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EN PLEIN CRÉPUSCULE
4 janvier 1944.
Durant six jours, les Américains nous ont fichu la paix. Mais aujourd'hui, ils recommencent.
— Concentrations ennemies dans Dora-Dora.
A 10 h 2, nous décollons, pour notre première mission de l'année.
Au-dessus de Munster, entre les barrages de notre propre D.C.A., nous attaquons une formation de quadrimoteurs.
Comme je m'approche d'un box volant à l'écart du gros des forteresses, une dure secousse ébranle mon appareil qui, aussitôt, s'affaisse par l'arrière. Le moteur émet un sifflement strident — un froissement de tôles, une détonation sèche — puis, sans transition, un silence total.
Un obus de notre D.C.A. a arraché l'hélice et la partie antérieure du moteur. J'ai un mal fou à maintenir mon zinc en ligne de vol.
L'instant d'après un Thunderbolt me dégringole dans les reins et, d'une seule rafale, incendie mon aile droite.
Il n'attaque pas de nouveau parce que Wenneker, d'une giclée d'obus, l'envoie ad patres. Je ne suis pas sauvé pour autant ! L'aile déchiquetée est en feu, les flammes lèchent déjà le fuselage. Il faut sauter.
Une fois de plus, j'accomplis les gestes nécessaires : larguer le hublot, détacher les sangles...
A peine suis-je prêt que le vent m'arrache du siège. Pas tout à fait malheureusement. Je reste accroché par le parachute coincé dans une déchirure. Ma jambe gauche pend dehors, la droite est encore sur le siège...
Mon appareil passe presque sur le dos avant de piquer vers le sol. Je suis incapable de bouger, car le vent de la course me plaque irrésistiblement sur le fuselage, derrière le cockpit. D'une torsion violente, il m'arrache presque la jambe pendante. Je pousse un hurlement de douleur. Mes joues et les ailes de mon nez tremblent comme une voile trop tendue. J'arrive à peine à respirer. Les flammes commencent à envelopper le fuselage.
Voilà que l'appareil se met en vrille, se redresse légèrement, titube, puis, reprend sa chute folle. Les bras immobilisés par le souffle, je suis incapable de bouger d'un pouce.
Et pourtant, il faudra que je bouge ! Si je ne parviens pas à me dégager, c'est la fin.
Il faut que je réagisse, il le faut à tout prix...
D'un effort surhumain qui me fait jaillir le sang du nez, je réussis, de la jambe droite, à attraper le manche. D'un coup de pied, je le repousse sur le côté. Mon zinc décrit un demi-tonneau, oscille, hésite, se cabre. Comme il ralentit, mon corps se décroche.
Cette chute infernale m'a fait parcourir 3 000 mètres !
Les bras levés, je plane, l'espace d'un instant, à côté de l'épave. Un coup effroyable me frappe dans le creux des reins. Un second coup, à la tête, me fait perdre connaissance.
Je me réveille dans les nuages, suspendu à mon parachute qui a dû s'ouvrir tout seul, car la poignée se trouve encore dans sa boucle.
J'arrive à peine à respirer. Pour m'éclaircir la gorge, j'essaie de crier ; je peux tout juste émettre un râle étouffé.
Voici enfin la terre. Les nuages plafonnent à tout au plus deux cents mètres. Le vent agite dangereusement mon parachute. Je rase, presque horizontalement, le toit d'un pavillon pour m'abattre, dans le jardin, sur le sol gelé.
De nouveau, je perds connaissance.
Quand je reviens à moi, deux infirmiers sont en train de me charger dans une ambulance.
Le diagnostic des médecins de l'hôpital de Munster me vaut des égards particuliers. Et pour cause : fracture du crâne et des vertèbres lombaires, contusions graves à l'épaule et au flanc droits, tissus écrasés sous la hanche droite, commotion cérébrale, déviation de la colonne vertébrale qui paralyse les nerfs du côté droit.
Je vomis continuellement. Des infirmiers me transportent dans une chambre, me couchent dans un grand lit aux draps blancs.
Je souffre terriblement, et j'ai aussi terriblement sommeil.
Dire que ce devait être aujourd'hui mon dernier jour de permission.
Dans la soirée seulement, je reprends un semblant de lucidité.
Le second lit de la chambre est occupé par un pilote ramené de Russie. Un obus de D.C.A. lui a arraché la jambe droite et le pied gauche. Il essaie de me remonter le moral.
30 janvier 1944.
Depuis huit jours, je suis de retour à Wunstorf. A l'infirmerie, bien entendu. Mais c'est toujours mille fois mieux que cet hôpital archiplein, avec son ignoble odeur d'éther. Ici, je suis au moins près de mes camarades d'escadrille.
Chaque matin, on me transporte sur le terrain où je passe la journée, bien emmitouflé, dans un transatlantique.
Si notre toubib frise la crise d'hystérie, c'est certainement ma faute. Malgré son veto catégorique, je me lève constamment et essaie de marcher. Tout d'abord, j'arrive à peine à bouger la jambe. Puis, assez vite, la paralysie disparaît. Quant à mes migraines continuelles, j'ai fini par m'y habituer.
Ce matin, nous recevons l'ordre de remonter vers la Hollande. Nous ferons escale à Arnhem.
Appuyé sur ma canne, je me traîne jusqu'à mon appareil. Quand, à Arnhem, je me présente au rapport, Specht me regarde comme si j'étais un fantôme. Il me croyait dans mon transatlantique, à Wunstorf.
A 13 h 5, nous décollons pour intercepter une formation de forteresses volantes. Nous n'allons pas loin. Comme nous émergeons d'un banc de nuages, une masse tourbillonnante de Spitfire dégringole sur nous et, en un clin d'œil, disloque nos escadrilles. Nous n'avons pas le temps de nous ressaisir. Exploitant au maximum l'effet de surprise, les Tommies nous chassent comme des chiens lancés derrière une famille de lapins. Je n'ai même pas l'occasion de placer une rafale. L'un après l'autre, nos pilotes descendent, dans leurs cercueils incandescents, vers la couche de nuages. Quant à moi, plus heureux que la plupart d'entre eux, je m'en tire avec un moteur en miettes. A un kilomètre du terrain de Hilversum, je me pose tant bien que mal sur le ventre.
Specht est le seul à avoir abattu un Spitfire.
Le bilan de la sortie est désastreux : la 4e escadrille a quatre morts, la 6e, trois, le groupe du Vieux, un. Ma 5e, elle aussi, a perdu un pilote. Presque tous les appareils rescapés sont endommagés.
Un avion de transport nous ramène à Wunstorf.
10 février 1944.
Toujours les « concentrations ennemies dans Dora-Dora ».
Specht, malade, m'a transmis le commandement de l'escadre.
A 8 000 mètres, nous apercevons l'adversaire. Et quel adversaire !
Etirés sur un large front, quelque mille bombardiers, encadrés de puissantes formations de chasse, se dirigent vers l'est. Leur objectif est probablement Berlin. C'est en tout cas l'armada aérienne la plus formidable que j'aie jamais vue. En comptant les chasseurs, je l'estime à au moins mille deux cents appareils.
Nous sommes quarante !
Et si nous n'étions que deux, nous attaquerions quand même.
J'essaie vainement d'enfoncer la masse de mes quarante Messerschmitt dans le front de l'énorme phalange. Chaque fois, les bombardiers changent de cap.
Derrière nous, dévale un groupe de Thunderbolt. Mais ils arriveront trop tard.
Je demande à mes pilotes de conserver leur sang-froid, puis, je leur donne l'ordre attendu : — En avant, dans le tas !
Mon coéquipier, l'adjudant Raddatz, atteint d'une gerbe de traceuses, est presque immédiatement contraint de quitter le combat. Je fonce seul, place mes rafales dans le nez d'un bombardier, cabre sec pour passer au-dessus de son empennage.
Et c'est encore une fois l'image habituelle : la forteresse qui s'affaisse par l'arrière, ses voisins qui s'écartent précipitamment, l'abattée brutale, et la chute de l'oiseau géant dont les ailes se détachent 2 000 mètres plus bas.
Mes pilotes ont fait, eux aussi, du bon travail ; l'engagement aura coûté aux Américains la bagatelle de douze quadrimoteurs.
Un peu plus tard, les Thunderbolt et Lightning entrent dans la bagarre. Leur intervention nous empêche de poursuivre le massacre. Au bout d'une demi-heure, nous rompons le contact, en décrochant vers le sud.
En atterrissant, j'apprends que l'adjudant Raddatz s'est abattu, en flammes, sur une petite plage. Il n'a pas eu le temps de sauter.
25 février 1944.
Sans répit, Américains et Anglais poursuivent leur attaques massives sur les villes allemandes. Jour et nuit, les sirènes font entendre leur ululement sinistre. Comment le pays supplicié trouve-t-il encore la force de tenir ?
Pour nous, les « concentrations ennemies dans Dora-Dora » sont devenues le leitmotiv de notre existence. Une existence terrible ! Les farceurs les plus incorrigibles sont à présent graves, tendus, inquiets.
Chaque matin, nous nous préparons en silence. L'un après l'autre, nous nous isolons au « petit coin ». Dora-Dora affecte jusqu'aux fonctions intestinales.
Aujourd'hui, nous avons grimpé jusqu'à 10 000 mètres. C'est l'altitude idéale pour dégringoler sur les bombardiers, pour surprendre leur escorte.
— Les voilà ! Je les vois, annonce la voix claire de Specht.
— Victor, Victor ! (Compris, compris), répond aussitôt le contrôleur.
A 2 000 mètres en contrebas, six ou sept cents forteresses, avec leur couverture de chasse, volent majestueusement vers l'est.
Déjà, Specht dérape sur l'aile gauche. A sa suite, nous plongeons à l'attaque.
Tout en surveillant mon piqué, je déverrouille mes armes, allume le collimateur, fouille d'un regard machinal le ciel derrière nous.
Seigneur ! Une nuée de Thunderbolt dévale du soleil et se lance à notre poursuite.
Encore une fois, ils arriveront trop tard. Mes rafales claquent dans l'aile d'une forteresse — zut ! je voulais atteindre le poste de pilotage — et je passe, laissant derrière moi le bombardier blessé à mort qui se met déjà en vrille.
Un rapide 180 degré, pour faire face aux chasseurs ennemis. Diable ! Ils sont déjà là, et derrière moi. Cela devient sérieux.
Après quelques zigzags, je lance mon coucou dans cette spirale ascendante en tire-bouchon qu'aucun Thunderbolt n'a encore pu imiter. Me voilà débarrassé de ces frelons furieux, du moins pour quelques instants. Comme je surveille le chassé-croisé qui se déroule sous mes ailes, je vois grimper jusqu'à moi le zinc de Wenneker. Il se place à côté de moi, balance ses plans — bon sang, s'il a quelque chose à dire, pourquoi ne se sert-il pas de sa radio ? — puis, se rapproche encore davantage. Par la vitre, je vois Wenneker me montrer quelque chose en bas, juste au-dessous de nous. J'incline mon coucou et regarde. Quatre Lightning qui, manifestement, ne nous ont pas aperçus. Allons-y !
Ensemble, nous dérapons pour piquer sur les Américains dont les plans brillent au soleil.
Mon supplément de vitesse m'emporte au-delà de la cible. En l'espace de quelques secondes, je me trouve devant un des Lightning, en excellente position pour me faire tirer comme un lapin.
Ça, par exemple ! Un novice ne s'y serait pas pris plus mal.
En vitesse, je repousse le manche dans le coin gauche, dérape, dégage par une vrille serrée. L'appareil tremble et embarde sous l'effet de la vitesse terrifiante. Du coin de l'œil, je vois les rivets sauter des ailes. Il faut redresser, mettre fin à cette chute infernale. Doucement, très doucement, je tire sur la profondeur. Une main monstrueuse me tasse sur le siège, m'enfonce le menton dans la poitrine. Mes yeux se voilent... puis, progressivement, l'appareil reprend un angle plus normal.
A ce moment précis, un Lightning en flammes tombe comme une pierre à une centaine de mètres sur ma droite. Je sursaute en entendant la voix de Wennecker dans mes écouteurs :
— Je l'ai eu, celui-là !
Quelques secondes plus tard, il vient me rejoindre.
— Il ne l'a pas volé, le gaillard. Ce culot ! Il avait la prétention de vous épingler !
Par la vitre, je fais le geste de lui serrer la main. C'est la seconde fois que Wennecker me débarrasse d'un Ricain qui voulait ma peau.
8 mars 1944.
L'escadre fond à vue d'œil. Des vétérans, il ne reste que Wennecker et Johnny Fest. Il y a quinze jours, nous étions encore quarante. Aujourd'hui, nous ne sommes plus que huit. Et sur ce petit nombre, deux ou trois sont des gamins qui manquent totalement d'expérience.
Aujourd'hui, j'ai eu un appareil gravement endommagé. J'ai dû me poser sur le ventre, poursuivi, le long de la piste, par l'ambulance et la voiture-pompe. Par miracle, ni l'une, ni l'autre n'ont eu à intervenir.
Je repars aussitôt, à bord d'un zinc prêté par la 4e escadrille. Comme nous essayons, au-dessus de la lande de Lunebourg, d'intercepter une formation de Liberator, une quarantaine de Thunderbolt sort d'un nuage et dévale sur nous. Pris en ciseaux, nous allons succomber sous le nombre. C'est un sauve-qui-peut général. Les Américains, déchaînés, se lancent à la curée avec des cris de Peaux-Rouges.
Specht et moi arrivons de justesse à nous échapper, après une poursuite effrénée au ras des bruyères.
Je sais déjà que mes deux chefs de section ont été descendus. Puis, quelques minutes après mon atterrissage, j'apprends que Wennecker, grièvement blessé, se trouve à l'hôpital de Diepholz.
Le soir, Specht téléphone à la division pour demander le retrait provisoire du groupe. Un groupe squelettique, dont les pilotes sont à bout de forces.
En haut lieu, on repousse cette demande avec indignation. Le groupe se battra jusqu'au dernier appareil.
La radio annonce que Berlin « brûle aux quatre coins ».
Dans le mess silencieux, Johnny Fest et moi sommes vautrés dans de profonds fauteuils. Nous ne parlons guère, mais nous fumons sans arrêt.
Le regard de Johnny reste fixé sur les photographies des disparus. On a l'impression que les portraits vont s'animer, que les voix familières des camarades vont chasser le lourd silence, qu'ils vont rire, plaisanter, évoquer de vieux souvenirs...
Demain, on accrochera peut-être nos photos à ce même mur.
15 mars 1944.
Le groupe décolle avec six appareils, contre environ trois cents Thunderbolt et Lightning qui protègent plus de mille forteresses volantes.
A notre retour, nous ne sommes plus que quatre.
Johnny et moi sommes baignés de sueur. Nos appareils, troués comme des passoires, sont tout juste bons pour la ferraille.
C'est la fin !
A midi, Specht vient nous rejoindre au mess.
— Le groupe est retiré du combat pour six semaines. Je pense que nous avons bien mérité ce répit.
Quand il est ressorti, je débouche une bouteille de cognac. Deux heures plus tard, nous en entamons une autre.
Johnny me parle de sa fiancée. Il veut avoir au moins quatre enfants, une fois qu'il sera marié.
Emu, je lui confie à mon tour un grand secret. Lilo attend un bébé pour le mois prochain.
— Bravo, crie-t-il, la voix épaisse. Ce sera magnifique, surtout si tu es encore en vie pour le voir.
A la tombée de la nuit, nous partons vers la ville. L'alcool nous fait oublier les semaines passées.
— Nous allons faire la bombe, propose Johnny.
Je veux bien. Je veux bien tout ce qu'il voudra. Ce soir, je me fiche de tout, éperdument.
Heureusement, il fait déjà noir. Les réverbères ne portent que de ridicules lumignons bleus. Personne ne peut distinguer nos traits.
Johnny connaît « une charmante petite Veuve ». Nous allons chez elle. La veuve est vraiment charmante. Elle fait venir une amie, et nous dansons tant que nos jambes veulent nous porter.
28 avril 1944.
Nous avons reçu des appareils d'un modèle nouveau qui viennent de sortir de l'usine. Grâce à l'injection supplémentaire, dans les cylindres, d'un mélange de méthyle et d'eau, ils peuvent atteindre une vitesse supérieure de 40 % au maximum habituel.
Grâce à l'arrivée d'une vingtaine de pilotes — dont l'instruction laisse d'ailleurs à désirer — nous avons pu reconstituer la 5e escadrille. Pourvu qu'elle ne fonde pas de nouveau dans la fournaise !
Je viens de passer cinq jours au centre d'essais de Lechfeld où j'ai vu pour la première fois le Messerschmitt 262, notre nouveau chasseur à réaction. Il atteint, en vol horizontal, la vitesse extraordinaire de 900 km/h. D'après les prévisions officielles, nous aurons d'ici la fin de l'année un millier de ces phénomènes en service. Alors, que Dieu ait pitié des Ricains et des Tommies !
Il y a quelques mois, j'ai déjà assisté au décollage d'un Messerschmitt 163. Sa propulsion par fusée lui confère une vitesse de près de 1200 km/h qui lui permet de grimper en trois minutes jusqu'à 8 000 mètres. Quand on pense que, dès 1941, cet avion allemand sans hélice dépassait la limite des 1 000 km/h, on se demande pourquoi les responsables de la Luftwaffe ne nous ont pas encore dotés d'un instrument de guerre aussi redoutable !
Je sais bien que dans nos usines, on travaille d'arrache-pied pour combler ce retard. Mais je sais aussi que, jour après jour et nuit après nuit, les bombes des Alliés pleuvent sur les ateliers. Ainsi, les combats aériens au-dessus du Reich sont en réalité une course meurtrière. Qui l'emportera, les forteresses volantes ou nos ingénieurs ?
Et l'horizon continue à s'assombrir : à l'est, nous reculons toujours, suivant une tactique « élastique » à laquelle personne ne croit plus. Nous avons abandonné l'Afrique, nous battons en retraite dans les Apennins. A l'ouest, on s'attend à un débarquement allié. Depuis des mois, l'escadre est prête à faire face à toute éventualité. Au cours d'un entraînement intensif, les pilotes ont appris quand et comment il faut attaquer les péniches de débarquement et les concentrations terrestres. Il suffira d'une pression sur un bouton électrique pour mettre en branle cet immense dispositif. Et pourtant...
Ce matin, le commandant Specht, promu au grade de commodore, a pris le commandement du 11e groupe de chasse. Je lui succède à la tête de l'escadre. Specht m'apprend que ma promotion anticipée au grade de capitaine est la récompense de « mon courage exceptionnel devant l'ennemi ».
29 avril 1944.
Trois divisions de bombardiers viennent de quitter la région de Great Yarmouth et se dirigent vers le continent. Nos unités avancées en Hollande signalent que l'ennemi dispose d'une escorte nombreuse.
Nous avons l'ordre d'engager à tout prix le combat avec les chasseurs ennemis pour permettre à plusieurs groupes de Focke-Wulf d'intercepter les forteresses avec un maximum d'efficacité.
Via Amsterdam, le Zuyderzée et Deventer, l'armada américaine atteint la frontière allemande à l'ouest de Rheine. A 11 heures, ses pointes avancées survolent le terrain que nos aviateurs ont provisoirement évacué.
A 11 h 4, nous décollons, décrivons un large virage pour nous grouper et commençons à grimper.
— Grosses bagnoles dans Gustave-Québec, Hanni huit-zéro !
6 000 mètres, 7 000, 8 000. Du nord et du sud, montent d'autres groupes de chasse, pour la plupart des Focke-Wulf.
— Grosses bagnoles maintenant dans Gustave-Siegfried.
— Victor, Victor...
Je continue à grimper jusqu'à 9 000 mètres. Le moteur, spécialement adapté à l'air raréfié, obéit avec une facilité stupéfiante.
A 11 h 30, je distingue, dans l'ouest, les filets de condensation des Lightning qui forment l'avant-garde ennemie.
Quelques minutes plus tard, ils passent sous mes ailes, suivis du défilé interminable des bombardiers. Des essaims de Thunderbolt et de Mustang virevoltent sur les flancs, en dessous, au-dessus.
Nos Focke-Wulf se ruent à l'attaque !
Immédiatement, je dérape sur l'aile et fonce dans un groupe de Lightning. Ils nous ont aperçus et, lancés dans un virage cabré, viennent à notre rencontre. Un peu plus loin, dans le sud, une masse de peut-être 40 Thunderbolt change également de cap pour se jeter sur nous. Exactement ce que nous voulions !
Pendant quelques minutes, je colle dans le sillage d'un Lightning qui zigzague, dérape, descend, remonte. De temps en temps seulement, j'arrive à lui expédier une giclée d'obus. L'animal sait piloter !
Tout à coup, une bande de Mustang exécute une passe frontale qui coupe ma trajectoire. Leurs traceuses rasent mon hublot. Des deux mains, je cabre mon zinc... Nom d'un chien ! C'était moins une. Regardant par-dessus mon épaule, je vois que mon chef de section, chargé d'assurer mes arrières, a fidèlement suivi et continue à me couvrir.
Encore un Lightning qui a l'idée saugrenue de venir se promener sous mon nez. Cette fois, je parviens à placer mes rafales. Une fumée épaisse sort de son moteur droit...
Je ne peux pas exploiter mon avantage. Huit Thunderbolt me collent au derrière. Leurs balles m'encadrent de près.
Manifestement, les pilotes américains avec lesquels nous nous bagarrons ici, sont tous des vétérans chevronnés. J'ai beau me débattre, essayer ma fameuse chandelle en tire-bouchon, ils reviennent toujours dans mon sillage. Heureusement, mes manœuvres les empêchent de viser convenablement.
Voilà qu'un des Ricains, emporté par son élan, vient se présenter devant moi. J'écrase les boutons de déclenchement de mes canons, mais il a déjà viré pour rejoindre ses camarades qui continuent à me canarder par derrière.
Malgré le froid glacial, je suis en nage. Mon corps est endolori, comme si j'avais reçu une raclée de coups de bâton. Je suis tantôt rejeté à gauche, tantôt ballotté à droite, enfoncé dans mon siège ou encore suspendu la tête en bas à en avoir la nausée.
Mon Dieu ! qu'elles sont longues ces minutes.
Entre-temps, les Focke-Wulf ont fait du bon travail. Je n'ai guère le temps de regarder autour de moi, mais j'ai quand même vu une trentaine de forteresses descendre en flammes. Une goutte dans la mer ! Imperturbables, des centaines d'autres poursuivent leur route vers l'est.
Les Berlinois auront chaud, tout à l'heure !
Le voyant rouge de la jauge d'essence vient de s'allumer. Dans dix minutes mon réservoir sera vide.
Brutalement, je bascule et pique vers le sol. Les Thunderbolt m'abandonnent à mon sort.
A mille mètres, juste au-dessus des nuages, je redresse lentement. D'après mes estimations, je dois me trouver quelque part entre Brunswick et Hildesheim.
Tout à coup, mon chef de section vire et se précipite dans les nuages.
Intrigué, je me retourne. Seigneur ! Un Thunderbolt me suit à quelques mètres, suivi de sept autres qui attendent probablement l'occasion d'intervenir. Avec un fracas épouvantable, leurs bordées pénètrent dans mon pauvre moulin. Le plan droit prend aussitôt feu.
D'une abattée sur la gauche, je me réfugie dans les nuages. Soudain, je distingue la silhouette d'un Lightning. Je lui file au passage une rafale qui incendie son empennage.
Et voilà la terre ! Je largue le hublot pour sauter tant que j'ai encore une altitude suffisante. Juste comme je veux me hisser, une grêle de balles entre dans mon fuselage, comme dans du beurre. Encore un Thunderbolt qui me suit à une trentaine de mètres. J'entends nettement le vacarme de ses mitrailleuses.
Bon sang de bon sang ! Si je saute maintenant, l'hélice du Ricain me transformera en chair à saucisse. Je me recroqueville donc dans mon siège dont la plaque dorsale encaisse stoïquement les pruneaux. Mon fuselage et mes plans écopent terriblement. A côté de mon pied droit, par un trou aux bords déchiquetés, apparaît une flamme qui lèche ma botte.
Boum ! Un coup direct émiette mon tableau de bord. Une balle ricoche et me frappe à la tête.
Rien à faire ! C'est la fin !
Le moteur coupe. Aussitôt, ma vitesse diminue. Mon adversaire passe au-dessus de moi. L'espace de quelques secondes, il s'encadre dans mon viseur. Je déclenche mes armes. Je tremble de la tête aux pieds, je sens que mes nerfs vont lâcher d'un instant à l'autre... Tant pis ! Si je suis fichu, l'autre fera le grand saut avec moi.
Le Thunderbolt cabre désespérément. Trop tard ! Il est en feu. Son hublot se détache, un corps se hisse...
La terre monte vers moi, droit comme un mur. Je traverse en rase-mottes quelques champs, puis, une prairie sur laquelle je colle le ventre de l'appareil, d'une poussée brusque sur le manche. Un jet de flammes m'atteint au visage, des mottes de terre jaillissent devant moi, — une secousse effroyable, l'appareil glisse, patine, s'arrête dans un sillon. Je veux lever les mains pour protéger mes yeux... un coup terrible s'abat sur mon crâne... je perds connaissance.
Je ne sais absolument pas comment je suis sorti du brasier. Des douleurs atroces dans la tête m'interdisent toute pensée suivie, ne laissant subsister que les réflexes les plus élémentaires. Je titube, trébuche, tombe, me relève, uniquement anxieux de m'éloigner de cette épave qui va exploser. Déjà, quelques obus sautent, les éclats passent près de mes oreilles.
Une énorme colonne de fumée, droite dans le ciel, monte des débris de mon appareil. Quelques centaines de mètres plus loin, un second avion est en train de se consumer. Ça doit être l'Américain !
Ma tête, ma pauvre tête ! Je tombe à genoux, enserrant des deux mains mes tempes derrière lesquelles cogne un marteau frénétique. Puis, je me mets à vomir, à me vider, jusqu'au moment où il ne me reste plus dans la bouche que l'écœurante amertume de la bile.
Quand je reprends connaissance, une espèce d'armoire à glace se tient devant moi et me fixe d'un regard vitreux. Mon Américain, sans doute. Au bout d'un moment, il s'asseoit par terre, à côté de moi.
Il m'offre une cigarette. Je l'accepte et, en échange, lui tend mon propre étui. Il se sert, me donne du feu et grimace un sourire.
— C'est vous le pilote du Messerschmitt ?
— Ouais !
— Blessé ?
— Je crois.
— En tout cas, vous saignez à la tête.
Il a raison. Je me rends compte, à présent, que le sang dégouline dans le cou.
— C'est bien vous qui m'avez descendu ? poursuit l'Américain.
— Eh oui.
— Ça alors, c'est formidable ! Votre zinc brûlait comme une torche. Faut être fort pour faire ça. Moi qui vous croyais à moitié mort !
— C'était justement votre erreur.
Il se met à rire. Après avoir aspiré quelques bouffées, il reprend :
— Je ne suis sûrement pas votre première victime, hein ?
— Oh non. Vous êtes le vingt-sixième.
Il m'apprend qu'il a, de son côté, abattu dix-sept appareils allemands. Dans quelques jours, il aurait dû rentrer aux Etats-Unis, comme instructeur.
— Tant pis, fait-il, philosophe. De toute façon, ça ne durera plus très longtemps, maintenant.
Je sens qu'il a raison. Malgré cette constatation désagréable, je le trouve sympathique. Au fond, je suis content de le voir vivant.
Au bout d'une heure, nous voyons arriver un groupe de soldats, des positions de D.C.A. voisines, qui avancent, la carabine prête à tirer. Je me mets en colère.
— Enlevez vos flingots, bande d'imbéciles ! Appelez plutôt des brancardiers.
Ils me portent jusqu'à la route où attend un camion de l'armée. Sur la plate-forme, sont assis six Américains, l'air maussade. Je m'installe tant bien que mal à côté d'eux, avec l'aide de mon nouvel ami.
A l'entrée du terrain de Brunswick, je prends congé. Nous nous serrons longuement la main.
— Que tout aille bien pour vous, dis-je sincère.
— All the best, for you too !
Deux heures plus tard, l'adjudant Barann vient me chercher avec un Arado. Il m'apprend que le groupe n'a pas subi une seule perte.
— A part moi, dis-je, mélancoliquement.
Devant mon bureau, je m'effondre. On me transporte d'abord sur mon lit, puis, un peu plus tard, à l'infirmerie.
Dévoré de fièvre, je commence à délirer.
10 juin 1944.
J'ai passé sept semaines extrêmement pénibles. Les médecins avaient constaté une fracture du crâne. J'ai eu ensuite un choc nerveux, plutôt un véritable effondrement, suivi d'une forte hémorragie cérébrale. Pendant plusieurs jours, j'étais incapable de parler. Aujourd'hui encore, j'articule difficilement. Je suis extrêmement irritable, la mémoire me fait complètement défaut. On veut m'envoyer dans une maison de santé.
Il y a quatre jours, les Alliés ont débarqué en Normandie. Mon groupe combat la tête de pont, sous les ordres d'un vieux camarade, le capitaine Krupinski.
Sur le front de l'est, les Russes avancent vers les frontières du Reich. C'est le crépuscule de la puissance allemande.
Demain, je partirai dans une maison de convalescence de la Luftwaffe, sur le lac de Tegern, en Bavière. Bien entendu, j'emmène Lilo et Ingrid.