13
— JE NE VOIS PAS DE QUOI TU PARLES.
Elle a eu un petit rire amusé.
— Menteur ! – J’ai tenté de boire encore une gorgée de whisky. Toujours aussi pénible. – Qu’est-ce que tu as à la bouche ?
— Je me suis mordu la langue.
— Encore un mensonge.
— Quoi, ça ne t’est jamais arrivé ? lui ai-je demandé en essayant de prendre un air innocent.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Je te dis que…
— Tu dis n’importe quoi. Ce qui m’est complètement égal. De même que je me fiche que tu aies couché avec quelqu’un d’autre. Parce que je sais que c’est-ce qui s’est passé. Comment elle s’appelle ?
— Eh bien… Yanna.
— Turque ? Balte ?
— Moitié française, moitié turque.
— Comment l’as-tu rencontrée ? – J’ai expliqué. -Comment en êtes-vous venus au sexe ? – J’ai raconté. – Est-ce qu’elle t’a mordu avant ou après la pénétration ? – Je lui ai donné la précision qu’elle réclamait. – Et après, quand vous avez terminé ?
— Elle m’a fichu dehors.
— Oui… Et je parie que tu n’as pas utilisé de préservatif.
— Je… Je suis désolé.
— Désolé de quoi ?
— Mais parce que… maintenant, tu ne vas sans doute plus vouloir…
— Vouloir quoi ? Faire l’amour avec toi. – Elle a ri, à nouveau. – Tu es parfois d’une puérilité, Harry !
J’ai baissé la tête, me sentant en effet très puéril.
— Le médecin que tu es allé voir…
J’ai relevé les yeux pour la regarder.
— Hein ? Comment sais-tu que je… ?
— Ah, tu recommences ! Tu es prévisible à un point attendrissant, Harry. Et tellement américain, avec ta façon de considérer le sexe comme une source de mauvaise conscience permanente. Laisse-moi deviner : ce toubib t’a dit que tu n’avais pas de soucis à te faire, mais il ne t’a pas convaincu, et tu es encore en train de calculer combien de chances sur un million il y aurait pour que tu aies attrapé…
— Arrête ! ai-je soufflé.
— Mais pourquoi, chéri ? Tu as honte d’avoir sauté une autre femme, mais au lieu de te débrouiller pour me le cacher tu me le brandis sous le nez. Et dès que je te démasque, tu t’empresses de déballer ton sac… pour me refiler une part de ta culpabilité.
— Ce n’était pas mon but, non.
— Je me moque de ce que tu peux faire, je te le répète. Je me moque de savoir par quel trou tu as baisé cette femme, ou si c’était par tous les trous. Tout ce qui m’importe, c’est d’être traité en adulte par un adulte. Mais tu arrives ici tout penaud…
— Il n’y a pas que le sexe, ai-je lancé brusquement.
— Alors quoi ? Puisque le toubib t’a pratiquement déclaré hors de danger.
— Je… Je suis victime d’un chantage.
— Un chantage ? De la part de qui ?
Je lui ai fait un tableau complet d’Omar et de ses menaces et j’ai conclu :
— C’est une brute, mais une brute assez rusée. Évidemment, il s’imagine que je suis à sa merci alors que…
— Ce n’est pas ce qu’il imagine, c’est la réalité.
— Et… qu’est-ce que je dois faire, d’après toi ?
— Ne pas lui donner d’argent, surtout.
— Mais il mettra sa menace à exécution…
— Et puis quoi ? Tu n’auras qu’à tout nier. Je te prie de croire que c’est-ce que va faire ta bouffeuse de langue, aussi.
— Ça ne suffira pas. Je me ferai casser la figure, au mieux.
— Tu dois jouer sur le temps. Dis à cet Omar que tu vas le payer mais que tu n’as pas encore la somme en liquide. Il te faut plusieurs semaines pour la réunir. S’il insiste, montre-toi ferme. Quel choix lui reste-t-il ? Aller tout raconter au mari ? Dans ce cas, il perd toute chance de recevoir son argent. C’est-ce qui l’intéresse, et rien d’autre : mille euros, plus ceux qu’il pense pouvoir encore te soutirer après. Fais-le lanterner. Et, entre-temps, je pense que tu devrais entrer en contact avec ta bouffeuse de langue et la mettre au courant. Elle peut t’aider à limiter les dégâts, c’est évident. Suggère-lui de raconter à son mari qu’Omar a essayé de la sauter, pendant qu’il était absent. Qu’il a cherché à lui mettre la main entre les jambes quand il n’y avait plus personne au bar. Il faut qu’elle ajoute des détails graveleux, ça chauffera encore plus son bonhomme… Et là, Omar n’aura plus aucune crédibilité. Il pourra raconter n’importe quoi à ton sujet, le petit mari n’en croira pas un mot. Parce qu’il sera persuadé qu’Omar tente simplement de rejeter la faute sur toi.
Je l’ai dévisagée, très impressionné.
— C’est en effet une solution très élaborée, astucieuse, et cruelle.
— Elle a un prix, toutefois.
— Lequel ?
— Je veux savoir ce qui s’est passé aux États-Unis. Ce que tu as pu faire pour n’avoir d’autre choix que t’enfuir jusqu’ici.
Un ange est passé. Je me suis forcé à finir mon verre malgré la douleur.
— Tu me dois ça, Harry, a-t-elle repris.
— À cause de mon faux pas ?
— Non. Tu me le dois parce que je t’ai dit beaucoup de choses sur mon passé, tandis que toi…
— Tu vas trouver ça tellement banal…
— Une vie fichue en l’air, tu appelles ça « banal » ? En plus, tu as besoin de me raconter. C’est-ce que tu veux, au fond de toi.
— Je peux avoir un autre whisky ?
— Le verre du condamné ?
— Sans doute.
Elle m’a servi une dose impressionnante, dont j’ai avalé la moitié. L’alcool et la souffrance m’ont fait venir des larmes aux yeux. J’ai pris ma respiration.
— Il faut sans doute que je parle de ma femme, d’abord. J’ai connu Susan à la fac. À l’université du Michigan. Elle étudiait l’art dramatique, avec tout un tas de projets grandioses – devenir metteur en scène de théâtre, etc. Moi, je préparais mon doctorat en études cinématographiques et je ne désirais rien d’autre qu’une confortable planque d’enseignant sur un campus tranquille, ce qui me permettrait de transmettre des choses qui me plaisaient vraiment et me laisserait le temps d’écrire les livres… Oui, « les » livres que j’étais sûr de porter en moi. Dès les premiers moments, j’ai pensé que Susan serait la compagne idéale. Jolie, dans toute la simplicité d’une fille du Midwest. Pas sophistiquée du tout. Mais vraiment mignonne.
— Quel mot horrible, m’a interrompu Margit. Je parie qu’elle était toujours en jean, chaussures de marche, pull pastel, parka, et qu’elle…
— Tu veux que je raconte, ou non ?
— Mais j’ai raison ?
— Oui, tu as raison. Donc, on s’est mariés avant même de terminer notre troisième cycle, et on a trouvé tous les deux un travail dans la même université de taille et de réputation moyennes, Crewe, dans l’Ohio. Une prouesse, on peut le dire, quand on sait que les postes universitaires se font rares. Je suis tout de suite devenu très apprécié de mes étudiants, et…
— Et Susan ? Est-ce qu’elle s’est révélée une star de l’enseignement de l’« art dramatique » ?
— Eh bien… Disons qu’elle avait du mal à s’intégrer. Tout le monde voyait bien qu’elle avait des idées très intéressantes sur la mise en scène mais, en tant que pédagogue… Plusieurs étudiants se sont plaints, affirmant qu’elle était trop sévère, qu’elle exigeait d’eux un niveau qu’on ne pouvait pas attendre d’un campus comme Crewe College, que…
— Avec toi aussi, elle était critique à ce point ?
— Oui… Dans la vie courante, elle ne faisait guère de concessions. Et puis elle me poussait beaucoup, sur le plan professionnel. Comme nous n’étions que maîtres-assistants, il fallait qu’on publie le plus possible d’articles, si on voulait devenir titulaires…
— Je devine la suite : tu as été titularisé, mais pas elle.
— Exactement. Ils l’ont coincée sur son « inaptitude pédagogique ».
— Du coup, elle était au chômage alors que, toi, tu avais tout ce que tu avais voulu. Mais en même temps, tu étais condamné à rester dans cette petite ville, même si c’était le plan à l’origine, sauf que maintenant ta femme n’avait plus aucune perspective professionnelle.
— Elle a réussi à avoir quelques contrats de production dans des théâtres de la région, mais là aussi ça finissait toujours mal : une dispute avec la troupe, ou avec le chef décorateur, ou bien elle se mettait la direction à dos.
— Bref, c’était quelqu’un qui était perpétuellement en colère. Oui ? Et le chapitre suivant de l’histoire, c’est : elle se retrouve brusquement enceinte. Comme ta mère.
— Bravo.
— Qu’est-ce qu’elle pouvait faire d’autre ? Pas de travail, la trentaine…
— Trente-deux ans, pour être précis. Et ça lui est tombé dessus juste deux mois après le refus de Crewe… Megan est née, et on l’adorait, tous les deux, mais, évidemment, c’était Susan qui passait le plus de temps à la maison, et au bout d’un an, environ, cette existence a commencé à lui peser sérieusement.
— Elle n’a pas essayé de trouver d’autres boulots ?
— Si, bien entendu. Le problème, c’est qu’après s’être fermé la porte de tous les théâtres du coin, qu’est-ce qui lui restait, à Eaton dans l’Ohio ? La mise en scène de productions lycéennes. Tellement ringard que ça n’a fait qu’ajouter à sa frustration.
— Et la frustration a continué à s’accumuler pendant… Quel âge a Megan, maintenant ?
— Treize ans. Je dois dire que Susan a été une mère très attentive, très dévouée. Mais quand Megan est allée à l’école, elle a été moins occupée, et elle a de plus en plus souvent laissé entendre que cette vie de femme au foyer lui pesait. Lors de nos petites disputes, par exemple, elle en est venue à affirmer qu’elle était bloquée à Eaton à cause de son mari et de sa fille, qu’autrement elle aurait pu avoir une belle carrière dans une grande ville comme Chicago, là où les gens auraient su l’apprécier et n’auraient pas été effrayés par sa rigueur.
— Le portrait même de la femme épanouie. Bon, et comment tu réagissais à ça, toi ?
— J’essayais d’ignorer… d’autant qu’elle se lançait toujours dans ce genre de récriminations quand elle avait forcé sur le vin.
— Tu veux dire qu’elle buvait ?
— Ecoute, dans un trou comme Eaton, qu’est-ce qu’il y a à faire le soir, surtout quand on est déprimé ? Et moi aussi, je me suis mis à taquiner la bouteille sérieusement. En grande partie parce que j’étais miné par sa noirceur, sa vision négative de tout, sa…
— Et tu as estimé que le seul moyen de combattre cette « négativité », c’était d’avoir une liaison extraconjugale ?
— En fait, c’est Susan qui a commencé. Mais ça, je ne l’ai pas su tout de suite.
— Et qui était l’heureux élu ?
— Il y a environ deux ans, l’université a eu le privilège d’accueillir un nouveau doyen, l’exceptionnel Gardner Robson.
— Gardner ? Il y a vraiment des gens qui ont des prénoms pareils, aux Etats-Unis ?
— Parmi les WASP, oui. Et ce gars était l’archétype du Blanc de la côte Est, propre sur lui, bonne famille, ancien pilote de l’US Air Force, ex-consultant en management, la cinquantaine bien conservée, sportif, patriote, et tout et tout… Le conseil d’administration l’a choisi pour « rationaliser les procès de gestion » de la fac, si ça veut dire quelque chose… Pour fêter sa nomination, il y a eu une réception où je suis allé avec Susan. Comme je l’avais déjà rencontré, je me rappelle avoir affirmé à ma femme en chemin qu’elle allait sûrement le haïr dès la première seconde, qu’il était la personnification de l’Amérique réac et bornée qu’elle détestait tellement, le supporter de Bush tout craché… À cette soirée, Robson était très entouré, mais j’ai vu à un moment qu’il parlait assez longuement avec Susan. Ce n’est qu’après coup que je me suis souvenu d’un échange de regards…
— Comme c’est romantique.
— En rentrant à la maison, le seul commentaire de Susan a été : « Il n’est pas si mal, pour un républicain. » Environ une semaine plus tard, elle m’a annoncé qu’elle allait donner des cours privés à une fille d’Eaton qui terminait le lycée et espérait entrer à la section d’art dramatique de l’école Julliard. Tous les mardis et jeudis, de quatre à six.
— Tu n’as pas eu de soupçons ?
— Non. C’était peut-être naïf de ma part, mais c’est ainsi. J’ai été simplement content qu’elle ait trouvé à s’occuper.
— Quelle confiance, dis donc.
— Je voulais qu’elle cesse d’être aussi amère, qu’elle retrouve confiance en elle et, du coup, qu’elle abandonne son hostilité envers moi. Le fait est qu’elle a été tout de suite de meilleure humeur, quand ses « cours privés » ont commencé. Elle a même accepté à nouveau de coucher avec moi. En surface, les choses se sont améliorées entre nous. Et puis il s’est produit un revirement très inattendu : la prof qui avait eu le poste au département d’art dramatique est partie enseigner ailleurs et Crewe College a proposé à Susan de prendre sa place pour un an.
— Merci, monsieur le doyen…
— Là encore, je n’ai rien soupçonné. Susan était au septième ciel, naturellement. Et elle a paru avoir compris la leçon : plus d’ultimatums et de perfectionnisme outrancier avec ses étudiants, tact et diplomatie avec ses collègues. Elle est enfin devenue un membre à part entière de l’équipe pédagogique. L’année suivante, quand son contrat a été renouvelé et qu’elle a été titularisée, je n’avais toujours pas compris ce qui se passait en arrière-plan.
— Mais d’autres ont été plus clairvoyants, non ?
— C’est un petit campus, donc sa promotion a fait jaser, certainement, surtout que personne n’avait jamais vu ça, une titularisation après un premier refus. Mais je n’en ai eu aucun écho, moi : quand on médit, on ne le fait jamais devant celui qui est le plus concerné par les commérages. Ce que m’a appris récemment un ami et ancien collègue, en tout cas, c’est qu’ils ont tenu leur liaison secrète bien après ma…
–… chute ?
— Oui, ai-je murmuré.
— Qui s’est produite…
— … quand j’ai fait la connaissance de Shelley, une étudiante. Mais avant d’en venir à ça, je dois dire qu’après l’euphorie initiale, le changement de situation de Susan nous a ramenés exactement à la case départ. Forte de sa réussite professionnelle, elle est redevenue coupante, plus arrogante que jamais. Elle a par exemple décrété que je devais m’arranger pour être de retour à la maison chaque jour à quatre heures, quand Megan rentrait de l’école, parce qu’elle était maintenant plus occupée que moi. Et elle a recommencé à me refuser les rapports sexuels. Ou bien, lorsqu’elle daignait le faire, elle m’interrompait en plein milieu, me repoussait et me sortait une remarque du style : « Ça ne sert à rien, tu n’assures pas. »
— Charmant. Donc elle a voulu te montrer que tu ne lui inspirais ni désir, ni amour, ni rien d’autre que de l’agacement. Et toi, tu ne te doutais toujours de rien…
— Si. Un soir, je me suis même jeté à l’eau, je lui ai demandé carrément si elle voyait quelqu’un d’autre. Sa réponse a été : « J’aimerais bien avoir cette chance »… En réalité, j’étais un grand naïf, oui, mais je préférais aussi ne pas voir ce qui devenait de plus en plus évident.
— Et c’est à ce stade que Shelley l’étudiante entre en scène.
— Shelley Sutton. De Cincinnati. Hyperintelligente, hypercalée en films, et extrêmement jolie, quand on aime le genre artiste intello.
— Cheveux longs, petites lunettes à la Trotski, jean noir, blouson en cuir et des parents impossibles ?
— Et beaucoup trop brillante pour finir à Crewe College, mais son dossier scolaire, comme elle le reconnaissait elle-même, n’était pas fameux.
— Et elle est venue te voir à la fin d’un cours, et elle t’a posé une question « hyperintelligente » à propos de… ?
— Fritz Lang.
— Très romantique.
— Moque-toi ! Mais ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une fille de première année qui connaît tout ce qu’il faut savoir sur la période hollywoodienne de Lang, et qui est très séduisante, en plus.
— Un coup de foudre, donc ?
— Pas exactement. Pas dans l’ambiance actuelle des universités américaines, où les règles concernant les relations entre enseignants et étudiants de sexe opposé sont devenues d’une rigidité aberrante. Un simple déjeuner avec une étudiante sans chercher à aller plus loin peut attirer de sérieux ennuis à un prof. À Crewe, les consignes de l’administration à ce sujet touchaient au grotesque : dans le règlement intérieur destiné aux enseignants, il était explicitement stipulé qu’un professeur, homme ou femme, recevant un étudiant dans son bureau devait garder la porte ouverte et veiller à conserver une distance d’au moins un mètre avec lui.
— Pas étonnant que l’Amérique soit cinglée.
— Enfin, on a tout de même pris un café sur le campus et je dois avouer que le courant est tout de suite passé. C’est surtout sa maturité intellectuelle qui m’a fasciné…
— Oui, c’est-ce que disent toujours les hommes, quand ils sont attirés par une fille beaucoup plus jeune : « Hier encore elle jouait avec ses Barbie, mais sa connaissance de Dostoïevski est renversante… »
— Je ne nie pas avoir été un peu dans le trip Humbert Humbert.
— Sauf que Lolita avait quatorze ans, pas dix-huit.
— Il n’empêche que nous devions être extrêmement prudents. Nous nous sommes d’abord vus dans un café en ville, mais au bout de trois fois la patronne a commencé à nous regarder d’un drôle d’air, alors nous avons décidé qu’elle m’attendrait dans une petite rue assez loin du campus, que je passerais en voiture et que nous irions dans une ville encore plus glauque qu’Eaton, Toledo.
— Comme Toledo en Espagne ?
— Comme Toledo, capitale américaine du pneumatique.
— Et c’est là que tu as enfin pu coucher avec elle ?
— Oui. Mais deux mois après…
— Deux mois ! s’est étonnée Margit. Bon Dieu, pourquoi il t’a fallu tout ce temps ?
— Je… J’étais très nerveux. Très attiré par elle, mais aussi très conscient des risques insensés que je courais. Ma situation était absurde : d’un côté, Susan qui me repoussait tout le temps, de l’autre, Shelley qui me répétait que j’étais génial, fascinant, qu’elle voulait « que nous nous “abandonnions l’un à l’autre”, même si ce n’était qu’une fois »…
— Tu as gobé ça ? Bon, où s’est passé 1’« abandon », alors ? Dans un hôtel ?
— Un « Motel 6 » à Toledo. C’est une chaîne américaine d’hôtels vraiment miteux et déprimants. Avec des chambres à vingt-quatre dollars et quatre-vingt-dix-neuf cents seulement si on la rend avant six heures du soir. Comme ça, je n’avais pas à me servir de ma carte de crédit et… Tu comprends, l’endroit importait peu, tout ce qui comptait pour nous, c’était de…
— … baiser ensemble ?
— C’est crûment dit mais oui, c’est vrai.
— Et la baise a été mémorable.
— J’étais amoureux d’elle, profondément. Je sais ce que tu penses, que c’était une hallucination, encore une preuve de la bêtise dans laquelle les hommes peuvent sombrer quand ils sont guettés par le démon de midi. Mais c’est la vérité. C’était un amour comme je n’en avais jamais éprouvé. Lorsque j’étais avec elle, je ressentais une sorte de… « complémentarité », oui. L’âge nous séparait et pourtant il n’y avait pas de fossé entre nous, pas de barrière. Elle était sacrément intelligente – et pas seulement en matière de films, de livres, de jazz et de tout ce que j’aimais moi aussi. Elle avait une véritable sagesse de la vie…
— Comme c’est émouvant…
— Tu n’as jamais été envoûtée par quelqu’un au point de ne pouvoir supporter d’être privée de sa présence ?
— Si, une fois, a-t-elle répondu calmement.
— Zoltan ?
— Quelqu’un d’autre.
— Qu’est-ce qui est arrivé ?
— C’est « ton » histoire, d’accord ? Donc, vous avez pris l’habitude d’aller deux fois par semaine dans ce motel de Toledo ?
— Non. Après la première fois, j’ai arrêté.
— Ton sens légendaire de la culpabilité, je présume ?
— Exactement. Jetais très amoureux, certes, mais je savais qu’une fois cette ligne franchie il ne fallait pas aller plus loin, parce que…
— Tu risquais de perdre ton emploi, ta carrière ?
— Oui, mais aussi parce que je ne cessais pas de me répéter que nous allions finir par retrouver un terrain d’entente, Susan et moi. Que son hostilité envers moi était seulement l’un de ces caps par lesquels tout mariage passe.
— Pourquoi ne pas avoir continué à jouir de ton étudiante de temps en temps, en toute discrétion ? C’était ce qu’elle voulait, non ?
— Quand on est enfin passés à l’acte, elle n’a pas du tout compris que je ne veuille plus coucher à nouveau avec elle. J’ai tenté de m’expliquer. A de nombreuses reprises. De lui dire que malgré ce que j’éprouvais pour elle, je ne pouvais pas être son amant, que cet amour n’avait aucun avenir.
— Elle l’a mal pris, évidemment.
— Qui pourrait le lui reprocher ? Mon comportement a été d’une imbécillité rare. Et typiquement masculin. Flirter pendant deux mois avec une fille très sensible, passer à l’acte et puis, juste après, rompre…
— Ce n’est pas aussi idiot que tu le dis, je trouve. Si elle avait été plus mûre, psychologiquement parlant, elle aurait très bien pu comprendre ta logique.
— Elle n’avait que dix-huit ans.
— On peut-être mûr sur le plan émotionnel à cet âge-là. Elle ne l’était pas.
— Chaque fois que nous nous prenions la main sous la table d’un café, ou que nous restions les yeux dans les yeux à rêver en silence, je me disais que ça finirait par m’exploser à la figure, si je continuais à la voir. Mais je ne pouvais pas supporter l’idée de ne pas continuer.
— Parce que tu étais amoureux. Et c’est pour ça que tu as arrêté, également : tu savais que si vous commenciez à coucher ensemble régulièrement, tu ne serais plus capable de mettre fin à cette liaison.
— Peut-être, mais tu ne vois pas mon énorme contradiction ? La désirer pendant tout ce temps et puis, juste quand je l’avais enfin dans mes bras…
— Est-ce que nous ne sommes pas tous pétris de contradictions, dès que les sentiments sont en jeu ? Tu connais la maxime de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. » Tu as résisté à la tentation, tu y as cédé une fois, tu as décidé de recommencer à résister. Voilà tout. Mais comme le sexe est toujours synonyme de risque et de catastrophe potentielle, chez-vous les Américains, cela ne s’est pas terminé si simplement, n’est-ce pas ?
— Non…
— Qu’est-il arrivé à cette fille, Harry ?
— Eh bien, l’histoire a pris une tournure à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Dans les jours qui ont suivi notre après-midi au motel, elle m’a bombardé de lettres sur du papier en couleur qu’elle laissait dans mon casier. Et d’e-mails. « Amour de ma vie », elle m’appelait. Elle insistait pour qu’on couche à nouveau ensemble, tout de suite. Quand j’ai remarqué qu’elle traînait dans le couloir à la fin de mon cours pour essayer d’engager la conversation avec moi, j’ai pensé qu’il fallait agir vite. Je lui ai proposé un tour à la campagne. Nous sommes allés au bord d’un lac et je lui ai expliqué que je tenais à elle mais que notre liaison devait s’arrêter là. Elle a été anéantie. Elle m’a dit qu’elle n’aurait jamais fait l’amour avec moi si elle avait su que ça se terminerait de cette façon. Je n’ai pas voulu lui rappeler qu’elle avait prétendu exactement le contraire, et je lui ai répété que malgré tout l’amour qu’elle m’inspirait, poursuivre notre relation était…
— … de la folie.
— En gros, oui. C’est incroyable, non ? On arrive devant un seuil terriblement dangereux à franchir, on réunit tout son courage et, à la minute où on saute le pas, on le regrette déjà…
— Encore une de nos grandes contradictions, Harry. Est-ce qu’elle a pleuré ?
— Elle ne voulait pas y croire. Ensuite, quand je lui ai répété mes arguments, elle a dit qu’elle s’en moquait, qu’elle ferait tout pour que notre relation continue.
— Est-ce qu’elle était vierge ?
— Non. Elle avait connu un garçon, au lycée, mais ça s’était arrêté avec son entrée à l’université. Elle… Elle nous voyait comme Tristan et Iseult, carrément. Unis pour la vie. Je lui ai dit qu’elle tournerait vite la page sur moi, que j’étais un homme marié, et son professeur, de surcroît, mais elle s’est entêtée. Elle a continué à envoyer des lettres, et une bonne dizaine d’e-mails par jour, et à me suivre dans les couloirs…
— Tes collègues ont dû finir par le remarquer, non ?
— Evidemment. Doug Stanley, mon seul véritable ami à Crewe, m’a pris à part et m’a demandé si je fricotais avec Shelley. Je lui ai tout raconté, et je lui ai demandé conseil : est-ce qu’il n’était pas préférable d’aller voir le doyen et de lui exposer les faits, avant que la situation ne dégénère ? Il a répondu que ce serait du suicide, que Shelley allait finir par redescendre sur terre… Il m’a même proposé de lui parler, de lui suggérer de voir la psychothérapeute du campus.
— Te connaissant, tu devais être rongé de remords.
— Je ne dormais plus. J’ai dû perdre sept ou huit kilos en quinze jours. Je n’arrivais à me concentrer sur rien. Même Susan, qui prenait soin de m’ignorer en permanence, a fini par me demander ce qui n’allait pas. Je lui ai dit que je me sentais déprimé, et c’est là qu’elle m’a annoncé qu’à ses yeux j’avais toujours été quelqu’un de renfermé, un rabat-joie, « sauf ces derniers mois, ce qui m’a convaincue que tu dois avoir une liaison ». Je n’ai pas nié, elle n’a pas insisté. Mais le lendemain soir, en rentrant de la fac, je l’ai trouvée installée devant mon ordinateur à la maison, en train de lire mes e-mails.
— Ne me dis pas que tu n’avais pas tout effacé !
— De ma boîte d’entrée, si, mais pas de la corbeille. Comment elle a trouvé le code d’accès, je ne sais pas exactement. Je me suis rappelé que j’avais dit un jour à Megan que je me servais de son prénom pour mon mot de passe, « Megan 123 », Susan devait être présente… En tout cas, elle avait affiché l’un des messages de Shelley à l’écran. Elle ne s’est même pas retournée. Elle a dit, d’une voix qui m’a fait l’effet d’une douche glacée : « Fais ta valise et va-t’en, immédiatement. Ou bien j’appelle la police et je leur raconte que tu m’as battue. »
— Et tu as cédé à son chantage ? Alors qu’elle s’envoyait en l’air avec un autre type ?
— Je l’ignorais, à ce moment-là.
— Alors qu’elle avait fouillé dans tes e-mails, dans ta vie privée ?
— Et elle s’est certainement empressée d’envoyer les preuves à son amant, le doyen, parce que dès le lendemain matin, vers dix heures, deux gars de la sécurité du campus ont débarqué dans mon bureau. Ils avaient pour consigne de m’escorter hors de l’enceinte de l’université et de me conduire en ville, au cabinet juridique qui représentait Crewe College. Là, un petit avocat de province, une vraie caricature avec son nœud papillon, ses bretelles et son costume de serge bleue, m’a lu une lettre qui me signifiait mon licenciement pour faute déontologique grave, « sans préavis ni indemnités ». Il m’a dit que si je signais le document qu’il avait préparé, avec notamment une clause certifiant que je ne contesterais pas la décision, la version officielle serait que j’avais démissionné pour « raisons de santé ». « Pas de vagues, tout à l’amiable, m’a-t-il assuré. De cette façon, votre carrière d’enseignant ne sera pas compromise. » J’ai signé. Je ne savais pas que l’amant de Susan, « M. le doyen », m’avait préparé une autre surprise. Quand je me suis réveillé sur le canapé-lit de mon ami Doug, je me suis aperçu qu’une bande de journaleux campait à l’entrée, y compris les équipes des télés locales.
— Tout ça pour une petite aventure avec une étudiante ?
— Etre limogé pour atteinte à la morale publique, dans une petite ville américaine, c’est un très, très gros truc. Il se trouve que quelqu’un – d’après Doug, ce ne pouvait être que Robson – avait refilé à la presse les passages les plus croustillants de ma correspondance électronique avec Shelley. Le même Robson qui, la veille, avait prétendu devant Doug qu’il était « sincèrement désolé » pour moi… Je me suis claquemuré au sous-sol de chez lui et il a réussi à tenir à distance les reporters jusqu’à ce que…
Je me suis tu. J’ai baissé la tête.
— Jusqu’à ce que quoi ? a insisté Margit.
— Jusqu’à ce que Shelley se suicide.