quand je reverrai ma femme, quand je pourrai embrasser mon fils, car, bien entendu, ce sera un fils...
Ça, par exemple ! L'ampoule rouge qui indique la limite de sécurité du réservoir vient de s'allumer.
Mais, voyons, c'est impossible ! Il y a à peine trente minutes que nous avons décollé !
Arraché à ma rêverie, je remarque une forte odeur d'essence. C'est charmant ! Vais-je être obligé de me poser ici, dans ce désert de neige ?
Par radio, j'avertis le capitaine Losigkeit :
— Jumbo 1, ici Jumbo 2, Jumbo 1, ici Jumbo 2 : j'ai une fuite de réservoir ou de l'arrivée d'essence. Plus de jus, serai forcé d'atterrir dans cinq minutes.
Le patron répond par un chapelet de jurons. Je sais qu'il ne peut rien pour moi, et qu'il en souffre. Les camarades me souhaitent bonne chance, (en employant un terme moins académique). Ils ne peuvent guère s'attarder. Pour eux aussi, chaque minute est précieuse. Je me racle la gorge.
— Jumbo 2 quitte la formation. Terminé ! dis-je, d'une voix que je voudrais plus ferme.
Je n'ai pas une seconde à perdre. Il faut que je trouve un endroit approprié avant l'arrêt du moteur. Et ce ne sera pas facile.
Pour l'instant, les montagnes que je survole se dressent encore à près de 2 000 mètres. Vus d'en haut, les champs de neige paraissent parfaitement plats et lisses. Mais en descendant, je me rends compte qu'en réalité, ces vastes étendues sont parsemées de blocs de granit et coupées de nombreuses crevasses. Me poser sur ce terrain accidenté équivaudrait tout simplement à un suicide.
Sauter en parachute ? Il ne faut pas y songer. Impossible de prévoir où je serai emporté. Sans compter que je ne me vois pas errer dans ce chaos nordique sans mon manteau de cuir, au col de fourrure. Or, ce vêtement est enfoui quelque part au fond de l'appareil. Je ne pourrais jamais l'atteindre avant de sauter.
A présent, je ne sens plus du tout les effets de l'alcool. Je suis parfaitement lucide. Pourvu que cette lucidité serve à quelque chose !
Devant moi, une langue de glacier descend doucement vers un petit lac couvert d'une couche de glace et de neige. Quelle peut être l'épaisseur de cette couche ? Tiendra-t-elle ?
Je n'ai pas le choix. Il faut qu'elle tienne !
Les dents serrées, j'amorce mon atterrissage. Si je réussis à poser l'appareil très doucement, juste au pied de cette langue glaciaire...
Couper les gaz... baisser les volets... sortir le train... Un choc atténué, les roues touchent le sol, s'enfoncent dans la neige qui jaillit en un geyser étincelant. Un craquement, le train d'atterrissage a dû céder. Pendant une bonne centaine de mètres, l'appareil glisse sur la glace sonore. Enfin, il s'immobilise. Je repousse le hublot, saute sur l'aile, me penche dans l'intérieur. Cinq secondes plus tard, je me redresse, le lourd manteau sur le bras, la serviette bourrée de papiers à la main. Sous le ventre de mon malheureux avion, la glace gémit et craque. Je me précipite vers la berge et, d'un bond, escalade un rocher.
Que c'est bon de sentir sous ses pieds ce cher vieux plancher des vaches ! b Ouf ! J'ai eu chaud. Mes jambes flageolent, et j'ai beau me raidir, je suis obligé de m'asseoir dans la neige. Instinctivement, j'évoque le souvenir des nombreux pilotes qui se sont cassé les reins en tentant un atterrissage forcé dans cette région sauvage.
Je consulte ma montre : 15 heures. Dans une heure, les autres se poseront à Oslo et organiseront une caravane de secours. A quelques kilomètres près, ils savent où me chercher. Mais ils ne pourront guère arriver avant demain matin.
Avant d'atterrir, j'avais remarqué, à l'ouest du petit lac, une gorge profondément encaissée, allant du nord au sud. Peut-être mène-t-elle quelque part. Après avoir enfilé mon manteau, je me mets en route. C'est à pleurer de rage. Il y a un quart d'heure, je volais, libre et léger comme un oiseau, et me voilà forcé de patauger péniblement dans la neige. Après une éternité, — c'est long, cinq cents mètres, quand on enfonce à chaque pas jusqu'à la taille, — j'arrive au bord de la gorge. Sur le versant opposé, quelque trois cents mètres plus bas, passe une route. Malheureusement, elle est déserte. De toute façon, je ne pourrais pas l'atteindre. Il faudrait être un alpiniste de grande classe pour descendre dans la paroi verticale qui s'enfonce à mes pieds sur sept ou huit cents mètres.
Résigné, je reprends le chemin du lac Mon appareil repose, bien à plat, sur la glace. J'espère que la couche est assez solide pour supporter, en plus, mon propre poids. Si je ne veux pas mourir de froid, je dois passer la nuit à l'abri, c'est-à-dire dans le cockpit.
Je commence à avoir faim. Au fond d'une poche, je découvre deux petites tablettes de chocolat et quelques cigarettes. Cela me permettra toujours de tenir jusqu'à demain.
Déjà, le soleil se couche. J'ouvre mon parachute et m'enveloppe dans les pans de soie. Puis, je me cale sur le siège et referme le hublot.
Au-dessus de ma tête, défile un lent cortège de nuages argentés. Peu à peu je m'assoupis.
7 mars 1942.
Je me suis réveillé à plusieurs reprises. Chaque fois, j'ai fait en courant le tour de l'appareil pour ranimer la circulation dans mes bras et jambes engourdis par la position inaccoutumée. Décidément, ce cockpit manque de confort.
Depuis minuit, il neige. Ce n'est pas comme en Allemagne où les flocons tombent doucement, en dansant. Ici, c'est une masse serrée, presque compacte. Ce matin, mon pauvre Messerschmitt disparaît sous le linceul humide. Seuls l'empennage et une pale de l'hélice émergent encore.
A présent — c'est-à-dire à huit heures du matin — il neige moins fort. Assez cependant pour réduire la visibilité à tout au plus cent mètres. Ce qui signifie que les secours ne me parviendront pas par la voie des airs. Et même si les camarades m'expédient un groupe de skieurs, il n'est pas sûr que les sauveteurs me trouvent, dans ce paysage chaotique. De toute façon, je peux seulement attendre sur place. Si je voulais essayer de regagner la civilisation par mes propres moyens, je m'égarerais à coup sûr.
Je grignote un morceau de chocolat. Un peu plus tard, je mâche une cigarette ; premièrement, je ne fume pas, deuxièmement, je n'ai pas d'allumettes. Ce n'est pas très bon, mais cela apaise la faim.
Je reste dans l'appareil où il fait quand même moins froid que dehors. De temps en temps, je sors pour me dégourdir les jambes.
Comme je tripote distraitement le tableau de bord, je constate que l'installation électrique est intacte. J'en profite pour tirer quelques brèves rafales de mes deux canons. L'écho des détonations se répercute longuement. On doit l'entendre à plusieurs kilomètres.
Les heures s'écoulent avec une lenteur désespérante. Je mâche une seconde cigarette, puis une troisième. Peut-être la nicotine endormira-t-elle mon estomac qui crie famine.
Vers 2 heures de l'après-midi, le vent fraîchit brusquement. Le paysage devient de plus en plus sinistre. Je tire encore deux ou trois rafales pour attirer l'attention de la colonne de secours, si elle s'est mise en route. Lorsque la nuit sera totale, je pourrai utiliser mes traceuses dont les gerbes orange doivent se voir de loin.
L'attente est interminable. Déjà l'obscurité commence à engloutir le paysage.
La soie du parachute est douce comme une robe de femme. Une pensée charmante, très poétique, mais qui ne peut me faire oublier le fait que, depuis des heures, je grelotte lamentablement. Le tabac, au goût à la fois acre et doucereux, me donne la nausée.
Je voudrais dormir...
8 mars 1942.
Il est déjà midi. La neige a cessé de tomber. Et j'ai l'impression qu'il fait moins froid.
Tout de même, ils ne peuvent plus être loin, à présent. Tous les quarts d'heure, je déclenche le tonnerre rageur de mes canons. S'ils ne m'entendent pas, c'est qu'ils sont sourds !
Vers 16 heures, je sursaute et me frotte les yeux. Etait-ce un chien ? Quelques secondes plus tard, un magnifique setter au poil roux et blanc accourt en aboyant. Derrière lui, arrive un lieutenant de chasseurs alpins qui m'aide à m'extirper de mon appareil.
9 mars 1942.
La même nuit encore, une puissante voiture m'a conduit à Oslo.
Je me présente au bureau central de la Marine, puis, me traîne jusqu'à l'hôtel où l'on m'a réservé une chambre.
Je dors comme une souche jusqu'à midi. Au début de l'après-midi, je partirai avec un appareil de transport qui me déposera à Aalborg où le groupe de combat est, une fois de plus, immobilisé par le mauvais temps.
10 mars 1942.
Les camarades m'ont fait un accueil délirant, et copieusement arrosé. Tout le monde s'extasie devant le setter que les chasseurs alpins ont bien voulu me vendre. Il s'appelle Turitt, d'un nom norvégien emprunté à la mythologie nordique.
Quelques minutes avant midi, nous nous posons à Jever, notre ancien terrain de Hollande. Le groupe de combat sera dissout. Dieter Gerhard et moi retournons dans notre escadrille.
21 juin 1942.
Depuis mon retour de Norvège, l'escadrille a fait plus de mille sorties au-dessus des eaux grises du golfe d'Allemagne.
Tous nos pilotes sont de vieux renards et des types épatants.
Le chef, appelé familièrement le Vieux, est le capitaine Dolenga dont je suis l'adjoint, c'est-à-dire l'homme-à-tout-faire. Notre officier technique est mon ami Gerhard. Son adjoint, le sous-lieutenant Steiger, un grand garçon très blond, très élégant, vient d'abattre son premier Blenheim. Il y a encore trois adjudants-chefs, titulaires de la Croix de Fer de première classe depuis la bataille d'Angleterre, deux adjudants spécialistes des missions d'escorte maritime, et un sergent qui, au début de la guerre, était dans l'infanterie.
Mon mécanicien, le caporal Arndt, dorlote officiellement mon zinc et, à titre privé, la ménagerie de l'escadrille : le chien Turitt, pomponné et gâté comme une vedette de cinéma, la guenon Fips qui manifeste des tendances anarchistes et vient de voler, au cours d'une cérémonie, la casquette du colonel, et les deux moutons dont les côtes seront servies le soir de Noël.
Tout ce petit monde vit en commun, dans un univers hermétique dont le centre et la raison d'être est le terrain.
23 juin 1942.
Depuis hier soir, je suis détaché, avec une section de l'escadrille, à un autre terrain, également situé en Hollande. Au point de vue tactique, je dépends directement de la division aérienne qui va mettre en service, d'ici quelques jours, le poste de contrôle au sol le plus moderne du monde.
Au cours de la nuit, nos avions ont été équipés de postes radio à ondes ultra-courtes.
A moi l'honneur de procéder aux essais techniques et tactiques du « procédé Y », la nouvelle méthode de direction, par le contrôle au sol, des appareils de chasse.
Au point de vue technique, le procédé Y signifie une amélioration considérable des communications radio entre le chasseur et le contrôle, surtout à grande distance.
Au point de vue tactique, le contrôle sera en mesure de situer et de diriger immédiatement les formations qui ont pris l'air.
Le nouveau poste de contrôle est installé dans un monstrueux abri souterrain dont l'épaisse couche de béton résiste aux bombes les plus lourdes. Au centre de la pièce principale, sur une paroi de verre de quelque 300 mètres carrés, est tracée une carte des Pays-Bas.
Derrière cette paroi, sur une estrade, sont assises des « auxiliaires féminines », la tête enserrée du cintre qui supporte l'écouteur. Les postes de radar échelonnés le long de la côte leur signalent les incursions de l'aviation ennemie, la position et la direction de ces forces. Par un moyen de projection lumineuse, elles reportent ces indications sur la carte divisée en carrés. D'autres auxiliaires enregistrent la position de nos propres formations de chasse, situées grâce au procédé Y, et la reportent également sur la carte.
Devant la paroi de verre, se dresse une seconde estrade équipée de microphones et d'un tableau qui permet de passer sur-le-champ d'une fréquence à une autre. C'est de cet observatoire que chacune de nos formations est dirigée séparément par un contrôleur dont les ordres sont transmis directement par ondes ultra-courtes. Les renseignements portés sur la carte donnent ainsi à chaque instant une image exacte de la situation.
Dominant le tout, le « trône » du commandant de la division aérienne, qu'assistent le chef des opérations et celui du service des renseignements. Un immense tableau de contrôle combiné avec un petit standard téléphonique permet de centraliser toutes les liaisons radio, bélino et téléphoniques de la région divisionnaire. Un bureau voisin transmet au grand patron les observations des postes de météo, après en avoir traduit le jargon scientifique en indications nettes et compréhensibles.
Au-dessus de cette salle, deux étages abritent les directions techniques et tactiques, ainsi que le service du personnel.
Quelque mille officiers, sous-officiers, soldats, ingénieurs, météorologues, et une centaine de (plus ou moins) jolies filles assurent le fonctionnement du centre de contrôle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Les pilotes de chasse — ceux qui se battent — ont déjà trouve un surnom pour cette véritable usine. Ils l'appellent « la Pieuvre ».
18 août 1942.
Au cours des deux mois précédents, j'ai accompli plus de deux cents vols d'essais. Parfois, ces sorties ont failli se terminer par une catastrophe. Plusieurs fois, nous avons été pris en chasse, au-dessus de l'embouchure de l'Escaut, par des formations largement supérieures de Spitfire. Je ne sais pas très bien moi-même comment nous avons toujours réussi à leur échapper.
Les résultats obtenus avec le procédé Y sont extrêmement encourageants. Bientôt, tous les appareils de chasse engagés sur le front de l'ouest seront équipes de postes à ondes ultra-courtes.
En outre, on va entreprendre la construction d'autres centrales de contrôle au sol, à Stade, Metz, Munich, Vienne et Berlin.
Manifestement, le Haut Commandement de la Luftwaffe s'attend, depuis l'entrée en guerre des Etats-Unis, à une intensification des attaques aériennes contre le territoire du Reich.
2 octobre 1942.
Il y a quelques mois, nos Messerschmitt 109 E ont été remplacés par une version améliorée, le 109 F. Il y a quelques jours, nous avons vu arriver les premiers appareils de la série G. Ils représentent un progrès énorme. Le Me 109 G, surnommé « Gustave », est nettement supérieur au Spitfire.
En une seule sortie, le fameux capitaine Marseille, à bord d'un « Gustave » a abattu seize Spitfire. Un chiffre qui se passe de commentaires.
Il y a environ un mois, Marseille reçut, des mains du Führer, les brillants pour les feuilles de chêne et glaives de sa croix de chevalier, à l'occasion de sa 150e victoire dans le ciel d'Afrique.
Et puis, le 30 septembre, Hans-Joachim Marseille a trouvé la mort au-dessus d'El Alamein. Il venait de descendre son 158e adversaire quand, brusquement, son « Gustave » prit feu. Il essaya de sauter, mais fut projeté, par le vent, contre l'empennage. Des camarades qui assistèrent à sa chute le retrouvèrent, mort, dans les dunes brûlantes du désert...
Or, aujourd'hui, quelques heures après l'annonce de mort de Marseille, s'est produit un accident bizarre.
Vers midi, je m'étais envolé, escorté par l'adjudant Wenneker, pour tenter d'intercepter un Mosquito de reconnaissance qui se promenait dans la région d'Oldenbourg.
Wenneker volait derrière moi, légèrement plus bas. Comme nous arrivions à l'altitude de 4 000 mètres, je constatai tout à coup qu'il avait disparu.
Je l'appelle, à plusieurs reprises. Pas de réponse.
Soudain, j'aperçois, au beau milieu de la lande, un brasier surmonté d'une fumée noire. Pas de doute, c'est l'appareil de Wenneker.
Le Mosquito a repris le chemin de l'Angleterre sans me laisser le temps d'arriver jusqu'à lui. Je fais demi-tour et fonce vers notre base.
Comme après l'atterrissage, je me hisse hors du cockpit, je crois rêver. A côté de mon coucou, tendant la main pour m'aider à sauter, Wenneker rit de toutes ses dents. Puis, il m'explique le mystère. Son appareil, tout comme celui de Marseille, a brusquement pris feu. Seulement, mon coéquipier, plus heureux que l'as de la campagne d'Afrique, est arrivé au soi sain et sauf.
D'après ce qu'il me dit, les flammes ont jailli du moteur qui, cependant, continuait à tourner. C'est à ne rien y comprendre.
Dans la soirée, la 4e escadrille perd un Gustave pour la même raison : incendie de moteur. Et nous apprenons que d'autres formations signalent des accidents semblables.
J'examine mon zinc avec une certaine méfiance. Est-ce que lui aussi me jouerait un tour de cochon ?
31 octobre 1942.
Mon chef direct, le capitaine Dolenga, a passé à la chasse de nuit. Je prends le commandement de l'escadrille.
Malgré le temps exécrable, nous escortons depuis les premières lueurs de l'aube les petits convois de la Kriegsmarine. Travail fastidieux que nos trois patrouilles assurent à tour de rôle.
Quelques minutes après 14 heures, alerte : une formation de Blenheim attaque le convoi dont la patrouille de service a la charge. Je décolle aussitôt, emmenant le sous-lieutenant Gerhard comme coéquipier.
Au-dessus de la mer, mes pilotes sont déjà en pleine bagarre. Le chef de section réclame impatiemment des renforts. Dans quelques minutes, ses appareils, à court d'essence, seront forcés de rompre le contact.
Nous mettons exactement dix minutes pour atteindre le convoi. Un kilomètre plus loin, en direction du nord, les camarades engagent furieusement quatre Blenheim. Juste au moment où j'arrive à portée utile, un des Anglais prend feu et, après un virage trop serré, s'abat dans l'eau. Les trois autres ne demandent pas leur reste. Dégageant de tous les côtés, ils tentent de se réfugier dans un banc de brume flottant à peut-être 1 200 mètres. Les deux premiers y parviennent, mais le troisième a trop hésité à amorcer son renversement. Une légère correction, et le voici qui s'encadre dans mon collimateur. A peine a-t-il encaissé ma première bordée que son moteur droit s'enflamme. Un ourlet rouge feu court le long de son aile, jusqu'au fuselage. L'Anglais cabre sec et, lancé en chandelle, s'enfonce dans la brume. A travers la grisaille je distingue encore un reflet rougeoyant qui s'éloigne en titubant.
De retour au terrain, j'apprends qu'une de nos vedettes a signalé la chute d'un Blenheim dans le carré A-Q de la carte, c'est-à-dire à quelque cinq kilomètres de l'endroit où j'ai vu disparaître mon adversaire.
6 novembre 1942.
A midi, le centre divisionnaire téléphone : deux Mosquitos viennent de franchir la côte. Cinq minutes plus tard, le lieutenant Kramer, notre contrôleur attitré, m'appelle à son tour.
— Pouvez-vous décoller, malgré le mauvais temps ?
Sans même réfléchir, je réponds par la négative. Les nuages plafonnent à trente mètres. De la fenêtre de mon bureau, je vois à peine le bord opposé du terrain.
Kramer n'insiste pas et raccroche. Il sait bien que j'ai raison. Depuis des heures, une pluie fine et glaciale noie toute la région. Les pilotes jouent aux cartes, font leur courrier ou ronflent sur leurs lits.
Tous les quarts d'heure, on signale la position des deux Mosquitos. J'avais pensé qu'avec ce crachin, ils feraient vite demi-tour. Mais ces Anglais sont coriaces. Une heure plus tard, ils survolent Berlin.
De nouveau, la sonnerie du téléphone. Je décroche.
— 5e escadrille, sous-lieutenant Knoke.
Je reconnais aussitôt la voix de mon correspondant : le colonel Henschel, grand patron de la chasse allemande dans la région du golfe d'Allemagne.
— Bonjour, mon petit Knoke. Quel temps fait-il chez vous ?
— A ne pas mettre un chien dehors, mon colonel. On ne voit pas à cinq cents mètres.
— Mon pauvre ami, il va falloir que vous décolliez quand même. Je viens de recevoir un appel de Göring. Le maréchal est fou furieux. Il ne comprend pas comment nous avons pu laisser passer ces deux Mosquitos, et il nous ordonne de les descendre, à tout prix.
— Bien, mon colonel.
— Qui pensez-vous envoyer ?
— L'adjudant Wenneker et moi-même.
— Eh bien, je vous dis m... !
— Merci, mon colonel.
Wenneker et moi sommes parmi les rares pilotes de l'escadrille capables de voler par presque n'importe quel temps. Ce n'est pas la première fois que nous partons ensemble sous la pluie et dans le brouillard.
A 13 h 30, nous décollons pour essayer d'intercepter les Tommies qui se trouvent alors quelque part dans la région de Brème et se dirigent droit vers le nord-ouest. Probablement, ils gagneront la mer par les îles orientales de la Frise.
Nous mettons le cap sur la côte. La voix claire du contrôleur nous indique le carré B-Q comme position des Mosquitos.
— Cap 315. Dépêchez-vous, insiste-t-il.
C'est le moment d'ouvrir les yeux. Si l'indication est exacte, nous n'allons pas tarder à apercevoir notre gibier. Sans cette maudite pluie, nous serions sûrs de leur couper la retraite. La visibilité est de plus en plus limitée. Je commence à m'énerver.
— Vous devriez les voir, à présent, affirme le contrôleur. Sur votre gauche, regardez bien.
Je n'ai pas le temps de répondre. Juste devant moi, une ombre surgit de la grisaille.
Un Mosquito ! Le pilote m'a vu. Il vire si brutalement que son plan gauche effleure presque le sol. Puis, il renverse, tout aussi sec, vers la droite.
Oh, mais non, mon ami ! Ne crois pas que tes zigzags suffisent pour me semer. A chacun de ses virages, je lui décoche une rafale, en visant légèrement devant son nez.
Nous volons extrêmement bas. Heureusement, le pays est plat comme la main. Encore une minute, et nous débouchons sur la mer. Mon Mosquito traîne un fin panache de fumée. Il a enclenché la surcompression, et il file à une allure terrifiante. Mon Gustave arrive à le suivre, mais celui de Wenneker perd nettement du terrain. Comme j'ai bien fait de harceler les mécaniciens pour qu'ils soignent mon zinc avec un amour tout particulier ! Soins qui se traduisent par 15-20 km/heures supplémentaires.
Avant de l'achever, je veux à tout prix réduire la distance. Pour y parvenir, un seul moyen : fermer les volets du radiateur. Lentement, je gagne sur lui. Finalement, je ne suis plus qu'à une centaine de mètres. Une légère correction, et le fuselage de l'Anglais vient se placer dans mon collimateur. Mes doigts enfoncent la détente.
Ma première gerbe frappe de plein fouet son moteur gauche. Et c'est la fin. Le Mosquito est un appareil fragile — un avion en bois. En une fraction de seconde, son aile s'enflamme tout entière, puis, elle se détache. Une abattée, et le Mosquito disparaît dans les vagues grises de la mer du Nord. Comme je reprends de l'altitude, je vois une tache d'huile briller au creux des vagues.
Des gouttes de sueur salée me coulent sur le front.
23 décembre 1942.
Quelques minutes avant midi, je suis rentré d'une mission d'escorte au-dessus de la mer. Dix gros cargos, accompagnés d'un torpilleur et de quatre vedettes rapides attendent la marée montante pour entrer dans l'embouchure de la Weser.
Une heure plus tard, je survole encore une fois nos bâtiments. Groupés sur les ponts encombrés, les marins m'adressent des signes amicaux. Ce soir, ils seront particulièrement heureux d'aller à terre. Demain, c'est Noël...
Pour moi, le Père Noël a choisi le plus magnifique des cadeaux : une visite de Lilo qui m'apportera dans ses bras notre fille Ingrid.
24 décembre 1942.
Soir de Noël !
Cette nuit, tout est calme, chez nous comme chez ceux d'en face. Ainsi, nous aurons pour quelques heures l'illusion de la paix. La paix que l'ange souhaitait aux hommes de bonne volonté...
Lilo est près de moi. Pour la première fois, nous sommes réunis tous les trois sous l'arbre orné de boules multicolores et de guirlandes brillantes. Ingrid, en arrivant ici, a commencé par pleurer. Elle avait peur de cet inconnu qui s'obstinait à l'embrasser. Maintenant, assise sur mon épaule, elle pousse des cris de joie et tend ses menottes vers les bougies allumées...
Le silence... la bouche chaude et douce de Lilo... son parfum qui se mêle à l'odeur du sapin... Instants fugitifs de bonheur, d'un bonheur d'autant plus précieux que nous le savons terriblement précaire.
Mon ami Dieter Gerhard pousse la porte, s'incline devant Lilo, lui baise la main. Ce soir, tout le monde a une âme de civil.
Dehors, une épaisse couche de neige recouvre le paysage. Une neige magnifique, immaculée, comme on en voit rarement sur les côtes continentales de la mer du Nord. De la baraque de la compagnie d'état-major, nous parvient le chant mélancolique d'un accordéon.
« Douce nuit, Sainte nuit... »
Jusqu'à bien après minuit, Lilo, Dieter et moi bavardons, installés dans les profonds fauteuils de mon « salon », devant un bol de punch fumant. Plus exactement, Dieter et moi bavardons, et Lilo écoute. Nous rappelons des incidents drôles ou dramatiques, nous évoquons les camarades qui, au cours de l'année écoulée, venaient s'asseoir à cette même table : le capitaine Dolenga, en passe de devenir un as de la chasse de nuit, ou le lieutenant Steiger, ce grand garçon blond qui, au mois de septembre, fut abattu sous nos yeux, à la lisière du terrain, trop bas pour sauter en parachute.
Dieter étouffe un bâillement et s'extirpe de son fauteuil. Il titube légèrement. Lilo sourit en regardant ce grand gamin qui a trop bu. Je le reconduis jusqu'à sa carrée.
Quand je reviens, Lilo, immobile au milieu de la pièce, contemple, par la porte ouverte de la chambre, le petit lit où Ingrid dort paisiblement. Lentement, elle se tourne vers moi. Ses bras se lèvent pour m'attirer contre elle.
La guerre, l'inquiétude, la longue séparation, tout est oublié. Nous sommes seuls...