Le « loch » ressemble plutôt à un étang aux eaux particulièrement sombres. Mr. von Leibnitz prête à ses pensionnaires quelques cannes à pêche, et Mrs. Roper, Mr. Roper et George passent de longs moments à les plonger et les replonger dans l’eau, mais sans rien prendre. Je suppose qu’avec cette absence de fond, tous les poissons ont été aspirés vers l’Australie. Pendant ce temps, le Bébé-David circule à quatre pattes comme un gros scarabée, et Patricia, qui lit Humphrey Clinker allongée dans l’herbe, le foudroie du regard chaque fois qu’il s’approche d’elle.

Bunty tourne autour du loch avec des regards qui en disent long. La présence de Mrs. Roper contrarie sérieusement ses amours mais ses pérégrinations l’amènent très souvent à entrer en collision avec l’objet de sa flamme. Le nombre de fois dans une journée où leurs doigts se rencontrent comme par hasard, où leurs corps s’effleurent, est effarant.

Christine tente de m’entraîner dans toute une série de jeux de son invention, toujours fondés sur l’idée que nous sommes des chevaux. Il est difficile de l’éviter, et je tente le plus souvent de m’en tirer en galopant plus vite qu’elle vers la colline la plus proche. Parfois, je suis aidée par les circonstances, d’autres affaires venant détourner l’attention de Christine (« Mon Dieu, où est le bébé ? » – « Kenneth, veux-tu bien sortir de l’eau immédiatement ! »).

Je préfère rester aussi loin que possible du loch. Il crée chez moi un sentiment de malaise, et, si je m’approche trop du bord, j’ai l’impression que je vais être aspirée par ses eaux noires et sans fin. Cela me rappelle quelque chose, mais quoi ?

Patricia continue à être nauséeuse presque tout le temps, mais tous les autres semblent avoir retrouvé leur équilibre. En conséquence, une autre excursion est prévue pour lundi, à Oban, cette fois. Après tout, comme le souligne en riant Mr. Roper, cela ne peut pas être pire que le déplacement à Fort William.

Les problèmes habituels se présentent en route ; nous devons slalomer entre les moutons et suivre au pas pendant près d’un kilomètre et demi un animal particulièrement insouciant (« Ecrase-le donc, cet imbécile ! »). Patricia vomit dans la bruyère.

— Qu’est-ce qui ne va pas, Patricia ? demande Bunty d’un ton peu amène.

— C’est ton âme, Patricia ? interviens-je avec compassion.

— Taitoiruby.

En descendant vers Oban, nous pouvons apercevoir la mer, qui semble l’extrémité du monde, et le ciel translucide au-dessus. Solitaire au bord de la route, un joueur de cornemuse en grand costume (je reconnais le kilt des Andersen) nous salue au passage d’une lugubre et tremblotante complainte. Je trouverais finalement ces vacances agréables si on voulait bien me laisser tranquille. Mais non, il est déjà question d’un « petit tour en bateau après le déjeuner ». Mr. Roper se frotte très accidentellement contre Bunty au moment où nous entrons dans un restaurant d’hôtel avec moquette en tartan (aux couleurs des McGregor). Nous mangeons tous du poisson et des frites, à l’exception de Patricia qui, après une frite, devient aussi verte que les eaux du port.

Le Ferry de Mull s’éloigne majestueusement tandis que nous nous entassons à bord de notre propre embarcation, le Bonny Bluebell, qui a l’air d’une toute petite barque de pêche. Au-dessus de son point d’amarrage, une pancarte annonce : « Promenades dans la baie – Mr. A. Stewart, propriétaire. »

En m’asseyant tout près de Patricia sur un banc humide, je me dis et me répète que rien de bien grave ne peut arriver ; le temps est beau et la baie relativement petite. Le moteur se met à tousser et nous parlons. Bunty n’aurait certainement jamais mis le pied sur ce bateau si elle n’avait pas été aveuglée par l’amour, et à peine sommes-nous sortis du port qu’elle comprend son erreur. Elle devient toute blanche et murmure :

— Oh, non !

— Qu’est-ce qu’il y a, Bunty ?

La voix de Mr. Roper est si pleine de tendre compassion que Mrs. Roper et George lèvent brusquement la tête. L’attention de Mrs. Roper est immédiatement détournée par le Bébé-David, pris d’une de ses envies habituelles, mais George, lui, est dorénavant sur ses gardes, et observe les amoureux d’un œil d’oiseau de proie.

Dès la sortie du port, les eaux jusque-là tranquilles s’enflent soudain de vagues de plus en plus amples. La houle s’accentue et des rafales de vent viennent bousculer le petit bateau et ses joyeux occupants.

— Pauvre Bunty ! fait Mr. Roper, tandis que l’objet de sa commisération rend à la nature le poisson et les frites précédemment absorbés.

Je peux comprendre et compatir, car mon propre estomac danse la gigue écossaise. Patricia se recroqueville sur son siège, et je me serre contre elle. Quand je lui saisis la main, elle presse très fort la mienne ; nous communions dans la terreur.

— C’est juste un petit grain, crie Mr. Stewart, ce qui ne réconforte vraiment personne, et surtout pas Mr. Roper.

— Petit ou pas, mon vieux, répond celui-ci, je ne crois pas que ce bateau soit de taille !

Je ne sais pas si c’est l’anglo-impérialisme perçant dans le ton de Mr. Roper qui le heurte ou si des écailles lui ont poussé aux oreilles, mais notre capitaine reste sourd à cet argument et fonce de plus belle vers le large. Mrs. Roper est totalement mobilisée par le Bébé-David, humide et hurlant, Christine, qui gémit en se tenant l’estomac, et Kenneth, qui menace à tout moment de passer par-dessus bord. Mr. Roper ne lui est d’aucun secours, car il est passé de l’autre côté du bateau, auprès de Bunty, et nous donnons maintenant dangereusement de la bande, entre le Scylla de la jalousie de George et le Charybde de la baie d’Oban.

Et puis, subitement, je me mets à hurler, à hurler effroyablement, prise d’un désespoir qui monte d’un loch sans fond à l’intérieur de moi-même, d’un endroit que je ne saurais situer ni nommer. Accrochée au cou de Patricia, je sanglote :

— L’eau ! L’eau !

Elle fait de son mieux pour me calmer.

— Je sais, Ruby… crie-t-elle.

Mais le vent emporte le reste de ses paroles.

A défaut d’autre chose, mes cris semblent avoir quelque effet sur Stewart, qui, finalement et avec de grandes difficultés, fait virer de bord le bateau et reprend en direction du port.

*

Mais le temps n’en reste pas moins à l’orage. Ce soir-là, Mrs. Roper reste à l’étage avec Christine, qui, seule de son espèce, semble toujours en proie au mal de mer. Mr. Roper met le Bébé-David au lit, puis nous rejoint en bas pour une partie de Cluedo, tirant sa chaise très près de celle, de Bunty. Effleurements fortuits et rires étouffés se succèdent, jusqu’au moment où George explose. Miss Scarlett (Bunty) et le Révérend Green (Clive) s’étant heurtés une fois de trop, George plante tout et sort de la pièce en claquant la porte.

— Je vous demande un peu ! fait Bunty.

Puis les événements se succèdent au rythme d’un lugubre vaudeville après le départ spectaculaire de George. Miss Scarlett et le Révérend Green abandonnent à leur tour le jeu. On les retrouvera dans la salle à manger, où, incapables de se retenir plus longtemps, ils copulent sur la longue table de chêne sombre.

— Espèce de putain ! hurle George en surprenant la scène.

Ce cri du cœur n’alerte pas que les familiers ; il attire sur les lieux du crime Mr. et Mrs. von Leibnitz. À ce moment, le couple scandaleux a repris la station verticale et remis un peu d’ordre dans sa toilette, mais il est difficile de se méprendre sur la nature de l’événement. George agite faiblement les poings en direction de Mr. Roper, tandis que Bunty essaie de faire comme si elle n’était pas là.

— Y a un proplème ? demande Mr. von Leibnitz en faisant un pas en avant pour séparer les hypothétiques combattants.

— Vous, espèce de nazi, mêlez-vous de vos affaires ! grogne Mr. Roper.

Ce qui ne cause qu’un plaisir très mitigé au couple von Leibnitz. Je me tourne vers Patricia pour voir si elle va s’élever contre cette injustice, et je m’étonne de la voir tranquillement appuyée contre la rampe de l’escalier avec un curieux sourire en biais.

Cherchant, comme à son habitude, un perroquet émissaire, Bunty lui lance :

— Tiens-toi droite, Patricia !

Comme si c’était là la question ! Mais Patricia la prend complètement à contre-pied en lui disant calmement :

— En fait, Maman, j’étais descendue pour te dire que j’étais enceinte…

Rideau, après ce final en fanfare ? Que non car Mrs. Roper se précipite alors en hurlant :

— Au secours ! Au secours ! Appelez une ambulance !

*

En fin de compte, ce n’est qu’une appendicite, ce qui n’est pas si grave que cela, bien que ma grand-mère ait toujours raconté que son premier fiancé en était mort. En tout cas, mourante ou pas, Christine est transportée par l’ambulance à Oban, où l’organe en cause est promptement éliminé. Le lendemain, nous nous répartissons en de nouveaux groupes : Mrs. Roper, George et Kenneth à Oban, au chevet de Christine, tandis que ma mère, Mr. Roper et le Bébé-David écument les collines à la recherche de Patricia. Ils la découvrent finalement au bord du Loch Sans-Fond, méditant d’un air lugubre entre les roseaux. Je reste en compagnie de Mrs. von Leibnitz, et nous confectionnons ensemble des scones à la farine et à la pomme de terre, que nous mangeons tout chauds dans la cuisine en discutant de littérature écossaise.

— Tu as de la famille dans les parages ? me demande-t-elle.

Je lui réponds que j’ai présentement quelques parents errant dans les collines voisines, mais elle me précise que ce n’est pas ce qu’elle a voulu dire. Y a-t-il d’autres Lennox dans la région, car Lennox, me dit-elle, est un nom écossais. Je lui réponds en plissant le nez que je ne le pense pas, car (bien qu’il y ait effectivement le tartan d’un clan Lennox dans mon Guide de poche illustré des tartans écossais) George et Bunty ne cessent de répéter qu’ils sont du Yorkshire depuis des générations et des générations.

Le mercredi, abrégeant nos vacances, nous prenons le chemin du retour en laissant les Roper prendre seuls les dispositions qu’ils entendent. Le voyage de retour est à peu près sans histoire. Bunty se concentre du mieux qu’elle peut sur la carte routière et les panneaux indicateurs afin d’amadouer George ; elle a fait le bilan de ses erreurs. Je soupçonne aussi qu’après une journée passée en sa compagnie, la perspective d’avoir le Bébé-David pour beau-fils a suffi à la détourner encore plus sûrement de l’infidélité que les scrupules de Mr. Roper (« Ecoute, Bunty… Cette pauvre Harriet a besoin de moi, tu sais… »).

Patricia et moi dormons pendant presque tout le trajet. Nous nous réveillons toutefois le temps d’un excellent déjeuner dans un restaurant situé sur la route de Glasgow. Personne ne vomit. Dans la voiture règne le lourd silence qui suit les grandes catastrophes. Nous quittons Och-na-cock-a-leekie très tôt le matin, en oubliant le porridge et les haricots froids, car George compte prendre ainsi de vitesse les moutons et la circulation. Lorsque nous quittons la ferme, une brume épaisse nous dissimule le monde extérieur. Comme nous approchons de la route sans nom ni numéro à l’extrémité du chemin de ferme, je jette par la vitre un ultime regard ensommeillé à notre lieu de villégiature et vois soudain, avec stupeur, émerger du brouillard la tête et les épaules d’un animal héraldique. C’est un énorme cerf, avec des bois immenses, qui, à quelques mètres, considère la voiture avec une indifférence royale. La scène est irréelle, et je ne tente même pas de la signaler à Patricia, car je sais que je suis en train de rêver. Quelque part au-delà de la brume doivent se trouver nos vraies vacances écossaises – et peut-être aussi toutes les autres vacances que nous n’avons jamais eues.

Patricia doit cultiver les mêmes pensées que moi, car, un peu plus tard, elle se penche vers moi et me murmure :

— Te souviens-tu de Tante Doreen ?

Elle paraît extrêmement soulagée lorsque j’incline la tête et lui dis :

— Bien sûr.

*

Patricia eut droit à des deuxièmes vacances cette année-là, à Clacton, dans un foyer méthodiste pour mères célibataires. Lorsqu’elle en revint, mère célibataire mais sans enfant, elle était, d’une certaine manière, une personne différente. À ce moment, les Roper avaient déménagé et avaient été remplacés par une veuve appelée Mrs. Kettleborough. Bunty et George avaient décidé de rester mariés et se comportaient comme si rien ne s’était passé, exercice où ils se montraient très, très brillants. Patricia ne retourna jamais en classe, ne passa jamais son deuxième bac. Elle était si sombre que, si affreux que cela puisse paraître, ce fut un soulagement lorsqu’un beau matin de mai, elle quitta la maison pour ne plus y revenir.

*

Quant à Rags, Bunty l’avait donné à la SPA de St. Georges Field, et il s’y trouvait encore lorsque nous revînmes de vacances, non réclamé et sur le point d’être expédié à la chambre à gaz. Patricia le racheta avec son argent de poche, et la dernière chose qu’elle me dit le matin où elle quitta la maison fut :

— Tu t’occuperas de Rags, n’est-ce pas, Ruby ?

El c’est ce que j’ai fait, croyez-moi, c’est ce que j’ai fait.

 

ANNEXE IX

AU ROYAUME DES AIRS ET DES ANGES

 

Edmund, le séduisant cousin canadien de Bunty, était officier bombardier sur C comme Chien. Une autre de ses tâches consistait à aider le pilote, Jonty Patterson, à faire décoller le gros quadrimoteur Halifax, mais, la chose faite, il gagnait en rampant son nid transparent dans le nez de l’avion et regardait la masse sombre de Flamborough Head céder la place à la mer, qui brillait comme un diamant noir au clair de lune.

Il restait rarement en place très longtemps, préférant aller aider dans sa tâche le navigateur, le sergent Wally Whitton, ou persécuter l’opérateur radio, Len Toft. Mais, ce soir-là, Edmund était d’humeur assez sombre.

Il n’était pas seul. Cette mission inspirait à tout l’équipage de C comme Chien un mauvais pressentiment. La veille, l’un des armuriers avait, à la suite d’une erreur stupide, fait exploser un lot de bombes en cours de chargement, creusant un vaste cratère dans la piste d’envol et réduisant en miettes un Halifax et la moitié de son équipage. Et là, tous venaient de s’apercevoir que Tafty Jones, le mécanicien, avait oublié la médaille de saint Christophe ternie et tordue qu’il accrochait habituellement devant lui. Ils l’avaient couvert de malédictions lors du décollage. Wally Whitton avait fini par les faire taire en leur disant qu’ils n’étaient qu’un troupeau d’étrangers et de colonisés ; en dehors de Taffy, évidemment gallois, C comme Chien avait un Ecossais – Mac McKendrick – comme mitrailleur de queue, et un Canadien – Edmund – comme bombardier.

Jonty Patterson, qui avait vingt-deux ans, n’en était qu’à sa deuxième mission en tant que pilote de C comme Chien – son prédécesseur s’était rompu le cou lors d’un atterrissage sur le ventre – et il se sentait mal à l’aise devant des équipiers faisant déjà figure de vétérans. Certains d’entre eux, comme Taffy Jones, étaient presque au terme de leur deuxième tour de service, et auraient certainement pu piloter l’avion mieux que lui. Il ne savait jamais, lorsqu’ils s’adressaient à lui, s’ils plaisantaient ou non, et il se sentait curieusement honteux de ses études secondaires dans une école huppée et de son accent de la bonne société. Seul son officier bombardier le traitait comme un être normal.

En fait, son équipage se souciait beaucoup plus de ses talents de pilote que de ses origines sociales. Comme le disait de façon lapidaire Wally Whitton, il n’était « sacrément bon à rien dans les nuages ». Ils l’avaient découvert au-dessus de la Hollande, lors de leur première mission avec lui, et Taffy avait dû prendre les commandes alors qu’ils traversaient, avec de multiples secousses et vibrations, un grand cumulo-nimbus. Leur pauvre pilote débutant, qui ne se rasait encore qu’une fois par semaine, en avait été tout rose de honte.

Lorsque Wally Whitton avait lancé sa plaisanterie sur les étrangers, personne n’avait eu le cœur d’ajouter que ceux-ci étaient encore plus nombreux au sein de l’équipage la semaine précédente, avant que le sergent Ray Smith, le mitrailleur central australien, un garçon tranquille et à l’humour désabusé, se soit fait tuer net par le tir d’un Messerschmitt Bf-109. Son remplaçant, Morris Dighty, un camionneur de Keighley, était si tendu que sa nervosité semblait envahir, de façon presque palpable, l’avion tout entier.

— Je crois bien que, pour nous, la chance a tourné, avait dit d’un ton lugubre Mac McKendrick lorsqu’on avait sorti de la tourelle centrale le corps déchiqueté du sergent Smith.

Mac, Edmund et l’Australien avaient effectué onze missions ensemble, et ç’avait été l’une des raisons pour lesquelles Edmund s’était refusé à quitter l’équipage pour passer dans la Royal Canadian Air Force.

— Comment était-ce avec cette infirmière, Ed ? demanda soudain Taffy par l’interphone, se faisant, de ce fait, promptement invectiver par Wally Whitton.

Edmund se prit à sourire tout seul derrière son cône de perspex, car « cette infirmière », Doreen O’Doherty, douce comme du sirop d’érable, avec ses grands yeux qui amenaient Edmund à évoquer peu charitablement une vache, ses cheveux bruns ondulés et son accent irlandais, s’était révélée parfaite. La moitié du temps, il ne parvenait pas à comprendre un mot de ce qu’elle disait, mais elle était si gentille et complaisante et savait si joliment murmurer : « Oh, Eddie, tu es merveilleux… »

— Attaquant sur tribord ! hurla une voix – celle de Mac – dans l’interphone.

Le lourd Halifax plongea immédiatement de cent mètres dans l’obscurité, roula, tangua, plongea de nouveau, puis amorça une remontée sur bâbord. De son observatoire, Edmund put voir une rafale de traceuses rouges se diluer dans le néant. Il s’écoula plusieurs secondes avant que quiconque ouvrît la bouche, puis on entendit Mac dire calmement :

— Je crois qu’on l’a semé.

Morris Dighty commença à émettre un flot de paroles incohérentes, mais les autres lui ordonnèrent rapidement de « la boucler ».

Ils n’eurent guère le temps de se détendre après leur rencontre avec le Messerschmitt ; ils arrivaient au-dessus de la Hollande et devaient être vigilants comme des chats pour échapper aux défenses côtières. Tout demeurait pour le moment sombre et silencieux autour du quadrimoteur planant comme un gros insecte un peu grotesque dans la nuit. Quelque quatre cents autres appareils participaient à ce raid sur les usines Krupp d’Essen, mais C comme Chien semblait le seul avion dans le ciel étoilé. Puis un énorme rayon de projecteur venu de nulle part vint soudain les saisir de sa lumière blanche, aveuglante.

Ebloui, Edmund abandonna son nid, dans le nez de l’avion, et se hissa derrière Taffy et Jonty Patterson. S’il y avait une chose qui vous faisait vous sentir plus vulnérable encore que d’être pris dans le faisceau d’un projecteur, c’était de rester à plat ventre avec la tête dans ce faisceau. D’autres projecteurs vinrent s’ajouter au premier. Dans sa tourelle, Mac les comptait d’une voix étranglée :

— Trente, trente-cinq, trente-neuf… Putain ! Quarante-deux, cinq de plus… Puuutain !

Dans le même temps, Len Toft, habituellement calme et courtois, hurlait au pilote :

— Plonge, Bon Dieu ! Plonge, espèce de con !

On pouvait aussi entendre quelqu’un – Edmund était certain qu’il s’agissait de Morris Dighty – vomir dans son masque à oxygène. Edmund regarda derrière lui et vit les visages de Len Toft et de Wally Whitton figés dans l’impitoyable lumière blanche du projecteur. Brusquement, Jonty Patterson se réveilla et entra en action. Ecarquillant les yeux pour combattre la lueur brutale du projecteur, il amorça une manœuvre classique d’évasion – montée à tribord, descente à bâbord, descente, descente, remontée – pour échapper aux obus des batteries antiaériennes qui éclataient tout autour de l’appareil. Puis, soudain, l’avion se retrouva hors du faisceau mortel, sous le couvert de la nuit.

Quand Edmund regarda Jonty Patterson, il put le voir scrutant l’obscurité, les mains contractées sur les commandes, de fines gouttes de sueur perlant sur son visage pâle.

Bien joué, patron ! fit, dans l’interphone, une voix devenue trop aiguë pour être reconnaissable.

Ecartant un rideau, Edmund se glissa à l’arrière, auprès de Wally Whitton.

— Tu as du café, Ed ? demanda Wally.

Edmund versa du café, et, tandis que Wally avalait un comprimé de benzédrine, il mangea un sandwich au corned-beef avant de regagner son poste à l’avant. Il ne voulait penser qu’à une chose : son pays, la ferme dans le Saskatchewan. Après avoir passé sa licence d’anglais à Toronto, il avait pensé y rester, prendre un poste dans l’enseignement ou devenir journaliste, mais la guerre était survenue. Et, depuis, il était prêt à conclure n’importe quel pacte faustien pour simplement rentrer chez lui. Rentrer chez lui et mener une vie tranquille, travailler à la ferme avec son frère Nat, élever des enfants. Si jamais il avait une femme, il aimerait qu’elle ressemble à sa mère, forte, aventureuse et jolie. Mais il n’aurait probablement jamais de femme ; il était à peu près sûr que Mac avait raison, et que leur chance avait tourné. Edmund essaya de s’imaginer ramenant chez lui une fille comme Doreen O’Doherty – ou peut-être l’une de ses cousines anglaises. Quelle figure ferait Bunty s’il l’emmenait au Canada, vers les prairies qui s’étendaient à l’infini, plus vastes que la Mer du Nord ?

Edmund entendit dans ses écouteurs la voix de Wally Whitton :

— Approchons objectif !

Il commença à ajuster son viseur. Partout autour d’eux, les traceuses de la DCA sillonnaient le ciel en longues traînées rouges, jaunes et orange. Les faisceaux des projecteurs fouillaient l’obscurité, et Edmund vit soudain ce qui ressemblait à un bombardier Stirling saisi par l’un d’eux. Le Stirling ne put échapper à son persécuteur, et, quelques secondes plus tard, il explosait en une grosse boule de feu aux teintes rosâtres.

— Il faudrait prendre un peu d’altitude, patron, dit Taffy Jones au pilote.

Mais rien n’allait leur permettre d’échapper aux batteries lourdes lorsque celles-ci allaient ouvrir le feu à leur tour. Edmund pouvait voir au-dessous de lui les lueurs des fusées éclairantes, mais l’objectif lui-même était noyé dans la fumée.

— À droite, à droite… Là… Un peu à droite… À gauche, à gauche… Là !

Mais ils allaient devoir faire un deuxième passage.

— Merde ! fit doucement quelqu’un dans l’interphone.

C’est à ce moment que les batteries lourdes se déchaînèrent. Un obus explosa tout près d’eux, et l’avion se déporta brutalement sur la gauche, comme sous l’effet d’un gigantesque coup de poing. Edmund pressa le déclencheur, et largua les bombes alors même qu’ils avaient complètement perdu l’objectif. Il n’avait jamais fait cela auparavant.

— C’est raté pour la photo ! fit alors Wally Whitton d’un ton sarcastique.

Un choc terrible secoua alors le gros Halifax.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? hurla Len Toft.

Un obus avait pénétré par le nez de l’appareil, manquant Edmund de quelques centimètres et projetant partout ses éclats. Le plus gros de ceux-ci vint frapper Taffy Jones, le mécanicien.

Un autre obus explosa tout près de C comme Chien, faisant tressauter l’avion. Edmund se trouva projeté en avant dans son poste, où l’air glacial pénétrait maintenant à grands flots. Il eut soudain l’effrayante vision du sol au-dessous de lui par le trou béant laissé par le premier obus, et réussit de justesse à reculer dans le cockpit. L’avion, secoué comme un jouet, empestait la cordite. Puis il vit Taffy Jones, le regard fixe, tremblant avec l’avion, tandis que des bulles rouges se formaient dans son masque à oxygène. L’appareil se mit soudain à piquer d’une façon vertigineuse, et Edmund entendit une voix disant :

— Aide-moi !

Il crut un moment que c’était Taffy Jones, mais il s’aperçut que c’était en fait Jonty Patterson. Il avait eu la moitié du visage déchirée par les éclats, et il parlait du coin de la bouche, comme un mauvais ventriloque de foire.

— Je vais te chercher de la morphine, dit Edmund.

Mais Jonty Patterson marmonna :

— Non. Aide-moi à redresser le zinc !

Il fallut leurs poids combinés sur le manche à balai pour arrêter le piqué, mais tout le corps de l’avion s’était mis à vibrer de façon insupportable.

Edmund entendit Morris Dighty crier dans l’interphone :

— Je m’éjecte !

Presque au même moment retentissait la voix de Len Toft disant :

— Le sergent Whitton est mort, et il y a un sacré trou là où il se trouvait.

L’un des moteurs s’était mis à miauler lamentablement, et, parlant toujours d’un seul côté de la bouche, Jonty Patterson commanda :

— Coupez-le !

Edmund tenta d’alerter Mac, à la queue de l’appareil, mais il n’y eut pas de réponse. Len Toft apparut.

— Putain ! dit-il en voyant le visage de Jonty Patterson.

« Putain ! » répéta-t-il, en apercevant Taffy Jones.

— Je crois qu’il est mort, fit Edmund. Aide-moi à le sortir de là.

— Il n’y a plus qu’à sauter, maintenant, dit Len Toft.

Et Edmund put constater qu’il avait déjà enfilé son parachute. Un autre moteur commençait à émettre des bruits inquiétants et l’avion tout entier semblait sur le point de tomber en pièces. La voix de Mac se fit soudain entendre par l’interphone :

— Qu’est-ce qu’il se passe, Bon Dieu ?

— Où étais-tu passé ? demanda Edmund.

— Sautez tous ! commanda Jonty Patterson.

Il était agrippé au manche et regardait droit devant lui. Il avait l’air d’un fantôme. Du sang coulait également de ses jambes, et Edmund se rendit soudain compte que le jeune pilote était mourant. Il étendit la main vers lui, mais Patterson se borna à lui dire :

— Saute !

La voix de Mac retentit dans l’interphone, fantomatiquement calme :

— Peux pas sauter. Mon parachute est en morceaux.

— Viens à l’avant, Mac ! lui cria Edmund, alors que l’avion recommençait à piquer presque à la verticale.

Patterson se battait avec les commandes, mais, quand Edmund se retourna, il constata qu’un immense trou avait également été creusé dans le flanc de l’avion.

— J’y vais, dit Len Toft en se dirigeant vers la trappe de secours.

— L’un des moteurs est en feu et il y a un trou où on pourrait faire passer un éléphant, annonça Mac, en gagnant tant bien que mal l’avant de l’appareil.

Puis, voyant le visage du pilote, il s’exclama :

— Bon Dieu, patron, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— Sautez ! dit encore une fois Jonty Patterson.

— Et toi, patron ? demanda Edmund en bouclant son parachute.

— Je ne peux plus bouger les jambes. Saute et ne discute pas, Bon Dieu !

Pour la première fois de sa courte vie, Jonty Patterson semblait très adulte.

— On ne te laisse pas ! répondit Edmund, en hurlant pour couvrir le rugissement des moteurs en folie.

— Viens, lui dit Mac en l’entraînant vers la trappe de secours. On peut essayer de sauter à deux avec un parachute. Cela s’est déjà fait.

Tandis que des flammes jaunes commençaient à dévorer l’intérieur de l’avion, ils durent lutter contre la force centrifuge qui s’employait à les coller à l’appareil et contre le vent qui leur coupait la respiration. Ils avaient le torse en dehors de la trappe, mais Edmund se disait qu’ils n’arriveraient jamais à aller plus loin, et que, même s’ils y arrivaient, ils ne pourraient pas se dégager de la superstructure de l’avion. Heureusement pour lui, il ne pouvait voir, à l’arrière de l’appareil, Len Toft – ou plutôt ce qui restait de lui – accroché à son parachute, qui s’était enroulé autour de la queue de C comme Chien. Mais, soudain, l’un des moteurs en flammes se décrocha et fit basculer l’avion frappé à mort, qui éjecta du même coup Edmund et Mac McKendrick.

Ils se mirent à tomber, accrochés l’un à l’autre comme des frères siamois, et, comme ils glissaient le long de l’aile gauche, Edmund se déchira un bras sur une pièce de métal à moitié arrachée. La terre venait à leur rencontre à une vitesse incroyable. La pleine lune illuminait les champs couverts de neige. Pris de panique, Edmund tira sur la poignée du parachute de son bras valide, ce qui l’amena à lâcher Mac. Et le choc dû à l’ouverture du parachute fit que les bras de Mac, passés autour du cou d’Edmund, se détachèrent subitement. Mac plongea silencieusement vers la terre, bras et jambes écartés, en étoile de mer.

Edmund, lui, se trouva soudain flotter dans les airs, la tête vague, presque euphorique, se récitant mentalement un poème. La lune teignait de bleu les champs enneigés, au-dessous de lui. Il eut juste le temps de s’extasier sur la beauté de ce spectacle avant d’aller heurter le sommet d’un bouquet de pins et de glisser au fond d’un monticule de neige épaisse et glaciale.

*

Il avait l’impression d’être resté des heures endormi sous son édredon blanc, mais, en fait, il n’avait perdu conscience que pendant quelques secondes. Quand il ouvrit les yeux, il vit deux jeunes garçons et un vieil homme debout, autour de lui. Le vieil homme tenait un fusil de chasse pointé sur sa tête, et les deux jeunes garçons avaient des bâtons. Edmund ferma les yeux en attendant le coup de fusil, mais il sentit qu’on le soulevait et qu’on l’emportait, enveloppé dans le cocon de soie du parachute. Le vieil homme ne cessait de parler en allemand, et Edmund aurait bien voulu comprendre ce qu’il disait. Il n’avait pas mal ; sa blessure au bras l’avait vidé de presque tout son sang, et il ne ressentait plus qu’une immense impression de paix. Il s’étonnait simplement de ne pas entendre le bruit de l’avion en flammes passant au-dessus de sa tête, comme un énorme oiseau de feu. C comme Chien s’écrasa deux champs plus loin, avec un sourd fracas, mais Edmund ne l’entendit toujours pas ; il contemplait le ciel nocturne, déployé au-dessus de lui comme la carte d’un astronome. Puis une vague d’obscurité se mit à balayer lentement le ciel, comme si quelqu’un avait doucement replié la carte.

*

Doreen O’Dohertv n’apprit la mort d’Eddie Donner que six semaines plus tard, lorsqu’elle tenta de lui faire parvenir un message par l’intermédiaire du commandant de sa base. Cette nuit-là, elle pleura longuement avant de succomber au sommeil. Le commandant de la base s’était montré très gentil envers elle au téléphone en lui apprenant la perte de l’équipage de C comme Chien (en fait, Morris Dighty avait été recueilli par les Allemands et devait passer le reste de la guerre dans un camp de prisonniers), et elle avait été tentée un moment de se confier à lui, mais il n’aurait pas pu faire grand-chose pour elle. Doreen n’était sortie que deux fois avec Edmund, et elle n’arrivait pas à se rappeler vraiment à quoi il ressemblait, en dehors de ce dont tout le monde se souvenait : les boucles blondes et les yeux bleus. Elle pouvait encore sentir, toutefois, l’impression de force qui se dégageait de lui quand il la serrait contre son corps, le curieux parfum d’herbe et de tabac de sa peau si douce. Il lui semblait terrible que quelqu’un qui avait été si vivant soit maintenant mort, et plus terrible encore qu’elle doive porter son enfant. C’était plus encore sur elle-même qu’elle pleurait. Quand le bébé fut né, Doreen O’Doherty le fit adopter et alla s’installer à Leeds, où elle épousa un employé municipal nommé Reg Collier. Elle découvrit alors qu’elle ne pouvait plus avoir d’enfants.

Quand la femme de l’agence d’adoption vint à la maternité d’York pour chercher l’enfant de Doreen, celle-ci se consola en se disant que c’était la meilleure solution pour sa petite fille et qu’elle-même aurait un jour d’autres bébés pour compenser le terrible sentiment de perte qu’elle éprouvait. La femme de l’agence sourit en prenant le bébé des bras de Doreen et dit : « Quel petit ange ! »

 

CHAPITRE X

1966

UN BEAU MARIAGE

— Boutique !

Bunty semble s’être transformée en bagagiste. Elle transporte tant d’élégants sacs en papier qu’elle n’arrive plus à voir où elle va et manque tomber en passant la porte de la Boutique, renversant toute une batterie d’appareils auditifs avant de s’effondrer avec un grand soupir dans le plus proche fauteuil roulant en envoyant promener ses souliers.

— C’est de la vraie folie, là-bas, proclame-t-elle à la cantonade.

Ce va être de la folie ici aussi, quand George va découvrir combien elle vient de dépenser.

— Qu’est-ce que tu as bien pu acheter ? demande-t-il.

Elle pêche un chapeau dans un carton et se l’enfonce sur la tête. Il est en satin couleur petit pois et ressemble à s’y méprendre à un tambour. George le regarde, la bouche ouverte.

— Pourquoi as-tu acheté ce truc ?

— Tu ne l’aimes pas ? dit-elle en inclinant la tête comme le Perroquet avait coutume de le faire.

Le seul ton de sa voix indique clairement qu’elle se contrefiche de savoir si George aime ou non. D’un geste de prestidigitateur, elle fait jaillir de nulle part une paire de chaussures.

— Ravissantes, hein ?

Elles sont terriblement étroites, avec de longs talons aiguilles, dans la même teinte de vert que le chapeau. Il suffit de les regarder un instant pour J savoir qu’elles ne seront portées qu’une seule fois. Bunty essaie d’introduire un pied dans l’une d’elles avec une horrible expression de détermination sur le visage.

— Tu pourrais te faire couper quelques orteils, suggéré-je aimablement.

Le nombre de sacs encore inexplorés entourant Bunty tend à indiquer qu’elle a aussi acheté de quoi se vêtir entre le chapeau et les souliers. Elle se bat un instant avec un immense sac de chez Leak et Thorp et finit par en extraire une robe et une veste assorties en soie artificielle d’un vert pois cassés – un peu plus sombre que celui du chapeau.

— Pourquoi ? demande George, le visage légèrement convulsé.

— Pour le mariage, bien sûr.

Bunty plaque la robe contre elle sans quitter la position assise et se tourne vers moi :

— Qu’en penses-tu ?

Je soupire et secoue la tête d’un air envieux et gourmand.

— C’est ravissant, dis-je.

(Extrait du bulletin scolaire de Ruby Lennox, troisième trimestre 1966 : « Ruby a de réels dons de comédienne… Elle a été la grande vedette de la représentation théâtrale de fin d’année. »)

— Le mariage ? fait George, visiblement perdu. Quel mariage ?

— Celui de Ted, bien sûr. De Ted et de Sandra.

— Ted ?

— Oui, Ted. Mon frère.

Le regard de George restant aussi vide, elle continue charitablement :

— Ted et Sandra. Ils se marient samedi. Ne me dis pas que tu avais oublié ?

— Ce samedi ? Mais…

George semble frappé du haut mal. Il bredouille un moment, puis s’exclame :

— Ils ne peuvent pas se marier samedi ! C’est la finale de la Coupe du Monde…

— Et alors ? demande Bunty, en réussissant à charger ces trois petites syllabes d’un mélange subtil de dédain, d’indifférence et d’incompréhension volontaire, sans parler de vingt années d’hostilité conjugale.

George est abasourdi.

— Et alors ? répète-t-il, regardant Bunty comme s’il venait de lui pousser une deuxième tête. Et alors…

Cela pourrait continuer longtemps. J’émets une petite toux polie.

— Tu tousses ? me demande Bunty d’un ton accusateur.

— Non, c’est qu’il faut que je retourne à l’école…

Nous sommes lundi, et Janice Potter m’a persuadée de signer avec elle pour une sortie à l’heure du déjeuner (on ne peut quitter l’école qu’à deux et nous sommes censées rester constamment ensemble pour éviter d’être violées, dévalisées ou de nous perdre) afin qu’elle puisse aller dans les Jardins du Musée fumer et flirter avec son petit ami. Abandonnée aux portes des Jardins, j’ai fini par échouer à la Boutique.

Bunty laisse brusquement tomber ses paquets, se dresse dans son fauteuil roulant comme une miraculée de Lourdes et me dit :

— Garde la Boutique !

Puis elle entraîne avec elle un George toujours désemparé pour aller « choisir avec elle » (c’est-à-dire payer) un cadeau de mariage pour Ted et Sandra.

Je reste donc abandonnée, prisonnière de la Boutique, comme dirait Bunty. Parfois, il m’arrive de réagir comme elle – pensée des plus déprimantes.

Vais-je devenir comme ma mère ? Vais-je être jolie ? Vais-je être riche ? J’ai quatorze ans, et déjà j’en « ai assez ». Bunty avait près du double de mon âge quand elle a commencé à dire cela. Je suis maintenant enfant unique, avec tous les avantages que cela suppose (argent, vêtements, disques) et tous les inconvénients (solitude, isolement, angoisse). Je suis tout ce qui leur reste, un rubis monté en solitaire, une sorte de réduction chimique de tous leurs enfants. Bunty en est encore à énumérer tous nos noms avant d’arriver au mien : « Patricia, Gillian, P…, Ruby… Quel est ton nom, déjà ? » Par bonheur, je sais maintenant que toutes les mères ayant plus d’un enfant sur les bras font cela. Mrs. Gorman, la mère de Kathleen, doit réciter une incroyable litanie, « Billy-Michael-Doreen-Patrick-Frances-Joe », avant d’arriver à « quel est ton nom déjà… Kathleen ».

Le lundi, les affaires sont molles, et j’occupe mes loisirs en me substituant à Bunty dans l’une de ses six fonctions premières : envelopper les boîtes de préservatifs. Je me plante à côté du gros rouleau de papier brun accroché au mur derrière le comptoir et, patiemment, je tire et j’arrache, je tire et j’arrache, jusqu’au moment où j’ai devant moi une bonne réserve de morceaux de papier d’emballage. Puis je prends une paire de « Ciseaux Infirmiers en Acier – Première Qualité » attachée par une chaînette au comptoir et je commence à découper les grands carrés de papier en de plus petits carrés, comme dans une émission de télévision enfantine particulièrement simplette. Ensuite, j’emballe bien soigneusement les petits paquets de Durex, en repliant les coins et collant le papier brun avec de l’adhésif transparent, les préservatifs doivent être remis comme des cadeaux tout emballés, rapidement et discrètement, à nos clients les mieux considérés. Pas par moi, bien sûr. Je n’ai pas encore réussi à en vendre un seul paquet quand on me laisse la responsabilité de la Boutique. Nul ne semble très soucieux d’acheter ses petits caoutchoucs à une gamine de quatorze ans. Quand certains clients foncent dans la Boutique, ils s’arrêtent net en me voyant et leur regard se porte soudain sur le premier article à portée. Ils en sortent, déconfits et déçus, avec un paquet de pansements adhésifs ou une paire de ciseaux à ongles. Je suis probablement, de cette façon, responsable de bien des grossesses non désirées.

J’ai déjà empaqueté le contenu d’une boîte de cent, et George et Bunty ne sont toujours pas revenus. Combien faut-il de temps pour choisir un cadeau ? Peut-être ont-ils fait une fugue ? Je m’effondre avec désenchantement dans un fauteuil roulant électrique et mets la manette de commande sur « En avant Lentement ». Je circule ensuite dans la Boutique en prétendant être un Martien (« Je suis un Martien ! Je suis un Martien ! »). J’utilise comme fusil atomique une jambe en matière plastique servant la présentation d’un bas à varices élastique, et j’extermine toute l’étagère d’urinaux pour hommes et deux torses en bakélite, l’un mâle et l’autre femelle, qui se font face en arborant fièrement des corsets orthopédiques.

C’est dans ces moments que je mesure à quel point je regrette les animaux dont nous faisions auparavant commerce. Pour commencer, ils représentaient des produits un peu moins gênants à mentionner que ceux que nous avons présentement en stock. Car il n’y a pas que les contraceptifs – les Durex, les mystérieuses gelées et les diaphragmes. Presque tout ce que nous vendons a un caractère quelque peu révoltant : suspensoirs, sacs pour incontinents, seins artificiels et couches en caoutchouc. George et Bunty auraient pu penser à l’effet que cela risque d’avoir sur ma vie mondaine (« Et que vendent au juste tes parents, Ruby ? »).

Même le Perroquet me manque. On a peine à croire qu’il s’agit de la même Boutique qu’avant l’incendie. Je vais souvent en haut, dans ces pièces maintenant vides où nous avons vécu naguère, et je tente de faire revivre le passé. Mais tout s’est dégradé en ces lieux où rien n’a été fait depuis l’incendie. De grosses cloques se forment dans la peinture au plafond de la chambre qu’occupait Patricia, et une curieuse odeur de décomposition règne dans celle que je partageais avec Gillian. Pourtant, si je reste en haut de l’escalier les yeux fermés, je puis quelquefois entendre les voix des vieux fantômes familiers, transportées par quelque courant d’air. Est-ce que nous leur manquons ? Je me le demande.

Parfois, je crois entendre le Perroquet défunt. Je crois même, d’autres fois, l’entendre au téléphone dans notre nouvelle maison. Nous n’y recevons pas seulement des appels téléphoniques de perroquets fantômes ; nous avons aussi des coups de fil de personne – d’un téléphoneur hypothétique qui reste muet lorsque nous décrochons. Quand c’est George qui répond à ces appels silencieux, il contemple quelques secondes le combiné, comme si celui-ci était directement responsable, puis il raccroche avec violence et s’éloigne d’un air dégoûté. Bunty se montre un peu plus patiente, tentant de susciter quand même une réponse en répétant sa formule favorite : « Ici la maison Lennox. Bunty Lennox à l’appareil. Que puis-je pour vous ? » Il y a déjà, en temps normal, de quoi amener le téléphoneur le plus résolu à raccrocher précipitamment, et il semble que notre pauvre fantôme soit tout sauf résolu.

— C’était encore M. Personne, dit ensuite Bunty, comme s’il s’agissait d’un vieil ami.

Mais moi, quand c’est moi qui réponds, j’attends beaucoup plus longtemps, espérant de tout mon cœur quelque message. Je suis sûre que c’est Patricia qui est au bout du fil ; il y a plus d’un an que nous n’avons pas eu de ses nouvelles, et elle ne va certainement pas tarder à se manifester.

Je murmure de façon pressante son nom à l’appareil, mais si c’est elle, elle ne répond pas. Bunty doit toujours s’attendre à la voir revenir, car elle a laissé sa chambre comme elle était, jonchée de linge sale et de miettes de pain.

Peut-être n’est-ce pas du tout Patricia, mais notre Gillian, errant dans les limbes et tentant de téléphoner à la maison. Mais les esprits peuvent-ils donner des coups de fil ? Y a-t-il des cabines téléphoniques dans l’au-delà ? Faut-il un jeton ou peut-on appeler en PCV ? Ou est-ce encore quelqu’un d’autre ? Peut-être qu’en prenant dans un coin Daisy et Rose au mariage, je pourrai leur extorquer une réponse satisfaisante à ces questions.

— Boutique ! dit par principe George en entrant.

— Là ! fait Bunty, très contente d’elle, en tirant d’une boîte une figurine en porcelaine. Cela s’appelle « La dame à la crinoline ».

La figurine, que Bunty retourne pour l’examiner encore de tous côtés, représente effectivement une dame avec une crinoline.

— On dirait un support de papier-toilette, remarque George, méprisant.

— C’est exactement le genre d’ânerie que j’attendais de toi, rétorque Bunty en remettant dans sa boîte la figurine offensée. À propos, il te faut une cravate neuve pour le mariage. Tu n’as qu’à venir la choisir avec moi maintenant…

— Non ! fais-je précipitamment en enfilant mon blazer. Il faut que je retourne à l’école.

La cloche a déjà dû sonner (« Encore en retard, Ruby ? »). George me regarde.

— Tu vas à ce mariage ? me demande-t-il soudain.

— Oh ! Pour l’amour du Ciel ! dit Bunty avec un air de totale exaspération. Elle est demoiselle d’honneur !

— Toi ? s’exclame George incrédule.

— Moi, oui.

Je ne me sens pas le moins du monde insultée par cette manifestation de surprise ; en fait, je suis encore plus sidérée que lui.

*

Je ne suis pas seulement demoiselle d’honneur, mais principale demoiselle d’honneur, régnant sur une troupe peu disciplinée de demoiselles en miniature. Elles viennent toutes du côté de Sandra, et le protocole exigeait au moins un élément de la famille de Ted. Mais là, un problème se posait : à mon exception près, les demoiselles d’honneur présomptives de ce côté étaient soit mortes, soit en fuite, soit spiritualistes. Et, à la place de Sandra, je n’aurais pas non plus aimé avoir Daisy et Rose dans mon dos pendant la cérémonie. J’ai donc été désignée par défaut. Mais Sandra aurait dû chercher un peu plus loin dans la famille, parmi les parents par alliance. Lucy-Vida, par exemple, aurait pu faire une superbe demoiselle d’honneur. L’affreux petit canard qu’était notre cousine s’est en effet transformée en un véritable cygne en minijupe, maquillée à la Twiggy et coiffée à la Sandie Shaw. Ses bas blancs recouvrent des jambes magnifiques, trop longues pour tenir à l’aise dans l’étroit banc de l’église méthodiste, ce qui la force à les étendre, les replier, les croiser et les décroiser constamment. À chaque fois, le desservant, le regard fixe, s’emmêle soudain dans son propos.

L’église méthodiste de St. Saviourgate, immense et caverneuse, évoque un croisement entre un temple maçonnique et une piscine municipale. Apparemment, tout le monde est méthodiste du côté de Sandra, et, de « notre » côté (nous sommes déjà presque sur le pied de guerre), circule une inquiétante rumeur selon laquelle la réception de mariage serait sans alcool. La cérémonie, elle, semble durer une éternité et, n’étaient le froid de catacombe qui règne dans l’église et le comportement pour le moins turbulent de mon juvénile troupeau, je risquerais de m’endormir sur pied – d’autant que j’ai avalé, en guise de petit déjeuner, deux des pilules tranquillisantes de Bunty avant d’aller au massacre. Les petites demoiselles d’honneur raclent leurs semelles, ricanent, se chamaillent, laissent tomber leurs bouquets, bâillent et soupirent bruyamment, mais, chaque fois que je me retourne pour les foudroyer du regard, elles se figent sur place, avec toutes les apparences de l’exemplaire sagesse. J’attends d’en prendre une sur le fait pour l’assommer avec le gros bouquet de la mariée, qu’on m’a confié pour la durée du service religieux.

Vus de l’arrière au moins, le marié et la mariée présentent une ressemblance frappante avec les figurines qu’on place sur les gâteaux de mariage. La mariée est en blanc, et elle est réputée, de source digne de foi (Ted), vierge. En fait, c’est un état de frustration sexuelle suraiguë qui a conduit mon oncle jusqu’au fond de cette impasse nuptiale. Il a retardé la chose aussi longtemps qu’il a pu ; de son premier rendez-vous avec Sandra au cinéma de l’Odéon jusqu’à la marche à l’autel, huit années se sont écoulées. Finalement amené à fixer une date précise par un très romantique ultimatum de Sandra (« Si tu ne dis pas le jour, on va retrouver les morceaux de ta cervelle dans le ruisseau de Coney Street »), Ted l’a située le plus loin dans l’avenir qu’il a décemment pu. Comment aurait-il pu savoir que non seulement le 30 juillet 1966 allait se révéler le jour de la finale de la Coupe du Monde de football, mais encore que l’Angleterre allait jouer cette finale – et, qui plus est, contre l’ennemi juré de notre famille : le Boche !

Les demoiselles d’honneur sont en polyester pêche pâle, et nos robes, comme celle de la mariée – larges et bouffantes, avec des manches également larges et bouffantes –, nous font toutes ressembler à des Dames à la Crinoline. Nos souliers de satin sont assortis à nos robes, tout comme nos petits bouquets d’œillets, et nous portons sur la tête des bandeaux trop serrés avec des boutons de rose artificiels également couleur de pêche.

J’étouffe un bâillement après l’autre, mais je ne puis malheureusement empêcher mon estomac de gronder sourdement et régulièrement, déclenchant les gloussements et les ricanements de la petite classe.

Le pasteur demande si quelqu’un a une bonne raison pour empêcher ce mariage de se conclure, et tout le monde se tourne vers Ted, car il est manifestement le mieux placé pour cela. Mais il se domine de façon très virile, et le service se poursuit, avec juste une petite défaillance de la part du pasteur au moment où Lucy-Vida tire son embryon de jupe sur son entrejambe.

Mon premier mariage s’avère plutôt décevant. Quand je me marierai, moi, ce ne sera pas en polyester pêche. Je choisirai une très vieille église – il y en a, bien sûr, à foison à York –, peut-être All Saints on Pavement, avec son joli clocher en forme de lanterne, ou St. Helen, la paroisse des commerçants. Mon église aura l’odeur des vieilles poutres, des ciselures comme de la dentelle de Bruges et des vitraux aux couleurs précieuses. Elle sera illuminée par des rangées entières de grands cierges blancs, et tous les bancs et les chapelles annexes seront décorés de gardénias, de lierre et de lys ressemblant aux trompettes des anges du Jugement Dernier. Ma robe de dentelle ancienne tombera en vagues neigeuses vers le sol et sera couverte de petits boutons de rose, comme si les oiseaux qui ont aidé Cendrillon à s’habiller pour le bal avaient voleté et virevolté autour de moi. Les cloches sonneront constamment, et je serai éclairée par un unique faisceau lumineux. L’assistance se noiera dans les pétales de rose, et tous les hommes seront en jaquette (Ted n’a même pas daigné s’acheter un complet neuf pour l’occasion). Et il n’y aura pas de demoiselles d’honneur.

L’une des petites polyesters érafle consciencieusement, de son pied satin, l’arrière de ma propre chaussure, tandis qu’une autre se récure le nez avec son doigt et en tartine le contenu sur le devant de sa robe. J’essaie de faire cesser leurs petits jeux respectifs, mais elles se bornent à me faire des grimaces. Cela ne finira donc jamais ?

Nous voyons enfin le jeune couple disparaître dans la sacristie, et quelqu’un joue très mal du Bach sur un orgue poussif, tandis que les deux factions de l’assistance se murmurent frénétiquement leurs opinions intimes sur le déroulement des opérations. Finalement, la Marche nuptiale retentit triomphalement et nous descendons en cortège l’allée centrale, entre deux rangées de sourires idiots. D’une façon générale, le soulagement l’emporte sur l’attendrissement.

— Je crois que ma vessie va éclater, dit Tante Eliza à la cantonade, au moment où je passe devant elle.

Sur leur banc, les jumelles extraterrestres pivotent sur elles-mêmes en un mouvement de pure robotique pour suivre des yeux la mariée qui les a rejetées. Et on peut entendre Tante Gladys soupirer :

— Eh bien, au moins, personne n’a tourné de l’œil…

Les photographes, sur les marches de l’église, semblent mettre encore plus de temps à officier que le pasteur, et c’est seulement lorsque le mariage suivant arrive et qu’il y a danger de voir les deux publics se mêler inextricablement qu’on se décide à faire mouvement. Les demoiselles d’honneur, épuisées, peuvent enfin se laisser tomber sur les coussins de l’Austin Princess noire, gréée de rubans blancs. J’ai l’impression d’être Gulliver au milieu des Lilliputiens. Je viens juste de m’assoupir lorsque nous arrivons à l’hôtel où doit se dérouler la réception. Celle-ci n’est pas, contrairement à certaines craintes, sans alcool, et le bar de l’hôtel de Fulford s’emplit rapidement. On pourrait croire que c’est le Sahara que nous venons de traverser, et non le centre d’York.

Mon petit troupeau s’éparpille aux quatre vents, et ses diverses composantes sont longuement embrassées et félicitées par leurs parents pour avoir été si charmantes, si sages, si mignonnes, si tout le reste. J’aperçois George, de l’autre côté de la salle, en train de parler à une femme corpulente, vêtue d’un ensemble bleu-roi et coiffée d’un vaste sombrero de paille rouge et blanc. À plus ample examen, la dame opulente se révèle être Tante Eliza, un verre taché de rouge à lèvres dans une main et un cadeau encore enveloppé dans l’autre. Elle m’attire sur son vaste sein et me couvre les joues de baisers un peu gluants en me disant combien ravissante je suis. Je suis sur le point de la féliciter pour les couleurs hautement patriotiques qu’elle arbore en un jour où les intérêts nationaux sont en jeu lorsqu’elle me remet le cadeau en m’enjoignant d’aller « le poser sur la pile » et de lui remplir « pendant que j’y suis » une assiette au buffet.

Ce buffet, qui se compose de deux tréteaux recouverts de nappes, n’est apparemment pas conforme à la tradition de la famille de Sandra, où l’on pratiquait habituellement le repas assis. Il m’est difficile de l’ignorer, car les invitées de la partie adverse – généralement vêtues de textiles artificiels dans les tons pastel – commentent abondamment l’événement et son caractère révolutionnaire, la bouche pincée et le sac à main plaqué sur la poitrine.

— Cela ne vaudra jamais un bon déjeuner assis, dit l’une d’elles, en suscitant des murmures d’approbation qui ne sont pas sans évoquer le bruissement d’un champ de blé balayé par le vent.

— Vous vous souvenez du mariage de notre Linda, renchérit une autre. Un beau rosbif avec toutes les garnitures…

— Et un potage à la queue de bœuf, rappelle une tierce personne.

Puis, se promenant le long des tréteaux, on passe à la critique en règle du buffet, du jambon (« Ils auraient pu au moins prendre un vrai jambon d’York ») jusqu’aux œufs durs (« Il y a plus de mayonnaise que d’œufs »), tout en considérant d’un œil soupçonneux les deux serveuses.

Je remplis une assiette pour Tante Eliza ; c’est la personne la moins maniaque que je connaisse, particulièrement en ce qui concerne la nourriture. J’entasse donc tout ce qui me tombe sous la main, à l’exception du flan aux fruits, qui reste jusqu’ici aussi vierge et intact que la mariée elle-même.

Quand je retrouve Tante Eliza et mon père, ils ont déjà pris au moins trois doubles gins d’avance, et il n’y a toujours pas trace de leurs conjoints respectifs – Oncle Bill et Bunty. Voyant Tante Eliza déjà encombrée d’un verre, d’une cigarette et de mon père, je décide de lui tenir son assiette tandis qu’elle attaque les vivres qui y sont entassés avec un bel appétit.

— Drôle de cheptel, cette famille de Sandra ! remarque-t-elle, la bouche pleine. Ils ont tous l’air d’avoir un manche à balai dans le cul…

Contrairement à George, elle n’a pas vu se dresser, à portée de voix, la mère de la mariée, une formidable femme nommée Beatrice, à la carrure de lutteur de sumo.

George, qui commence à se sentir gagné par la panique, est tiré de sa regrettable situation par Ted, qui, debout près de la porte, lui fait un grand signe. Mon estomac continuant à faire des bruits alarmants, je me dirige de nouveau vers le buffet. Je me demande simplement où sont passés tous les membres mâles de l’assistance : il n’y a pratiquement plus un seul homme, et l’on n’a quand même pas profité de ce que j’avais le dos tourné pour déclencher une nouvelle guerre mondiale. Mais, à ce moment, je me heurte à Lucy-Vida en pleurs. Une part considérable de son rimmel qui est descendue sur les joues, elle renifle bruyamment et elle s’essuie le visage avec le boa pourpre noué autour de son cou.

— Je crois que tu ferais mieux de prendre un kleenex, lui dis-je en l’emmenant vers une rangée de chaises au fond de la salle.

— Je me suis simplement fait foutre en cloque, chérie, finit-elle par me dire avec ce beau naturel qui la caractérise.

« Et il était marié, ce con-là ! » ajoute-t-elle après un silence.

Elle est toute pâle, et ses lèvres sont incolores comme celles d’un vampire à jeun. Peut-être doit-elle bien son prénom à Lucy Harker, après tout. À moins que sa pâleur soit seulement due à son maquillage. Ou à son état. Elle considère un moment son ventre et secoue la tête d’un air de totale incrédulité.

— Et maintenant, dit-elle, j’ai un foutu polichinelle dans le tiroir !

Un nouveau silence, puis :

— Mon père va me tuer !

J’essaie de la réconforter :

— Ne t’en fais pas. Il pourrait y avoir pire…

Mais, en réfléchissant de toutes nos forces, nous n’arrivons pas à trouver ce qu’il pourrait y avoir de pire.

— Tu ne vas pas à Clacton, n’est-ce pas ? fais-je, en me souvenant de Patricia.

— À Clacton ?

— Dans un foyer, pour faire adopter le bébé, comme Patricia ?

Elle pose deux mains, protectrices sur son ventre et dit d’un ton âpre :

— Alors, là, pas question !

Je ne puis m’empêcher de me sentir un peu jalouse du futur rejeton de Lucy-Vida. La faim me fait légèrement tourner la tête, et je me lève en proposant à ma cousine d’aller lui chercher quelque chose au buffet. Elle blêmit encore un peu plus à cette seule idée, et j’entreprends la démarche pour mon compte personnel. Mais je suis interceptée en chemin par les jumelles de l’autre monde, l’air froidement interrogateur.

— Alors, Ruby ? fait l’une d’elles.

Je cherche vainement, pendant près d’une minute, une réponse adéquate à cette question pour le moins sibylline, et finis par me résigner à dire simplement :

— Alors ?

Un léger mouvement de tête de l’une révèle un grain de beauté sous le menton, et cette possibilité d’identification me donne confiance. J’emprunte le sourire de Bunty (à propos, où est ma mère ?) et je dis, pleine d’assurance :

— Bonjour, Rose, comment ça va ?

Elle sourit, avec une lueur de triomphe sadique dans l’œil.

— Je suis Daisy, Ruby.

— C’est toi qui as le grain de beauté. Je le vois d’ici.

A ce moment, l’autre jumelle fait un pas en avant et lève le menton pour présenter à ma vue un grain de beauté strictement identique. Horreur ! Je suis tentée de le gratter avec mon ongle pour voir s’il est vrai, mais je n’ai pas le cran de le faire ; je regarde les jumelles l’une après l’autre en état de totale confusion.

— Cela te plaît d’être demoiselle d’honneur, Ruby ? demande l’une des deux – celle de gauche.

Je sens que la question recouvre un piège, mais je ne vois pas lequel.

— Bien sûr, enchaîne l’autre avec une douceur perfide, les gens ont pitié de toi. C’est sans doute pour cela qu’on t’a choisie.

— Pitié de moi ?

— Tu as perdu tant de sœurs, fait la jumelle de droite avec un geste dramatique du bras.

— En perdre une, reprend la première, pourrait être considéré comme de la négligence, mais en perdre trois… cela devient un peu suspect, tu ne crois pas, Ruby ?

— C’est vrai, Ruby, intervient l’autre, qu’est-ce que tu as bien pu en faire ?

Décontenancée, je me défends comme je peux :

— Deux sœurs. Je n’ai que deux sœurs. Et Patricia n’est pas perdue. Elle va revenir.

— N’en sois pas si sûre, font-elles, en un chœur parfait.

Mais j’ai déjà battu en retraite hors de la pièce. Dans le hall, j’entends un poste de télévision à pleine puissance. « Et c’est Bell qui tire le corner, Hurst… et une chance de marquer. » Puis une grande clameur s’élevant à la fois du téléviseur et de l’assistance réunie dans le salon TV. J’ouvre prudemment la porte, et, à travers une épaisse fumée de tabac, je distingue presque tous les invités masculins du mariage exécuter une danse tribale en acclamant le nom de Martin Peters. J’aimerais rester et regarder avec les autres, mais, du coin de l’œil, je vois surgir une jumelle. Je me précipite donc vers les toilettes des dames.

Là, à ma grande surprise, je découvre ma mère en fort mauvais état : elle est pieds nus, le chapeau en bataille et étonnamment ivre.

— Tu as bu ! lui dis-je.

Elle me lance un regard vide, entreprend de dire quelque chose, mais se trouve interrompue par une crise de hoquet.

— Respire à fond ! commande une voix venue de l’une des cabines des toilettes.

Il y a ensuite un bruit de chasse d’eau et j’attends avec intérêt de voir qui va sortir de la cabine. C’est Tante Gladys.

— Respire à fond ! répète-t-elle à Bunty, qui obéit, prend une profonde respiration et manque étouffer.

— Cela devrait aller, lui dit Tante Gladys, avec une tape maternelle dans le dos.

Mais cela ne va pas, et le hoquet de Bunty reprend de plus belle. Je m’offre à lui faire peur, mais elle refuse d’un geste las de la main, comme si elle avait déjà eu son compte de frayeurs pour la journée. Le décor des toilettes de l’hôtel est rose et fluorescent, et trois des murs sont constitués par des glaces au reflet impitoyable. Assise sur un petit tabouret rembourré, Bunty semble s’y refléter à l’infini – vision inquiétante entre toutes.

Décidée à montrer un peu d’esprit pratique au milieu de tout ce déploiement d’émotions diverses, je lui demande :

— Où sont tes chaussures ?

Seul un hoquet me répond. Tante Gladys racle le fond de son immense sac à main et en extirpe une petite fiole de sels Mackintosh, qu’elle promène sous le nez de Bunty. Celle-ci est prise d’un haut-le-cœur et oscille dangereusement sur son tabouret.

— Tout va bien, dit Tante Gladys d’un ton rassurant à l’un de mes reflets dans la glace. Elle a simplement un peu trop bu, et elle n’en a pas l’habitude.

Je propose d’aller lui chercher un verre d’eau, et, au moment où je sors des toilettes, j’entends ma mère murmurer quelque chose ressemblant fortement à :

— J’en ai assez.

Quand je lui dis que ma mère ne se sent pas très bien, le barman, qui est très gentil et plutôt joli garçon, met une tranche de citron, deux glaçons et un petit parasol dans le verre d’eau et me donne un Coca-Cola gratuit. Mon chemin de retour vers les toilettes des dames est semé d’embûches. Je rencontre d’abord Adrian, qui m’informe qu’il a un nouveau chien – un yorkshire-terrier – de façon assez appropriée.

— Ce serait drôle, lui dis-je, si seuls les Allemands avaient des bergers allemands, les gens du Labrador des labradors et les Bordelais des dogues de Bordeaux. Mais, à ce moment, qui aurait des caniches ? Et quel genre de chiens auraient les gens des îles Fidji ?

Et ainsi de suite jusqu’au moment où Adrian m’interrompt :

— Tais-toi un peu, Ruby. Sois gentille.

Puis il soulève une mèche de mes cheveux et fait une grimace navrée :

— Qui a coupé cela ? demande-t-il.

Il secoue la tête avec désespoir, mais ajoute :

— Ce n’est quand même pas aussi affreux que les cheveux de leur Sandra.

Il faut reconnaître que la coiffure de Sandra ressemble à s’y méprendre à la perruque de Louis XIV. On ne serait pas étonné que des oiseaux y aient fait leur nid.

A peine ai-je quitté Adrian que je suis assaillie par une escouade de tantes de Sandra qui me soumettent à un interrogatoire en règle sur les antécédents familiaux de Ted. Il apparaît que mes inquisitrices sont fort peu satisfaites de l’évolution des opérations, et s’étonnent, en particulier, que près de trois heures se soient écoulées sans qu’on ait coupé le gâteau de mariage ni même porté un toast. Je ne me tire qu’à grand-peine de leurs griffes, puis je trébuche sur l’une des plus petites demoiselles d’honneur et laisse échapper un juron qui a le don de couper toutes mes respirations méthodistes alentour. Reprenant mon voyage en direction des toilettes, j’entends en passant dans le hall : « Et c’est un coup franc pour l’Allemagne ! Encore une minute à jouer, soixante petites secondes – tous les Anglais se replient, et tous les Allemands se portent à l’avant… » La tension presque palpable qui règne dans le salon de télévision déborde jusque dans le hall. « Jack Charlton s’est effondré, la tête dans les mains. » Il est probable que dans le salon tout le monde a fait comme lui. Je passe mon chemin à toute allure, mais je me heurte alors à une mariée écumant de rage.

— As-tu vu Ted ? me demande-t-elle d’un ton féroce.

— Ted ?

— Oui, Ted – mon foutu bon à rien de mari !

Elle pivote sur elle-même en parcourant du regard les corridors.

— Où sont-ils tous ? demande-t-elle ensuite.

— Qui ça ?

— Les hommes.

Je regarde avec intérêt la prise de conscience s’opérer lentement chez Sandra. Son visage se décompose, elle laisse échapper un petit cri et frappe le parquet de son escarpin de satin blanc pointure 36.

— Saleté de Coupe du Monde ! Je vais le tuer ! Je vais le tuer !

Sur quoi, elle relève sa longue robe blanche et se précipite, harponnant au passage sa majestueuse mère. Je cherche du regard Lucy-Vida, car je viens de trouver pire que d’être enceinte sans être mariée (être Ted), mais il n’y a pas trace de ma cousine, et je reprends ma progression vers les toilettes sans autres incidents.

Deux des trois cabines sont occupées, et je me penche pour chercher les pieds de Bunty, chaussés ou non. Mais je constate avec un frisson d’horreur qu’apparaissent deux paires de pieds identiques. Et deux voix identiques demandent :

— Qui est là ?

— Seulement Ruby ! fais-je, avant de battre en retraite à toute allure.

*

Je vais restituer le verre d’eau au bar, ou plus exactement au gentil barman, mais, quand j’arrive, je le trouve en grande conversation avec Adrian. Je me perche comme une perruche sur le tabouret voisin de celui d’Adrian, mais je ne tarde pas à me rendre compte que le barman et lui n’ont d’yeux que l’un pour l’autre. Me sentant de trop, je m’éclipse, en tortillant tristement entre mes doigts le petit parasol de papier.

Il y a un soudain mouvement de foule, et tous les hommes qui avaient disparu sont ramenés manu militari dans la salle par Sandra et sa mère, qui reste auprès de la porte, montant la garde.

— Dans le salon de télévision ! explique-t-elle d’une voix tonitruante au reste de l’assistance. Voilà où ils étaient ! En train de regarder le football !

Par la porte ouverte, le commentaire du match nous parvient en même temps : « Voilà Bell, courant de toutes ses forces. Voilà Hurst. Peut-il le faire ? » Figés sur place, les hommes ne peuvent s’empêcher de tourner la tête vers l’origine du son. « Il l’a fait ! Oui… Non… Non, le juge de touche dit que non ! »

— Enculé de juge de touche ! hurle Oncle Bill, faisant s’étouffer une fois de plus la belle-famille méthodiste.

« C’est un but ! C’est un but ! Les Allemands se déchaînent contre l’arbitre ! » Les hommes, eux, se déchaînent contre Sandra, qui les a empêchés de voir marquer le but. Mais elle n’en a cure.

— Cette saleté de Coupe du Monde ! dit-elle en se tournant vers Ted, l’écume aux lèvres. Tu n’as pas honte ? Est-ce que ton mariage n’est pas plus important que la Coupe du Monde ?

Ted ne peut s’en empêcher. Il a jusqu’ici passé l’essentiel de sa vie à mentir comme un arracheur de dents, mais, en cette occasion, cette occasion publique et capitale, nous le voyons avec horreur plonger, comme un parachutiste sans parachute, vers le roc dur et tranchant de la vérité.

— Pour sûr que non, dit-il. C’est la finale !

Avec un bruit terrible, la main de Sandra s’abat sur sa joue.

— Eh, doucement ! fait-il, comme Sandra cherche fébrilement quelque chose à lui lancer à la tête, et met la main sur le lourd bouquet de mariage, posé sur la table, à côté du gâteau.

— Sandra ! gémit Ted.

Mais elle n’est pas disposée à se laisser attendrir.

— Nous n’avons pas eu de discours ! rugit-elle.

Nous n’avons pas eu de toasts ! Nous n’avons même pas découpé ce foutu gâteau ! Quel genre de mariage crois-tu que c’est !

« C’est fini, je pense. Mais non !… Voilà que surgit Hunt… »

Couvrant celle du commentateur, la voix de Béatrice retentit :

— Vous n’êtes que de la racaille !

L’épaule en avant et le sac à main prêt à frapper, elle se dirige vers son gendre tout neuf. Inquiet, Ted tente de reculer, mais il se prend les pieds dans une petite demoiselle d’honneur (elles grouillent comme de la vermine), perd l’équilibre et se trouve précipité tête en avant vers la table supportant le gâteau de mariage. Tout se passe sous nos yeux comme dans un film au ralenti ; battant des ailes, Ted tente d’éviter jusqu’au bout l’inévitable, mais rien n’y fait. Les petites figurines au sommet du gâteau tressautent et tremblent comme si un volcan entrait en éruption sous leurs pieds. « Quelques spectateurs sont descendus sur le terrain. Ils pensent que tout est fini… » Avec un curieux gémissement Ted a plongé, visage en avant, dans le gâteau. Une sorte de soupir de soulagement parcourt l’assemblée ; le pire était bel et bien arrivé, chacun peut se détendre un peu.

Mais pas pour longtemps, car l’insulte lancée par Beatrice vient juste d’atteindre son but.

— Racaille ? fait Oncle Clifford. Et qui appelez-vous Racaille ?

— Vous, aboie Beatrice. Vous et toute votre famille ! Entendu ?

— Sûrement pas !

Oncle Clifford n’a pas le temps de développer sa pensée, car Beatrice lui abat son sac à main sur la tête avec une telle force qu’elle lui fait tomber ses lunettes. En quelques secondes la salle se transforme en un champ de bataille où la confusion la plus totale règne entre les belligérants. Je remarque l’absence, dans la mêlée, de George et de Bunty et, comme je me sens très peu impliquée dans le combat qui se déroule, je tente de m’éclipser sans me faire remarquer. De préférence en direction du buffet, car je meurs de faim. Mais la route est coupée par un violent engagement entre les principaux acteurs de la cérémonie, Ted et son garçon d’honneur tentant de faire front contre l’assaut de Sandra et de toutes les petites demoiselles d’honneur.

— Ruby ! crie Sandra en me voyant. Viens ! Ta place est avec moi !

— Pas question ! lui hurle Ted. C’est ma nièce !

— C’est ma principale demoiselle d’honneur ! rétorque Sandra avec fureur.

Un nouveau combat s’engage sur le point de savoir dans quel camp je devrais me ranger, et j’en profite pour me faufiler comme je peux vers la porte du salon de télévision, perdant dans la mêlée mon serre-tête et un soulier. J’aspirais au calme relatif du salon de télévision, et je mets un certain temps à identifier le spectacle qui m’y attend. Une masse noir et blanc assez confuse s’agite sur le tapis comme un pingouin épileptique, et il me faut plusieurs secondes pour m’aviser qu’il s’agit de George en pleine activité sexuelle avec l’une des serveuses du buffet.

— Nora ! Oh, sacrée Nora ! s’exclame mon père, au sommet de l’extase, avant de s’effondrer lourdement sur le corps de sa partenaire.

Celle-ci s’agite sous lui, battant désespérément des bras et des jambes, comme un hanneton renversé sur le dos. Elle m’aperçoit. soudain, et une expression d’horreur indescriptible se peint sur son visage. Elle se démène de plus belle pour s’échapper de sous mon père, mais le poids de celui-ci continue à la clouer au sol. Je n’ai encore jamais assisté à aucun orgasme, mais, même dans mon ignorance, il me semble que mon père devrait maintenant se relever, pousser un soupir de satisfaction et allumer la cigarette de rigueur, au lieu de rester là, inerte. Au prix d’un grand effort, la serveuse réussit à se dégager, et George roule sur le dos, la bouche ouverte et toujours sans mouvement. Je suis sur le point de demander à la serveuse si elle s’appelle vraiment Nora, mais je me ravise ; l’instant ne semble pas propice à des présentations en règle. Elle, pendant ce temps, s’efforce de se rajuster, sans détacher son regard du visage de George, comme si elle commençait à comprendre. Nous tombons l’une et l’autre à genoux de part et d’autre de George et nous nous regardons muettes d’horreur. Il nous apparaît maintenant de façon claire que George n’est pas en état de béate euphorie, mais qu’il est tout simplement mort – tout à fait mort. À la télévision, Kenneth Wolstenholme n’en poursuit pas moins son commentaire : « C’est un grand moment de l’histoire du sport : Bobby Moore se lève pour aller chercher la Coupe… »

— Savez-vous qui c’est ? murmure la serveuse.

— C’est mon père, lui dis-je.

Elle laisse échapper un petit jappement d’horreur.

— Je n’ai pas l’habitude de faire ce genre de choses, affirme-t-elle.

Copuler avec la clientèle ou tuer ses partenaires ? Il est, sur le moment, difficile de savoir ce qu’elle veut dire au juste. Elle n’a d’ailleurs pas le temps de s’expliquer plus avant, car Bunty, pieds nus, sans chapeau et encore plus ivre qu’auparavant, apparaît sur le seuil de la pièce. Elle contemple, stupéfaite, le spectacle qui s’offre à elle. Le pauvre George ne brille pas par la dignité, étendu sur le dos, la braguette ouverte – mais la reboutonner est un geste qui paraît discutable en l’occurrence.

— Nous pensons qu’il a eu une crise cardiaque, dis-je à Bunty. Peux-tu appeler une ambulance ?

— C’est trop tard, fait simplement la serveuse.

Bunty pousse un petit cri et se précipite.

— Vous le connaissiez ? demande la serveuse, d’un ton de sincère compassion.

— C’est mon mari, dit Bunty en s’agenouillant à côté de nous.

La serveuse laisse échapper un deuxième jappement et annonce :

— Je vais appeler une ambulance.

Sur quoi, elle quitte la pièce avec une certaine précipitation.

— Il faut faire quelque chose, déclare Bunty, très excitée.

Et, ayant pris sa respiration, elle se penche sur George et entreprend de lui faire du bouche-à-bouche. Où a-t-elle bien pu apprendre cela ? Dans un feuilleton télévisé, probablement. Il est étrange de la voir donner à son mari mort le baiser de la vie, alors que, de son vivant, elle s’abstenait soigneusement de l’embrasser. Mais cela ne sert à rien. Elle finit par abandonner et, accroupie, regarder d’un œil vide l’écran de télévision sur lequel s’agitent par dizaines les petits drapeaux britanniques de la victoire.

*

Les funérailles, le vendredi suivant, ressemblèrent au mariage en négatif : mêmes invités pour beaucoup, même buffet en bonne partie, mais, heureusement, une église et un hôtel différents. Le pasteur de service au crématorium nous dit quel « membre éminent de la communauté » était George et quel « époux aimant et père attentionné » il s’était montré. Bunty, maintenant libre de réinventer le passé, frissonne d’approbation au rythme de l’oraison funèbre. Mauvaise fille jusqu’au bout, je regarde, l’œil sec et le visage impassible, le cercueil glisser entre les rideaux et George disparaître pour toujours. Puis, soudain, ma gorge devient douloureusement sèche et ma vision s’obscurcit, tandis que mille points lumineux commencent à danser sous mes paupières. Mon cœur bat la chamade, et je mobilise toutes mes forces pour essayer d’endiguer la vague de panique qui menace de m’engloutir : c’est, après tout, le jour de mon père, et je ne veux pas le gâcher avec mon drame personnel. Mais rien n’y fait. La vague de terreur me balaie inexorablement et je perds connaissance avant même d’avoir réussi à gagner le bout de la rangée de chaises.

Les jours suivants, je me surprends à revivre maintes fois la cérémonie. Je suis hantée par la vision du cercueil glissant au-delà des portes, comme un navire lancé vers le néant. Je voudrais courir après lui, le tirer à moi, l’ouvrir et exiger de mon père des réponses à des questions que je ne sais même pas formuler.

*

Le soir des obsèques de George, Bunty et moi veillons assez tard. Elle est dans la cuisine, en train de préparer de l’Ovaltine, lorsque le téléphone se met à sonner.

— J’y vais, dis-je.

— Il est plus de minuit, remarque alors Bunty. Je parie que c’est M. Personne.

Mais en décrochant, dans le vestibule, je sens que cela va être George. Je m’installe sur les marches de l’escalier, le combiné posé contre mon épaule, et j’attends qu’il me dise tout ce qu’il ne m’a pas dit de son vivant. J’attends très longtemps.

— Qui est-ce ? demande Bunty, en éteignant la lumière dans la cuisine et en me tendant une tasse d’Ovaltine.

Je secoue la tête et raccroche.

— Encore M. Personne, dis-je.

 

ANNEXE X

LILLIAN

 

Après la guerre, Lillian retrouva sa place chez Rowntree. Pour expliquer l’existence d’Edmund, elle se faisait passer pour une veuve de guerre et disait que son nom de femme mariée était Valentine.

— Valentine ?

Nell fit une mimique désapprobatrice, et Lillian se dit que sa sœur lui faisait parfois penser de façon étrange à Rachel.

— Eh bien, dit-elle, j’ai pensé que si je devais me trouver un nom, autant en choisir un joli.

— Lily Valentine, fit Frank, l’air pincé. On dirait une chanteuse de music-hall.

— Je suis vraiment désolée, Frank, fit Lillian d’un ton sarcastique, que cela ne recueille pas ton approbation.

Frank se dit qu’il allait se fâcher, mais il fut subitement désarmé par le petit Edmund, qui, installé sur la hanche de Lillian, se mit à rire aux anges en lui tendant un doigt. Malgré lui, Frank sourit et saisit le doigt.

— De toute manière, intervint Nell avec une irritation manifeste, je ne vois pas la différence que cela peut faire. Tout le monde, aux Graves, sait que tu n’as jamais été mariée. Que doivent penser les gens ? Je me demande comment tu peux encore circuler dans la rue la tête haute.

— Tu préférerais que je ne sorte plus, hein ?

Qu’est-ce que je devrais faire : cacher Edmund comme un secret honteux ?

— Ce n’est pas la faute du petit, dit Frank, tentant tant bien que mal d’arranger les choses.

— Si encore on savait qui était le père, fit Nell d’un ton acide.

Frank maugréa intérieurement ; ne pouvait-elle laisser tout simplement tomber le sujet ?

— Moi, je sais fort bien qui est son père, rétorqua Lillian en défiant sa sœur du regard.

Quand, finalement, Lillian fut montée dans sa chambre avec Edmund et quand Nell eut quitté la cuisine en maugréant, Frank se prit à soupirer : c’était vrai, ce qu’on disait à propos de deux femmes dans une maison. Avant son mariage avec Nell, il n’avait jamais surpris un mot déplaisant entre les deux sœurs ; depuis, elles étaient en état d’affrontement permanent. Il se sentait pris entre deux feux. Il ne tenait pas, quant à lui, à savoir qui était le père du petit Eddie. Il n’avait jamais cru que ce fût Jack ; il n’y avait aucune ressemblance, et Jack était un de ces hommes de caractère qui doivent avoir un fils à leur image. Et le père d’Edmund « ne lui avait pas laissé grand-chose », comme avait dit Rachel, après qu’elle eut été forcée d’accepter l’idée qu’une femme déchue résidait sous son toit. Elle était même allée jusqu’à montrer aux deux filles une photo qu’elles n’avaient jamais encore vue : Albert assis sur les genoux d’Ada. Lillian et Nell dévorèrent la photo des yeux sous la lampe, s’extasiant sur l’étrange ressemblance du bébé Edmund avec Albert. Mais c’était l’image de leur sœur morte depuis si longtemps qui excitait le plus leur imagination. Elles avaient presque oublié Ada, et c’était pour elles un choc que de la voir ainsi, jolie et endimanchée, faisant la moue au photographe comme si elle avait su que celui-ci s’apprêtait à leur voler leur mère. Lillian, les yeux humides, regarda d’un air accusateur Rachel, qui se balançait dans son rocking-chair dans un coin de la pièce.

— Tu as encore beaucoup d’autres photos cachées ? demanda-t-elle.

— Ne dis pas de bêtises, dit Rachel avec un rire forcé.

Nell et Lillian surent alors qu’il y en avait d’autres, mais elles ne les trouvèrent pas avant la mort de leur belle-mère. Fouillant les affaires de celle-ci pendant que Nell et Frank étaient en voyage de noces, Lillian finit par découvrir les clichés pris par Jean-Paul Armand. Plus tard, juste avant la naissance de Clifford, elle les fit encadrer à grands frais.

Elle avait pleuré près d’une demi-journée en se revoyant elle-même, bébé, dans les bras d’Ada, mais quand elle quitta définitivement la maison de Lowther Street, ce fut la photo d’Albert avec Ada qu’elle emporta.

Parfois, Frank en arrivait à se demander si le père d’Edmund ne pouvait pas être Albert. Il ne se souvenait que trop clairement de la façon dont les deux sœurs se pendaient au cou d’Albert, disant en plaisantant qu’il était « le seul homme de leur vie ». Mais l’idée du frère et de la sœur ensemble lui paraissait tellement révoltante qu’il se reprochait de l’avoir même envisagée un seul instant.

Lillian coucha Edmund dans son petit lit. Ses yeux étaient déjà mi-clos, ses longs cils pâles baissés sur ses joues rondes. Quand elle allait travailler, Lillian le laissait à une certaine Mrs. Hedge, dans Wigginton Road, qui était si séduite par le bébé qu’elle jouait constamment avec lui et ne le laissait pas dormir de toute la journée. C’était une veuve à qui la guerre avait pris ses trois fils, trois superbes garçons, et qui se retrouvait seule dans sa grande maison. Edmund, disait-elle avec un sourire triste, lui redonnait une raison de vivre.

Lillian n’avait jamais demandé à Nell de veiller sur son fils. Elle ne voulait lui être redevable de rien. Il lui suffisait déjà amplement de devoir vivre sous le même toit que sa sœur et son mari. On n’eût jamais dit que c’était sa maison autant que celle de Nell. De la minute où elle avait été mariée, celle-ci s’était comportée comme si Frank et elle en avaient été les seuls et légitimes propriétaires. Et quand Nell avait été enceinte, cela avait été pire encore. Son ressentiment contre Lillian semblait grossir à la même cadence que son ventre, et Lillian, de son côté, se butait de plus en plus.

*

— Il est drôlement élégant, notre Frank, remarqua Lillian en décalottant l’œuf à la coque d’Edmund.

Frank était dans l’arrière-cour, gonflant les pneus de sa bicyclette avant d’aller au travail. Il avait un emploi dans un magasin de confection pour hommes, et soignait sa mise en conséquence. Mais les tentatives de plaisanterie de Lillian tombèrent à plat. Nell était en train de promener sur la table du petit déjeuner le ramasse-miettes perfectionné que Minnie Havis lui avait offert en cadeau de mariage.

— Pourquoi ne laisses-tu pas cela, Nelly ? dit Lillian. Je le ferai quand Eddie aura fini.

— Parce que le moment du petit déjeuner est passé, répondit Nell en évitant le regard de sa sœur.

— Mais pas du tout ! fit Lillian, en s’efforçant de garder son calme. Eddie vient juste de commencer, et moi, je vais refaire du thé. Tu en veux ?

— Non, merci, répliqua sèchement Nell. Moi, j’ai pris mon petit déjeuner !

— Je ne savais pas qu’il n’y avait qu’un service, comme dans un hôtel de deuxième catégorie, fit Lillian, perdant patience.

— Je ne connais rien aux hôtels – de deuxième catégorie ou non.

Nell, en disant cela, ne put réprimer un petit sourire de triomphe, car elle n’avait que rarement l’esprit de repartie.

— N’essaie pas de faire la maline, Nell, lui lança Lillian. Cela ne te va pas au teint.

Furieuse, Nell jeta violemment son ramasse-miettes sur la table, précipitant au sol l’une des lasses ornées de myosotis, qui alla se briser sur le carrelage. Voyant ce qu’elle avait fait, elle se mit à hurler, déclenchant ainsi les cris de Clifford, à l’étage. Nell tenta de se boucher les oreilles, car Clifford était capable de hurler pendant des heures, la rendant littéralement folle. Mais elle entendit quand même Lillian lui dire :

— Voilà ton petit ange qui remet ça ! Il ne s’arrête donc jamais ?

Clifford était un bébé affreux – surtout si on le comparait à Edmund, qui, de plus, était d’un calme angélique. Nell enrageait parfois en voyant Lillian jouer avec son fils.

— Cet enfant est gâté, pourri, disait-elle à Frank. Dieu seul sait ce que cela va donner quand il grandira !

Frank ne répondait rien, car il pensait en fait qu’Edmund était « un gosse épatant ».

*

Lillian quitta, un beau matin de juillet, la maison de Lowther Street pour se rendre à son travail chez Rowntree, déposant en passant Edmund chez Mrs. Hedge. Au moment où elle arriva devant la maison de celle-ci, sa décision était prise. Elle ne pouvait plus supporter l’idée de rester plus longtemps à Lowther Street avec Nell et Frank, hypocrites, mesquins et étroits d’esprit, comme ils étaient. Si elle restait avec eux, elle finirait par se ratatiner complètement et Edmund serait asphyxié en grandissant. Il n’en était pas question.

— Et voici mon joli petit garçon ! dit Mrs. Hedge en leur ouvrant la porte.

Edmund lui passa les bras autour du cou, et elle déposa un affectueux baiser sur sa joue rebondie.

— Je vais émigrer, annonça alors Lillian.

Et, durant toute cette matinée, Mrs. Hedge se mit à pleurer chaque fois qu’elle regardait Edmund.

*

Résolue à laisser le sort décider complètement de son avenir, Lillian découpa une feuille de papier en petits carrés bien égaux et y écrivit toutes les possibilités auxquelles elle pouvait penser : Nouvelle-Zélande, Australie, Afrique du Sud, Rhodésie, Canada. Puis elle mit les petits papiers repliés dans son plus beau chapeau – une toque de paille bleu nuit avec un camélia en soie blanche –, ferma les yeux et procéda au tirage. C’est ainsi que, par une fraîche journée d’automne, elle quitta Liverpool à destination de Montréal à bord du paquebot Minne-dosa du Canadian Pacific Overseas Service. Coiffée de ce même chapeau qui lui avait servi pour le tirage au sort, elle souleva à bout de bras Edmund pour qu’il puisse dire adieu à sa terre natale. Sur le quai, Frank et Nell faisaient de grands gestes des bras. Edmund se tortillait et frétillait, excité par le spectacle des banderoles qui s’agitaient, le son de la fanfare et l’obscur sentiment que quelque chose d’important se passait. Mais le plaisir de Lillian fut gâché par les larmes de Nell. De l’entrepont, Lillian pouvait voir sa sœur sangloter, et cela lui brisait le cœur, malgré la mésentente qui avait pu régner entre elles les derniers temps. Quand le navire commença à s’éloigner du quai, elle enfouit son visage humide dans le cou dodu d’Edmund.

*

Lillian resta deux ans à Montréal, dans le quartier français. Elle avait une chambre au-dessus de la boulangerie où elle travaillait. Le boulanger, un gros homme très gentil nommé Antoine, commença à la demander en mariage dès la première semaine. Lillian aimait le climat de sympathie qui régnait dans le quartier, elle aimait entendre le petit Edmund bavarder en français avec ses camarades de jeu comme si ç’avait été sa langue natale, et elle adorait l’odeur du pain qui, montant du fournil, l’éveillait chaque matin. Mais elle finit par se dire qu’il était dommage d’être allée si loin pour se retrouver dans une unique petite chambre. D’autre part, les propositions du boulanger devenaient lassantes, et elle avait peur de dire un jour oui. Comme elle avait déjà tout quitté une fois, il lui était facile de recommencer, et, un jour, Lillian fit ses maigres bagages et prit un billet de chemin de fer à la Canadian Pacific.

— Jusqu’où, madame ? lui demanda l’employé.

Elle ne savait que répondre, car elle n’y avait pas réfléchi. Elle finit par dire en haussant les épaules :

— Jusqu’au bout, s’il vous plaît.

*

L’Ontario se déroulait à l’infini sous les roues du train : kilomètre sur kilomètre d’eau et d’arbres, d’arbres et d’eau. Tout ce vaste continent ne semblait fait que de cela.

— Je ne savais pas, dit Lillian à Edmund, qu’il y avait tant d’arbres dans le monde.

Mais précisément, à ce moment, les arbres commencèrent à se raréfier et les eaux à se tarir. La prairie commençait, et l’immense océan de champs de blé parut encore plus vaste que les forêts et les lacs de l’Ontario. Comme le train, dans la nuit, passait du Saskatchewan à l’Alberta, Lillian, assise dans la voiture d’observation, vit la lune suspendue comme une grosse lanterne jaune au-dessus de l’immensité de la prairie et pensa à la maison de Lowther Street. Tout le temps qu’elle était restée à Montréal, elle avait eu le sentiment qu’elle finirait par retourner en Angleterre, mais, à mesure qu’ils s’éloignaient de la côte est, elle se rendait compte qu’elle ne reviendrait jamais sur ses pas, ni à Montréal ni en Angleterre, et surtout pas dans Lowther Street. Elle se sentit si coupable qu’elle résolut d’écrire dès le lendemain matin à Nell, à qui elle n’avait, pendant tout ce temps, donné aucune nouvelle. Mais elle eut beau essayer, elle ne parvint jamais à aller au-delà de « Chère Nell, comment vas-tu ? », et finit par renoncer alors qu’on venait de dépasser Calgary. Ensuite, c’étaient les montagnes qui commençaient.

Ils descendirent du train à Banff, car Lillian ne pouvait plus supporter de regarder les Rocheuses sans pouvoir en respirer l’air. Et sur le quai, à Banff, elle écarta les bras et se mit à tourner sur elle-même, à valser tant et si bien qu’Edmund eut peur qu’elle ne tombe sur la voie.

Ils restèrent une semaine entière à Banff, dans une petite pension de famille bon marché, et ils parcoururent à pied les escarpements des Sulphur Mountain. Ils se firent conduire en voiture à cheval jusqu’au lac Louise, admirèrent le glacier et les eaux vertes où il se reflétait. Lillian serait bien restée là à tout jamais, mais, en fin de compte, ils reprirent le train, car, au bout de la ligne, il y avait peut-être mieux encore.

A Vancouver, Lillian décrocha un emploi à la poste. La vue des centaines de lettres qui passaient chaque jour sous ses yeux la fit se sentir de nouveau coupable, et elle commença plusieurs autres missives à l’intention de Nell. Un jour, elle alla même jusqu’à demander si Clifford avait eu des frères et sœurs avant de déchirer sa lettre et de la jeter au feu. Pourquoi gaspiller une lettre alors qu’elle pouvait fort bien être de nouveau saisie par la bougeotte et quitter soudain la ville ? La réponse de Nell se perdrait, et Lillian était devenue une postière trop consciencieuse pour admettre une telle éventualité. En fin de compte, elle envoya un télégramme : « Tout va bien. Ne t’inquiète pas pour moi. » Ce n’était pas brillant, mais c’était encore ce qu’elle pouvait faire de mieux.

La chose faite, elle se rappela soudain le télégramme qui leur avait annoncé la mort d’Albert, et s’inquiéta de la réaction de Nell voyant arriver le télégraphiste. Mais il était trop tard, et Lillian, à ce moment, avait d’autres choses en tête. Elle avait accepté d’épouser un fermier du Saskatchewan, un séduisant veuf qui, s’étant rendu à Vancouver pour le mariage d’un ami, était venu à la poste acheter un timbre pour envoyer une lettre à sa mère.

— Elle ne reçoit jamais de courrier, avait-il expliqué timidement. Personne de sa connaissance ne voyage. Elle n’est jamais allée plus loin que Saskatoon.

— Saskatoon ? avait demandé Lillian.

Ils engagèrent alors une conversation qui se poursuivit jusqu’au moment où le supérieur de Lillian vint lui dire :

— Mrs. Valentine, puis-je vous rappeler que vous n’êtes pas payée pour bavarder ?

Lillian dut faire un grand effort pour ne pas éclater de rire. Le fermier toucha son chapeau en souriant et s’éloigna du guichet, où une queue s’était formée.

Quand Lillian quitta son travail, en début de soirée, les trottoirs luisaient de pluie sous la lumière jaune des réverbères, et elle commença à ressentir cette impression de mélancolie que suscitaient toujours chez elle le temps pluvieux et l’obscurité. Elle venait d’ouvrir son parapluie lorsque le fermier du Saskatchewan émergea de l’ombre, toucha de nouveau son chapeau, très poliment, et lui demanda s’il pouvait la raccompagner chez elle. Elle posa sa petite main sur son bras robuste et leva très haut le parapluie (le fermier était très grand) pour les abriter tous deux. Il la reconduisit ainsi à la pension de famille, dont la propriétaire, Mrs. Raicevic, s’occupait d’Edmund après sa sortie de l’école. Ayant appris en route le nom du fermier, Lillian dit à son fils :

— Edmund, voici Mr. Donner.

Pete Donner s’accroupit devant le petit garçon et fit :

— Bonjour, Edmund. Tu peux m’appeler Pete.

Mais Edmund préféra l’appeler « Papa » dès qu’il eut épousé sa mère.

Pete Donner fut surpris de la rapidité avec laquelle sa nouvelle épouse s’adapta à la vie à la ferme. Même le premier hiver, qui fut rude, ne la découragea pas. L’été, elle était debout dès l’aube, allant nourrir les poulets et traire les vaches, fredonnant tandis qu’elle préparait le petit déjeuner de Pete et de ses valets de ferme, Joseph et Klaus, qui vivaient dans une vaste cabane au bout du potager. La ligne de chemin de fer traversait la propriété des Donner, et, une ou deux fois durant l’été, Pete trouva sa femme près de la voie, contemplant l’un de ces immenses trains de céréales qui traversaient tout le pays. Sans le dire, il craignait qu’elle reparte subitement, un jour ; elle avait un tel air rêveur en regardant les trains. Les soirs de cet été-là, sous la véranda de la vaste maison de bois, Lillian lui parlait de Rachel, de Nell, du père d’Edmund et des raisons pour lesquelles elle avait tenu son identité secrète. Et, bien que rien dans ses propos n’indiquât le moindre désir de retourner en Angleterre, Pete Donner en eut si peur qu’il finit par lui poser la question. Elle éclata de rire et lui dit :

— Ne sois pas bête…

L’hiver suivant, à l’âge de trente-six ans, elle donna naissance à un fils que l’on appela Nathan, comme le père de Pete Donner.

Nathan ne ressemblait pas à son demi-frère. La seule caractéristique qu’ils avaient en commun était une lèvre inférieure un peu boudeuse, comme celle d’une fille, qui leur venait d’Ada, et avant elle de sa mère. Les deux garçons étaient très proches, et quand Edmund était encore très jeune, ils ne cessaient de parler du jour où ils travailleraient ensemble à la ferme. Mais quand Edmund s’en alla préparer une licence d’anglais à l’université de Toronto, Nathan commença à craindre que son frère ne revienne pas. Et quand il fut porté disparu, Nathan faillit perdre la raison ; il n’arrivait pas à imaginer l’avenir sans Edmund.

Mais l’avenir vint quand même, et, avec le temps, Nathan se maria et eut deux enfants. L’aînée, Alison, lit des études de droit et s’en alla à Ottawa travailler pour le gouvernement. Peu après qu’elle eut quitté l’université, Nathan se tua dans un accident à la ferme. Pete Donner était mort d’un cancer du poumon dans les années cinquante. Alison affirmait toujours en riant qu’elle ne se marierait jamais et ne revivrait sous aucun prétexte dans une ferme, mais son jeune frère, Andy, fit l’un et l’autre ; il reprit la ferme après la mort de son père et épousa une fille de Winnipeg nommée Tina.

C’était en 1965, et, à ce moment, Lillian était allée s’installer dans l’ancienne cabane de Klaus et de Joseph, qu’Andy avait fait réaménager pour elle. Elle se disait prête à mourir, mais cela lui prit dix années encore, au cours desquelles l’arthrite l’avait douloureusement déformée.

*

La femme d’Andy, Tina, venait souvent passer un moment avec Lillian dans la soirée. Elle avait eu trois garçons très vite – Eddie, l’aîné, ainsi nommé en souvenir d’Edmund, et les jumeaux Nat et Sam – et un quatrième était en route. Elle disait en plaisantant qu’elle ne venait voir Lillian que pour échapper à ses enfants, mais l’une et l’autre savaient que la vérité n’était pas là. Lillian aimait Tina plus que toute autre. C’était une grande et belle fille aux yeux clairs et aux cheveux blonds, qu’elle tirait en queue-de-cheval, faisant ainsi ressortir la forte ossature de son visage. En été, sa peau se semait de taches de rousseur, comme si on l’avait aspergée de peinture dorée, mais, en hiver, elle redevenait blanche comme du lait. Elle dégageait une telle énergie qu’il semblait toujours en subsister un peu dans une pièce qu’elle venait de quitter. Il semblait à Lillian que Tina, comme Albert, était illuminée de l’intérieur.

Un matin de printemps, Tina, qui attendait son quatrième enfant et se trouvait dans un état de grossesse avancé, regarda par la fenêtre de la cuisine et vit une fumée s’élever à proximité de la cabane. Elle se précipita et trouva Lillian en train de brûler des papiers, une boîte en carton posée à côté d’elle.

— Je fais un peu de ménage avant de mourir, cria-t-elle joyeusement à Tina.

— J’espère que tu ne comptes pas t’en aller avant la naissance du bébé, fit Tina.

— Ne compte pas trop là-dessus, répondit Lillian en attisant le feu. J’ai déjà vécu trop longtemps, et, quand je serai morte, je serai avec mes enfants. C’est le seul endroit où une mère puisse souhaiter être.

Tina se mit à rire et dit :

— Pas toujours !

Quand Lillian eut fini de brûler ses papiers – en particulier des lettres –, elles rentrèrent ensemble dans la cabane et Tina leur prépara du chocolat.

— Il y a quelque chose que je voudrais te donner, dit soudain Lillian.

Elle prit la photo qui avait toujours siégé, dans son cadre d’argent, sur sa commode et la remit à Tina. Celle-ci dut refouler ses larmes, pas seulement parce que ce portrait d’enfants morts l’avait toujours émue, mais parce qu’elle comprenait aussi que Lillian ne plaisantait nullement lorsqu’elle disait qu’elle allait mourir.

Avant de partir, Tina se caressa le ventre et dit :

— Je suis sûre que ce sera encore un garçon. Je ne suis pas faite pour avoir des filles. Comment crois-tu qu’on pourrait l’appeler ?

Lillian réfléchit un instant et répondit :

— Pourquoi ne pas lui donner le nom du père d’Edmund ?

*

Aux obsèques, Tina Donner pleura toutes les larmes de son corps. Certains dirent qu’il était réconfortant de voir une jeune femme se sentir aussi proche d’une vieille dame.

— Je l’aimais vraiment, dit-elle à Andy.

Celui-ci entoura de son bras les épaules de sa femme et lui murmura :

— Je le sais, ma chérie.

Il y eut énormément de monde à la réception qui suivit, à la ferme. On disait n’avoir jamais vu cela, même pour un mariage.

La réunion ne fut pas particulièrement triste : après tout, Lillian était très vieille, et, comparée à la plupart des gens, elle avait eu une belle vie. De plus il y avait un nouveau bébé dans la maison Donner, et, après qu’Andy eut levé son verre à la mémoire de sa grand-mère, sa sœur Alison leva le sien à la santé du nouveau-né : Jack.

 

CHAPITRE XI

1968

SAGESSE

Mes funérailles sont très émouvantes. Mon cercueil repose dans la nef d’une ravissante vieille église – celle de la Sainte-Trinité, à Goodramgate – entouré d’une assistance recueillie. Des chants d’oiseaux parviennent à l’intérieur de l’église, et l’on peut admirer à perte de vue, par les portes ouvertes, un paysage magique et très anglais de vertes collines et de bois sombres. Des branches de lilas et d’aubépine sont répandues dans le cercueil ouvert, de sorte que je ressemble à la Reine de Mai. Les gens s’approchent sur la pointe des pieds et contemplent respectueusement ma peau d’albâtre et mes cheveux aile de corbeau, des cheveux que, mystérieusement, la mort a rendus plus noirs et plus luxuriants.

— Elle était si belle ! murmure quelqu’un en secouant la tête.

— Et si incomprise ! dit quelqu’un d’autre. Si seulement nous avions su voir combien elle était exceptionnelle !

— Et n’oubliez pas tous les dons qu’elle avait !

L’église est bondée non seulement de parents et d’amis, mais aussi de gens que je n’ai jamais rencontrés : un Léonard Cohen éperdu d’admiration, par exemple, et un Terence Stamp confondu de chagrin. En fond sonore, Maria Callas chante J’ai perdu mon

Eurydice. Bunty est assise à l’extrémité du premier banc, secouant la tête, pleine de remords.

— Peut-être que, si on ne l’avait pas échangée à sa naissance, ce ne serait pas arrivé, dit-elle à voix basse à Mr. Belling, assis à côté d’elle…

— Ruby ! dit Mr. Belling, me faisant sursauter si violemment que je manque tomber du lit. Ta mère et moi allons faire un tour au Château Howard. Tu ne peux pas venir avec nous, n’est-ce pas ?

Il tapote son petit estomac rebondi, plein du poulet dominical de Bunty, et me considère d’un air inquiet, redoutant que je me montre soudain avide de les accompagner dans leur enrichissante excursion. Je lève une main molle et lui dis :

— Non, non. Allez-y. Je préfère rester ici.

J’ai appris d’expérience qu’en certaines occasions, la foule commence à trois. Au début, quand j’étais une nouvelle venue dans la vie de Mr. Belling, il était disposé à faire quelques efforts envers moi (« Seize ans, la fleur de l’âge ! »). Mais maintenant, il ne me considère plus que comme un sous-produit de Bunty dont il doit malheureusement s’accommoder. La semaine dernière, j’ai commis l’erreur de les accompagner, Bunty et lui, à Knaresborough, et je me suis rapidement sentie de trop. Nous nous sommes arrêtés à un moment dans un pub appelé La Fin du Monde, et, devant un demi panaché et un sandwich fromage-oignons, Mr. Belling m’a demandé d’un air morose à quel âge je comptais quitter la maison pour voler de mes propres ailes.

Je reviens à ma méditation funèbre. (C’est fou ce que j’ai pu devenir comme Patricia !) Je m’entraîne pour jouer Ophélie au naturel lorsque la rivière Foss aura retrouvé un niveau acceptable. Pour le moment, ses eaux sont scandaleusement basses ; je les ai essayées, et elles arrivaient à peine à l’ourlet de ma minirobe. Etait-il raisonnable de s’y noyer dans ces conditions ? Toujours optimiste, j’ai tenté de le faire en m’accroupissant dans l’eau brune et boueuse, mais un épagneul trop affectueux est venu contrecarrer tous mes efforts. Il serait beaucoup plus facile, évidemment, de se noyer dans l’Ouse, mais c’est une grande rivière anonyme, qui n’a rien d’aussi romantique que la Foss, avec ses nénuphars, ses roseaux et ses braves petits iris jaunes.

J’entends la Rover de Mr. Belling démarrer en faisant voler le gravier. Il va probablement emmener, ensuite, Bunty prendre le thé, puis il la raccompagnera. Elle arrivera en riant comme une folle et gloussant :

— Allons, allons, Bernard, je suis une respectable veuve !

Sur quoi il lui pincera les fesses en lui disant :

— Pas pour longtemps, Bunty !

Je suppose que je devrais remercier le Ciel qu’elle n’ait pas pour soupirant attitré Walter. Il a tenté sa chance, déposant aux pieds de Bunty foies de veau, côtes d’agneau et même, un jour, un lapin tout écorché, nu et rose brillant, qui ressemblait à une chose sortie d’un magazine pornographique. (J’en ai vu un – et je sais ce que c’est qu’un préservatif. C’est l’âge île l’innocence perdue.) Nous n’avons pas mangé le lapin, et Walter a été vaincu par le Preux Chevalier île Bunty – Bernard Belling, qui a une affaire de fournitures de plomberie du côté de Back Swinegat. Son entrepôt est une sorte de cathédrale dédiée au sanitaire, où s’alignent dans le clair-obscur d’interminables rangées de cuvettes de cabinets et d’éviers sans robinets.

Mr. Belling est presque chauve et porte des pantalons serrés surmontés de chandails à la mode. Il me parle constamment de la vie d’enfer que ma « pauvre mère » a eue. Bunty tient maintenant la Boutique avec l’assistance d’une très jeune vendeuse nommée Elaine.

— Tu te rends compte, me dit Bunty. Elaine a ton âge, mais elle a un petit ami régulier et économise pour son trousseau.

C’est aussi le cas, chose plus alarmante, de Kathleen, qui s’est récemment fiancée à un garçon nommé Colin. Il est élève au lycée d’Holgate et compte entrer dans l’affaire de quincaillerie de son père. Kathleen porte sa bague de fiançailles au cou, au bout d’une chaîne dissimulée sous sa blouse d’uniforme.

Nous faisons ensemble l’inventaire de son trousseau. Elle a quatre torchons en toile d’Irlande, un abat-jour et un jeu de fourchettes à gâteau en acier inoxydable. Peut-on fonder un mariage là-dessus ? Je lui achète une planche à découper pour gonfler ses actifs.

— Elle a tout à fait raison, remarque Bunty.

Sur quoi je lui demande :

— Tu ne veux pas que j’aille à l’université, alors ?

Elle se récrie aussitôt :

— Si, si. Tes études sont très importantes, évidemment.

Mais il est facile de voir qu’elle préférerait me voir mariée et sous la responsabilité de quelqu’un d’autre. J’interroge Kathleen :

— À quoi cela sert de faire un trousseau ?

— À préparer l’avenir, répond-elle promptement.

Que mettrais-je dans mon trousseau si j’en avais un ?

*

Je suis en proie à la léthargie du dimanche après-midi.

Etendue sur mon lit, je me répète comme une incantation magique les batailles de la campagne d’Espagne contre Napoléon : « Vimeiro, La Corogne, Porto, Talavera, Badajoz, Salamanque… » Mais cela ne sert à rien : cinq minutes après je n’en retrouve plus une seule. C’est fort ennuyeux, car mon premier bac commence la semaine prochaine. Je me demande si mes résultats seront aussi mauvais que ceux de Patricia en son temps. Où est Patricia ? Pourquoi ne vient-elle pas m’arracher à cette vie imbécile ?

J’abandonne mes révisions pour descendre à la cuisine et me préparer un toast, que je mange étendue au soleil sur le tapis de la salle de séjour. Puis je m’assoupis et me réveille toute désorientée. J’essaie de me réciter mon texte de français pour l’oral, mais sans arriver à aller au-delà de : « Paris, une ville très belle et intéressante… » Moi qu’on disait douée pour les langues, je n’arrive pas à construire une seule phrase en allemand ou en latin. Même l’anglais, ma langue natale, me joue les pires tours quand je suis interrogée en classe.

Par la porte-fenêtre donnant sur le jardin, j’aperçois un chat du voisinage guettant une grive, qui, inconsciente du danger, triture un ver de terre dans un massif de pétunias. Je rampe jusqu’à la porte-fenêtre et frappe à la vitre pour alerter la grive, qui s’envole avec un demi-ver de terre dans le bec. Se produit alors une chose étrange : je continue à frapper sur la vitre. Très fort, avec le tranchant de la main ; ce que je veux faire, emportée par une impulsion soudaine et irrésistible, c’est casser la vitre et m’ouvrir le poignet sur le verre brisé, me scier les veines jusqu’à ce que tout le sang s’en écoule. C’est une double vitre, qui refuse de se casser, mais je continue à la marteler frénétiquement de la main.

Comment se fait-il que nul ne remarque combien je suis malheureuse ? Comment se fait-il que nul ne s’alarme de mon comportement bizarre ? Il y a mes crises de somnambulisme, qui reviennent de temps en temps, au cours desquelles j’erre dans la maison comme une enfant fantôme à la vaine recherche d’une chose oubliée dans le monde des vivants. Il y a les crises d’inertie, au cours desquelles je reste des heures étendue sur mon lit, inerte, sans bouger ni, apparemment, penser (Bunty estime que c’est un phénomène normal de l’adolescence). Pire, enfin, il y a les crises de panique. Depuis la première, lors des funérailles de George, j’ai perdu le compte des fois où j’ai dû me précipiter, affolée, hors de cinémas, de théâtres, de bibliothèques, d’autobus et de magasins. Les symptômes en sont terrifiants : j’ai l’impression que mon cœur est sur le point d’exploser, ma peau se glace et mon sang semble se vider dans mes souliers – la mort me paraît imminente. Si on me filmait en ces moments et si on passait ce film à la télévision, Bunty, en le voyant, secouerait certainement la tête et dirait :

— Cette enfant a besoin qu’on lui vienne en aide.

Mais parce que je suis là, sous son nez, devant ses yeux, elle semble ne rien remarquer.

Peut-être, après tout, n’est-ce qu’un mauvais passage, un douloureux rite d’initiation à l’âge adulte, un cataclysme hormonal, l’étroit et sombre tunnel de l’adolescence…

— Ruby !

Un air de total effarement s’est peint sur le visage de Mr. Belling quand, arrivé par le jardin, il me découvre en train d’essayer de fracasser la vitre avec ma main.

— Que diable fais-tu là, Ruby ? demande-t-il, en essayant de son mieux de prendre un ton à la fois ferme et paternel.

— J’essaie de m’évader, dis-je, l’air sombre.

— Ne fais pas attention à elle, Bernard, lance Bunty en passant la porte-fenêtre. Elle est un peu trop maline pour son bien. Elle tient de sa sœur.

Sur quoi je demande d’un ton sarcastique :

— Et de laquelle ? Avec toutes celles que tu as perdues…

Je reçois de Bernard une claque retentissante, qui me fait me mordre profondément la lèvre inférieure.

— Merci, Bernard ! dit Bunty. Il était temps que quelqu’un la remette un peu à sa place, celle duchesse !

Puis elle enchaîne avec un grand sourire à son hien-aimé :

— Si l’on ouvrait une boîte de saumon ?

Tous deux se dirigent vers la cuisine, me laissant là, toute blanche et trop suffoquée pour parler. Je me laisse de nouveau glisser sur le tapis, où je me roule en boule, au comble du malheur. Je vois tomber sur le Wilton beige, non une larme, mais une petite goutte de sang venue de ma lèvre. La seule marque de sympathie que je recueille vient de Rags, qui pousse au creux de ma main un nez froid et humide.

Que souhaiterais-je pour mon trousseau ? Rien que des objets tranchants : du verre brisé à la cassure bien nette, des couteaux à découper à l’acier poli, des couteaux à pain aux petites dents avides, des lames de rasoir à l’impitoyable tranchant. Et si Bunty me découvrait, une nuit, errant dans la maison avec un grand couteau ensanglanté à la main ? (Que dirait-elle ? « Veux-tu bien filer te recoucher ! », sans doute.)

*

Au sommet de la tour de la Cathédrale, on est déjà presque au royaume des anges, si haut que la ville, en dessous, prend les allures d’un vaste plan des rues. Un jour comme celui-ci, où le ciel est d’un bleu limpide, avec pour seul nuage une petite traînée blanche dans le lointain, il est facile de se sentir éprise du monde. Que voudrais-je pour mon trousseau ? L’horizon, quelques chants d’oiseaux, les fleurs couleur de neige dans le jardin de la Trésorerie et les blancs arceaux des ruines de St. Mary’s Abbey, semblables à de la dentelle pétrifiée.

Quelle impression cela ferait-il de tomber d’ici ? De descendre plus bas, toujours plus bas, d’être précipitée comme une pierre dans la petite enclave de Dean’s Park, de s’écraser sur l’herbe verte comme un oiseau frappé à mort ? Si l’on se penche assez loin sur le parapet, comme une gargouille, on se sent aspiré par la force de gravité qui vous tire, qui vous invite à savourer l’air…

— Ruby !

Le petit visage inquiet de Kathleen apparaît dans un créneau.

— Ruby ! Viens vite ! Nous allons manquer le début des cours.

Nous dévalons à toute allure l’escalier à vis, courons jusqu’à l’école et nous jetons à nos pupitres juste à temps pour l’exercice de latin.

« Theoxena conseille à ses enfants de se suicider plutôt que de se laisser mettre à mort par le Roi… Mors, inquit, nobis saluti erit. Viae ad mortem hae sunt… » Par les fenêtres ouvertes nous parviennent le bruit d’un match de cricket sur les terrains de jeux de St. Peter’s et l’odeur entêtante du gazon fraîchement tondu. « Cum iam hostes adessent, liberi alii alia morte ceciderunt. » Comment se peut-il que la vie soit si douce et si triste à la fois ? Comment ? Quelques modestes applaudissements montent du terrain de cricket. Judith Cooper écrase une guêpe avec sa copie. Quelque part, juste hors de ma portée, doit se trouver l’explication, la clé de tout. Et qu’est-ce que cette clé ouvre ? Le placard aux objets trouvés, bien entendu…

La théorie du Placard aux Objets Trouvés représente une étape nouvelle dans ma quête philosophique. Elle est née, sans aucun doute, du fait que, toute cette année, nous avons rempli, Kathleen et moi, les dures fonctions de surveillantes du placard aux objets trouvés, situé dans le nouveau bâtiment de l’école, près des salles d’arts ménagers, de physique, de chimie et de biologie, et que nous ouvrons très ponctuellement tous les jeudis à quatre heures. Le règlement du lycée spécifie que le placard ne doit être ouvert qu’à ce moment, et à ce moment seulement, toutes les requêtes formulées à d’autres périodes devant se heurter à une impitoyable fin de non-recevoir. C’est donc le jeudi à quatre heures que les élèves (apparemment, les professeurs et autres membres du personnel ne perdent jamais rien) sont admises à explorer l’intérieur du placard pour tenter d’y retrouver les objets divers – stylos, gants dépareillés et chaussures de hockey – perdus dans la semaine. Lorsqu’elles trouvent, elles doivent signer dans la case adéquate une liste que nous leur présentons.

Les élèves ne venant pas réclamer ce qu’elles ont perdu s’exposent à d’effrayantes conséquences. Il est facile d’identifier la légitime propriétaire d’un objet trouvé, car il est obligatoire d’avoir, cousue à l’intérieur de tous ses vêtements, soutien-gorge compris, une étiquette portant son nom. Celui-ci doit être inscrit à l’encre indélébile sur les objets d’utilité courante et à l’intérieur des souliers. Des contrôles constants sont opérés pour voir si nous sommes toutes bien étiquetées. (Je me demande toutefois si quelqu’un a jamais osé regarder à l’intérieur de la blouse de Patricia.) Au moins, si jamais je souffre d’amnésie, on saura par quel nom m’appeler. Les noms des propriétaires d’objets trouvés et non réclamés sont portés sur une autre liste, qui est lue à haute voix par Miss Whittaker, la directrice, à la réunion générale, le dernier vendredi de chaque mois, et les fautives doivent rester debout pendant toute la séance, alors que les autres élèves sont assises. Cette humiliation publique a toutefois peu d’effet, et le placard aux objets trouvés continue à déborder. Parfois il est si plein que lorsque nous en ouvrons la porte, Kathleen et moi, tout nous tombe sur la tête. Nous en arrivons à restituer des objets en secret pour nous débarrasser de ce fatras.

Ma théorie est que, quand nous mourons, nous sommes amenés devant un grand Placard aux Objets Trouvés où tout ce que nous avons perdu dans notre vie a été conservé pour nous – chaque barrette, chaque bouton, chaque crayon, chaque dent, chaque clé, chaque boucle d’oreille, chaque épingle (et Dieu sait combien il doit y en avoir !). Tous les livres de bibliothèque, tous les chats qui ne sont pas revenus à la maison, toutes les pièces de monnaie, toutes les montres. Et peut-être aussi d’autres choses moins tangibles : la patience, la contenance, le sang-froid (la virginité de Patricia, qui sait ?), la foi (Kathleen l’a perdue), l’innocence (la mienne) et puis du temps, beaucoup de temps, énormément de temps. Mr. Belling et Bunty vont en trouver une sacrée quantité dans leur placard. Je revois Mr. Belling assis au volant de sa Dover, regardant sa montre et fulminant :

— Tu sais combien de temps nous avons perdu à t’attendre, Ruby ?

Sur les rayons inférieurs du placard, il y aura les rêves que nous oublions au réveil, nichés tout contre les journées perdues en rêveries mélancoliques (si celles-ci nous gagnaient des dividendes, Patricia serait riche). Et, tout à fait au bas du placard, entre les copeaux de crayon et les cheveux balayés sur le carrelage des salons de coiffure, vous trouverez les souvenirs perdus. « Deinde ipsa, virum suum complexa, in mare se deieciî. » Peut-être pourrons-nous signer une liste et les emporter avec nous ?

 

J’ai eu une scène terrible avec Mr. Belling. Il est venu mardi soir pour emmener Bunty à une représentation de Showboat au Théâtre Royal, mais elle était encore en haut, en train de se demander quelle robe mettre. J’ai donc fait entrer Mr. Belling au salon. Il s’est assis et m’a demandé :

— Pourquoi ne m’apporterais-tu pas un petit verre, Ruby ?

— Pourquoi n’allez-vous pas le chercher vous-même ? lui ai-je répondu.

— Quelle petite insolente !

— Et je peux vous dire aussi que je ne vous aime pas, ai-je ajouté.

— Un de ces jours, tu vas avoir ce que tu mérites, Ruby Lennox !

— Ah, oui ? Et quoi donc ? De l’amour et de l’affection ?

A ce moment, il m’a dit :

— Ta pauvre mère t’a tout donné, mais tu n’es qu’une ingrate petite garce !

— Vous ne savez rien du tout ! lui ai-je hurlé.

Alors, il a approché son visage à quelques centimètres du mien et il m’a crié…

 

— Ruby, Ruby Lennox ! Où allez-vous ?

C’est la voix aiguë de Miss Raven, qui nous surveille de son bureau pendant l’exercice de latin. On entend en même temps des applaudissements venant du terrain de cricket.

— Ruby, me murmure Kathleen au moment où je passe devant elle, Ruby, il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Où allez-vous, Ruby ? me crie Miss Whittaker alors que je traverse le grand hall. Ruby, vous êtes censée être en classe de latin !

Elle tente de m’arrêter, mais je l’esquive et me retrouve dehors, me dirigeant vers Clifton Green. Et peut-être aussi, me dis-je tout en marchant, vers le Placard aux Objets Trouvés, où je découvrirai mon vrai loyer, celui où un feu brille toujours dans l’âtre, où une longue fourchette à toasts en cuivre pend à côté de la cheminée, prête à servir, où une bouilloire chante sur le fourneau et où les vieux fauteuils forment un cercle accueillant, pendant que ma vraie mère, tout en tirant l’aiguille, raconte comme sa véritable enfant, sa pierre précieuse, a été échangée dans son berceau…

— Espèce de petite conne ! Tu ne peux pas regarder où tu vas ?

Le visage rouge et convulsé de haine derrière son volant, un homme d’une rare laideur écrase son avertisseur de la main, tandis que, derrière lui, toute une queue d’automobiles se forme. Je lui fais un geste obscène tout en gagnant le trottoir et je poursuis ma route, passant le nouveau pont qui enjambe la peu romantique Ouse.

La maison est fraîche et tranquille. Avec l’argent de l’assurance de George, Bunty a fait entièrement refaire les peintures et a acheté de nouveaux meubles, de sorte qu’il ne reste aucune trace du passé, d’autres vies. Rien ne rappelle plus Patricia. Bunty a finalement décidé qu’elle ne reviendrait pas, et a fait disparaître toutes ses affaires. La seule chose que j’aie réussi à sauver a été son panda, et il m’arrive d’imaginer, dans mes rêveries diurnes, sa satisfaction au moment où je le lui rendrai, alors qu’elle croyait tout disparu à jamais. Il a été surprenant de voir avec quelle facilité Bunty a pu éliminer toute trace de George. J’imagine que lorsque j’aurai disparu, elle pleurera une bonne fois, puis elle passera l’aspirateur et se fera une tasse de thé.

Sur la cheminée, la pendule de mon arrière-grand-mère sonne comme elle peut trois heures. Elle n’a plus jamais été la même depuis l’incendie, et je m’étonne que Bunty ne l’ait pas mise à la ferraille, mais le fonctionnement des méninges de Bunty est aussi mystérieux que celui de la pendule – ou du temps lui-même.

Je vais à l’étage et me fais un petit nid au bas du placard à linge avec des serviettes propres, sentant bon le savon et l’air frais. Comme un petit animal, je me tourne et me retourne jusqu’au moment où j’ai trouvé la position la plus confortable. Là, j’ouvre la bouteille de comprimés et enfourne ceux-ci dans ma bouche, avidement, précipitamment, de peur de tomber endormie avant d’en avoir avalé assez.

*

Plus bas, plus bas, toujours plus bas. Je culbute à travers l’espace, le temps et la nuit. Parfois, j’accélere, et je sens la force centrifuge plaquer mes organes contre les parois internes de mon corps. Je m’en vais toujours plus bas, vers les étoiles qui brillent tout au bout du monde. Au passage, j’entends une voix dire : « Oui, sans fond ! », mais les mots se noient dans un grand tumulte qui envahit ma tête, comme si tous les océans du monde s’y déversaient à la fois. Et là, par bonheur, je ralentis et commence à flotter, comme si j’étais accrochée à un invisible parachute. Maintenant que ma descente s’est ralentie, je puis distinguer de curieux objets dans l’obscurité, des poupées, des cuillères, des choses pétrifiées. Puis, soudain, je vois quelque chose qui ressemble à un Mobo taillé dans le marbre, et je pousse un soupir d’aise, car j’avais tout à fait oublié le petit cheval mécanique. Une tête de cerf sans corps jaillit de l’ombre, ouvre la bouche pour parler et disparaît de nouveau.

Plus bas encore, flottant comme du duvet de chardon, passent le panda de Patricia, le Sooty de Gillian et la vieille radio Ekco de Grand-Mère Nell. Je comprends avec un petit frisson d’excitation que je dois me trouver dans le Placard aux Objets Trouvés – pas celui de l’école, mais le grand, le placard métaphysique. Bientôt j’atteindrai le fond, je retrouverai mes souvenirs perdus et tout ira pour le mieux.

Quelqu’un me glisse une patte amicale dans la main. Je tourne la tête et je vois Teddy qui me sourit tristement.

— C’est le bout du monde, tu sais, me dit-il.

— Oh, Teddy ! fais-je, transportée de joie. Tu sais parler !

— Dans le Placard aux Objets Trouvés, me répond-il, tous les animaux savent parler.

J’en suis ravie pour lui ; mais je vois son visage et il me dit :

— Attention aux Anneaux de Saturne, Ruby ! N’oublie pas que…

Puis, avant qu’il ait pu finir sa phrase, sa patte glisse hors de ma main et, brusquement, ma chute recommence à s’accélérer. De façon horrible. J’ai l’impression que mon cerveau jaillit hors de mon crâne et d’affreuses douleurs me parcourent les nerfs des bras. De grands soleils multicolores explosent de part et d’autre de moi, et plus vite je tombe vers les étoiles, plus elles s’éloignent. Je commence à avoir peur que ce voyage ne dure éternellement, et je fouille ma mémoire pour savoir ce que j’ai pu faire pour mériter un tel châtiment.

Puis jaillit de l’ombre, comme le train fantôme à la foire de Scarborough, le visage furieux de Mr. Belling. Il commence à hurler. Pour commencer, je ne distingue pas un seul mot, puis, brusquement, sa voix résonne terriblement fort à mes oreilles :

— Ta pauvre mère t’a tout donné, mais tu n’es qu’une ingrate petite garce !

J’étends les mains devant moi pour repousser cette vision, mais il continue :

— Tu es mauvaise, mauvaise jusqu’au tréfonds.

J’essaie de crier « Non ! », car je sais ce qu’il va dire ensuite, mais je n’arrive plus à parler, et, soudain, je n’arrive plus à respirer non plus. D’horribles bruits sortent de ma bouche – les bruits d’une personne en train de se noyer. Le fantôme de Mr. Belling dégringole avec moi dans le puits du temps, et je me mets les mains sur les oreilles pour ne pas entendre ce qu’il va dire, mais je n’arrive pas à étouffer sa voix, qui répète encore et toujours :

— Tu as tué ta propre sœur, Ruby ! Tu as tué ta propre sœur !

*

— Je te demande un peu ! hurlait-il, un filet de salive au coin de la bouche. Quelle sorte de fille est capable de cela ?

Du haut de l’escalier arriva la voix de Bunty :

— Es-tu prêt, Bernard ? La pièce commençait à sept heures et demie…

— Je sais tout, Ruby, siffla Mr. Belling. Ta mère m’a tout dit.

— Je n’ai pas tué ma sœur ! lui criai-je. Elle s’est fait écraser !

Il eut un horrible rictus.

— Je ne parle pas de celle-là, espèce de petite imbécile ! Je parle de ta sœur jumelle !

Et, sur ce propos extraordinaire, il tourna les talons et quitta la pièce. Un instant plus tard, j’entendis Bunty me crier du vestibule :

— Nous partons pour le théâtre, Ruby ! À tout à l’heure.

Puis il y eut le bruit de la porte qui se refermait et celui de la Rover qui démarrait.

Ma jumelle ? Ma propre jumelle ? De quoi diable voulait-il parler ? Curieusement, si une partie de moi-même se trouvait sidérée par le propos, une autre partie était soudain en alerte et des frissons me parcouraient tout le corps. Je courus en haut, dans la chambre de Bunty, et commençai à fouiller parmi les boîtes à chaussures entassées sur le rayon supérieur de sa garde-robe. Il y avait là toute sa vaste collection de chaussures jamais portées, mais je finis par tomber sur la boîte qui m’intéressait, celle où elle gardait les papiers témoignant officiellement de notre existence, en même temps qu’une série de petits objets ne trouvant pas leur place ailleurs. Il y avait là des cartes de sécurité sociale, des attestations d’assurance, une boucle d’oreille dépareillée et une vieille carte d’alimentation, le médaillon d’argent, des certificats d’hypothèque, une patte de lapin mangée aux mites, un vieux programme de théâtre et un reste de pétard de Noël. Puis je découvris le testament de George et son certificat de décès, les papiers scolaires de Patricia, le certificat de mariage de George et de Bunty, l’acte de décès de Gillian et enfin tous les extraits d’actes de naissance maintenus ensemble par un élastique : Berenice Eileen, George Arthur, Patricia Vivien, Gillian Berenice, Ruby Eleanor. Et Pearl.

J’y étais : Pearl. Pearl Ada Lennox. Née à la maternité de Fulford, et ce – fait incroyable – le même jour du même mois de la même année… que moi. Le 8 février 1952. Je lus et relus l’acte de naissance de Pearl, puis le comparai au mien, les regardant l’un après l’autre, interminablement, comme s’ils allaient pouvoir s’expliquer. Mais il n’y avait qu’une seule explication possible : « Pearl Ada Lennox » était vraiment ma sœur jumelle. Mais je n’avais aucun souvenir de cette sœur, je n’arrivais pas à en retrouver la moindre image. Peut-être Pearl était-elle morte à la naissance, comme le jumeau d’Elvis ? Peut-être étions-nous sœurs siamoises, et avait-elle dû mourir pour que je vive. Peut-être était-ce, à ce moment, ce que Mr. Belling avait voulu dire. Mais, pour une obscure raison, je ne le croyais pas. Je continuai à fouiller la boîte à chaussures jusqu’au moment où je trouvai, tout au fond, un autre certificat de décès – établi le 2 janvier 1956.

Cause du décès : noyade. Cela me fit penser à La Tempête et à « ce sont les perles qui furent ses yeux » et aux plongeurs cherchant des huîtres perlières dans les mers de Chine, mais cela ne me fit pas me rappeler quelqu’un nommé Pearl et encore moins une sœur jumelle.

Avais-je noyé ma propre sœur ? Une telle chose était-elle possible ? Je n’arrivais même pas à me noyer moi-même. J’ouvris le médaillon d’argent et revis les deux photos de moi bébé que j’avais découvertes, longtemps auparavant, dans le tiroir de la table de chevet de Bunty. Il me fallut regarder assez longtemps et attentivement le diptyque pour comprendre que l’une des deux photos ne devait pas être de moi, mais de ma sœur. Quant à dire laquelle, j’en étais, malgré tous mes efforts, totalement incapable.

Je remis tous les papiers dans la boîte à chaussures et replaçai celle-ci dans la garde-robe. Lorsque Mr. Belling ramena Bunty, j’étais déjà au lit, feignant de dormir. Bunty vint me voir, comme elle le l’ait habituellement ces temps-ci – sans doute pour vérifier que je respire encore. Quelque chose me fit alors changer d’avis, et, arrêtant de feindre le sommeil, je me dressai assise dans mon lit. Bunty poussa un petit cri, comme si elle avait vu un zombie sortir de la tombe. J’allumai ma lampe de chevet et lui mis le médaillon d’argent sous le nez.

— Pourquoi n’avons-nous jamais parlé de cela ? lui demandai-je.

Je trouvai le silence de Bunty effrayant, car je ne savais pas ce qu’il recouvrait. Puis je l’entendis avaler sa salive, nerveusement, et elle me dit :

— Tu avais oublié.

— Oublié ? Qu’est-ce que tu veux dire par là, « j’avais oublié » ?

— Tu avais tout gommé. Amnésie.

Même en évoquant ces choses terribles, elle réussissait à paraître encore un peu irritée.

— Le docteur Haddow a dit que c’était probablement mieux ainsi – après ce qui était arrivé.

La moitié de son corps était déjà sortie de ma chambre, mais quelque chose l’empêchait quand même de partir tout à fait.

— Nous pensions tous que c’était mieux, reprit-elle après un moment. Après tout, personne ne souhaitait voir rappeler ce qui s’était passé.

— Mais, lui criai-je, on ne peut pas effacer quelque chose comme cela ! On ne peut pas prétendre que quelqu’un n’a jamais existé, ne pas en parler, ne pas regarder de photos…

Bunty était de plus en plus hors de la pièce ; il ne restait plus guère d’elle qu’une main et une voix.

— Mais il y a des photos, dit-elle. Et, bien sûr, nous parlions d’elle. C’est toi qui avais tout effacé, pas nous.

— C’est toujours ma faute, n’est-ce pas ? hurlai-je.

Et le silence tomba entre nous. Un silence lourd, épais, presque visqueux. Puis je lançai comme un pavé dans cette mare de silence la question qu’on ne pouvait plus esquiver :

— Comment ai-je tué ma sœur ?

Bunty soupira.

— Tu l’as poussée dans l’eau, dit-elle d’une voix morne. C’était un accident. Tu ne te rendais pas compte de ce que tu faisais ; tu avais quatre ans.

— Un accident ? répétai-je. Bernard Belling m’en a parlé comme s’il s’était agi d’un meurtre de sang-froid !

Ma mère eut la bonne grâce de paraître ennuyée.

— Il n’aurait pas dû t’en parler, fit-elle.

Elle hésita avant d’ajouter :

— À l’époque, je t’en ai voulu, mais, bien sûr, c’était un accident…

Sa voix se brisa un peu, puis elle dit d’un ton las :

— C’était il y a longtemps. Ce n’est pas la peine de remuer de nouveau tout cela.

Et elle disparut tout à fait.

Mais elle revint quelques minutes plus tard et s’assit au pied de mon lit. Elle me prit le médaillon des mains, l’ouvrit et le regarda un long moment sans rien dire.

— Laquelle ? demandai-je finalement. Laquelle est Pearl ?

Elle désigna la photo de gauche et dit :

— Ma Pearl.

Puis elle se mit à pleurer.

*

Oh, non ! Voilà que cela recommence ! Je tombe, tombe, tombe dans l’abîme du temps. Cela va-t-il s’arrêter enfin ? Voilà Denise, la poupée de Gillian, suivie de la maison de poupée de Daisy et de Rose, et puis, je pense, Ruby et Pearl, Ruby et Pearl, les bijoux jumeaux…

*

Ensuite, c’est le noir, un noir total au milieu duquel je plonge de façon interminable comme un pêcheur de perles… Et puis, brusquement, une lumière ! Je sais que je dois arriver au fond du Placard. Au centre de cette lumière se dresse une petite silhouette, qui devient de plus en plus brillante à mesure que je m’en approche, debout, comme la Vénus de Botticelli dans une grande conque de nacre pâle et opalescente. Je puis presque la toucher, maintenant, ma jumelle, mon double, mon miroir. Elle est là, enrubannée de sourires, tendant ses petits bras vers moi, m’attendant, me disant quelque chose… Mais je ne parviens à entendre qu’une pendule sonnant dans ma tête « quatre, cinq, six » et le bruit de quelque chose grattant à la porte en gémissant. Puis c’est de nouveau l’obscurité, une obscurité semblable à un moelleux linceul, qui m’enserre et m’étouffe, me bouchant les yeux, la bouche et les oreilles. Je comprends que je suis enterrée vivante, que la terre tombe en pluie sur mon cercueil, y pénétrant par de minuscules fissures. Des fissures lumineuses…

— Ruby ?

Au milieu de l’une des fissures lumineuses, deux lèvres et des dents légèrement jaunies, une incisive en or et une bouche qui répète patiemment quelque chose. Avec les plus grands efforts de concentration, je finis par me rendre compte avec quelque surprise que ce quelque chose est mon nom : « Ruby ».

— Ruby ? Comment vous sentez-vous, Ruby ?

La bouche sourit et recule et je vois une drôle de vieille bonne femme, avec des tresses roulées autour des oreilles comme des écouteurs radio et des lunettes à monture dorée accrochées autour du cou. Je n’arrive pas à parler. J’ai l’impression qu’on m’a passé la gorge au papier de verre et ma tête résonne douloureusement. Je cligne des yeux pour me protéger du soleil qui entre à flots par la fenêtre de l’hôpital et trace de vastes zones géométriques sur le linoléum vert.

— Bonjour, Ruby. Je suis le docteur Herzmark, et j’aimerais vous aider, si c’est possible.

*

Une chaleur étouffante règne toujours dans le bureau du docteur Herzmark. Je pense qu’elle l’entretient à dessein, afin de vous assoupir. Elle a dans son tiroir d’étranges gâteaux à la cannelle et au citron tout gluants, et elle fait un café fort et amer que je bois pour tenter de rester éveillée. Elle me demande avec son curieux accent allemand :

— Voulez-vous vous étendre, Ruby ?

Elle ne commande jamais ; elle demande. Elle place sur moi une couverture bleu marine à broderies rouges ressemblant un peu à une couverture de cheval.

— Maintenant, Ruby, dit-elle, je voudrais que vous vous imaginiez entourée de l’une des couleurs de l’arc-en-ciel et que vous commenciez à compter de dix à zéro…

A chaque fois, j’essaie de choisir une couleur différente pour voir l’impression que cela fait. Je puis vous dire que, bien sûr, le rouge est la couleur du rubis, et que l’orange vous donne l’impression de dégager de la lumière. Le jaune vous donne une impression de pétillement, comme si vous aviez longuement respiré des sorbets au citron, et le vert suscite l’odeur de l’herbe d’été après la pluie (c’est une couleur de mélancolie). L’indigo est la couleur de la magie, et le violet fait penser au cachou.

Et le bleu ? Le bleu est la couleur du souvenir. Et aussi celle des fleurs les plus jolies : les jacinthes et les petits myosotis en forme d’étoile dans le pré d’Oncle Tom. Mais pas aujourd’hui, car on est en plein milieu de l’hiver et la neige a tout recouvert. Nous sommes le 2 janvier 1956 – et c’est la première fois que le patient docteur Herzmark a réussi à me ramener à ce jour fatidique. Mais, soudain, je me retrouve là, assise à la table de la salle à manger d’Oncle Tom dans son cottage d’Elvington. C’est une visite classique de Nouvel An. La femme d’Oncle Tom, Tante Mabel, dit à Bunty :

— Que cela nous fait plaisir de vous voir !

Puis elle se tourne vers Patricia et Gillian et leur demande si cela leur fera également plaisir de retourner en classe après les vacances de Noël.

— Oui, fait Patricia.

— Non, dit Gillian.

Oncle Tom se tourne alors vers George et déclare :

— J’avais peur que la route ne soit bloquée – après tout ce qui est tombé hier soir.

— Oui, dit George. Ç’a été toute une aventure pour venir jusqu’ici.

Me rappelant ensuite le déjeuner, je dis au docteur Herzmark :

— Nous avons eu une salade à la langue de bœuf.

Puis je me mets à rire. Je repense à Gillian dévorant un morceau de langue avec son avidité coutumière (elle a dû mourir de faim dans une vie antérieure) et disant à Bunty :

— C’est très bon. Pourquoi on n’en a pas à la maison ?

Puis à Tante Mabel :

— Qu’est-ce que c’est ?

— De la langue, Gillian, répond Tante Mabel en souriant.

Le front de Gillian se fronce comme elle digère (au propre et au figuré) l’information.

— De la langue, se répète-t-elle avec un accent un peu différent.

Puis elle pose son couteau et sa fourchette et contemple d’un air perplexe une moitié de tomate dans son assiette. Patricia éclate d’un rire cruel, auquel se joint Pearl sans même savoir pourquoi sa sœur aînée rit. Pearl aime à rire. Contrairement à moi, avec mes humeurs sombres, elle est toute joie, lumière et soleil.

— Cela suffit ! fait Bunty, que toute hilarité contrarie.

— Vous pourrez aller jouer dans la neige après le déjeuner, annonce George. Nous avons mis vos bottes en caoutchouc dans le coffre.

— Et on pourra faire un grand bonhomme de neige ? demande Pearl, tout excitée.

Oncle Tom se met à rire et dit :

— Vous pourrez même prendre des morceaux de charbon dans le seau pour faire les yeux.

*

— C’est assez, dis-je brusquement au docteur Herzmark.

Cela me déchire intérieurement de voir Pearl aussi clairement, maintenant, et de savoir qu’elle est si totalement hors de ma portée.

— Un autre jour, Ruby, me répond le docteur Herzmark en m’offrant un caramel.

*

Bunty et Tante Mabel nous emmitouflent dans des duffle-coats, des écharpes et des moufles. Pearl et moi avons de petits bonnets de laine – rouge pour moi et bleu pour elle – avec des pompons blancs. Pearl est si excitée par toute cette neige qu’elle piétine sur place et qu’on a du mal à lui enfiler ses bottes en caoutchouc.

— Tiens-toi un peu tranquille, Pearl ! lui dit Bunty.

Elle finit par décider que nous avons assez de vêtements comme cela. Tante Mabel ouvre la porte, et nous nous mettons à courir dans le froid, nos voix résonnant comme des clochettes dans l’air limpide.

— N’allez pas près de l’étang aux canards ! hurle de loin Tante Mabel, tandis que nous piétinons allègrement la neige vierge.

— C’est assez.

— Un autre jour, alors.

Le docteur Herzmark me sourit :

— Avez-vous vu les chars russes dans Prague, au journal télévisé ?

— C’est affreux, dis-je en mâchonnant un caramel.

A ce moment, une sirène se met à sonner sur le toit de l’usine Rowntree, tout à côté, et nous sursautons toutes deux.

— C’est simplement un exercice d’alerte à l’incendie, dit aussitôt le docteur Herzmark.

*

Tante Mabel aurait aussi bien pu nous dire : « Allez directement à l’étang aux canards. » C’est vers lui que nous nous dirigeons dès que nous avons mis le pied dans le pré d’Oncle Tom. Au printemps précédent, nous avons tenu entre nos mains les petits canetons tout jaunes et nous avons transporté ces gros œufs bleus qui sont si jolis à regarder et si dégoûtants à manger, mais nous n’avons encore jamais vu l’étang en hiver. Pendant une seconde, nous nous arrêtons toutes pour contempler le spectacle magique que présente ce paysage gelé, d’un blanc éblouissant entre les arbres couverts de neige. Les eaux de l’étang ont été tellement gonflées par les pluies hivernales qu’elles ont débordé dans le pré et y ont gelé au-dessus de l’herbe, que l’on distingue parfaitement à travers la glace.

Quelques oies se dandinent à l’extrémité de la vaste mare gelée, et un ou deux canards nagent dans les portions d’eau restées libres et où flottent néanmoins des glaçons. Mais la plupart de leurs congénères sont bloqués sur une petite île au milieu de l’étang et font grand bruit en nous apercevant.

— Oh ! Nous aurions dû apporter du pain ! fait aussitôt Patricia.

Gillian pousse un glapissement de joie en découvrant une assez vaste couche de glace solide à une extrémité de la grande mare, elle s’y engage en sautant à pieds joints, comme un lapin fou dans Walt Disney.

— Fais attention, Gillian ! lui crie Patricia, avant d’accompagner deux canards dans un tour de l’étang.

Pearl se précipite pour admirer Gillian, qui exécute devant elle le miracle de marcher sur l’eau. Gillian a presque atteint la petite île centrale quand la glace fait entendre un craquement effrayant et commence à bouger légèrement et laisser filtrer l’eau sur ses bords. Pearl a déjà les deux pieds sur la glace, et Gillian, riant de toutes ses forces, l’appelle :

— Viens ! Allez, viens, espèce de froussarde ! Pearl-la-frousse hou, hou !

Elle sait que c’est là la façon de faire faire à Pearl tout ce que l’on veut. Moi, je lui crie de revenir, et Gillian se met en colère contre moi, hurlant :

— Tais-toi, Ruby ! Tu n’es qu’un gros bébé !

Je cherche anxieusement des yeux Patricia, mais celle-ci a disparu derrière un bouquet d’arbres. Pearl a déjà parcouru la moitié du chemin sur la glace, et je vois celle-ci bouger de plus en plus sous ses pieds. Je me mets à pleurer. Et, pendant ce temps, Gillian continue à crier :

— Viens, Pearl, viens !

Puis, soudain, le morceau de glace sur lequel se tient Pearl bascule et je la vois avec horreur glisser dans l’eau, lentement, les pieds les premiers. Comme elle arrive dans l’eau glacée, son corps se convulsé et se retourne, de telle manière qu’elle me fait face, et la dernière chose que je vois d’elle est son visage contracté par l’horreur, avec sa bouche qui s’ouvre pour me crier quelques derniers mots avant que l’eau noire ne l’aspire, ne se referme sur le petit pompon blanc.

Tout ce que je puis faire est de rester là, figée, la bouche ouverte, émettant un long hurlement hystérique. Mais, bien que consciente de l’effroyable hululement qui sort de ma gorge, bien que consciente des cris de Gillian sur l’île hurlant à Patricia, qui court de toutes ses forces vers nous, de se dépêcher, je n’entends vraiment que les derniers mots de Pearl, qui continuent à résonner à l’infini dans ma tête : « Ruby, au secours ! Ruby, au secours ! »

Patricia plonge dans l’eau glacée et réapparaît presque immédiatement, hoquetant de froid, les cheveux plaqués sur la tête, mais, clignant des yeux, elle se contraint à replonger sous la surface. À ce moment, l’alerte a été donnée non seulement chez Oncle Tom mais aussi à la ferme voisine, et des gens semblent se précipiter de toutes parts, piétinant la neige. Quelqu’un sort de l’eau une Patricia tremblante, bleue de froid, l’enveloppe dans une vieille veste de travail et l’emporte. L’un des valets de ferme entre à son tour dans l’eau avec assurance, mais doit rapidement se mettre à nager, le souffle court, car le niveau de l’étang est exceptionnellement haut.

Cependant, Pearl a flotté quelque part sous la glace et se refuse à la découverte. Ce n’est que quelques heures plus tard, alors qu’on est allé chercher perches et crochets, qu’elle se décide à apparaître. L’un des hommes, un grand gaillard à la mâchoire agressive et au visage marqué de traces de pustules, la transporte dans ses bras, soigneusement, comme si elle était un fardeau précieux et fragile – ce qu’elle est, bien sûr –, en essayant de réprimer les sanglots qui lui montent de la gorge.

*

On étend le petit corps inerte de Pearl sur la table de la cuisine, mais Tante Mabel nous pousse hors de la pièce, vers le salon. Patricia a déjà été expédiée à l’hôpital. Gillian s’installe dans un fauteuil et contemple ses pieds. Le salon sent le camphre et le bois ancien. Le seul son qu’on y entend est celui d’une petite pendule qui sonne les quarts d’heure d’un carillon fêlé. Moi, je n’ai pas envie de m’asseoir dans un fauteuil. Je me roule en une toute petite boule derrière le divan et je reste là, immobile, à réentendre non les paroles de Pearl, mais celles de Gillian.

Pendant qu’on tirait de l’étang Patricia, hurlant et se débattant, voulant à toute force replonger pour aller chercher Pearl, Gillian était demeurée bloquée sur la petite île (il fallut finalement aller la chercher en bateau à rames). Elle sautait sur place en une sorte de danse tribale et, terrifiée à l’idée qu’on puisse la rendre responsable de ce qui s’était passé, elle pointait le doigt vers moi et hurlait de toute la force de ses poumons :

— C’était elle, c’était elle, c’était Ruby ! Ruby l’a poussée ! Ruby a poussé Pearl dans l’eau. Je l’ai vue ! Je l’ai vue !

Et je restais là, debout, muette d’horreur, regardant à mes pieds l’herbe sous la glace.

*

— Ça va ? me demande le docteur Herzmark, en me tenant et me berçant comme un bébé.

Au bout d’un moment, je me calme, et nous restons silencieuses à écouter les bruits de la rue. Puis elle me tend une tablette de chocolat qu’elle a prise dans son tiroir.

— Ma mère, dis-je en retirant le papier d’argent qui entoure le chocolat, m’a vraiment rendue responsable. Elle m’a expédiée chez sa sœur, à Dewsbury, parce qu’elle ne pouvait plus supporter de me voir.

— Parce que vous lui rappeliez Pearl, dit le docteur Herzmark. Pas parce qu’elle vous détestait.

— Les deux, je suppose, fais-je en haussant les épaules. Pauvre Bunty : perdre deux enfants. Et pauvre Patricia : nous comptions sur elle pour sauver Pearl, et elle ne pouvait pas.

Puis je me surprends à ajouter :

— Et pauvre Gillian aussi. Si quelqu’un était à blâmer, c’était elle, et elle est morte. Et pauvre Pearl, parce qu’elle est morte aussi.

Le docteur Herzmark sourit.

— Est-ce que nous allons, dit-elle, passer en revue tous les individus, morts ou vivants, ayant peuplé cette terre en disant à chaque fois « pauvre un tel » ou « pauvre une telle » ? Et arriverons-nous un jour à « pauvre Ruby » ?

J’essaie, à titre d’expérience, d’articuler les mots : « pauvre Ruby ». Mais ils sont à peine formés dans ma bouche que je me mets à pleurer, à pleurer sans pouvoir m’arrêter.

*

Je suis allée au bout du monde et j’en suis revenue, et maintenant, je sais ce que je voudrais dans mon trousseau. Je voudrais mes sœurs.

 

ANNEXE XI

UNE VIE GÂCHÉE

 

Assise dans son rocking-chair dans la cuisine du cottage et profitant d’un rayon du soleil de septembre, Alice berçait la nouveau-née, Eleanor. Nell s’était endormie dans ses bras et Alice elle-même sommeillait tristement, incapable d’affronter les tâches pénibles et sordides qui constituaient sa vie.

Il lui semblait qu’on lui avait posé une grosse pierre sur la poitrine, et que celle-ci l’étouffait lentement, qu’on la torturait à petit feu, comme une martyre des temps anciens, mais sans qu’elle-même, pour le moins agnostique, puisse comprendre pourquoi elle souffrait ainsi.

Elle entendit vaguement, comme dans un rêve, le bruit des roues d’une charrette et le chien qui aboyait. Elle savait que cela lui rappelait quelque chose, mais elle n’arrivait pas à se préciser exactement quoi. Puis elle entendit quelqu’un dire « Bonjour » à l’un des enfants avec un accent très particulier, et elle faillit laisser tomber Nell de ses bras, avant de reboutonner précipitamment le devant de sa robe. Jean-Paul Armand ! Il se profila majestueusement dans l’encadrement de la porte, puis alla tout naturellement s’asseoir à la table de la cuisine en se répandant en propos enthousiastes et rendus plus extravagants encore par son accent caractéristique sur le minuscule bébé presque perdu dans les profondeurs de son berceau de bois.

— Quel dommage qu’il n’ait pas pu être sur les photographies ! s’exclama-t-il entre autres.

Or, c’était précisément le problème de ces photographies qui jetait à ce moment Alice dans le plus effroyable des tumultes intellectuels. Avait-elle signé un papier ? S’était-elle formellement engagée à payer une somme qu’elle était bien incapable de réunir ? (Toutes ses richesses se résumaient à six pièces d’argent de six pence dans la boîte à thé qui se trouvait sur la cheminée.)

Ouvrant un grand sac Gladstone de cuir noir, M. Armand produisit les fruits de son labeur. Il avait encadré trois des photos afin de démontrer à sa cliente quel avantage elle aurait à faire les frais de cadres pour toutes si elle voulait mettre au mieux en valeur sa progéniture. Il était toutefois à constater que la plus luxueusement encadrée des trois photographies ne représentait nullement ladite progéniture, mais était celle qui correspondait le plus aux goûts personnels de M. Armand : celle qui montrait Alice cachant derrière la chaise longue l’arrondi de son ventre et adressant une moue énigmatique à l’appareil photographique.

— Superbe ! murmura-t-il en poussant la photo sépia sur la table de pin.

Alice y jeta un regard indifférent, mais rassembla de la main les photos de ses enfants. Ils lui semblaient beaucoup plus attirants ainsi, immobilisés par l’appareil, et, à leur vue, ses yeux devinrent légèrement humides, et elle renifla doucement. M. Armand fit alors jaillir de l’une de ses innombrables poches de magicien un immense mouchoir de soie (propre) et le tendit à Alice d’un geste théâtral afin qu’elle puisse s’y moucher, ce qu’elle fit sans retenue. Puis elle se leva brusquement, saisit la boîte à thé sur la cheminée, l’ouvrit et, d’un geste mélodramatique, en répandit le contenu sur la table.

— Voilà ! proclama-t-elle d’un ton tragique. C’est toute ma richesse. Je suis à votre merci.

Et elle fondit promptement en larmes

M. Armand fut un moment décontenancé. Il se retrouvait assez fréquemment avec des clients incapables de le payer, et, en fait, il s’y attendait toujours dans une certaine mesure, mais il était fort rare qu’ils fussent aussi dramatiques, aussi grandiloquents – et, pour tout dire, aussi « latins ». Il lui fallut donc plusieurs secondes pour revenir de sa surprise et saisir, par-dessus la table rustique, la petite main fine de son interlocutrice.

— Chère dame, dit-il, chère, chère dame ! Il ne faut pas que vous vous mettiez dans de tels états ! Je ne prendrai pas votre argent.

Alice fut sidérée. Personne, à sa connaissance, ne lui avait encore parlé ainsi ; généralement, la seule chose que les gens faisaient était de lui prendre son argent. Elle regarda M. Armand avec suspicion.

— Qu’allez-vous prendre, alors ? demanda-t-elle, le menton levé, prête à défendre sa vertu si celle-ci était soudain exigée.

— Rien, chère dame, répondit M. Armand. Je ne veux rien sinon qu’heureuse vous serez.

L’institutrice qui sommeillait encore en elle fut sur le point de corriger cette tournure de phrase peu orthodoxe, mais, bouleversée par sa gentillesse si inattendue, elle ne put que donner libre cours à un torrent de larmes, accompagné de tels gémissements que M. Armand se sentit un instant saisi de quelques doutes sur sa santé mentale.

Toute cette scène n’était pas passée totalement inaperçue, et la progéniture d’Alice avait fini par apparaître en trois dimensions à la porte de la cuisine.

— Maman, demanda timidement Ada, ya quéque chose qui va pas ?

Alice sanglota de plus belle en comparant l’épouvantable accent du terroir de sa fille aînée à l’exotique roucoulement de M. Armand.

Finalement, les manifestations d’émotion se calmèrent, les enfants se dispersèrent et M. Armand s’apprêta à remonter à bord de sa grinçante charrette.

— Je ressens, dit-il en se tapotant le sein gauche, je ressens dans mon cœur, chère dame, votre chagrin et votre peine. Vous n’étiez pas faite pour cette horrible vie !

En prononçant ces mots, il eut un vaste geste du bras balayant non seulement le cottage mais l’ensemble du comté de Yorkshire. Alice, les yeux encore humides et rouges, hocha la tête en muette approbation, comme si M. Armand venait de traduire exactement sa pensée profonde. M. Armand se pencha vers elle, les lèvres à un centimètre de son oreille et la moustache caressant sa joue.

— J’attends, souffla-t-il, au bout du chemin – à minuit. J’attends toute la nuit, s’il le faut, pour vous venir avec moi.

— J’attendrai, corrigea machinalement Alice.

*

Ce soir-là, après avoir fait souper les enfants d’une peu appétissante potée aux choux et aux pommes de terre et les avoir expédiés avec quelque mal au lit, Alice s’endormit dans son fauteuil près de l’âtre vide. Elle ne se réveilla que lorsque Frederick fît une entrée bruyante dans la maison. Il était tellement ivre qu’il sursauta de peur à la vue de sa femme et demanda :

— Qui est-ce ?

— C’est moi, imbécile, dit-elle en allumant une bougie.

— Ah bon ! fit-il en s’effondrant sur la banquette.

Alice aperçut, à la faible lueur de la bougie, une tache rouge et humide sur son bras.

— Tu t’es encore battu ? demanda-t-elle, d’un ton presque indifférent.

Frederick regarda quelques secondes la trace sanglante en tentant de se rappeler ce qui était arrivé et finit par grogner :

— Une espèce de saleté de charrette, au bout du chemin ! Je me suis cassé la figure dessus !

Sa femme se trouva trop bouleversée pour articuler la moindre parole de compassion. Les corvées ménagères lui avaient fait complètement oublier M. Jean-Paul Armand. Mais quand Frederick eut péniblement monté l’escalier pour aller cuver l’alcool absorbé dans la soirée, elle resta en bas à s’interroger sur les solutions s’offrant à elle pour échapper à une existence devenue intolérable. Certes, elle pouvait se tuer – elle y avait pensé toute la journée et avait même été, à un moment, sur le point d’essayer, en se jetant du haut du grenier à foin. Mais quelles seraient les conséquences d’un tel geste ? La vie de ses enfants ne serait-elle pas, ensuite, empoisonnée par l’horreur et le scandale ? Ne valait-il pas mieux qu’ils s’éveillent le matin en découvrant que leur mère avait purement et simplement disparu plutôt que de trouver son corps écrasé dans la cour ou convulsé par le poison ? La solution offerte par M. Armand était, à coup sûr, plus qu’hasardeuse, mais n’était-elle pas, de toute manière, préférable à une mort infligée par elle-même ?

Quelques minutes plus tard, elle entassait ses quelques possessions les plus chères dans un petit sac et étreignait une ultime fois la pauvre petite Nell. Puis elle alla embrasser les fronts doux et moites d’Ada, d’Albert et de Lillian, s’attardant un bref instant, en réprimant un sanglot, pour caresser les boucles blondes d’Albert. Elle retira de son cou le médaillon d’argent venu de sa mère et le glissa sous l’oreiller d’Ada, qui gémit dans son sommeil. Il n’y eut toutefois pas de baisers d’adieu pour les pauvres Lawrence et Tom, car ils dormaient dans la mansarde, dont le plancher craquait horriblement à la moindre sollicitation, et Lawrence avait le sommeil si léger qu’Alice n’osa pas prendre le risque. Elle le regretta par la suite – mais elle en vint, au fil des ans, à regretter bien d’autres choses. Son tout dernier geste consista à retirer son alliance pour la déposer sur l’oreiller, près de la tête de son mari, assommé par l’alcool.

Elle trouva M. Armand qui l’attendait patiemment au bout du chemin et ne manifesta aucune surprise en la voyant paraître.

*

Dans les coulisses du musées
1.html
2.html
3.html
4.html
5.html
6.html
notes.html