20

 

 

JAI PASSÉ LES CINQ JOURS SUIVANTS A LHÔPITAL. Comme j’allais l’apprendre plus tard, mon état avait d’abord été jugé « sérieux, sans être critique ». Aucune brûlure, mais le médecin des urgences avait constaté des lésions pulmonaires, qui pouvaient laisser des séquelles, et une irritation des globes oculaires, qu’il avait traitée avec des compresses d’eau salée pendant quarante-huit heures. J’avais également été placé sous respiration artificielle, jusqu’à ce que le pneumologue demande une nouvelle série de radios et me fasse part de son diagnostic :

— Cela devrait s’arranger, avec le temps. Mais ne songez même pas à prendre l’avion dans les six prochains mois : le moindre changement de pression serait très dangereux pour l’ensemble de votre système respiratoire, avec des conséquences qui pourraient être fatales. Il faudra vous tenir tranquille un moment. En vous disant que vous avez eu beaucoup de chance de vous en sortir vivant.

Outre le pompier, le spécialiste et les infirmières en général, l’inspecteur Coutard n’a pas manqué de le souligner, lui aussi, lorsqu’il est passé me voir à l’hôpital. Comme je l’ai rapidement compris, cependant, sa visite ne visait que très peu à s’enquérir de ma santé.

— La providence a été avec vous, monsieur Ricks, a-t-il commencé tout en rapprochant une chaise de mon lit. D’après l’équipe de secours, trois minutes de plus et vous étiez fichu.

— Je suis un grand veinard, apparemment.

— Il est courant de se sentir déprimé, après avoir échappé de si peu à la mort. Je suis certain que les toubibs d’ici ont de quoi vous aider à retrouver le moral, dans leur pharmacie.

— Non, je vais bien. À peu près.

— Nous avons arrêté quelqu’un pour incendie criminel et tentative d’homicide. Vous le connaissez, je crois. M. Delik. Il travaille au café Internet de la rue des Petites-Écuries.

— Un gars avec une barbe et l’air pas vraiment content d’être sur terre ?

— Celui-là même. Eh bien, nous avons des raisons de penser qu’il a tenté d’incendier l’immeuble sur les ordres de l’infatigable Sezer. Lequel, je vous le rappelle, est toujours en détention provisoire. Il n’était pas seulement votre gérant, mais aussi votre propriétaire et votre employeur, bien qu’il n’ait jamais daigné vous informer qu’il dirigeait la petite entreprise sur laquelle vous veilliez la nuit. Et c’est Sezer qui a placé Delik à la tête du cybercafé, après le décès brutal de Kamal Fatel. En fait, Delik a avoué avoir supprimé ce dernier, suite à la disparition d’un kilo d’héroïne dont Fatel aurait eu la charge… En échange de l’élimination de Fatel, qui devenait apparemment trop entreprenant à son goût, Sezer avait promis à Delik la copropriété du café Internet. Ce que Delik nie farouchement, pourtant, c’est d’avoir allumé le feu qui aurait dû vous être fatal, et de vous avoir enfermé dans le bureau, et d’avoir versé du soufre sur le foyer déclenché près du générateur d’air soufflé. Et ce, même si un sac de poudre sulfurique a été découvert dans l’arrière-salle de son café…

« Je pourrais vous dire qui l’a mis là », ai-je pensé. Je me suis tu.

— Le sac était aux trois quarts vide, la substance manquante correspond exactement à celle employée pour tenter de vous éliminer, ce qui constitue à nos yeux une preuve accablante. Enfin, votre plus grande chance a été qu’une passante ait alerté les pompiers en apercevant de la fumée s’élever de l’immeuble alors qu’elle était dans la rue. Elle a été en quelque sorte votre ange gardien, monsieur Ricks.

— Elle vous a donné son nom ?

— Non. Elle a signalé les faits et elle a raccroché. Encore une de vos femmes courant d’air, il faut croire…

Non. Toujours la même, la seule et unique, ma femme fantôme...

— Nous sommes également convaincus que c’est Delik qui a mis votre chambre à sac. Il a fait un beau gâchis, je dois dire.

— Vous êtes allés farfouiller là-bas ?

— On nous a prévenus qu’il y avait eu du saccage chez vous, et donc…

— Prévenus, par qui ?

— Je vous rappelle qu’un meurtre a eu lieu au même étage il y a très peu de temps, monsieur Ricks. Des agents de la force publique qui devaient retourner sur les lieux pour un certain nombre de raisons administratives ont vu que votre chambre était sens dessus dessous. Nous avons enquêté, évidemment. Parce que c’était une question plutôt intéressante, d’après moi : qui penserait à fouiller de fond en comble le logement plus que modeste d’un écrivain plutôt… « pauvre », si vous me permettez le qualificatif ? Je ne prétends pas juger de vos capacités littéraires, bien sûr, mais je me contente de noter que vous n’aviez pas la réputation de rouler sur l’or. D’ailleurs, nous avons fait réaliser une traduction du premier chapitre de votre roman. Uniquement pour nous assurer que vous disiez la vérité lorsque vous vous prétendiez romancier.

— Vous avez quoi… ? – Ma voix, déjà ténue, s’est presque cassée. – C’est légal, une chose pareille ?

— Vous devriez-vous sentir honoré, monsieur Ricks : vous êtes devenu un auteur traduit. Il y en a beaucoup qui tueraient pour ça… Quoique ce ne soit peut-être pas l’expression la plus heureuse, étant donné les circonstances…

— Et vous l’avez aimé, ce chapitre ?

— Ha ! Voilà la preuve que vous êtes réellement écrivain. Toujours anxieux de connaître la réaction du public. Eh bien, oui, j’ai trouvé cela très… « intéressant ».

— Ce qui signifie que vous n’avez pas aimé.

— Tiens ! Pourquoi en arrivez-vous à cette conclusion ?

— Parce que, malgré les rumeurs insistantes qui prétendent le contraire, on peut-être américain et saisir l’ironie d’une remarque.

— Mais non. À mes yeux, c’est un texte tout simplement fascinant. La vie quotidienne dans le grand néant banlieusard américain. Le père réactionnaire, la mère un peu toquée, le fils trop sensible… Très original. Et je suis persuadé que nombre de notations sont autobiographiques, car…

— D’accord, j’ai bien reçu le message. Merci.

— Mais non, vous vous méprenez. J’aurais voulu continuer à vous lire plus, mais cela aurait signifié payer le traducteur pour la suite, et comme votre livre est terriblement long… Six cents pages déjà, et votre personnage principal est encore étudiant. C’est-ce que nous appelons le « roman d’apprentissage », avec tout ce que cela comporte d’ambitieux et de…

— … pesant, n’ayez pas peur du mot.

— Vous êtes trop susceptible, encore une fois. Mais enfin, nous ne sommes pas là pour une séance de critique littéraire. Ce qui m’importait, c’était de mieux comprendre le fil narratif de votre existence rue de Paradis. Et j’en ai conclu que vous écriviez un livre, en effet, et que vous occupiez un emploi des plus bizarres… Un point que vous avez longtemps tenté de nous cacher, d’ailleurs. C’est donc dans ce cadre que nous avons voulu comprendre pourquoi votre chambre avait été saccagée, d’autant que plusieurs de vos relations dans le quartier sont…

— Ce n’était pas mes « relations ».

— Mouais. Alors, disons que plusieurs personnes avec lesquelles vous étiez en relation, personnelle ou professionnelle, étaient impliquées dans des activités contraires à la loi. Trafic de drogue, notamment. Vous ne pouvez pas nous reprocher de nous être demandé si cette fouille « énergique » n’était pas liée à la présence dans votre logement d’un kilo ou autre de substances illégales, n’est-ce pas ?

— Je n’ai jamais, vous entendez, jamais trempé dans ce genre de…

Une quinte de toux m’a étranglé. J’avais l’impression d’étouffer, à nouveau, et ma bouche avait un goût de glaires brûlées. Coutard s’est levé pour me tendre le verre d’eau posé sur ma table de chevet. J’en ai bu deux gorgées, luttant contre la nausée. L’inspecteur a attendu patiemment que mon souffle redevienne à peu près normal.

— Il y a également la question des deux mille huit cents euros que nous avons trouvés dans les poches de votre blouson.

Je me suis efforcé d’expliquer comment j’avais mis cette somme de côté, comment je l’avais cachée sous le lavabo de ma chambre. C’était là toute ma fortune, ai-je continué, et si la police décidait de la confisquer, je me retrouverais…

— … à la rue ? a complété Coutard.

— Liquidé. Je n’ai rien d’autre, vous comprenez ? Rien. Vous pouvez vérifier mon compte bancaire, vous ne trouverez qu’un zéro pointé. Cet argent est tout ce que j’ai.

Un silence s’est installé. J’ai noté qu’il avait sorti son Zippo et qu’il jouait nerveusement avec le couvercle. Il était sérieusement en manque de nicotine.

— Nous allons vous le rendre, puisque cela n’a pas vraiment d’impact sur notre enquête. Nous n’avons rien trouvé de suspect dans vos affaires ni dans votre chambre. Mais j’avoue que je continue à me demander pourquoi elle a été mise à sac.

Parce que c’est une folle furieuse.

— Eh bien… C’est un quartier difficile, non ? ai-je proposé.

Coutard a laissé un sourire errer brièvement sur ses lèvres.

— Ça, je le sais. De la même manière que je sais que vous êtes un homme d’une incroyable naïveté pour avoir accepté cette place de veilleur de nuit dans un repaire de gangsters pareil…

— Ce n’était pas de la naïveté, inspecteur. C’était que je me fichais de tout ce qui pouvait m’arriver.

— Mouais. Très nihiliste, comme attitude. Encore que, dans votre cas, le nihilisme soit teinté de fortes tendances au délire. Avez-vous finalement admis le fait que Mme Kâdâr était décédée ?

— Oui, je sais qu’elle est vraiment morte, maintenant.

— C’est un progrès très encourageant. Est-ce d’avoir vu la mort de si près qui vous a permis de mesurer le fossé considérable existant entre notre condition humaine et l’au-delà ?

— Oui… On peut dire ça, oui.

— Mais votre extraordinaire connaissance du destin de cette femme depuis longtemps décédée ? Vous pouvez m’expliquer pour quelle raison vous vous étiez documenté à ce point ?

— Est-ce que cela a encore de l’importance ?

Clic, clic, clic. Il continuait à tripoter son Zippo.

— Probablement pas, non.

Une vague de fatigue m’a rejeté contre mes oreillers. J’ai fermé un instant les yeux. Coutard a compris qu’il était temps de me laisser. Il s’est levé.

— Le toubib dit que vous pourrez sortir dans quelques jours. Qu’est-ce que vous allez faire, ensuite ?

— Trouver un autre endroit où vivre et où essayer de finir mon roman. C’est la seule raison pour laquelle je suis retourné dans ce maudit immeuble, pour tenter de récupérer une copie du manuscrit.

— Oui, Leclerc m’a dit que vous aviez un problème de sauvegarde, apparemment.

— Est-ce qu’il vous a dit aussi que je n’aurais pas failli crever, si vous m’aviez rendu mon portable ?

Clic, clic, clic…

— C’est une pièce versée à une enquête en cours. Si vous n’aviez pas perdu la copie que vous aviez chez-vous…

Pas perdue, non. C’est elle qui s’en est emparée lorsqu’elle est allée saccager ma chambre. Pour me faire perdre la tête. Pour m’obliger à revenir au bureau, m’y enfermer, mettre le feu et me contraindre à l’appeler à mon secours. Sur quoi…

— Quand est-ce que je pourrais récupérer mon ordinateur, alors ?

— En temps voulu.

— En attendant, je peux au moins avoir une copie du fichier qui se trouve dessus ?

— En temps voulu. D’ici là, nous restons en contact. Nous allons avoir besoin de votre nouvelle adresse, une fois que vous serez sorti de l’hôpital. Entre autres pour vous prévenir de passer récupérer votre portable.

Et pour garder un œil sur moi, oui

— Entendu, ai-je soufflé.

— Désormais, vous êtes un homme libre, monsieur Ricks.

Tout, sauf libre.

Ils m’ont gardé encore trois jours. Peu avant ma sortie, l’inspecteur Leclerc s’est présenté à l’hôpital pour me faire signer une version complétée de ma déposition. Il y était mentionné la manière dont j’avais été enfermé dans le bureau au moment du départ du feu et aussi le fait que j’avais été employé par Sezer qui m’avait caché la nature de ses activités.

— Cela donnera plus de poids à l’hypothèse qu’il a chargé Delik de détruire les lieux, et vous avec, a expliqué Leclerc.

En d’autres termes, c’était faire retomber un délit sur quelqu’un qui ne l’avait pas commis. Mais n’est-ce pas ainsi que toute histoire se construit ? Faire porter le blâme sur certains, en excuser d’autres, et espérer que le montage tiendra la route… Si je commençais à soutenir qu’« elle » était la responsable de l’incendie, ils seraient contraints de reprendre tout le fil de l’histoire et, au final, je risquerais d’échouer dans la chambre capitonnée d’un asile de fous. Quant à Delik, il avait déjà plus d’un crime à son actif… Comme nous tous.

Leclerc a attendu que j’appose ma signature sur le document. Reprenant les feuillets, il a remarqué :

— Avec ce qui est arrivé au bonhomme qui vous a créé tous ces ennuis aux Etats-Unis, vous devez-vous sentir vengé, non ?

Ils avaient continué à suivre l’affaire Robson, donc. Evidemment : c’était des flics, et tout ce qui me concernait les concernait.

— Je me suis créé tous ces ennuis moi-même, ai-je expliqué. Quoi que je puisse ressentir envers cet individu, j’ai aussi de la pitié pour lui.

— Ah oui ? Vous êtes plus généreux que je ne le serais, si j’étais dans votre peau.

Généreux ? Je ne me voyais pas ainsi, non. J’avais simplement conscience qu’une autre force commandait toute cette succession d’événements.

Avant de s’en aller, Leclerc a observé :

— Vous avez l’air de reprendre le dessus, en tout cas.

Le dessus de quoi ?

Pourtant, la remarque de Leclerc avait du vrai. Le lendemain, les médecins m’ont délivré un bon de sortie. La veille, en épluchant le bottin téléphonique, j’avais fait une grande découverte : il existait un hôtel à une étoile dans le VIe arrondissement ! Quand j’ai téléphoné, on m’a répondu aimablement. Ils avaient une chambre, oui. À soixante-dix euros la nuit, « mais, puisque vous nous dites que vous comptez rester trois semaines ou un mois, nous pouvons vous proposer un tarif de soixante euros ».

Je me suis livré à un rapide calcul. Quatre cent vingt euros par semaine, plus cent cinquante de dépenses diverses : j’avais de quoi tenir un mois et demi, à peu près.

Et après ?

Après, on verra.

L’hôtel était situé rue du Dragon. En sortant du taxi avec ma valise, j’ai observé les alentours. Partout des magasins de chaussures. Des femmes coûteusement habillées marchant le long de trottoirs impeccables. Beaucoup de touristes. Des hommes d’affaires en costume bien coupé. Des restaurants huppés. Tout sentait l’argent. L’hôtel était agréable, dans le genre un peu vieillot, le personnel discret et poli, la chambre propre, le lit de bonne qualité, et une haute fenêtre laissait entrer des flots de lumière. Et j’avais une bonne quinzaine de cinémas à quelques minutes de marche. Sauf que je ne me sentais pas encore d’attaque pour reprendre mes vagabondages citadins. Les effets de mon intoxication respiratoire se faisaient encore sentir. J’ai pu aller jusqu’à Odéon, j’ai trouvé une petite librairie rue Monsieur-le-Prince qui vendait des livres d’occasion en anglais et où j’ai acheté quatre romans, mais j’ai eu du mal à regagner l’hôtel.

Dans ma chambre, je me suis laissé tomber sur le lit, les poumons brûlants. L’hôpital m’avait donné trois petites bonbonnes d’oxygène munies d’une valve en plastique. L’infirmière m’avait montré comment prendre quatre ou cinq bouffées lorsque j’aurais du mal à respirer. À la fin de cette première journée rue du Dragon, une des bonbonnes était presque vide. Cette nuit-là, j’ai mal dormi, et pas seulement à cause de mes difficultés respiratoires : je devais revoir Margit le lendemain, à l’heure dite.

J’avais raté notre rendez-vous précédent, puisque je me trouvais hospitalisé, et je supposais qu’elle comprendrait qu’il s’agissait d’un cas de force majeure. Mais si elle pouvait excuser cette défaillance, elle ne me pardonnerait pas une seconde absence, surtout en sachant que je résidais maintenant si près de la rue Linné.

Je suis resté couché toute la journée, récupérant peu à peu. Quand j’ai quitté l’hôtel, un miracle m’attendait : un taxi arrêté à la station du boulevard Saint-Germain. En pleine heure de pointe. Dix minutes plus tard, je traversais lentement le Jardin des Plantes en surveillant ma respiration. Mes poumons continuaient à me faire le même effet que si j’avais fumé trois paquets de cigarettes quotidiens au cours des trente dernières années, mais ils fonctionnaient mieux que la veille. Les jeunes feuilles sur les arbres, le grand ciel bleu, une certaine douceur dans l’air, tout annonçait l’arrivée de l’été. En fait, la belle saison devait avoir commencé des semaines plus tôt : j’avais été trop préoccupé pour y prêter attention.

Je me suis retrouvé devant la porte à cinq heures moins cinq. J’ai attendu cinq heures pile pour composer le code et pénétrer dans ce silence pesant qui, je le savais maintenant, n’avait rien de normal. Dans sa loge, le concierge était immobile. J’ai gravi les escaliers déserts. Pas un son, jusqu’à ce que je frappe chez elle. Elle a ouvert immédiatement.

— Tu aurais dû être là il y a trois jours.

— J’ai été retardé par un incendie, ai-je lancé en faisant quelques pas dans l’appartement.

Elle m’a suivi.

— Vraiment ?

Je l’ai saisie violemment par le bras et le lui ai tordu dans le dos.

— Ne te fous pas de moi ! Tu sais très bien ce qui s’est passé.

— Tu essaies de me faire mal, Harry ? – Elle a tenté de se dégager. – C’est impossible, je te le rappelle. La douleur n’a aucun effet sur moi.

Je l’ai lâchée.

— Eh bien sur moi, si. J’ai même failli mourir.

— Mais tu t’es vite rétabli, puisque tu es déjà capable de me malmener.

— C’est moi qui te malmène ? Alors que tu m’espionnes, que tu me suis partout, que…

— Tu n’as aucune preuve.

— …Tu m’enfermes dans un immeuble en flammes. C’est toi qui m’avais dit que je serais forcé de t’appeler à l’aide, non ? Et comme par hasard, je me suis retrouvé dans une situation où je n’ai pas eu le choix.

Elle a souri tout en allumant une cigarette.

— Tu n’as aucune preuve, là non plus.

— La police m’a dit que c’est une femme qui a prévenu les pompiers.

— Peut-être, oui. Et peut-être que tu aurais dû te donner la peine de faire d’autres copies de ça.

Elle a sorti un CD argenté de la poche de son peignoir.

— Tu l’as volé dans ma chambre…

— Ce n’est qu’un disque comme il en existe des millions et des millions, Harry. Sans étiquette, sans rien écrit dessus. Comment es-tu si certain qu’il t’appartienne ?

— Tu savais… Tu savais que ma seule raison de revenir dans cet abominable bureau serait de récupérer ce CD, parce que c’était l’unique copie qui me restait, parce que…

— Parce que la police avait confisqué ton ordinateur portable ?

— Tu vois ! Qui te l’a dit ? Ça prouve bien que tu m’as suivi, que tu…

— Il n’empêche, tu n’as pas de preuve concrète. Tu présumes que j’ai allumé un feu près du système d’aération, que j’ai jeté dessus du soufre, et que j’ai ensuite déposé le sac aux trois quarts vide au cybercafé de ta rue dans le but d’incriminer ce salopard de Delik.

— Arrête ! Tu es en train de me rendre… fou.

Elle s’est approchée de moi en dénouant la ceinture de son peignoir. Elle ne portait rien au-dessous.

— Mais j’aime ça, te rendre fou. – Elle a posé sa main sur mon jean. – C’est tellement facile…

J’ai voulu reculer, mais elle m’a attrapé par la ceinture, attirant mon bas-ventre contre le sien.

— Si tu penses que je vais baiser avec toi…

— Je le pense, oui, a-t-elle murmuré tout en dégrafant les boutons de ma braguette.

— Je… Je n’ai pas envie.

D’une main experte, elle a exposé à l’air libre mon membre érigé.

— Menteur… Et ne me raconte pas d’histoires à propos de tes poumons enfumés.

Elle m’a attrapé par la nuque. Tout en me dépouillant de mon pantalon, elle a enfoncé sa langue loin dans ma bouche. Je l’ai poussée sur le lit et je l’ai pénétrée aussitôt. Ses cris, sa violence tandis qu’elle me tirait les cheveux et me mordait l’épaule, ont ajouté à mon égarement. Je l’ai pilonnée sans merci, avec une fébrilité chargée de colère. Je n’ai pas tardé à jouir. Elle aussi. Aussitôt après, j’ai eu l’impression que la pièce tournait autour de moi, et que j’avais définitivement franchi la frontière qui me séparait de la démence. En me redressant, j’ai touché mon cou. Du sang coulait sous mes doigts.

— Tu te rends compte ? a-t-elle lancé d’un ton amusé tout en s’emparant de son paquet de cigarettes. Tu viens de baiser une morte qui te fait saigner.

J’ai renfilé mon jean sans répondre.

— Quoi, tu t’en vas déjà ?

— Qu’est-ce que tu veux de moi ?

Elle a pouffé.

— Ce que je « veux de toi » ? Qu’est-ce que tu peux être mélo, des fois, Harry. Tu sais parfaitement ce que je veux : ce rendez-vous ici, tous les trois jours. Rien de plus, rien de moins. Tu viens à l’heure, tu pars à l’heure. On fait l’amour ou on « baise », si tu préfères. On boit un peu de whisky, on bavarde un moment. Je me fiche de ce que tu peux faire ou de qui tu peux fréquenter entre-temps. Va où tu veux, couche avec qui tu veux, mais ne t’avise pas de manquer une seule de nos rencontres. En échange de ta constance, de ta fidélité, je te promets…

— Quoi ? ai-je aboyé. Qu’est-ce que tu me promets ? La vie éternelle ?

— Oh non, tu mourras. Comme tout le monde. Ça, c’est complètement hors de mon pouvoir. Mais ce que je peux te promettre, c’est que tu auras, pour le restant de ta vie, quelqu’un qui surveillera tes arrières et qui te facilitera le chemin. C’est beaucoup, et c’est peu. Comme je te l’ai déjà dit, je ne suis pas en mesure d’agir sur la réalité pour t’apporter la gloire et la richesse. Faire en sorte que ton roman soit publié, par exemple.

— Tu l’as lu ?

— Eh bien, j’avais ce CD avec moi, non ?

— Mais il n’y a pas d’ordinateur, ici.

— J’ai accès à toutes les machines que je veux, à condition que leur propriétaire ne s’en serve pas quand j’en ai besoin. Oui, je l’ai lu. Il est clair que tu as du talent, Harry. Beaucoup, même. Le style, la facilité à créer une ambiance, la maîtrise des personnages et de leur complexité, tout ça est là, tout ça est excellent. Le problème, en tout cas à mes yeux, c’est que tu n’arrives pas à te contenter de raconter une histoire. Il faut que tu fasses étalage de ton intelligence, il faut que tu nous fasses partager tes profondes réflexions, et ta tendance à faire poétique quand c’est vraiment inutile.

— Hein ? « Faire » poétique ?

— Ne te braque pas, d’accord ? Mais oui. Ton récit est encombré d’envolées lyriques qui tombent à côté, tu as une manie de tout vouloir expliquer dans des tirades inutiles. C’est terriblement… pompeux, souvent.

— Tout le monde se prend pour un foutu critique littéraire, je vois.

— Tu veux parler de l’inspecteur Coutard ?

— Ah ! Donc tu étais dans ma chambre d’hôpital quand il m’a sorti que…

— Qu’il avait fait traduire le premier chapitre de ton livre ? Tu n’as aucune preuve que j’étais là. Disons que j’ai de l’intuition.

— Est-ce que tu peux me rendre mon CD ?

— Mais comment donc ! – Elle l’a jeté négligemment sur le lit. – Franchement, si j’étais toi, je reprendrais la narration en la débarrassant de toutes ces digressions, de tout ce…

— Je ne veux plus entendre parler de ça.

— A ta guise.

J’ai ramassé le CD.

— Je ne remettrai plus les pieds ici.

Avec un soupir excédé, elle s’est assise en refermant son peignoir et en reprenant une cigarette.

— Harry ? Pourquoi créer toutes ces difficultés, quand je demande si peu et que j’ai tant à donner ?

— Parce que tu veux m’avoir sous ta coupe…

— « Sous ma coupe » ? Trois heures, deux fois par semaine ! Tu ne penses pas que tu exagères ? Réfléchis à ta situation, Harry. Pas de travail, aucune perspective… Et quoi ? Deux mille huit cents euros économisés grâce à un boulot dégradant ? Bon, ça te paiera quelques semaines dans cet hôtel bas de gamme de la rue du Dragon. Et après ?

Je me suis passé la main sur le visage. En pensant : « Elle est partout. Elle sait tout. »

— Je ne reviendrai plus. Point final.

— Idiot.

— Je me fiche de ce que tu peux me faire.

— Au contraire. Et c’est pour ça que tu reviendras.

— Je ne suis pas impressionné.

— Tu le seras.

— Tu peux me torturer, m’enfoncer encore plus, me tuer, même !

— Tu t’égares, Harry.

— Si, si, je vois très bien que…

Je n’ai pas pu terminer ma phrase. Brusquement, une quinte de toux m’a plié en deux. Ma bouche a été envahie de glaires. Pendant un moment, j’ai eu l’impression de me noyer. Margit s’est levée et m’a guidé jusqu’à la salle de bains. Elle m’a soutenu pendant que je crachais une mélasse noirâtre dans le lavabo. Ensuite, elle m’a conduit dans la cuisine, elle a ouvert un placard et en a sorti une petite bonbonne d’oxygène. Exactement le même modèle que celui de l’hôpital. J’ai pris la bonbonne, j’ai ouvert la vanne et, serrant la valve entre mes dents, j’ai aspiré deux fois, de toutes les forces qui me restaient. Le soulagement a été immédiat. Une troisième bouffée et mon souffle est redevenu presque normal.

— Laisse-moi deviner. Tu as dérobé cet oxygène à l’hosto pendant que je me remettais de tes prouesses de pyromane ?

— Possible. – Je me suis levé en calant la bonbonne sous mon bras. – Tu ferais mieux de la laisser ici, pour la prochaine fois.

— Il n’y aura pas de prochaine fois.

— Mais si.

— N’y compte pas.

— Tu reviendras dans trois jours, Harry. Parce qu’il le faut. Et, s’il te plaît, réfléchis bien avant de te décider à mettre un terme à tes obligations mineures.

— « Obligations » ? Je ne te dois rien, tu comprends ? Rien !

— Tu m’as appelée quand tu étais sur le point de mourir. Et tu es resté en vie.

— C’est un pompier qui m’a sauvé, pas toi ! Je ne veux plus te revoir, jamais.

— Ne m’oblige pas à recourir à la contrainte, Harry.

— Fais ce que tu veux.

Je suis sorti en claquant la porte. Une demi-heure plus tard, j’étais de retour dans ma chambre, prostré sous les couvertures que j’avais tirées par-dessus ma tête, la poubelle en plastique de la salle de bains au pied de mon lit pour le cas où je serais pris d’un nouvel accès de toux expectorante. Mais ce que je redoutais le plus, désormais, c’était de voir le plafond s’écrouler sur moi, ou d’être attaqué par une armée de puces venimeuses, ou de cracher carrément mes poumons… A moins que son pouvoir ne s’étende pas jusque-là ? Touchant mon cou, j’ai senti la plaie encore humide qu’avaient laissée ses dents. « Tu viens de baiser une morte qui te fait saigner. » J’ai plaqué l’oreiller sur mon visage. Ce devait être un cauchemar, un cauchemar qui ne voulait pas s’arrêter. J’ai tenté d’imaginer une vie entière de cinq à sept en échange d’une garantie surréaliste : avoir un ange gardien dans mon camp… « Tu n’as aucune preuve. » L’incrédulité première avait fondu comme neige au soleil, remplacée par une certitude toujours plus angoissante, que l’incendie et mon dernier rendez-vous avec Margit avaient encore renforcée : tout cela était réel, très réel, trop réel. Sauf que je m’en fichais, désormais. Elle pouvait prendre ma vie, même. Pour ce qu’elle valait…

Je suis resté calfeutré dans mon refuge jusqu’au début de l’après-midi. C’est la faim qui m’a poussé dehors. Après m’être restauré, j’ai fait halte dans un café Internet. Un seul e-mail m’attendait, un message de Doug, qui détaillait le suicide de Robson. Il décrivait également le marasme dans lequel était tombée Susan, qui non seulement avait été officiellement licenciée mais faisait maintenant l’objet d’une enquête du FBI, au cas où elle aurait été associée aux activités « extra-universitaires » de son amant. « Elle est en pleine dépression, visiblement, indiquait Doug. Quant à Megan… Je crois qu’il serait important pour elle que tu viennes la voir quelques jours. Je m’inquiète pour ta fille, sincèrement. Et j’ai l’impression que, cette fois, Susan réagira positivement, si tu lui soumets l’idée. »

J’ai lancé une rapide recherche sur les sites d’actualité. Le suicide de Robson continuait à occuper une large part des informations, et la fureur vengeresse des médias n’épargnait pas Susan, non plus. Tous ces ragots immondes, après ce que j’avais moi-même traversé… Il ne m’était que trop facile d’imaginer ce que notre innocente fille devait entendre chaque jour, au lycée, à propos du comportement indigne de ses parents. Revenu à ma messagerie, j’ai composé un bref e-mail destiné à Susan, dans lequel je lui manifestais ma sympathie et lui rappelais ma proposition d’entrer en contact avec Megan, si celle-ci le désirait. Je n’aspirais qu’à leur parler, à l’une et à l’autre. Je terminais en lui donnant le numéro de téléphone de mon hôtel et celui de ma chambre.

Le lendemain, j’ai vérifié mes messages à plusieurs reprises. Pas de réponse. Le reste du temps, je suis resté retranché dans ma chambre, à lire, à somnoler et à tousser. Rien de Susan le jour suivant, non plus. J’ai décidé d’aller me changer les idées au cinéma et d’aller voir Complot de famille, l’ultime œuvre d’Alfred Hitchcock. Ensuite, j’ai réussi à marcher une vingtaine de minutes le long de la Seine, puis je suis rentré à l’hôtel, sans tenir compte de mon rendez-vous forcé avec Margit.

J’attendais une catastrophe. Elle est venue le soir suivant, vers minuit. Le téléphone a sonné sur ma table de chevet. C’était Susan. Sa voix était presque inaudible, hachée, torturée :

— Megan a été renversée par une voiture… Il ne s’est pas arrêté… Jambe cassée, pelvis fracturé, et ils ne savent pas si… le cerveau a été atteint… mais comme elle ne réagit pas aux…

Elle a sangloté un moment, incapable de continuer. Quand elle a réussi à s’exprimer de nouveau, elle a dit que Megan avait été transportée en ambulance à l’hôpital universitaire de Cleveland, le meilleur service de neurologie de l’Ohio.

— C’est de là que j’appelle. Je ne sais pas comment elle… Je ne sais pas si…

Les dents serrées, je lui ai dit que je prendrais le premier avion le lendemain. J’ai raccroché. J’ai titubé jusqu’à la cuvette des toilettes. Pris de spasmes violents, je me suis vidé jusqu’à la bile. Et puis j’ai pleuré.

« Ne m’oblige pas à recourir à la contrainte, Harry. – Fais ce que tu veux ! »

Elle m’avait pris au mot.

Je suis sorti, marchant comme un automate. Près des Halles, j’ai trouvé un cybercafé ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En surfant sur le net, j’ai trouvé un vol pour Chicago qui quittait Paris à neuf heures, avec une correspondance pour Cleveland à deux heures, heure locale. Comme je n’avais pas de carte de crédit, il m’était impossible de faire la réservation en ligne. Revenu à l’hôtel, j’ai demandé au réceptionniste de nuit de me commander un taxi pour Roissy à cinq heures et demie. C’était un Polonais, du nom de Tadeusz, qui s’est montré plus que compréhensif lorsque je lui ai expliqué ma situation en quelques mots. Il m’a offert de garder la chambre sans frais, le temps de ce voyage urgent (« Ce n’est pas encore la haute saison, pour nous »). Mais il n’a pas dissimulé sa surprise lorsque je lui ai affirmé que je serais de retour à Paris dans les quarante-huit heures.

— Comme vous voudrez, monsieur. De toute façon, au cas où nous aurions vraiment besoin de la chambre nous pourrions garder vos bagages dans la remise, si jamais l’état de votre fille ne s’améliorait pas…

Ma fille n’ira mieux que si je me présente au 13 de la rue Linné à cinq heures, dans deux jours.

Je suis arrivé à l’aéroport à six heures. J’ai payé en liquide un billet Paris-Cleveland via Chicago, avec retour le soir même. En zone d’embarquement, j’ai appelé Susan sur son portable. Il était maintenant une heure du matin passée, là-bas. Elle semblait au bout du rouleau, près de craquer.

— Megan est toujours dans le coma, m’a-t-elle appris dans un murmure. L’échographie montre une commotion cérébrale mais le neurologue ne peut pas se prononcer sur la gravité… Il dit que le fait qu’elle ne réponde à aucun stimulus est très inquiétant. Les prochaines vingt-quatre heures seront décisives.

— Je serai à Cleveland à trois heures de l’après-midi. Essaie de te reposer un peu, d’ici là.

— Je ne veux pas me reposer ! Je veux que ma fille vive !

Je me suis senti nauséeux, impuissant, et au bord du gouffre. Susan ne m’avait donné presque aucun détail sur ce qui s’était passé, mais je ne pouvais m’empêcher de penser, avec le peu de rationalité qui me restait, que Margit avait organisé une réplique macabre, presque identique, de l’accident qui avait coûté la vie à sa propre fille et à son mari. Dans un cas comme dans l’autre, un avenir effrayant s’ouvrait devant moi. Si Megan mourait… On ne surmonte jamais la perte d’un enfant. Jamais.

Au décollage, mon diaphragme a été la proie d’une étrange contraction qui m’a rappelé encore une fois la mise en garde du spécialiste de l’hôpital sur les risques mortels que j’encourrais en cas de changement brutal de pression. Dix minutes plus tard, à l’approche de l’altitude de croisière, une douleur sidérante s’est déclenchée dans ma poitrine. J’ai entendu la passagère assise à côté de moi dire à son voisin d’une voix paniquée : « Mon Dieu, il fait une crise cardiaque ! » Elle a appuyé sur le bouton d’appel. Deux hôtesses sont arrivées aussitôt et se sont penchées sur moi, l’air inquiet.

— Vous ne vous sentez pas bien, monsieur ?

J’ai tenté d’expliquer ma condition, l’état de mes poumons. Haletant, je leur ai demandé de prendre une bonbonne d’oxygène dans le sac que j’avais rangé au-dessus de ma tête. En hâte, j’ai aspiré trois bouffées. La souffrance s’est dissipée mais je n’arrivais pas à recouvrer mon calme, trop oppressé par l’angoisse que m’inspirait le sort de Megan. Après avoir disparu quelques minutes, l’une des hôtesses est réapparue devant moi.

— Vous pouvez me suivre ? Je crois que nous vous avons trouvé une place un peu plus confortable pour le reste du voyage.

Je lui ai emboîté le pas jusqu’à l’atmosphère nettement moins confinée de la classe business, et à un siège transformé en un lit confortable. Aux toilettes, j’ai enfilé le pyjama de vol qui se trouvait dans la trousse que l’hôtesse m’avait donnée et j’ai avalé un somnifère. Revenu à ma place, j’ai sombré dans un sommeil de six heures, le premier digne de ce nom depuis des jours. En me réveillant trente minutes avant l’atterrissage, j’ai eu l’impression que je serais en mesure de surmonter l’épreuve d’un nouveau changement de pression, et peut-être même celle des prochaines vingt-quatre heures.

En réalité, il m’a fallu encore recourir à la bouteille d’oxygène deux minutes avant que nous touchions le sol. Même chose lors du vol entre Chicago et Cleveland. À mon arrivée à Cleveland, l’inhalateur était vide. Et j’étais à bout de souffle quand je suis arrivé à l’hôpital universitaire, une demi-heure plus tard.

Le service neurologique occupait deux étages d’un bâtiment tout neuf. L’infirmière qui est venue me chercher à la réception m’a annoncé que j’avais bien choisi l’heure de ma visite, puisque l’interne de service était en train de faire la tournée des malades.

— Mais je dois vous prévenir que votre fille se trouve dans une unité d’urgence. Parfois, les gens prennent peur en voyant tous les appareils. Si vous sentez soudain que vous ne pouvez plus supporter de voir votre fille dans cet état, dites-le-moi et nous vous ferons tout de suite sortir.

Le lit de Megan était au fond de la salle, ce qui m’a obligé à passer devant une longue succession de patients, tous inconscients et hérissés de tubes, de transfusions, de fils les reliant à des moniteurs. En la découvrant dans la même position, j’ai eu l’impression de recevoir un coup de poing à l’estomac. Le plus terrible était de me dire que seul cet appareillage compliqué – y compris le respirateur artificiel et son inquiétant chuintement – maintenait encore ma fille chérie en vie. Ses longs cheveux blonds avaient été enfermés dans un bonnet chirurgical, mais son visage, bien que tuméfié par endroits, demeurait angélique. Assise à son chevet, Susan paraissait plus épuisée que je ne l’avais jamais vue. Voûtée, le regard fixe, les ongles rongés jusqu’au sang, elle était en train d’écouter un homme en blouse blanche qui lui parlait calmement. M’approchant derrière elle, je lui ai passé un bras autour des épaules mais elle a aussitôt réagi et s’est levée d’un bond sans me saluer, une réaction que le médecin n’a pas manqué de noter.

— C’est le père de Megan, a-t-elle déclaré d’une voix morne.

Je me suis présenté en serrant la main de l’interne. Âgé d’une trentaine d’années, il était pondéré, attentionné, avec juste ce qu’il fallait de réserve professionnelle.

— J’expliquais juste à votre… euh, femme, que Megan a subi une commotion cérébrale sérieuse, pour parler simplement. Des contusions considérables sur le tronc cérébral sont visibles à l’échographie. Elles peuvent très bien se résorber, je vous rassure tout de suite. Ce qui nous inquiète, c’est son absence de réaction aux stimuli. Est-ce parce qu’elle doit d’abord surmonter la commotion pour sortir de son état comateux, ou est-ce qu’il y a eu des lésions neurologiques plus graves ? Il est encore trop tôt pour se prononcer. Je dois vous prévenir qu’il est possible qu’elle demeure inconsciente pendant un certain temps.

— Est-ce que… Est-ce qu’elle risque de mourir ?

— Tous les autres signes vitaux sont positifs. Son cœur est très résistant, le cerveau reçoit tout l’oxygène dont il a besoin, donc, pour l’instant, nous gardons espoir. Ce qu’il faut comprendre, en revanche, et encore une fois je suis obligé de le souligner afin que vous y soyez préparé, c’est qu’il y a un réel risque que son état végétatif se poursuive… indéfiniment. C’est l’hypothèse la plus extrême, évidemment, mais je dois la mentionner. – J’ai baissé la tête au moment où les larmes jaillissaient, incontrôlables. Le médecin m’a effleuré l’épaule. – Il ne faut pas perdre espoir, surtout pas. Le cerveau est un organe qui recèle encore tant de mystères… Et il est capable de surmonter des traumatismes extrêmes. Seul le temps nous dira…

Il nous a laissés. Tous les deux debout devant la fille que nous avions conçue ensemble, sans rien à nous dire. Comme Susan recommençait à pleurer en silence, j’ai tenté de lui prendre la main, mais elle m’a repoussé en sifflant à voix basse :

— Je ne veux pas… je n’ai pas besoin de ta compassion.

— D’accord, ai-je concédé tout bas. Et d’une tasse de café ?

— Tu viens d’arriver ici et tu penses à aller prendre un café. Passe un moment avec ta fille !

— Je ne peux pas… supporter de la voir comme ça.

— Eh bien, il faudra que tu t’habitues ! Elle ne sortira pas de cet état. J’ai appelé Fred – c’était son frère médecin -, hier. Il m’a mise en relation avec un de ses amis, un neurologue de San Francisco très connu. Je lui ai envoyé tout ce que je savais de la situation de Megan par e-mail, et… il a été beaucoup plus direct que cet interne. D’après lui, ce genre de commotion du tronc cérébral se termine par une guérison complète dans seulement quinze pour cent des cas. Et il y a moins de cinquante chances sur cent qu’elle retrouve jamais une vie normale.

— Quinze pour cent, ce n’est pas rien.

— Mais c’est pratiquement rien ! Et je n’arrête pas de me dire que si je l’avais conduite à l’école, hier… Sauf que je devais aller voir mon avocat qui fait tout ce qu’il peut pour m’éviter la prison.

— Ne me dis pas que le FBI pense que tu as quoi que ce soit à voir avec les sales activités de Robson.

— Je vois que tu te tiens bien informé de toute cette horreur. Et tu en retires une intense satisfaction, bien entendu.

— Pas du tout. Et ne nous disputons pas en présence de Megan, s’il te plaît.

— Pourquoi pas ? Elle ne peut pas nous entendre. Et ! même si elle pouvait, qu’est-ce qu’elle en penserait ? Que

c’est merveilleux d’avoir des parents aussi égoïstes et tarés l’un que l’autre ?

— Elle a terriblement souffert de tout ce qui s’est passé au cours de la dernière année, mais ça ne veut pas dire qu’elle nous déteste. Et si nous arrivons à compenser tout ce qu’elle…

— Non, je n’écouterai pas une seconde de plus tes platitudes et ton optimisme de merde ! Elle ne guérira pas, Harry, tu ne comprends pas ? Nous l’avons perdue. Et elle était innocente, elle n’a rien fait de mal, alors que nous…

Ses pleurs se sont transformés en sanglots désordonnés, puis en une plainte aiguë tandis qu’elle agrippait à deux mains les barreaux du lit de Megan. L’infirmière de garde est arrivée vers nous au pas de charge. Elle a passé un bras autour des épaules de Susan et l’a entraînée vers la sortie. Je me suis cramponné à la chaise, moi aussi, redoutant de céder au désespoir. Non, j’allais réparer, faire tout ce qui était en mon pouvoir pour sortir notre fille de là. À n’importe quel prix.

L’infirmière est revenue peu après.

— Votre femme est en consultation. Le docteur va certainement décider une admission pour épuisement nerveux. Nous lui trouverons une chambre. Elle est à bout de forces, la pauvre. Si vous désirez la voir une fois qu’elle sera installée…

— Je crois que je suis la dernière personne qu’elle veuille voir, pour l’instant.

Elle m’a dévisagé un moment, puis :

— Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?

— Si vous vouliez bien m’apporter un verre d’eau… Je vais passer un moment ici, d’accord ?

Pendant les deux heures suivantes, je suis resté assis auprès de ma fille, tenant sa main toute chaude entre les miennes, écoutant les bips modulés de l’électrocardiogramme, parfois plongé dans une somnolence hébétée par le battement régulier du ventilateur artificiel. Tête basse, je me suis mis à chuchoter :

— D’accord, Margit. Je serai là demain. Je ne manquerai plus jamais un seul rendez-vous. Tu me tiens, aussi longtemps que tu voudras. Mais épargne ma fille, par pitié. Rends-nous Megan comme elle était avant, c’est tout ce que je te demande...

Brusquement sorti de cette transe, j’ai regardé notre fille. Elle restait immobile, les yeux clos. À cinq heures et demie, je me suis forcé à quitter l’inconfortable chaise en fer. Me penchant sur Megan, j’ai posé un baiser sur sa joue et murmuré un au revoir. Après avoir trouvé l’infirmière de garde à son bureau, je lui ai expliqué que je devais repartir pour l’étranger et je l’ai priée de dire à Susan que je la contacterais par téléphone le lendemain.

Un taxi jusqu’à l’aéroport, une heure de vol pour Chicago, deux en transit, sept et demie au-dessus de l’Atlantique, une nuit à tousser et à expectorer et à vider mon inhalateur d’oxygène, et la même sensation de noyade au moment de l’atterrissage. Une fois dans le terminal, je me suis enfermé dans les toilettes pour cracher des caillots de glaires rougeâtres. Ensuite, je me suis lavé la figure et je me suis présenté au contrôle des passeports, une épreuve que je redoutais pour le cas où les flics du Xe auraient informé leurs collègues des frontières que j’étais un Américain dont la France pouvait aisément se passer.

Le policier a scanné mon passeport et jeté un coup d’œil à son écran.

— Vous revenez déjà nous voir ?

— Je me plais beaucoup, ici.

— Vous travaillez en France ?

— Je suis écrivain, donc je travaille partout. Mais non, je n’occupe aucun emploi en France.

— Et combien de temps allez-vous rester parmi nous, cette fois ?

— Quelques semaines, pas plus, ai-je menti.

Un coup de tampon… J’étais de retour, avec un nouveau visa pour trois mois.

Tadeusz, le réceptionniste de l’hôtel de la rue du Dragon, était de service à mon arrivée. Il m’a tendu ma clé en souriant.

— Est-ce que votre fille va mieux ?

— Pas encore.

— Mais ça se présente bien ?

— Non.

— Ah, je sais pas quoi dire, sauf… que je suis désolé.

— Merci, vraiment.

— La chambre est prête, si vous voulez-vous reposer.

— Pouvez-vous m’appeler à quatre heures et demie, au cas où je ne me réveillerais pas tout seul ?

J’ai dormi d’un sommeil sans rêve. À quatre heures et demie, j’étais sorti de l’hôtel et devant la porte cochère de la rue Linné à cinq heures précises. J’ai pénétré dans le monde parallèle que j’avais appris à connaître. J’ai grimpé les marches. Elle a ouvert la porte dès mon premier coup de sonnette. Mon poing l’a atteinte juste sur la bouche.

— Espèce de salope ! Me punir en essayant de tuer ma fille !

Elle a encaissé le coup, se contentant de porter la main à son menton.

— Tu n’as pas de preuve.

— Arrête de répéter ça ! ai-je hurlé en la giflant d’un revers brutal.

Cette fois, elle est tombée sur le lit mais elle s’est redressée aussitôt. Avec un sourire narquois.

— Tu as encore oublié, Harry. Je ne connais plus la douleur. Au contraire de toi. Ta vie est une souffrance perpétuelle. Et tu sais ce que tu viens de me démontrer ? Que tu es pareil à tous les hommes que j’ai connus. Dès que tu te sens dépassé par la situation, tu deviens violent. Même si, en t’attaquant à une femme, tu ne fais que révéler ta lamentable impuissance. Mais vas-y, ne te gêne pas. Frappe encore, Harry. Arrache ce peignoir et viole-moi, pendant que tu y es. Si ça te fait du bien…

— Tout ce qui peut me faire du bien, c’est de voir ma fille sortir du coma et connaître un rétablissement sans séquelles.

— C’est beaucoup demander, Harry.

— Il faut que tu m’aides ! Il le faut !

— Non, il faut que je l’aide, elle. Mais ça ne peut arriver que si tu respectes les règles du jeu. Trois heures deux fois par semaine, ici. Si tu acceptes aujourd’hui mais que tu ne reviennes pas la prochaine fois, ta fille mourra. En revanche…

— Je promets ! Je serai là, deux fois par semaine.

Silence. Elle s’est relevée.

— C’est entendu, alors. Tu peux t’en aller, maintenant. Nous recommencerons à zéro à notre prochain rendez-vous, comme si rien ne s’était passé. Mais au cas où tu t’aviserais encore de me frapper, je…

— Je ne le ferai plus jamais.

— Je le note, Harry. Allez, va.

— Il faut que je sache une chose, avant. Ces rendez-vous, c’est… pour toujours ?

— Bien entendu. À la prochaine…

Avant de rentrer à l’hôtel, je me suis arrêté à une cabine téléphonique pour appeler Susan. Elle était ulcérée que je sois reparti si vite.

— Ça te ressemble tellement de t’esquiver en plein milieu d’une crise…

— Je n’avais pas le choix. J’avais un entretien pour un travail à plein temps, aujourd’hui. Tu vas avoir besoin de cet argent pour tenir…

— N’essaie pas de rejeter le blâme sur moi.

— Mais pourquoi tu crois toujours que je suis contre toi alors que j’essaie seulement de…

— … me rappeler que je suis au chômage, et qu’il ne me reste qu’à prier pour que l’assurance accepte de payer les frais hospitaliers de Megan. Tu sais combien ça coûte, une journée dans le service où elle est ?

— Est-ce qu’il y a une amélioration de son état ? Est-ce qu’on peut espérer que…

— Pas pour l’instant.

— Tu as pu te reposer un peu ?

— Oui. Un peu.

— Tu veux bien m’appeler dès qu’il y aura du nouveau ? Me tenir au courant ?

— D’accord.

Elle a coupé la communication.

Un jour s’est écoulé. Je suis retourné à l’hôpital pour la consultation prévue avec le spécialiste au moment de ma sortie. Après avoir examiné la radio de mes poumons, il est devenu blanc de rage contenue.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez pris l’avion, ou quoi ?

— Écoutez, ma fille a eu un accident, c’est très sérieux et j’ai été obligé de…

— De chercher à vous tuer ? Je vous avais mis en garde contre les risques que vous couriez dans un environnement pressurisé. Mais vous vous en êtes moqué, et ce faisant vous avez retardé votre guérison. Vous crachez du sang, n’est-ce pas ? Remontez dans un avion, une seule fois, et vos poumons seront irrémédiablement atteints. Je vous interdis de quitter le plancher des vaches avant au moins six mois. C’est compris ?

Une fois de retour dans ma chambre d’hôtel, j’ai compté l’argent qui me restait après mon voyage. Un peu plus de mille huit cents euros.

N’y pense pas ! Prends les choses comme elles viennent. Qu’est-ce que tu peux faire d’autre ?

J’ai essayé de lire, de ne pas penser sans cesse à Megan. Vers dix heures du soir, j’ai décidé de me mettre au lit. Trois heures plus tard, la sonnerie du téléphone m’a extirpé en sursaut de mon demi-sommeil.

— Vous avez un appel, a annoncé le réceptionniste de nuit.

Il y a eu quelques déclics sur la ligne, puis une voix lointaine. Celle de Susan. Dont les premiers mots ont été

— Elle a ouvert les yeux !