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À PEINE CINQ MINUTES APRÈS LE DÉPART DU MÉDECIN, le réceptionniste a surgi. Il avait à la main une feuille de papier, qu’il m’a tendue aussi cérémonieusement que s’il s’était agi d’une assignation en justice.
— La facture du médecin, monsieur.
— Je réglerai plus tard.
— Il veut être payé tout de suite.
— Mais il doit revenir dans trois jours. Ça peut certainement attendre jusque-là, non ?
— Il aurait dû recevoir ses honoraires dès hier. Vous étiez si souffrant qu’il a décidé d’attendre un jour.
J’ai examiné la facture. Curieusement, elle était établie sur le papier à lettres de l’hôtel, mais c’était son montant qui était le plus surprenant : deux cent soixante-cinq euros.
— C’est une blague ? ai-je sifflé entre mes dents.
Il est resté impassible.
— C’est le prix de ses services, et des médicaments.
— De ses services ? Mais ç’a été tapé sur votre papier à en-tête…
— Nous gérons les factures médicales, dans ce genre de cas.
— Et ce médecin prend cent euros la visite ?
— Le total inclut notre commission pour frais de gestion.
— Qui est de… ?
Il m’a regardé droit dans les yeux.
— Cinquante euros par visite.
— C’est du vol.
— Tous les hôtels prélèvent une commission.
— Mais pas à un taux de 100 %.
— C’est le règlement ici.
— Et sur les médicaments aussi, vous avez pris la même commission ?
— Tout à fait. Il a fallu qu’Adnan aille les chercher à la pharmacie de garde, ce qui lui a pris une heure. Comme cela ne fait pas partie de ses attributions, il est normal de compenser le temps qu’il a perdu.
— Comment ça, « pas partie de ses attributions » ? Je suis un client. Et ne me dites pas que vous payez vos veilleurs de nuit trente-deux euros de l’heure…
Il a tenté, sans succès, de refouler un sourire amusé.
— Nous ne discutons pas du salaire de nos employés avec la clientèle.
J’ai roulé la facture en boule et je l’ai jetée par terre.
— Je ne paierai pas.
— Dans ce cas, vous devez partir. Tout de suite.
— Vous ne pouvez pas m’y forcer.
— Au contraire, je peux vous faire mettre dehors en cinq minutes. Il y a au sous-sol deux garçons bien bâtis, le cuistot et notre homme à tout faire, qui seront contents de s’en charger, si je le leur demande.
— J’appellerai la police.
— Vous croyez m’intimider avec ça ? Une fois que j’aurai expliqué aux policiers que vous avez fait des avances au cuisinier. Ils ne pourront que se ranger de notre côté. D’autant plus que le cuistot leur confirmera cette version des faits parce qu’il m’obéit au doigt et à l’œil depuis que je l’ai surpris dans une situation embarrassante avec notre homme à tout faire, il y a deux mois. C’est un musulman pratiquant, voyez-vous, et il n’aimerait pas du tout que cela se sache. Il n’est pas très malin, en plus.
— Vous n’oseriez pas faire une chose pareille !
— Mais si. Et en apprenant votre conduite indécente, je suis certain que la police s’intéressera à votre passé, et notamment au motif qui vous a fait abandonner votre pays avec une telle hâte…
— Vous ne savez rien sur moi, ai-je affirmé avec un peu trop de nervosité.
— Peut-être, mais il semble évident que vous n’êtes pas venu à Paris en vacances. Que vous fuyez quelque chose. Le docteur m’a raconté que vous le lui aviez avoué.
— « Avouer » ? Je n’ai rien à me reprocher.
— C’est-ce que vous dites.
— Vous êtes une ordure.
— C’est une interprétation.
J’ai fermé les yeux. Il avait toutes les cartes en main. J’étais à sa merci.
— Passez-moi mon sac, ai-je ordonné. – J’ai sorti la liasse de chèques de voyage. – Deux cent soixante-cinq, c’est ça ?
— En dollars, cela fera trois cent quarante-cinq. – Attrapant un stylo, j’ai signé le nombre correspondant de chèques avant de les laisser tomber sur la moquette. – Voilà. Servez-vous.
— Avec plaisir, monsieur. – Il les a ramassés prestement. -Je reviendrai demain encaisser le prix de la chambre… si vous décidez de rester, évidemment.
— Dès que je pourrai quitter ce coupe-gorge, je le ferai.
— Très bien, monsieur. Ah ! et merci d’avoir uriné dans ce vase. Très classe.
Il a quitté la pièce. Je me sentais à la fois exténué et exaspéré. Au cours des dernières semaines, il m’était arrivé très souvent – trop souvent – d’avoir l’impression de bouillir intérieurement, et de redouter le moment où j’exploserais. Mais la rage, quand elle est contenue, se transforme en quelque chose d’encore plus toxique : la haine de soi, elle-même porteuse de dépression. Le diagnostic du médecin était juste. Quand la grippe « irait voir ailleurs », je n’en resterais pas moins au bout du rouleau, fini.
J’ai pris les chèques de voyage dans ma sacoche pour les compter. Quatre mille six cent cinquante dollars. Toute ma fortune ; tout ce qu’il me restait dans ce bas monde, sans doute, car j’étais certain qu’après la façon dont la presse s’était acharnée sur moi, les avocats de Susan, ma femme, n’allaient avoir aucun mal à convaincre le juge des divorces de tout lui accorder : la maison, les plans d’épargne et d’assurance vie, et le modeste portefeuille d’actions dont nous avions fait l’acquisition ensemble. Non seulement nous n’étions pas riches – les universitaires le sont rarement -, mais, en plus, avec une fille à élever, et un ex-mari interdit d’enseigner à vie, le juge estimerait, avec raison, que Susan avait droit aux quelques économies que nous avions pu mettre de côté. Je n’allais certainement pas contester cette décision. Je n’avais plus la force de me battre, de toute façon. Sinon pour tenter, d’une manière ou d’une autre, de convaincre ma fille de me parler à nouveau.
Quatre mille six cent cinquante dollars. Coincé sur mon siège étriqué pendant le vol, je m’étais livré à quelques rapides calculs sur une serviette en papier. À ce moment-là, j’avais un peu plus de cinq mille dollars, soit quatre mille euros et des poussières, au taux de change légal. J’avais estimé pouvoir survivre trois ou quatre mois à Paris, à condition de mener une existence frugale et de trouver rapidement un logement au loyer abordable. Mais quarante-huit heures après mon arrivée j’avais déjà été délesté de quatre cents dollars. Et, vu mon état, je n’avais pas d’autre solution que de continuer à m’en laisser extorquer cent par nuit – une somme exorbitante – tant que je ne serais pas capable de quitter ce repaire de voleurs.
Ma colère a été peu à peu étouffée par la fatigue. J’aurais voulu aller dans la salle de bains, retirer mes sous-vêtements raides de sueur et rester un bon moment sous la douche, mais je n’arrivais toujours pas à poser un pied par terre. Je suis donc resté au fond de mon lit, les yeux dans le vague, jusqu’à ce que le néant me reprenne en son sein.
Deux coups légers à la porte m’ont réveillé. L’esprit embrumé, j’ai tendu l’oreille. On a frappé encore une fois, doucement, puis la porte s’est entrebâillée.
— Monsieur ?
— Allez-vous-en. Je ne veux plus vous voir.
Le battant s’est ouvert un peu plus. Un homme est apparu. La quarantaine, peau couleur de rouille, cheveux noirs coupés court, il portait un costume sombre et une chemise blanche sans cravate.
— Je voulais juste savoir si vous aviez besoin de quelque chose, monsieur.
Son français était correct, mais marqué d’un fort accent.
— Ah pardon, pardon, je croyais que vous étiez…
— M. Brasseur ?
— C’est qui ?
— Le réceptionniste.
— C’est son nom à ce salaud ? Brasseur ?
L’inconnu a eu un bref sourire.
— Personne n’aime M. Brasseur, à part le grand patron. C’est un… « provocateur », voyez-vous.
— C’est vous qui m’avez aidé à sortir du taxi, hier ?
— Oui. Je m’appelle Adnan.
— Merci de l’avoir fait, et de m’avoir installé ici.
— Vous étiez très, très malade.
— N’empêche, vous vous êtes donné beaucoup trop de mal pour moi. Me mettre au lit, appeler un médecin, ranger mes affaires… Il ne fallait pas.
Il a détourné le visage, gêné.
— C’est mon travail… Comment vous vous sentez, ce soir ?
— Très faible. Très sale.
Il est entré pour de bon dans la chambre. Quand il s’est approché, j’ai remarqué les rides autour de ses yeux, qui auraient pu être celles d’un homme ayant vingt ans de plus. Son costume était serré aux coutures, mal coupé, usé. Son index et son majeur droits portaient les taches brunes d’un fumeur acharné.
— Vous pensez que vous pouvez vous lever ?
— Pas sans aide, non.
— Alors je vais vous aider, moi. Mais d’abord je fais couler un bain. Ça va vous faire du bien.
J’ai hoché la tête faiblement tandis qu’il prenait la situation en main. Sans broncher, il s’est emparé du vase rempli de pisse et l’a emporté avec lui. Peu après, j’ai entendu la chasse d’eau couler, puis la baignoire commencer à se remplir. Revenu dans la chambre, il a retiré sa veste, l’a suspendue dans le placard, puis il a ramassé mes vêtements sur la chaise et les a fourrés dans une taie d’oreiller.
— Vous avez d’autre linge sale ?
— Ce que j’ai sur moi, c’est tout.
Il est retourné à la salle de bains. L’eau s’est arrêtée de couler. De la vapeur s’échappait de sous la porte. De retour dans la chambre, il s’est approché du lit, le visage luisant de buée, une manche retroussée sur son bras mouillé.
— C’est chaud, mais juste ce qu’il faut.
Après m’avoir aidé à m’asseoir au bord du matelas et à poser mes pieds sur le sol, il a passé mon bras gauche autour de ses épaules et m’a soulevé. Mes jambes m’ont paru aussi solides que deux allumettes mais Adnan m’a soutenu et m’a entraîné lentement vers la salle de bains.
— Vous avez besoin d’un coup de main pour vous déshabiller ?
— Non, je vais y arriver.
Pourtant, dès que j’ai lâché le lavabo auquel je me cramponnais, mes genoux se sont de nouveau dérobés sous moi. Me rattrapant au dernier moment, Adnan m’a lentement retiré mon tee-shirt une manche après l’autre. Ensuite, il a fait tomber mon caleçon par terre et m’a aidé à franchir les deux pas qui me séparaient de la baignoire. Quand j’ai risqué un pied dans l’eau brûlante, j’ai sursauté mais il m’a gentiment forcé à entrer dans le bain. Le premier choc passé, un calme étrange m’a envahi et lentement engourdi.
— Vous avez besoin d’un coup de main pour vous laver ?
— Non. Je vais essayer de me débrouiller.
J’ai réussi à me savonner tout seul les aisselles, le thorax, le cou et l’entrejambe, mais je n’ai pas eu assez d’énergie pour atteindre mes pieds. Adnan s’en est emparé, et les a frottés vigoureusement. Il m’a aussi lavé les cheveux après les avoir aspergés avec le pommeau de douche. Ayant trouvé un rasoir et de la crème à raser dans la trousse de toilette qu’il avait sortie de ma valise la veille, il s’est agenouillé devant la baignoire et a entrepris de me tartiner les joues de mousse.
— Vous n’avez pas à faire tout ça pour moi, ai-je protesté, embarrassé par cette attention très intime.
— Vous allez vous sentir bien mieux après.
Il a approché la lame du rasoir de ma peau avec précaution. Quand il a eu terminé, il m’a rincé avec la douche ; ayant rempli le lavabo d’eau chaude, il y a laissé un instant une serviette qu’il a déposée ensuite sur mon visage sans l’essorer.
— Maintenant, vous restez tranquille ici, s’il vous plaît. Un quart d’heure.
Il a quitté la pièce. Les yeux ouverts sous la serviette, je ne voyais que la trame blanche et opaque du tissu. J’ai fermé mes paupières et j’ai tenté de faire le vide dans ma tête, de me concentrer sur rien, justement. Même si je n’y suis pas parvenu, l’eau du bain m’enveloppait comme un baume et c’était tellement bon, de se sentir propre à nouveau. De temps en temps, des bruits étouffés me parvenaient de la chambre. Adnan est resté hors de ma vue un long moment. Soudain, il a frappé discrètement à la porte.
— Prêt à sortir ? s’est-il enquis.
Là encore, il a dû me soutenir pour que je quitte la baignoire. Après m’avoir passé autour de la taille un drap de bain rêche, il m’a tendu un bas de pyjama et un tee-shirt propre.
— J’ai trouvé ça dans vos affaires.
Il m’a aidé à les enfiler, puis m’a ramené au lit, dont il avait entre-temps changé les draps. Une délicieuse sensation de fraîcheur m’a enveloppé lorsque je me suis péniblement glissé entre eux. Après avoir vérifié que j’étais assis d’aplomb, le dos contre l’oreiller relevé, Adnan est allé prendre un plateau sur le bureau, l’a rapporté à pas comptés et l’a déposé sur mes jambes. Il y avait une petite soupière, un bol, une cuillère et une baguette.
— Un bouillon très, très léger, a-t-il annoncé en remplissant le bol. Il faut manger un peu. – Il m’a tendu la cuillère. -Vous avez besoin d’un coup de main ?
Non, je n’en avais pas besoin. J’ai avalé plusieurs cuillerées de ce potage léger mais roboratif, et presque toute la baguette. La faim avait vaincu la sombre résignation dans laquelle je m’étais enfoncé.
— Vous êtes trop attentionné, vraiment, ai-je dit une nouvelle fois.
Il a hoché timidement la tête et a eu recours à la même explication :
— C’est mon travail.
Il est sorti, revenant quelques minutes plus tard avec un autre plateau. Sur celui-ci, il y avait une théière et une tasse.
— Je vous ai fait une verveine. Pour dormir, c’est-ce qu’il y a de mieux. Mais il faut prendre vos cachets, d’abord.
J’ai obéi, avalant un par un les comprimés qu’il me présentait. La tisane les a aidés à descendre.
— Vous êtes de service demain soir ? lui ai-je demandé.
— Je commence à cinq heures.
— Bonne nouvelle. Personne n’a été aussi prévenant avec moi depuis…
Je me suis passé la main sur le visage, regrettant de m’apitoyer sur moi-même de cette façon, et aussi pour réprimer le sanglot qui était monté dans ma gorge. Je me suis forcé à respirer calmement. Lorsque j’ai retiré mes doigts, j’ai découvert qu’Adnan avait les yeux fixés sur moi.
— Pardon, ai-je chuchoté.
— Pardon pour quoi ?
— Je ne sais pas… Pour tout, j’imagine.
— Vous êtes tout seul ici, à Paris ? – J’ai fait oui de la tête. – C’est dur. Je le sais.
— Vous venez d’où ?
— De Turquie. Un petit village, à une centaine de kilomètres d’Ankara.
— Vous êtes en France depuis longtemps ?
— Quatre ans.
— Vous vous plaisez, ici ?
— Non. – Il est resté silencieux un instant. – Vous devez-vous reposer, maintenant.
Il a pris la télécommande qui se trouvait sur le bureau et l’a braquée vers le petit téléviseur accroché au mur avant de la déposer dans ma main.
— Quand vous vous sentez seul ou si vous vous ennuyez, il y a toujours ça.
J’ai levé les yeux sur l’écran. Quatre invités, aussi beaux les uns que les autres, étaient installés autour d’une table et bavardaient plaisamment. Derrière, un public de studio sur des gradins riait sur commande, ou éclatait en applaudissements quand le présentateur au débit vertigineux lui en donnait le signal.
— Je repasserai voir comment vous allez, m’a promis Adnan.
Brusquement, mes paupières se sont alourdies. J’ai éteint la télévision. Mon regard a encore dérivé sur les médicaments. L’une des boîtes portait le nom de Zoplicone, qui m’a rappelé vaguement quelque chose : un somnifère suggéré par mon toubib aux États-Unis, à un moment où mes problèmes d’insomnie s’étaient sérieusement aggravés. Il faisait son effet, sans aucun doute : rapidement, une lourde torpeur a estompé les contours des murs, calmé mes angoisses, atténué l’éclat de l’abat-jour bleu au-dessus de ma tête, et j’ai plongé dans…
Soudain, ç’a été le matin, ou juste avant. La lumière grise de l’aube se glissait dans la pièce. En m’étirant, j’ai constaté que je me sentais un peu mieux. J’ai été capable de poser mes pieds sur le sol et d’aller à la salle de bains d’un pas lent et hésitant de petit vieux. J’ai uriné, je me suis passé un peu d’eau sur la figure et je suis retourné dans la chambre bleue en titubant, avant de m’effondrer sur le lit.
M. Brasseur est arrivé avec le petit-déjeuner à neuf heures. Deux coups secs à la porte, puis il est entré et a placé le plateau près de moi sans autre préavis, sans bonjour ni questions sur ma santé. Il m’a seulement demandé :
— Vous restez une nuit de plus ?
— Oui.
Il a saisi mon sac, me l’a tendu. J’ai signé quatre-vingt-dix dollars en chèques de voyage. Il les a pris et a quitté la chambre. Je ne l’ai pas revu de la journée.
J’ai réussi à manger le croissant rassis, à boire un peu de café au lait insipide. J’ai allumé la télé et je me suis mis à zapper entre les cinq chaînes françaises, les seules que l’hôtel recevait. Les programmes matinaux étaient aussi convenus et vides que ceux des Etats-Unis : des jeux dans lesquels des femmes au foyer tentaient de gagner une machine à laver, des reality-shows où des acteurs passés de mode s’essayaient à la vie de fermier, des talk-shows dans lesquels des vedettes s’envoyaient mutuellement des fleurs et où des filles très court vêtues surgissaient pour venir s’asseoir sur les genoux de rock-stars vieillissantes…
J’ai éteint. Attrapant mon Pariscope, j’ai entrepris d’étudier de nouveau la liste des projections en pensant à tous les bons films que j’étais en train de rater. Je me suis assoupi. On a frappé à la porte et appelé à voix basse :
— Monsieur ?
Quoi ? Adnan, déjà ? J’ai regardé le radioréveil. Cinq heures et quart. Comment la journée avait-elle pu partir ainsi en fumée ?
Il est entré, portant un plateau.
— Vous vous sentez comment aujourd’hui, monsieur ? Mieux ?
— Un peu mieux, oui.
— J’ai votre linge propre en bas. Et si vous vous sentez d’attaque pour autre chose qu’un bol de soupe, je peux vous préparer une omelette.
— Ce serait aimable à vous.
— Votre français… Il est très, très bon.
— Passable.
— Vous êtes trop modeste.
— Non, lucide. J’ai besoin de me perfectionner.
— Ici, vous pourrez. Vous avez déjà séjourné à Paris ?
— Juste une semaine, il y a quelques années.
— Hein ? Vous avez appris tout ça rien qu’en une semaine ?
— Pas vraiment, l’ai-je corrigé avec un petit rire. J’ai pris des cours ces cinq dernières années, dans mon pays. Les États-Unis.
— Donc vous saviez que vous alliez venir en France.
— C’était plutôt un rêve, je crois. La vie à Paris…
— Vivre à Paris, c’est pas un rêve, monsieur.
Cela avait été le mien pendant longtemps, pourtant, cette chimère idiote que tant de mes compatriotes ont caressée avant moi : devenir un écrivain à Paris… Échapper à la routine abrutissante d’un petit campus américain et poser ses valises dans un modeste mais coquet atelier d’artiste près de la Seine, à quelques pas d’une dizaine de bons cinémas. Travailler à mon roman chaque matin, attraper l’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle à la séance de quatorze heures avant d’aller chercher Megan à l’école bilingue où nous l’aurions inscrite… Oui, Susan et Megan avaient leur place dans cette fantaisie parisienne. Pendant des années, nous avions suivi ensemble les cours de français de l’université, ma femme et moi, et même pris soin de parler une heure dans cette langue, chaque jour. Susan avait encouragé cette rêverie. Mais – il y avait toujours un « mais » avec elle — il a fallu d’abord une cuisine neuve pour notre maison légèrement délabrée ; puis ç’a été l’installation électrique qui était à refaire entièrement ; ensuite Susan a voulu attendre que nous ayons chacun décroché un poste de titulaire avant de songer à partir, et quand j’ai obtenu ma titularisation, elle a estimé alors qu’il fallait patienter encore pour prendre une année sabbatique et choisir le « bon moment » pour retirer Megan de l’école sans perturber son « développement scolaire et social »… Susan a toujours voulu « déterminer avec exactitude l’instant idéal » pour les « choix déterminants de la vie ». Bien sûr, la réalité ne s’est jamais pliée entièrement à ses plans.
Bref, elle trouvait chaque fois un prétexte pour ne pas sauter le pas ; au bout de cinq années à répéter « Dans dix-huit mois, peut-être », elle a cessé de se rendre aux cours et ne s’est plus astreinte à nos échanges quotidiens en français, deux événements qui, a posteriori, révélaient qu’elle avait commencé à se détacher de moi. Moi, j’ai continué à prendre mes cours, à me dire qu’un jour, oui, je vivrais et écrirais à Paris, mais aussi à me bercer d’illusions sur les véritables sentiments de Susan : son détachement n’était que passager, voulais-je croire, d’autant qu’elle refusait d’admettre que quelque chose s’était modifié entre nous. « Rien de grave », répliquait-elle à toutes mes demandes d’explication. Mais ça l’était, et c’était même devenu catastrophique. Quant à Paris, le rêve avait pris une drôle de réalité…
— Venir ici, pour moi, c’était mon dernier recours, ai-je confié à Adnan.
— Pour échapper à quoi ?
— Aux problèmes.
— Des problèmes sérieux ?
— Oui.
— Ah… Désolé.
Puis il est sorti de ma chambre et il est revenu une quinzaine de minutes après avec une omelette et une corbeille de pain. Pendant que je mangeais, il a annoncé :
— Tout à l’heure, je vais téléphoner au docteur pour vérifier qu’il viendra bien demain.
— Il est trop cher pour moi, ce toubib. Et cet hôtel aussi.
— Mais vous êtes encore très, très faible.
— J’ai un budget vraiment… serré.
J’attendais une remarque du style : « Je pensais que tous les Américains étaient riches », mais il est resté silencieux un instant avant de déclarer laconiquement :
— Je vais voir ce que je peux faire.
À nouveau, les somnifères ont produit leur effet magique. La nuit est passée, Brasseur s’est présenté avec le petit-déjeuner à neuf heures, m’a extorqué les quatre-vingt-dix dollars quotidiens, puis j’ai passé le temps en lisant et en zappant distraitement sur la télécommande. Adnan est arrivé à cinq heures.
— J’ai appelé le docteur avant de venir au travail. Il a dit qu’il n’a pas besoin de revenir, tant que votre état n’empire pas. – Voilà au moins une relativement bonne nouvelle ! -Mais il insiste pour que vous ne bougiez pas pendant quarante-huit heures encore, au moins. Même si vous vous sentez mieux. Il dit que c’est une forme de grippe pour laquelle la rechute est fréquente, donc il faut que vous soyez prudent. Autrement, vous pourriez finir à l’hôpital.
« Où le tarif serait bien plus élevé que quatre-vingt-dix dollars la nuit », me suis-je dit…
— J’imagine que je n’ai pas le choix.
— Et après, vous irez où ?
— Il faut que je trouve de quoi me loger.
— Un appartement ?
— Très bon marché.
Il ponctua ma remarque d’un léger signe de tête.
— Vous êtes prêt pour un bain, maintenant ? – Comme je lui expliquais que je pouvais désormais me débrouiller tout seul, il a déclaré : – Donc vous êtes en train de guérir ?
— Je suis résolu à m’en aller d’ici dans deux jours. Alors, vous avez une idée d’un endroit pas cher ?
— Dans mon arrondissement, il y a encore plein de logements abordables, même si les gens qui ont les moyens ont commencé à les racheter pour les rénover.
— Où est-ce ?
— Le Xe. Près de la gare de l’Est. Vous connaissez ?
— Non.
— Il y a beaucoup de Turcs dans le quartier.
— Vous y habitez depuis longtemps ?
— Depuis que je suis à Paris.
— Toujours au même endroit ?
— Oui.
— Votre pays vous manque ?
Il a détourné les yeux.
— Tout le temps.
— Vous avez assez d’argent pour y retourner de temps en temps ?
— Je ne peux pas quitter la France.
— Pourquoi ?
— Parce que… – Il a marqué une pause et m’a dévisagé, se demandant sans doute s’il pouvait me faire confiance. -Parce que, si je sors, je ne pourrai sans doute pas revenir. J’ai pas les papiers qu’il faut.
— Vous vivez illégalement ici ? – Il a hoché la tête. – Et Brasseur le sait ?
— Evidemment. C’est pour ça qu’il peut me payer rien du tout.
— C’est combien, rien du tout ?
— Six euros de l’heure.
— Et vous travaillez combien d’heures ?
— De cinq heures de l’après-midi à une heure du matin, six soirs par semaine.
— Vous arrivez à vivre avec ça ?
— Si je n’avais pas à envoyer de l’argent à ma femme, qui est restée là-bas…
— Vous êtes marié ?
Il a regardé ailleurs, encore.
— Oui.
— Des enfants ?
— Un fils.
— Quel âge ?
— Six ans.
— Et vous ne l’avez pas vu depuis… ?
— Quatre ans.
— C’est affreux.
— Oui. Ne pas voir son enfant, c’est…
Sa voix s’est brisée.
— Croyez-moi, je sais ce que vous ressentez. Je ne sais même pas si je serais autorisé à revoir ma fille, un jour.
— Quel âge a-t-elle ? – Je le lui ai dit. – Vous devez lui manquer.
— C’est une situation très compliquée. Je me surprends à penser à elle tout le temps.
— Je suis désolé.
— Et moi aussi, pour vous. – Il a eu un petit hochement de tête hésitant, puis il a tourné une nouvelle fois son visage vers la fenêtre. – Votre femme et votre fils ne peuvent pas vous rendre visite ici ?
— On n’a pas l’argent qu’il faut… Et même si j’arrivais à les faire venir, ils seraient refoulés à la frontière. À moins de pouvoir donner l’adresse de quelqu’un qui se porte garant. Et après vérification, si les infos sont bidon, ils seraient expulsés tout de suite. Si je donne la mienne, c’est moi qu’on renverra là-bas…
— Les flics ont sûrement d’autres chats à fouetter que d’embêter un immigré clandestin, en ce moment.
— On est tous des terroristes en puissance, pour eux. Surtout quand on vient de cette partie du monde. Vous savez que la police a le droit de vous arrêter n’importe où, n’importe quand, et de vous demander vos papiers ? Pas de papiers ? La taule ! Et si vous en avez, mais pas la carte de séjour, alors là, c’est la fin !
— Vous voulez dire que si je reste au-delà des six mois de mon permis de résidence et que les flics me tombent dessus dans la rue…
— Ils ne vous arrêteront pas, vous. Vous êtes un Américain, un Blanc…
— Vous avez déjà été contrôlé, vous ?
— Pas encore, non. Parce que j’évite certains endroits, par exemple, les stations de métro où ils font tout le temps des descentes, comme Strasbourg-Saint-Denis ou Châtelet. Au bout de quatre ans, on sait quelles rues il faut éviter.
— Comment pouvez-vous vivre comme ça ? ai-je demandé en regrettant aussitôt ma question, mais Adnan n’a pas sourcillé.
— J’ai pas le choix. Je peux pas rentrer au pays.
— Parce que… ?
— Des embrouilles.
— Sérieuses ?
— Oui. Sérieuses.
— Je connais ça…
— Vous non plus, vous ne pouvez pas retourner dans votre pays ?
— Légalement parlant, je ne vois pas ce qui m’en empêcherait, mais pour y faire quoi ? Alors…
Il y a eu un silence, qu’il a rompu :
— Vous savez, monsieur, si vous avez besoin de quelque chose de pas cher très rapidement…
— Oui ?
— Pardon… – Il s’est troublé, soudain. – Je ne devrais pas me mêler, comme ça…
— Vous connaissez un endroit ?
— Ce n’est pas très confortable, mais… Une « chambre de bonne », vous savez ce que c’est ? – L’expression française m’était inconnue. – Là où ils logeaient les domestiques, avant. Maintenant, c’est des tout petits, tout petits studios. Onze mètres carrés ? Un lit, une chaise, un lavabo, une plaque chauffante, un coin douche.
— Dans quel état ?
— Pas bon.
— Mais propre ?
— Je pourrais vous aider à nettoyer. C’est une chambre qui est au même étage que la mienne.
— Je vois…
— Comme j’ai dit, je ne veux pas me mêler de ce qui…
— C’est combien, par mois ?
— Quatre cents. Mais je connais le gérant de l’immeuble, je pourrais lui demander de descendre le prix de trente ou quarante euros.
— J’aimerais y jeter un coup d’œil.
Adnan a eu un sourire timide.
— Bien. Je vais arranger ça.
Le lendemain, lors de notre rituel matinal, j’ai annoncé à Brasseur que je quitterais l’hôtel le lendemain. D’un air dégagé, il a demandé :
— Alors, Adnan vous prend chez lui ?
— Comment ?
— C’est-ce que m’a raconté le cuistot. Il habite sur le même palier qu’Adnan. « Il a un nouveau petit copain, m’a-t-il dit. L’Américain qui a été malade. »
— Pensez ce que vous voulez.
— Ce n’est pas mon problème.
— Exactement. Puisqu’il n’y en a pas.
— Vous n’avez pas à vouloir me rassurer, monsieur. Je ne suis pas votre confesseur… ni votre épouse.
C’est là que je lui ai envoyé mon jus d’orange à la figure. Comme ça, sur un coup de tête. Il a eu un moment de silence ébahi, tandis que le jus gouttait de son visage et que des morceaux de pulpe restaient pris dans ses sourcils, puis la stupéfaction s’est muée en fureur contenue :
— Partez immédiatement.
— Très bien, ai-je fait en m’extirpant du lit.
— J’appelle la police.
— Pourquoi ? Pour un baptême au jus de fruits ?
— Vous allez regretter ça, faites-moi confiance.
— Dans ce cas, je parlerai aux flics de tous les travailleurs illégaux que vous employez ici. Et des salaires de misère que vous leur versez.
Ç’a lui a coupé le sifflet. Tirant un mouchoir de sa poche, il s’est épongé le visage, tout en réfléchissant.
— Peut-être que je mettrai Adnan à la porte, tout simplement.
— Alors, je passerai un coup de fil anonyme à la police pour les mettre au courant de vos clandestins.
— J’en ai assez entendu. Je vais téléphoner à votre petit ami Adnan et lui dire de venir vous chercher.
— Vous n’êtes qu’un sale pervers.
Il était déjà parti en claquant la porte. Je me suis adossé au mur, épuisé et stupéfait par la soudaineté et la brutalité de la scène. Mais il l’avait cherché, non ? Je me suis habillé et, tout en faisant ma valise, j’ai été assailli par la culpabilité : alors que personne ne l’avait forcé à s’occuper de moi, Adnan allait se retrouver en difficulté avec son salaud d’employeur, maintenant… J’ai eu l’idée de lui laisser cent euros et un mot de remerciements, mais j’étais certain que Brasseur les empocherait. Non, j’allais trouver un autre hôtel et je repasserais ici un soir, pour les lui remettre en mains propres.
Le téléphone a sonné. J’ai décroché. C’était Brasseur.
— J’ai contacté Adnan à son autre boulot. Il sera là dans une demi-heure.
Il a raccroché. J’ai aussitôt rappelé la réception.
— S’il vous plaît, dites à Adnan que je me débrouillerai tout seul, que…
— Trop tard. Il est déjà en route.
— Joignez-le sur son portable.
— Il n’en a pas.
Clic.
J’ai pensé : « Prends ta valise et tire-toi. » C’est sûr, Adnan avait été très attentionné pendant ma maladie – un peu trop attentionné peut-être. Quels pouvaient être ses véritables motifs de vouloir que j’emménage dans une chambre à deux pas de la sienne ? Et si, à peine installé, je me faisais tomber dessus par quatre de ses amis qui s’empareraient de mes chèques de voyage, de mon argent liquide et des quelques objets de valeur que je possédais — mon portable, mon stylo-plume, la vieille Rolex de mon père – avant de me couper la gorge et d’abandonner ma dépouille dans une grande poubelle et de finir incinéré avec les ordures ménagères des Parisiens ? D’accord c’était un scénario un peu parano, mais j’avais du mal à croire que cet inconnu puisse être tout simplement bien intentionné. Si j’avais tiré une leçon de ces derniers mois, c’était bien que personne ou presque n’était totalement pur et désintéressé.
J’ai terminé mes bagages, passé mon sac à l’épaule. Je suis descendu. En approchant de la réception, j’ai remarqué que Brasseur avait changé de chemise mais que sa cravate était toujours tachée de jus d’orange.
— J’ai décidé de garder les trente euros que nous vous devions. Pour les frais de pressing. – Je n’ai pas répondu, continuant ma route vers la sortie. – Quoi, vous n’attendez pas Adnan ?
— Dites-lui que je le contacterai.
— Une querelle d’amoureux ?
Je me suis retourné d’un coup, le bras droit déjà levé. Brasseur a reculé d’un pas mais, comme celui qui sait d’expérience que ses provocations restent généralement impunies, il m’a regardé avec mépris.
— J’espère bien ne plus jamais vous revoir, ai-je grondé.
— Moi de même.
Je me suis hâté de sortir de l’hôtel et je suis tombé nez à nez avec Adnan. J’ai eu du mal à dissimuler ma surprise et mon embarras.
— Quoi, Brasseur ne vous a pas dit que j’arrivais ?
— Je… J’ai décidé d’attendre dehors, ai-je menti. Je ne peux plus supporter cet endroit.
Là, je lui ai raconté les dernières amabilités de Brasseur et ses insinuations putrides. Il a haussé les épaules.
— Il croit que les Turcs sont tous pédés.
— C’est-ce que j’avais compris, oui.
Je lui ai raconté que Brasseur disait avoir surpris en flagrant délit le cuistot et l’homme à tout faire.
— Le cuistot, je le connais, a remarqué Adnan. Omar. Il habite à mon étage. C’est un sale type.
Changeant rapidement de sujet, il m’a expliqué que Sezer, le gérant de son immeuble, nous recevrait dans une heure. Malgré mes protestations, il s’est emparé de la poignée de ma valise à roulettes et m’a entraîné dans une rue à droite.
— Brasseur a dit qu’il vous a téléphoné à votre « autre » boulot ? lui ai-je demandé alors que nous avancions vers le métro.
— Oui, je fais six heures chez un importateur de textiles, près de là où je vis.
— Six heures, en plus des huit à l’hôtel ? C’est de la folie…
— Je suis obligé : tout ce que je gagne à l’hôtel, je l’envoie en Turquie.
— À quelle heure commencez-vous ?
— Sept heures et demie.
— Mais vous finissez à une heure du matin à l’hôtel. Et le temps de rentrer chez-vous…
— Ça me prend une demi-heure à vélo. Vous savez, le métro s’arrête à une heure. De toute façon, je n’ai pas besoin de beaucoup dormir alors…
Il n’a pas continué, laissant entendre qu’il ne tenait pas à s’appesantir sur le sujet. Etroite et légèrement en pente, la rue était illuminée par les rayons du soleil matinal qui réussissaient à se frayer un chemin entre les immeubles. Un peu plus loin devant nous, un homme d’une quarantaine d’années, bien habillé, a surgi d’une imposante porte cochère avec sa fille. Contrairement à nombre d’adolescentes, celle-ci n’arborait pas une moue perpétuellement boudeuse, et elle a même éclaté d’un rire joyeux à un commentaire que son père venait de faire. La complicité entre eux était naturelle, évidente. Je n’ai pu m’empêcher d’être submergé par une vague de tristesse, qui m’a suffoqué un instant. Après avoir jeté un coup d’œil au père et à sa fille, Adnan s’est tourné vers moi.
— Ça va ?
J’ai été incapable de lui répondre. Nous avons repris notre marche : avenue Mozart, la station Jasmin, le quai en direction de Boulogne. Quand la rame est arrivée, j’ai vu qu’Adnan inspectait du regard les wagons, à la recherche d’uniformes. Il m’a fait signe de monter avec lui.
— On change à Michel-Ange-Molitor, m’a-t-il expliqué, et ensuite à Odéon. On descend à Château-d’Eau.
Le premier changement était seulement deux stations plus loin. En suivant les panneaux indiquant la ligne 10 en direction de la gare d’Austerlitz, nous sommes arrivés à un escalier qui paraissait interminable, et j’ai insisté pour porter ma valise, cette fois. En bas, il y avait un couloir qui faisait un coude et, tout de suite après, deux policiers qui contrôlaient l’identité des passants. Adnan s’est arrêté net. Du coin de la bouche, il m’a ordonné :
— Demi-tour.
Au moment où nous repartions dans l’autre sens, deux autres policiers sont apparus, à moins de vingt mètres devant nous. Avaient-ils remarqué notre manège. Adnan m’a chuchoté :
— Marchez devant moi. Quand ils vont m’arrêter, continuez. Descendez à Château-d’Eau, et ensuite c’est le 38, rue de Paradis. Demandez Sezer.
— Si vous restez avec moi, ils vous laisseront sans doute tranquille, ai-je objecté tout bas.
— Allez au 38, rue de Paradis.
Adnan a ralenti pour que je le précède mais quand j’ai voulu rester à sa hauteur, il a murmuré une nouvelle fois :
— Allez rue de Paradis !
En approchant des policiers, j’ai senti leur regard scrutateur se poser sur moi mais je me suis efforcé de ne pas les regarder, éprouvant l’inquiétude insidieuse qui se glisse en moi chaque fois que je croise un représentant de l’ordre ou que je passe la douane, comme si j’avais quelque chose à cacher. À tout instant, j’attendais les mots fatidiques : « Vos papiers, monsieur », mais ils m’ont laissé passer sans rien dire. J’ai remonté l’escalier. En haut, je me suis arrêté, espérant qu’Adnan allait bientôt me rejoindre. Cinq minutes se sont écoulées, puis dix. J’ai décidé de descendre – je pourrais toujours jouer le touriste américain égaré, si les flics s’étonnaient de me revoir. Mais le couloir était absolument vide.
Le constat m’est tombé dessus comme un coup de massue : « Ils l’ont coincé… et c’est à cause de toi. » La pensée suivante fut tout aussi déprimante : « Qu’est-ce que je fais, maintenant ? »
« Allez rue de Paradis. »