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A L'ECOLE DE PILOTAGE

Fin janvier 1940.

Depuis trois semaines, je suis à l'Ecole de Guerre. Promus aspirants, nous n'avons cependant guère l'occasion de rire. Le dressage à la prussienne se poursuit avec la même rigueur. A présent, j'y suis habitué. « Vous devez devenir durs comme l'acier forgé par Krupp », répètent inlassablement nos instructeurs. Ceux qui mollissent seront impitoyablement renvoyés.

Notre existence se déroule entre la cour de la caserne et l'amphithéâtre. Dans les dortoirs, nous bûchons souvent jusqu'à minuit. Nos chefs de classe, officiers, sous-officiers et ingénieurs, s'efforcent de nous inculquer un maximum de connaissances tactique aérienne et terrestre, technique du vol, météorologie, mécanique. Quant aux leçons de pilotage, elles commenceront dès que le temps se mettra au beau.

17 février 1940.

A 13 heures précises, j'ai décollé pour mon premier vol, à bord d'un Focke-Wulf 44, biplan d'instruction à double commande. Mon professeur est le sous-officier van Dieken, un vétéran qui a déjà formé des dizaines de pilotes.

23 février 1940.

Au cours de la semaine passée, j'ai accompli trente-cinq vols. Comme le terrain est couvert d'une bonne couche de neige, les appareils ont été équipés de glisseurs, larges skis qui remplacent les roues du train d'atterrissage.

Mon trente-sixième décollage est supervisé par notre chef de groupe, le lieutenant Woll. Le soir, il m'apprend que ma performance ne l'a guère impressionné.

3 avril 1940.

J'ai maintenant quatre-vingt-trois vols d'instruction à mon actif. Les deux dernières fois, le lieutenant Woll a surveillé mes prouesses.

— Ce ne sont pas des atterrissages, déclare-t-il en secouant la tête. Tout au plus des chutes vaguement dirigées !

L'après-midi, comme je tourne au-dessus du terrain, j'aperçois encore une silhouette qui suit mes évolutions à la jumelle. Enervé, je m'embrouille dans les manœuvres des palonniers et du manche, je confonds les trois dimensions de l'espace... et voilà l'appareil qui, dérapant sur l'aile gauche, vibrant et sifflant, se met en piqué pour foncer droit sur un clocher.

Au dernier moment, van Dieken réduit les gaz et rattrape le taxi affolé. Puis, il se retourne vers moi. Je rentre la tête dans les épaules.

— Nom de nom ! hurle-t-il. Vous voulez que ma femme se mette en deuil ?

Et comme je me garde bien de répondre, il ajoute, d'un ton écrasant de mépris : — Espèce de crétin !

A l'appel du soir, le lieutenant m'annonce qu'il va m'offrir une dernière chance. Je ferai bien de m'appliquer : les élèves recalés de l'Ecole de Guerre seront affectés à la D.C.A.

Pourvu que le destin m'épargne cette suprême humiliation !

15 avril 1940.

Je viens de faire mes dix derniers décollages, toujours avec van Dieken. Tous les autres élèves ont depuis longtemps le droit de voler seul. Demain, le lieutenant me fera subir l'examen définitif.

Mon groupe d'instruction comprend, en plus de moi, les aspirants Geiger, Menapace et Hain. Nous habitons à quatre la même carrée.

Geiger, Poméranien ambitieux et renfermé, est le troisième fils d'un simple ouvrier. Grâce à une bourse, ce garçon extrêmement intelligent a pu passer son bachot et choisir la carrière d'officier.

Menapace et Hain sont Autrichiens, tous les deux originaires du Tyrol. Sepp Menapace, petit, noiraud, d'une timidité touchante, est de loin le meilleur pilote de nous tous. Il doit posséder une sorte de sixième sens, acquis sans doute dans les montagnes de son pays natal, et qui lui permet d'évoluer dans les airs avec une sûreté stupéfiante. Autant les mouvements de son corps musclé paraissent maladroits et lourds sur le plancher des vaches, autant ils sont souples dans l'espace aérien. En quelques semaines, il est parvenu à une maîtrise parfaite de son appareil. Hain, lui aussi, a depuis sa quarantième leçon le droit de voler seul.

Mes trois camarades ont assisté à mes derniers atterrissages, Ils me redonnent un peu de courage.

— Tu verras, ça ira très bien, déclare Geiger, d'un ton sans réplique.

Le lendemain, à 14 heures, je m'apprête à voler seul — pour la première fois. Le moteur tourne déjà. Le lieutenant se penche vers mon oreille.

— A votre place, j'essaierais de rattraper le taxi deux mètres au-dessus du sol, et non un mètre en dessous, me crie-t-il.

Je boucle la ceinture, ouvre l'admission des gaz, pèse sur le manche, L'appareil se met à rouler. Presque aussitôt, les roues quittent le sol. Si cela continue, je passerai l'examen dans un fauteuil.

Aux extrémités des plans, des chiffons rouges annoncent : Attention ! — voici un novice, lâché seul dans la nature, Si vous tenez à votre peau, restez à distance respectueuse !

Durant plusieurs minutes, je tourne au-dessus du terrain. Peu à peu, je me libère de la hantise des manœuvres à accomplir. Bientôt, je m'enhardis jusqu'à couler un regard prudent vers la terre qui défile sous mes ailes. L'ombre difforme d'un nuage glisse lentement sur la piste. Je pourrais crier de joie. La vie est belle, puisque je vole — que je vole seul, librement, comme la mouette, la grue, l'aigle !

Et maintenant, l'atterrissage.

J'amorce ma prise de terrain. Le sol monte vers moi, terriblement vite. Je coupe les gaz, rattrape l'appareil — un choc — me voici de nouveau sur la terre ferme, Et, miracle des miracles, le train a résisté !

Evidemment, il n'est pas très beau, cet atterrissage. Les quatre suivants ne le sont pas davantage Mais le train résiste toujours. Après tout, c'est l'essentiel !

10 mai 1940.

Nos troupes, partant des positions de la ligne Siegfried, ont franchi la frontière française.

Je crains de ne plus avoir l'occasion de participer aux combats.

16 mai 1940.

Grâce au temps favorable, notre instruction a fait, au cours de ces dernières semaines, des progrès considérables. Pour ma part, j'ai accompli près de deux cent cinquante vols. En ce moment, nous apprenons surtout les figures de base de l'acrobatie aérienne. En outre, nous nous entraînons avec de vieux appareils de combat, des Arados 65 et 68, des Heinkel 43 et 46, des avions de reconnaissance rapprochée, etc, Quelques Junker W 34 — c'est avec la première version de cet appareil que, quinze ans plus tôt, Köhl et Hühnefeld traversèrent l'Atlantique — sont utilisés pour les vols de distance et d'orientation.

Hier, alors que je me rendais en Prusse Orientale avec un antique GO 45, j'ai eu une panne de moteur. Comme je me trouvais à tout au plus cinq cents mètres, je n'eus guère le temps de choisir un terrain approprié. Je dus me poser dans un champ labouré. Cette fois, le train d'atterrissage se brisa net. L'avion capota. Je me dégageai après un quart d'heure d'efforts frénétiques. La principale conduite d'essence était arrachée, et mon cuir chevelu sérieusement écorché.

Je dus rentrer par le train. Dans les gares, les gens prennent cet aviateur à la tête enturbannée d'un énorme pansement pour un blessé de la campagne de France. Pour rien au monde, je n'avouerais que je me suis simplement cassé la figure.

19 mai 1940.

La passe de déveine continue.

Aujourd'hui, comme je me pose sur le terrain d'Altdamm, je fauche encore le train d'atterrissage. Il faut dire que le temps est épouvantable. Contre une tempête pareille, mon coucou archaïque ne peut vraiment pas lutter.

Cela fait la seconde fois que je dois rentrer par le train.

26 août 1940.

J'ai obtenu mon diplôme de pilote. L'instruction de base est terminée. Nous quittons l'Ecole de Guerre. Menapace et moi sommes versés dans l'aviation de chasse. Notre mutation au camp de Werneuchen a été annoncée avant-hier.

Aujourd'hui nous commençons l'entraînement « réel », sous la direction de l'adjudant Kugel. C'est un as qui a rapporté, des campagnes de France et de Pologne un beau palmarès et une magnifique brochette de décorations. Il nous fait décrire un carrousel échevelé. Rentré au terrain, j'ai des bourdonnements de crâne, ma chemise est littéralement trempée de sueur. Menapace est dans le même état, malgré son sang-froid légendaire. Un petit avant-goût de ce qui nous attend au front !

12 octobre 1940.

J'espérais être envoyé dans une unité combattante encore avant la fin du mois. Malheureusement, notre instruction est très en retard sur les prévisions Un jour sur deux, le mauvais temps nous cloue au sol.

Tout comme à Schoenwalde, le service au camp de Werneuchen est extrêmement dur. Au cours des six dernières semaines, notre escadrille a eu huit morts !

Aujourd'hui, c'est le sous-officier Schmitt, l'aîné des cinq hommes qui composent mon groupe. Depuis plusieurs jours, on nous préparait théoriquement au pilotage du fameux Messerschmitt 109, appareil magnifique, mais difficile et même dangereux à manier. Préparation si intense que je crois pouvoir faire les manœuvres nécessaires même en dormant.

Ce matin, nous amenons pour la première fois un Me 109 sur la piste de départ. Comme tout le monde est impatient d'essayer cet avion de chasse ultra-moderne, nous tirons au sort. C'est Schmitt qui gagne. Son décollage est parfait. Le Me 109 est pourtant sujet à des embardées terribles tant qu'il est encore au sol. Arraché trop tôt, l'appareil dérape inévitablement sur l'aile gauche. Par la suite, je devais assister des centaines de fois à ces abattées foudroyantes [2] . Trop souvent, on ne retirait des débris qu'un cadavre.

Après deux tours de terrain, Schmitt amorce son atterrissage. Mais il sous-estime sa vitesse le Me 109 se pose à environ cent cinquante kilomètres-heure, — est emporté trop loin et doit recommencer. La seconde tentative avorte également. Au troisième passage, l'appareil, cette fois en perte de vitesse, dérape brutalement sur le plan gauche et s'écrase à quelques centaines de mètres de la lisière du terrain. Sous la violence du choc, les réservoirs explosent. Nous nous précipitons vers le brasier. J'arrive le premier. Schmitt, projeté dehors, gît à peut-être dix pas des débris incandescents. Il est inondé de sang et hurle comme une bête. Me penchant sur lui, je vois qu'il a les deux jambes arrachées. Ne sachant que faire, je glisse un bras sous sa tête. Ses cris me rendent complètement fou. Du sang ruisselle sur mes mains, s'égoutte sur mes bottes. Jamais encore, je ne me suis senti aussi impuissant. Puis tout à coup, un profond silence. Schmitt est mort.

Une heure plus tard, j'amène un second Me 109 sur la piste. Le commandant des cours d'instruction ordonne de poursuivre immédiatement l'entraînement.

Je me suis lavé les mains pour enlever le sang. Les mécaniciens m'attachent sur le siège. Je sens les battements affolés de mon cœur se percuter jusque dans ma gorge. Le décollage est rapide. Les 2000 chevaux du moteur arrachent le lourd appareil dans un hurlement assourdissant. Au premier virage, comme je louche instinctivement vers la terre, je vois, du coin de l'oeil des taches de sang sur ma combinaison de vol. Aussitôt, l'image du mort se superpose au tableau de bord. Et j'ai peur — une peur blême, livide, ignoble. Heureusement, personne ne peut s'en apercevoir !

Pendant plusieurs minutes, je tourne au-dessus du terrain. Peu à peu, mes nerfs se calment. J'entame un large virage et m'apprête à atterrir. Tout se passe bien. Deux fois encore, je décolle pour me poser sans la moindre difficulté.

Avec des gestes maladroits, je repousse le hublot et me hisse sur l'aile. Comme je saute à terre, je me rends compte que mes genoux s'entrechoquent.

L'apparition soudaine de notre chef, le colonel von Kornatzki, n'arrange pas les choses. Ses yeux gris fer me scrutent durement.

— Alors, vous avez eu peur ?

— Heu... oui, mon colonel.

— Une mauvaise habitude. Dépêchez-vous de la perdre !

Il se détourne. Je voudrais rentrer à cent pieds sous terre.

14 octobre 1940.

Ce matin ont eu lieu les obsèques du sous-officier Schmitt. J'étais un des six aspirants qui portaient le cercueil.

Vers la fin de l'après-midi, deux élèves de la 3e escadrille sont entrés en collision, au-dessus du terrain. Par hasard, je suis encore un des premiers à atteindre le point de chute des appareils encastrés l'un dans l'autre. De l'amas informe des tôles crevées où grésille l'essence, je retire l'un des pilotes. Son crâne n'est plus qu'une bouillie de chair,d'os, de matière cérébrale...

A cette cadence, je m'habituerai vite à la vue des cadavres les plus horribles.

17 octobre 1940.

Werneuchen n'est qu'à quelques kilomètres de la banlieue berlinoise.

Je peux donc me permettre de passer régulièrement le week-end dans cette grande ville que j'aime de plus en plus. Je descends dans un des petits hôtels du quartier de la Friedrichstrasse. Le samedi soir, je fais le tour des bars et des petites boîtes de nuit. Le dimanche est réservé aux musées et théâtres. Je m'amuse, je m'instruis, j'apprends à connaître la vie.

Quel malheur que mon portefeuille ne soit pas mieux garni !

8 novembre 1940.

Ordre du groupe de chasse : les aspirants Hopp, Harder et Knoke, l'adjudant Kuhl et le mécanicien de bord Hense, s'envoleront avec l'appareil CEKE (un Junker 160) pour Münster-Lod-denheide, afin de prendre livraison de trois Messerschmitt 109 qu'ils conduiront à Werneuchen.

Ce vieux CEKE est un avion de transport de la Lufthansa, mobilisé dans l'aviation de guerre.

Du fait du mauvais temps, nous ne pouvons décoller que vers 10 heures du matin.

A peine l'appareil a-t-il quitté le sol que nous avons des ennuis. Impossible de rentrer la partie gauche du train ; l'appareil n'arrive pas à s'élever normalement. Kuhl, crispé sur le manche, maintient péniblement le taxi à peut-être cinquante mètres. Au bout de vingt minutes, le mécanicien réussit à dégager la « jambe » coincée du train. Nous grimpons jusqu'à deux cents mètres. Kuhl me cède la place, et, pendant que je m'installe aux commandes, retourne dans la carlingue où les autres sont vautrés dans leurs confortables fauteuils.

Je contourne Berlin par le sud, puis, longeant l'autostrade, je mets le cap sur l'ouest.

Sur la gauche, émergent de la brume les antennes de Köenigswusterhausen. A présent, nous volons légèrement plus haut que les sommets des gigantesques pylônes — à environ trois cents mètres.

Soudain, je me rends compte que le moteur ne tourne pas rond. La pression de l'alimentation d'essence baisse brusquement. Malgré mes efforts, l'appareil perd de l'altitude.

Le moteur cafouille, émet une série de hoquets et, finalement, s'arrête pour de bon. Tournant la tête, je hurle dans la carlingue :

— Atterrissage forcé ! Attachez-vous !

A côté de moi, le mécanicien lève les bras pour se protéger le visage.

Sous mes ailes, une forêt de haute futaie, à gauche, tout un ensemble d'installations industrielles, à droite, une étroite bande de terrain reboisé. C'est là que je vais me poser les jeunes arbres amortiront le choc...

Au dernier moment, je distingue, juste devant le nez de l'appareil, une ligne à haute tension.

Cette fois, c'est la fin !

A côté de moi, apparaît le visage livide de Kuhl. J'arrache l'avion qui se cabre pour passer juste au-dessus des fils. Puis, il bascule brutalement, le vent siffle contre les bords d'attaque...

Un fracas terrible !

Des arbres se brisent comme des allumettes, le plan gauche se détache, le fuselage s'abat avec un bruit sourd, glisse sur une trentaine de mètres, dans un déchirement de tôles.

La tête de Kuhl, projetée en avant, heurte durement le tableau de bord.

Et c'est le silence — un silence profond, sinistre. Puis, je perçois un bruit de ruissellement : mille litres d'essence qui s'échappent des réservoirs éclatés.

Khul a perdu connaissance. La tête en sang, il s'est affaissé à mes pieds. Le mécanicien s'est évanoui, lui aussi. Quant à moi, je suis aveuglé par le sang qui coule d'une profonde entaille du cuir chevelu. J'essaie vainement de repousser le hublot du poste de pilotage. Et je ne suis pas plus heureux avec la porte conduisant à la carlingue. J'ai beau la secouer, elle ne bouge pas.

L'odeur d'essence commence à m'affoler. Si l'appareil prend feu, nous allons tous griller !

Des deux poings, je cogne désespérément contre les vitres en plexiglass.

Enfin, je vois apparaître, dehors, les visages angoissés de Hopp et de Harder. A coups de pied, ils défoncent le hublot. Je me hisse sur le rebord. Nous dégageons Kuhl et le mécanicien, pansons sommairement leurs plaies. Harder part chercher du secours.

Une fois de plus, je rentre par le train.

18 décembre 1940.

Aujourd'hui, au cours d'une grande cérémonie au Palais des Sports, à Berlin, le Führer s'est adressé à trois mille aspirants de l'armée, de la marine et de l'aviation. Au cours des semaines qui vont venir, tous ces jeunes gens seront nommés officiers et envoyés au front.

Et au cours des années qui vont venir, la plupart d'entre eux vont mourir !