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LES TROIS JOURS SUIVANTS ONT ÉTÉ UNE ÉPKEUVE. J’ai respecté ma routine : lever à deux heures, tuer le temps à la Cinémathèque, dîner dans les cafés et les petits traiteurs bon marché que je fréquentais, arrivée au travail, écriture, sortie à six heures, les deux pains au chocolat, retour à la maison… La différence, c’était que je pensais sans cesse à Margit, désormais. Notre après-midi de sexe repassait en boucle sur l’écran blanc de mes rêveries éveillées. J’avais encore le goût de sa peau salée, la sensation de ses ongles plantés dans mon dos quand elle jouissait ou celle de ses jambes se resserrant autour de moi pour m’attirer encore plus contre elle. Je revivais le long moment de calme après la furie de nos ébats, quand j’avais repensé à ce que mon ex-épouse avait prétendu si souvent – que je ne valais rien au lit -, à son refus de tout contact sexuel avec moi pendant les six derniers mois, à mes tentatives de lui faire dire ce qui était venu à lui déplaire dans notre relation, à ma découverte de son aventure avec le doyen de la faculté, à cet instant où j’avais compris que je l’avais perdue à jamais et… « Arrête ! Tu recommences à convoquer tous ces mauvais souvenirs uniquement pour nier le bonheur que tu ressens maintenant », a protesté une voix en moi, mais une autre a répliqué : « Bonheur ? C’est pas son truc, le bonheur. » Et d’ailleurs, il n’était pas question de bonheur, ici, mais de pure attirance sexuelle dans laquelle je voulais discerner, peut-être, ce qui ressemblait au frémissement de l’amour… « Non, mais écoutez un peu cet ado follement amoureux juste après un simple après-midi de passion… – Oui, et je compte les minutes qui me séparent de nos retrouvailles. – Parce que tu n’as rien d’autre à te mettre sous la dent. – Elle est belle. -Elle a plus de cinquante-cinq balais. -Elle est belle-Prends un café, ça te calmera ! – Elle est belle. – Prends trois cafés ! » Dans ce débat intérieur, j’essayais de me préparer à la déception : Margit allait m’accueillir la prochaine fois en m’annonçant qu’elle avait changé d’avis, qu’elle ne voulait pas de notre petite aventure. C’était trop beau pour être vrai.

Le jour dit, j’étais de retour bien avant cinq heures, le temps de flâner au Jardin des Plantes, puis de m’arrêter dans la même épicerie et d’acheter une autre bouteille de champagne. J’ai attendu l’heure exacte devant l’entrée de l’immeuble avant de composer le code. Parvenu devant sa porte, j’ai été saisi par une vague d’anxiété. J’ai sonné. Pas de réaction. Au bout de trente secondes, j’allais appuyer une nouvelle fois sur la sonnette lorsque j’ai entendu des bruits de pas à l’intérieur, celui d’une serrure qu’on déverrouillait… La porte s’est ouverte. Elle était en col roulé et pantalon noirs, une cigarette entre ses doigts, légèrement souriante. Superbe.

— Vous êtes un amant très ponctuel, a-t-elle remarqué.

— J’allais la prendre dans mes bras lorsqu’elle m’a retenu d’une main levée, tel un agent réglant la circulation. Puis elle l’a placée sur ma poitrine et a posé ses lèvres sur les miennes avec délicatesse. – Du calme, monsieur. Chaque chose en son temps…

Elle m’a entraîné vers le canapé. Il y avait de la musique dans le living. Un quatuor contemporain de musique de chambre, un peu dissonant. Elle m’a débarrassé de la bouteille.

— Tu ne vas pas te ruiner à chaque fois. Un bordeaux bon marché suffirait.

— Tu veux dire que tu n’aimerais pas recevoir cinquante roses rouges, un ours en peluche avec un diamant au cou, un magnum de Chanel n° 5 ?

— J’ai eu un soupirant dans ce style, m’a-t-elle informé avec un petit rire. Un homme d’affaires qui avait un goût épouvantable, bouquets en forme de cœur, boucles d’oreilles aux allures de lustre Louis XV…

— Il devait être fou de toi.

— Un caprice, rien de plus. Les hommes sont vraiment des petits garçons : quand ils veulent quelque chose, notamment une femme, ils la couvrent de joujoux en pensant qu’elle sera suffisamment flattée.

— Si je comprends bien, il faut être radin et ascète, pour te plaire. Une boîte de trombones en guise de diamants ?

Elle s’est levée pour prendre deux verres.

— Je vois que ton sens de l’humour t’est revenu.

— Parce que je ne l’avais pas, l’autre jour ?

— J’aime que tu plaisantes, c’est tout.

— Au lieu d’être…

— Un peu trop sérieux. Un peu trop en demande.

— Avec toi, les choses sont claires, au moins !

Elle a débouché le champagne, a rempli les verres.

— C’est une manière de voir les choses.

J’allais risquer une riposte un brin revendicatrice, par exemple : « Moi, je respecte les règles, puisque je ne t’ai pas appelée une seule fois en trois jours », mais j’ai préféré changer de sujet :

— Cette musique que tu écoutes, c’est… ?

— Tu es cultivé. Devine.

— XXe siècle, une pointe de nostalgie tsigane, ai-je avancé en sirotant mon champagne pendant qu’elle revenait s’asseoir près de moi. Europe de l’Est, c’est sûr.

— Bien, a-t-elle approuvé en me tapotant la cuisse.

— Ça pourrait être du Janâcek…

— Ça pourrait, a-t-elle soufflé en remontant sa main sur mon entrejambe et en la laissant quelques secondes sur mon érection naissante.

— Mais il est tchèque, et toi hongroise…

Elle s’est penchée en avant pour effleurer mon cou de ses lèvres.

— Ça ne signifie pas que je n’écoute que de la musique hongroise.

— Attends… C’est Bartok, Béla Bartok.

Sa main était de retour. Pour déboutonner la braguette de mon jean.

— Bravo. Quel morceau, plus précisément ?

Ses doigts étaient dans mon pantalon, maintenant.

— Un… Un quatuor à cordes.

— Merci pour cette évidence, a-t-elle persiflé en sortant mon sexe du jean. Lequel ?

— Je… Je ne sais pas, ai-je fait, les dents serrées, car elle avait entrepris de passer son index de haut en bas sur ma verge tendue. Ou… Le troisième ? Le… mouvement lent ?

— Comment as-tu deviné ?

— Je… Je l’ai dit comme ça, pour…

Je n’ai pas pu terminer ma phrase : elle m’avait pris dans sa bouche, accompagnant de sa main le va-et-vient toujours plus rapide de ses lèvres. Quand j’ai été proche de l’orgasme, j’ai bredouillé que j’aurais voulu jouir en elle, ce qui n’a fait qu’accélérer ses allées et venues. Plus que jouir, j’ai explosé dans sa gorge. Margit s’est relevée, a vidé son verre d’un trait, allumé une cigarette.

— On se sent mieux ? s’est-elle enquise.

— Un peu, ai-je répondu en tendant le bras pour l’attirer à moi.

Elle a résisté, prenant cependant ma main dans la sienne. Je me suis redressé, je l’ai embrassée sur la bouche avec passion.

— Pas aujourd’hui, a-t-elle chuchoté.

Elle s’est dégagée et a tiré une bouffée de sa cigarette.

— Je… J’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Un petit rire.

— Ton ex-femme a réellement démoli le peu de confiance que tu avais en toi, on dirait…

— Ce n’est pas le problème.

— Si. Je t’annonce que je ne veux pas faire l’amour aujourd’hui et ta première réaction est de penser que tu as dû faire une « bêtise ». D’où ma conclusion.

— Je me demandais pourquoi, c’est tout.

— Pourquoi quoi ? Pourquoi je te fais une pipe et je n’exige rien en retour ?

— Si tu veux le présenter aussi crûment…

— Tu réagis comme si je t’avais rejeté, alors que la vérité, c’est que…

— D’accord, je me tais.

— Très bien, a-t-elle approuvé en remplissant à nouveau mon verre.

— Il faut que je te dise, quand même : c’est la première fois que je me fais sucer avec du Bartok en musique de fond.

— Il y a un début à tout.

— Tu utilisais Bartok avec ton homme d’affaires, aussi ?

— Monsieur est jaloux, je vois.

— C’était juste une question.

— Et j’y réponds : comme j’étais mariée, en ce temps-là, nous nous retrouvions dans un studio qu’il louait près de son bureau. Son baisodrome.

— Et tous les cadeaux ? Il les envoyait ici ?

— Oui.

— Et ton mari ne s’est jamais fâché ?

— Tu es vraiment curieux. – Elle a allumé une autre cigarette sitôt après avoir écrasé la précédente. – Non. Zoltan, mon mari, n’avait aucun soupçons. Il était parfaitement au courant de toute l’histoire.

— Il… ? Je ne comprends pas.

— Je t’explique, alors. C’était en 1975. Zoltan venait de perdre son travail dans un observatoire sur les pays de l’Est. Il écoutait les radios hongroises pour eux. C’était une institution financée par la CIA, qui a décidé de réduire le budget. Notre fille, Judit, n’avait que deux ans. Moi, je ne trouvais des contrats de traduction qu’au compte-gouttes… Bref, nous étions fauchés à un point critique. Et puis, miraculeusement, on m’a proposé un boulot : traduire des brochures techniques affreusement ennuyeuses pour une société française qui importait du matériel dentaire fabriqué en Hongrie.

— Je ne savais pas que ç’avait été une spécialité de la Hongrie communiste.

— Moi non plus, jusqu’à ce que je prenne ce travail. À un moment donné, j’ai été convoqué au siège de cette société, dans un quartier neuf de Boulogne, pour clarifier quelques points techniques avec le directeur, M. Corty. La cinquantaine bedonnante, des bajoues, les paupières lourdes… Typique, le bonhomme. Il s’est mis à me reluquer dès que je suis entrée dans son bureau. Au bout d’une demi-heure à vérifier des documents, il m’a proposé de venir déjeuner avec lui. Je n’avais plus mis les pieds dans un restaurant depuis très longtemps, donc je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Il m’a emmenée dans un endroit très chic, a commandé un vin excellent. Il m’a interrogée sur ma famille, nos difficultés financières, puis il a été en veine de confidences. Il s’est plaint d’être marié à une femme impossible, qui se montrait tellement froide avec lui qu’il n’arrivait plus à « fonctionner » au lit, et qui se moquait de lui à cause de ça, et ça durait depuis des années mais il ne pouvait pas divorcer, parce qu’il restait prisonnier des conventions catholiques françaises, pourtant il aurait aimé trouver une femme avec laquelle il aurait un « arrangement », comme il a dit. Il a déclaré qu’il me trouvait très séduisante, intelligente, et puis j’étais mariée, ce qui était parfait pour lui, parce que cela signifiait que j’avais mes propres engagements… Et là, il m’a proposé trois cents francs par semaine, une fortune, à l’époque, tout cet argent, pour le retrouver pendant deux heures, deux après-midi hebdomadaires.

— Et tu… tu n’as pas été choquée ?

— Bien sûr que non. Il a exposé son offre avec beaucoup de tact. Je lui ai dit que j’allais réfléchir et le soir même, après avoir couché Judit, j’ai rapporté à Zoltan tout ce qui s’était passé. Le lendemain, j’ai téléphoné à M. Corty pour lui annoncer que j’étais d’accord, mais que ce serait quatre cents francs par semaine. Il a accepté sur-le-champ.

— Ça lui était égal, à ton mari ?

— Je sais ce que tu penses. Me laisser faire la pute avec un homme gros, laid, vieux… Mais son attitude, comme la mienne, était avant tout pragmatique. Nous étions pratiquement sans ressources, et c’était une somme considérable. Pour moi, ce n’était qu’un rapport sexuel, toujours très bref, en plus, parce que M. Corty était rapide… Ce qu’il cherchait, surtout, c’était un peu de tendresse. Parler à une femme qui l’écouterait, pour changer… Alors j’allais au petit studio qu’il avait loué à Boulogne, je me déshabillais, lui aussi, mais il gardait toujours ses sous-vêtements, il sortait son pénis, j’ouvrais les jambes, il…

— Je crois que je sais comment ça marche, l’ai-je interrompue.

— Tu es gêné ? Ne me dis pas que tu es un puritain, Harry…

— Pas vraiment, mais…

— Un écrivain comme toi, tu devrais être sensible aux détails, quand on te raconte une histoire. Le fait que M. Corty ne se soit jamais complètement déshabillé pour me faire l’amour, que le sexe pour lui n’ait été qu’un acte mécanique, cela devrait t’amener à penser que…

— Que c’était un triste et sordide compromis ?

— Ce n’était ni triste ni sordide. C’était ce qu’il voulait.

— Combien de temps ça a duré ?

— Trois ans.

— Grands dieux !

— Trois années de prospérité, pour nous. Nous avons pu acheter cet appartement, et…

— Où dormait votre fille ?

— Il y a une petite chambre supplémentaire. Toute petite.

— Où ça ?

— Là.

Elle m’a montré une porte sur la gauche, près de la porte-fenêtre.

— Je n’avais pas remarqué.

— Ne néglige pas l’importance des détails.

J’ai failli lui demander à quoi cette chambre lui servait, désormais. (J’ai préféré m’abstenir.)

— Qu’est-ce qui a mis fin à cet « arrangement » ?

— Les circonstances.

— Ton mari devait être un homme remarquablement tolérant.

— Il était aussi complexe que n’importe qui. Des points forts remarquables, de grandes faiblesses… Je l’aimais à la folie mais je le haïssais, souvent. Et je crois que c’était pareil pour lui, envers moi. Et quand il s’agissait d’autres femmes, ce n’était pas un saint.

— Il avait des maîtresses ?

— Un jardin secret… avec beaucoup de fleurs.

— Et tu ne t’y opposais pas ?

— Il a toujours été discret, là-dessus, et il ne m’a jamais fait me sentir moins importante pour lui. Au contraire, je crois que ce sont toutes ses aventures qui lui ont permis de rester avec moi.

J’ai secoué la tête. Elle a ajouté :

— Ça t’intrigue, n’est-ce pas ?

— J’avoue que oui. Je n’imagine pas un seul couple américain qui accepterait ce genre d’arrangement.

— Je suis sûre qu’il y en a beaucoup, moi. Mais, évidemment, ils gardent ça pour eux.

— Peut-être, mais à la base de la culture américaine il y a une conviction profonde : qui dit transgression dit punition.

— Tu es bien placé pour le savoir.

— Comment en es-tu si certaine ?

— Ça se lit partout sur toi. Tu as été pris en flagrant délit de quelque chose. N’est-ce pas une autre règle de la vie américaine, « Ne jamais se faire prendre » ?

— Non. La règle, c’est : « Il y a un prix à payer pour tout. »

— Quelle triste philosophie… penser que le plaisir doit toujours être puni.

— Le plaisir illicite, seulement.

— Mais les plus grands plaisirs sont toujours illicites, tu ne crois pas ? m’a-t-elle demandé à voix basse et en approchant ses lèvres des miennes.

Nous nous sommes embrassés avec fougue, puis elle s’est reculée.

— J’ai dit « Pas aujourd’hui », a-t-elle murmuré. Mais dans trois jours, ce sera oui… Et maintenant, tu dois partir.

— Déjà ?

— J’ai à faire.

— OK.

Dix minutes plus tard, je marchais vers l’entrée du métro en essayant de décoder ce qui venait de se produire entre Margit et moi. « Pas aujourd’hui »… Pourquoi ? Et qu’avait-elle donc toujours « à faire » pour me congédier ainsi ? Sa mention de l’homme d’affaires m’avait heurté plus que je ne voulais l’admettre, également, parce que j’avais l’impression que c’était une façon pour elle de m’éprouver et de me laisser entendre, pas très subtilement d’ailleurs, que notre « liaison » – si on pouvait l’appeler ainsi – devrait se dérouler selon ses conditions et selon ses règles. Au cas où je refuserais, ce serait la fin.

Mais je n’avais aucune intention de refuser. Et en descendant les escaliers de la station Jussieu, la déception s’intensifia. Trois jours me semblaient une éternité. Et en me rendant au travail, ce soir-là, je me suis dit que la perspective de ces six heures passées enfermé dans un cagibi devenait toujours plus pénible, que je commençais à me lasser de ce train-train, et que j’aurais aisément renoncé à soixante-cinq euros pour avoir enfin une nuit libre.

Lorsque j’ai soumis cette idée au barbu le lendemain après-midi, sa réaction n’a pas été positive :

— Je crois pas que le patron voudra. Il a besoin de toi là-bas toutes les nuits.

— Mais au début, Kamal avait dit que je pourrais ne travailler que six soirs par semaine.

— Il est mort, Kamal. Et c’est sept soirs qu’on a besoin de toi.

— Vous ne pourriez pas engager quelqu’un d’autre, juste une nuit ?

— Pas possible.

— Vous pourriez quand même demander à votre patron.

— Je peux poser la question au patron, mais je connais sa réponse : « Pas possible. »

Le lendemain, cependant, il m’a gratifié d’un sourire hostile lorsque je suis passé prendre mon enveloppe.

— J’ai parlé au patron. Il est d’accord. « Tout le monde mérite un jour de repos », il a dit. Ce sera le vendredi, pour toi. Mais en échange, il veut que tu fasses en plus une vacation de six à minuit, une fois par semaine.

— Mais ça fera douze heures d’affilée.

— Comme ça, tu perdras pas d’argent.

Certes, mais comme Margit ne pouvait apparemment me voir qu’à cinq heures tous les trois jours…

— Et si je faisais six heures du matin à midi ?

— Pas possible.

— Posez la question au patron.

Le lendemain, le barbu m’a pratiquement jeté mon enveloppe à la figure, puis :

— Le patron veut savoir pourquoi tu veux pas faire ces heures sup.

— Parce que je vois une femme, en fin d’après-midi.

Il a essayé de ne pas se montrer choqué, mais sa surprise était visible. Il a détourné les yeux.

— Je vais lui dire ça.

Comme j’en avais l’habitude deux fois par semaine, je suis allé me payer un steak-frites à mon petit café de la gare de l’Est. Quand le serveur a pris ma commande, je lui ai demandé s’il n’aurait pas un journal. Il est revenu avec Le Parisien, que je me suis mis à feuilleter avec plaisir. J’aimais ce quotidien pour sa rubrique de faits divers – les petits crimes et infractions insignifiants en disent long sur la vie d’une grande ville. Ce jour-là, nous avions deux petits voyous arrêtés alors qu’ils mettaient le feu à une voiture à Clichy-sous-Bois, un agent d’assurances tué en percutant un camion sur l’autoroute de Versailles et dont l’autopsie avait prouvé qu’il conduisait en état d’ivresse, une vendetta entre deux familles de Bobigny qui s’était terminée par un pare-brise de Renault Mégane défoncé, un employé d’hôtel renversé rue La Fontaine dans le XVIe arrondissement par un chauffard qui avait pris la fuite… Quoi ! J’ai approché la feuille de mes yeux.

« Philippe Brasseur, 43 ans, réceptionniste de jour à l’hôtel Select, rue François-Millet (XVIe), souffre d’une paralysie générale après avoir été percuté par un véhicule devant cet établissement hier après-midi. D’après des témoins, la voiture, une Mercedes Classe C garée en double file en face de l’hôtel, a démarré brusquement alors que M. Brasseur en sortait. Mme Tring Ta-Sohn, propriétaire du restaurant asiatique situé de l’autre côté de la rue, a affirmé à la police que le conducteur semblait « avoir cherché à écraser » la victime. Selon l’inspecteur Guibet, en charge de l’enquête, les plaques d’immatriculation de la Mercedes avaient été masquées, ce qui confirmerait l’hypothèse d’un acte délibéré. De source médicale à l’hôpital de Saint-Cloud, où la victime a été hospitalisée, on indique qu’il est trop tôt pour savoir si la paralysie sera définitive. »

Seigneur ! J’avais beau détester ce salaud, et souhaité plus d’une fois que le destin lui fasse payer le comportement abominable qu’il avait eu à mon égard, je ne serais pas allé jusqu’à imaginer une chose pareille… Il devait s’être fait de terribles ennemis, dans sa carrière d’ordure patentée. C’est-ce que j’ai déclaré à Margit quelques heures plus tard, en lui racontant ce que j’avais lu. Nous étions dans son lit, un dénouement que je n’osais plus trop espérer, depuis notre dernière rencontre. Mais elle m’avait quasiment sauté dessus sitôt après m’avoir ouvert, m’avait entraîné dans sa chambre, débarrassé de mon jean, avait remonté sa jupe et s’était ouverte à mes coups de reins avec une fougue très communicative.

Après l’amour, elle m’a dit :

— Déshabille-toi complètement et reste un peu.

Puis elle a disparu dans l’autre pièce.

Lorsqu’elle est revenue avec deux verres et la bouteille de champagne – « Je ne vais pas te le dire à chaque fois, mais tu dois arrêter d’être extravagant. » -, elle a fait sauter le bouchon et la cendre de la cigarette qu’elle tenait entre les doigts est tombée sur les draps.

— La femme de ménage va avoir plus de travail, ai-je observé.

— Je suis la femme de ménage. Tout comme toi.

— Tu es belle, ai-je murmuré en passant ma paume sur sa cuisse.

— Tu l’as déjà dit.

— Mais c’est vrai.

— Quel menteur ! s’est-elle esclaffée. Tout ça pour ne pas répondre à ma question.

— Quelle question ?

— Celle que je t’ai posée la dernière fois.

— C’est-à-dire ?

— À quel point ton ex-femme a bousillé le peu de confiance que tu avais en toi.

J’ai hésité un instant.

— À un point grave. Mais, fondamentalement, c’est moi qui me suis bousillé tout seul.

— Tu dis ça parce que tu as fini par croire à tous ses sophismes. Parce que tu as passé toute ta vie à entendre que tu étais un vilain garçon.

— Arrête de jouer à la psy, s’il te plaît.

— Tu n’as pas à te sentir coupable, de quoi que ce soit.

— Oh si ! ai-je lâché en détournant mon visage.

— Quoi, tu as tué quelqu’un ?

— N’essaie pas de relativiser, parce que tu…

— Non, c’est une vraie question : tu as tué quelqu’un ?

— Bien sûr que non.

— Alors d’où elle vient, cette culpabilité ? D’avoir trompé ta femme, peut-être ?

— Peut-être.

— Ou plutôt de t’être fait prendre la main dans le sac ?

— Je n’ai pas répondu. – C’est-ce que nous désirons tous, Harry. Nous faire pincer. C’est tristement humain, tristement vrai. Tous, nous sommes incapables d’échapper à la culpabilité.

— Tu veux savoir à quel point je me sens coupable, chaque jour ? Et à quel point j’essaie de surmonter ça ?

C’est à ce moment-là que je lui ai raconté l’accident subi par le sinistre Brasseur. Quand j’ai eu terminé, Margit m’a regardé attentivement.

— Ça ne paraît pas du tout accidentel.

— C’est bien ce qui me tourmente ! Le fait que j’aie pu penser à…

— Pitié ! Tu ne vas pas me dire que la foudre divine est tombée sur ce saligaud juste parce que tu l’avais maudit.

— C’est un peu ça, oui.

— Il l’a cherché. Quelqu’un a décidé qu’il méritait de recevoir la monnaie de sa pièce, quelqu’un qui n’a rien à voir avec toi, et tu ressens quand même… de la « culpabilité » ?

— J’ai souhaité qu’il lui arrive quelque chose, c’est un fait.

— Et ça te rend complice ?

— Ma conscience est… détraquée, il faut croire.

— Manifestement, oui, a-t-elle commenté en remplissant à nouveau mon verre. Mais cette haine de soi n’a pas commencé du jour au lendemain, j’en suis sûre. Est-ce que ta mère t’a… ?

— Ecoute, je préfère vraiment ne pas en parler.

— Parler du fait qu’elle te blâmait sans arrêt ?

— De ça, oui, et de ce qu’elle a toujours été profondément malheureuse, ne cessant de me répéter que j’étais la source de tous ses problèmes.

— Et c’était le cas ?

— D’après elle, oui. J’ai fichu sa vie en l’air.

— Comment ?

— Avant que je naisse, c’était une journaliste très lancée.

— « Très lancée », mais encore ?

— Elle tenait la chronique judiciaire au…

— C’est ça que tu appelles « très lancée » ?

— … au Cleveland Plain Dealer.

— C’est un journal important, ça ?

— Oui… quand tu habites Cleveland, dans l’Ohio.

— Donc c’était une journaleuse de province qui se croyait très importante parce qu’elle couvrait les procès à Cleveland, dans l’Ohio.

— Si tu veux… Ma naissance a été un accident. Elle approchait la quarantaine, c’était une femme qui n’avait jamais été mariée, qui n’avait vécu que pour son travail. Mais elle commençait à sentir qu’elle risquait bien de devenir une vieille fille desséchée dans un petit appartement, mise à la retraite par son journal, et personne pour se soucier de savoir si elle était encore en vie. Enfin, ça, je ne l’ai su que bien plus tard.

— Aucun homme dans sa vie ?

— Pas jusqu’à ce qu’elle fasse la connaissance de Tom Ricks. Ancien militaire divorcé après la guerre, pas d’enfants, à la tête d’une compagnie d’assurances dans la région de Cleveland qui marchait plutôt bien… Il a rencontré maman un jour qu’il était venu témoigner à un procès d’accident de la route. Il se sentait seul, elle aussi. Ils ont commencé à se fréquenter. Au début, c’était « assez sympa », comme elle me l’a dit par la suite, surtout qu’ils aimaient boire sec, tous les deux…

— Et elle s’est retrouvée enceinte.

— Ouais. Pas de veine. Elle s’est tourmentée pendant des semaines, se demandant s’il fallait avorter ou non…

— Elle t’a raconté tout ça ?

— Oui. J’avais dans les treize ans, on a eu une dispute terrible parce que j’avais refusé d’effectuer je ne sais plus quelle corvée idiote… Sortir les poubelles, peut-être. En deux secondes, elle était là, à hurler que la « pire erreur » de sa vie avait été de ne pas m’avoir « éliminé de son ventre quand il était encore temps »…

— Charmant, a noté Margit en écrasant sa cigarette.

— Elle avait beaucoup bu, ce jour-là. Mais donc, quand elle a appris qu’elle était enceinte, papa l’a convaincue de garder l’enfant, il lui a promis qu’il ne l’empêcherait jamais de continuer à travailler, etc. Sauf que la grossesse a tourné au cauchemar. Elle a dû rester sur un lit d’hôpital pendant trois mois. Et c’était en 1963, au temps où les congés maternité n’étaient pas bien vus… Le journal s’est débarrassé d’elle. Ç’a été un coup très, très dur pour elle. Le plus dur. Des années plus tard, je l’entendais parler du Plain Dealer avec une mélancolie dans la voix, comme si un amour de jeunesse l’avait plaquée… « Mon journal », elle disait tout le temps.

— Et donc tu es devenu le responsable de toutes ses déceptions. Elle vit toujours ?

— Non. Mon père est parti le premier, en quatre-vingt-sept. Tabac. Ma mère en quatre-vingt-quinze : tabac et alcool.

— Un suicide, alors.

— À petit feu. Je suis certain qu’elle a résolu de se tuer lentement mais sûrement dès que ce fichu canard l’a virée, et que… Bon, on peut parler d’autre chose ?

— Mais c’est tellement instructif ! Cela explique en particulier ta culpabilité permanente…

— La culpabilité est un processus qui obéit à une logique étrange.

— Étrange au point de te ronger à cause d’un employé d’hôtel renversé ?

— Je ne me ronge pas… Simplement, j’aurais préféré ne pas lui avoir souhaité le pire.

— Tu vas pleurer sur une crapule ? Tu ne crois pas que ceux qui traitent mal les autres méritent d’être maltraités ?

— Si tu t’en tiens à la vision de l’Ancien Testament, oui.

— Ou si tu crois que nous sommes responsables de nos actes.

— Mais tu rejettes toi-même l’idée de punition…

— Je crois en la « réparation ». Je trouve même que c’est un concept… délectable. – Elle m’a souri. – Tu ne penses pas ?

— Tu plaisantes, hein ?

— Non, pas vraiment.

Elle a jeté un coup d’œil à ma montre, que j’avais gardée au poignet.

— Tu ne vas pas me dire que le temps est venu que je m’en aille…

— Presque.

— Formidable ! D’accord, je ne veux pas avoir l’air fâché, mais…

— A dans trois jours, Harry.

— Je… Même heure ?

Elle m’a caressé rapidement les cheveux.

— Tu apprends vite.

Et moi, j’ai pensé : « Apprendre quoi ? »