FERMETURE HEBDOMADAIRE
Charlotte et Léonard Fairfax étaient des piliers de la communauté, mais Léonard ne fut bientôt plus qu’une colonne brisée, puisqu’il mourut d’une crise cardiaque en 1925 et fut ainsi privé de la jouissance de sa belle maison neuve dans les rues d’arbres.
Charlotte reprit l’affaire comme si elle avait eu l’épicerie plutôt que l’émail dans le sang, assumant sa viduité avec une telle vigueur victorienne qu’elle ne fut bientôt plus connue de toutes parts que comme la Veuve Fairfax.
La Veuve appréciait fort sa maison, la plus belle de toutes les rues d’arbres. Elle comportait cinq chambres à coucher, des toilettes somptueuses au rez-de-chaussée, un office spacieux et des mansardes avec des pignons baroques. Dans l’une d’elles, la Veuve avait logé Vera, sa femme à tout faire. De sa fenêtre, Vera jouissait d’une vue privilégiée sur le Chêne de la Dame, et, au-delà, sur un alignement de collines ressemblant à l’œuvre d’un bon aquarelliste, puis sur la tache vert sombre, tout juste visible au loin, qu’étaient les bois de Boscrambe.
La Veuve aimait beaucoup aussi son grand jardin, avec ses arbres fruitiers et ses buissons fleuris. Elle aimait la longue et majestueuse allée de gravier rose et la serre en fer forgé et en verre que le maître-bâtisseur avait ajoutée après coup à l’arrière de la maison.
La Veuve avait de beaux objets. Elle avait des vases de Delft bleus et blancs emplis de jacinthes au printemps et de poinsettias à Noël. Elle avait de beaux tapis indiens sur son parquet de chêne, et de la soie sauvage pour recouvrir des coussins dignes du divan d’un sultan. Et, dans son salon, elle avait un lustre George-III avec des pendeloques de cristal ressemblant aux larmes d’un géant.
Madge s’était échappée depuis longtemps en épousant, à Mirfïeld, un employé de banque porté à l’adultère et en confectionnant trois enfants.
Vinny avait l’air de quelqu’un ne s’étant nourri toute sa vie que de pain dur et d’os desséchés et se montrait aussi aigre que le vinaigre qu’elle vendait au demi-litre au fond de la boutique. L’acide Vinny, ayant l’âge du siècle mais n’en ayant quand même pas connu tous les ravages et les bouleversements, née vieille fille mais brièvement mariée néanmoins, après la Première Guerre mondiale, à un certain Mr. Fitzgerald – bibliothécaire réformé pour tendances maniaco-dépressives et considérablement plus âgé que son épouse. Les sentiments de Vinny quant à la disparition de Mr. Fitzgerald (mort de pneumonie en 1926) ne furent jamais clairement établis, mais elle confia à Madge-de-Mirfield qu’elle éprouvait un certain soulagement en se voyant libérée des obligations de l’amour conjugal. Elle resta toutefois dans la petite maison qu’elle avait brièvement partagée avec Mr. Fitzgerald, route du Saule.
Là, au moins, elle était chez elle, ce qui n’était pas le cas dans l’épicerie familiale, que sa mère gouvernait d’une main de fer et où elle se trouvait reléguée au rôle de simple vendeuse. « Je pourrais être aussi bonne commerçante que Mère si elle voulait bien me laisser faire, écrivait-elle à Madge-de-Mirfield, mais elle ne me confie jamais aucune responsabilité. » C’était à Gordon qu’on destinait l’affaire. Dès qu’il eut terminé ses études secondaires, la Veuve le revêtit d’un tablier blanc de parfait épicier et se montra fort contrariée de le voir s’éclipser le soir pour aller suivre des cours à l’Institut d’études techniques de Glebelands. « Tout ce qu’il a besoin de savoir est ici », proclamait-elle en se désignant de l’index le milieu du front. Visiblement mal à l’aise dans son tablier blanc, Gordon siégeait derrière le vaste comptoir d’acajou avec l’air de penser à autre chose.
Puis une nouvelle guerre vint tout changer. Gordon devint un héros, fendant l’azur dans son Spitfire. La Veuve était excessivement fière de son fils pilote de chasse. « C’est devenu pour elle la huitième merveille du monde », écrivait Vinny à Madge-de-Mirfield.
Eliza était un mystère. Nul ne savait d’où elle sortait, bien qu’elle prétendît venir de Hampstead. Elle prononçait Hempstid de façon très aristocratique, laissant entendre, sans entrer dans le moindre détail, qu’il y avait quelque part chez elle du sang bleu à défaut d’argent. Entre le pensionnat pour jeunes filles de la haute société et le bordel de luxe, l’accent d’Eliza était difficile à situer. Il était, en tout cas, très différent de celui dont on avait l’habitude à Arden.
Ce ne fut que le jour du mariage que la famille de Gordon fit la connaissance de la peu rougissante épousée. La Veuve avait espéré pour son petit garçon chéri une gentille petite épouse bien tranquille – brune, effacée et attentive à l’argent du ménage. Raisonnablement peu instruite et sans ambitions scolaires excessives pour la nuée d’enfants Fairfax qu’elle ne manquerait pas de procréer. Alors qu’Eliza était… « Une vamp ? » suggéra Madge avec une allégresse maligne.
Pour son mariage, Eliza – mince et droite comme un pin Douglas (pseudotsuga menziesii) – portait un tailleur bleu marine très cintré avec un gardénia blanc à la boutonnière et un minuscule chapeau de plumes noires ressemblant à un serre-tête. Le vilain cygne noir. Pas de bouquet de mariée, mais simplement des ongles recouverts de vernis écarlate. La Veuve eut un petit frisson d’horreur assez peu discret.
Avec ses longs cheveux acier tirés en un chignon bien serré, elle ressemblait plus à une veuve sicilienne qua une veuve anglaise. Et le fait qu’elle ait choisi de s’habiller en noir de la tête aux pieds laissait deviner son sentiment à l’égard de ce mariage. Elle regarda avec une telle intensité Gordon (« mon bébé ! ») passer l’alliance à cette étrange créature qu’on aurait pu croire qu’elle essayait de sectionner par la pensée le doigt d’Eliza.
Celle-ci avait quelque chose d’insolite, tout le monde en était bien d’accord, même Gordon, mais personne n’arrivait à déterminer exactement quoi. Se tenant derrière elle à la mairie, Madge eut un sursaut d’envie en remarquant la finesse des chevilles d’Eliza sous une jupe dont le métrage de tissu impliquait, en pleine guerre, un manque total d’esprit civique. Des chevilles fines, et un cou très fin que Vinny aurait bien aimé tordre de ses mains.
La Veuve avait insisté pour payer tous les frais de la réception au Regency Hôtel pour le cas où quelqu’un aurait pu penser que les Fairfax n’avaient pas les moyens de s’offrir un mariage convenable. Il était clair que personne, du côté d’Eliza, n’allait se présenter et encore moins participer aux frais. Eliza n’avait apparemment pas de famille. « Ils sont tous morts, chéri », avait-elle murmuré avec des larmes tout au fond de ses grands yeux noirs. Le tragique semblait avoir également imprégné sa voix un peu rauque, en même temps que le whisky et la nicotine. Elle était le trésor de Gordon, découvert par hasard. Il l’avait sortie des ruines d’un immeuble bombardé, à Londres, où il se trouvait en permission, retournant même fouiller les décombres pour y chercher le soulier qu’elle avait perdu (« Ils m’ont coûté si cher, chéri ! »).
« Mon héros ! » avait-elle dit en souriant au moment où il la remettait doucement sur ses pieds. « Mon héros ! » Gordon était pris au piège, perdu, noyé dans les grands yeux noirs.
— Le temps des chevaliers n’est pas révolu, avait murmuré Eliza. Et comment s’appelle ce chevalier-là ?
— Gordon. Gordon Fairfax.
— Merveilleux.
Eliza avait des cheveux sombres, sombres. Luisants et bouclés. Noirs comme l’aile d’un corbeau, d’un freux, d’une corneille.
— Une goutte de sang nègre ? articula silencieusement Vinny à l’adresse de Madge, au-dessus du gâteau de mariage.
Madge signala son effarement avec son verre de sherry et articula à son tour, sans aucun bruit :
— Une négresse ?
Eliza, qui était capable de lire sur les lèvres à cent pas, décida alors que ses deux nouvelles belles-sœurs ressemblaient à des poissons. Un flétan et une morue.
Un mariage arrangé bien à la hâte et « une affaire bien coûteuse pour quelqu’un qui ne vaut pas cher », dit la Veuve à ses filles-poissons. Pourquoi s’être mariés si vite ? « Quelque chose de pas clair », dit Vinny-le-Flétan. « Suspect », renchérit la Veuve. « Hautement suspect », conclut Madge-la-Morue.
— Est-ce qu’elles savent seulement que la reine Victoria est morte ? demanda Eliza à son mari tout neuf.
— Probablement pas.
Il se mit à rire, mais avec une certaine nervosité. La Veuve et Vinny vivaient dans l’obscurantisme total. Et elles s’y complaisaient. Eliza se demanda à mi-voix ce qui serait le pire : d’être Vinny-Route-du-Saule ou Madge-de-Mirfield. Elle se mit à rire très fort en disant cela, et tout le monde se retourna pour la regarder.
Charles naquit dans un train. Ce fut dû au caractère capricieux d’Eliza, qui décida d’aller passer la soirée à l’Alhambra de Bradford alors que, dans son état, une femme normale serait restée allongée chez elle à prendre soin de sa fragile personne.
— Prématuré, mais en bonne santé, Dieu merci, dit la Veuve en prenant avec beaucoup de précaution le minuscule Charles dans ses bras.
Très provisoirement adoucie par sa qualité de grand-mère, elle adressa une amorce de sourire à Eliza. Par la fenêtre de la clinique, Vinny inspectait Bradford. Elle ne s’était jamais encore trouvée aussi loin de chez elle.
— Et gros, avec cela, ajouta la Veuve sur un ton où admiration et sarcasme se livraient un combat douteux.
Mais le sarcasme l’emporta nettement lorsqu’elle déclara, en plissant les yeux, à Eliza :
— Pensez un peu à ce qu’il aurait été s’il était venu à terme, au bout des neuf mois complets.
— Oh, non ! s’exclama de façon théâtrale Eliza en allumant une cigarette.
— Un bébé de lune de miel, fit la Veuve d’un ton réservé, en caressant la joue de l’enfant. (« Mais de lune de miel avec qui, au juste ? » écrivit Vinny à Madge-de-Mirfield.)
Elle écrivait en même temps à Gordon :
« Je me demande à qui il ressemble. Certainement pas à toi. »
Son activité épistolaire était intense.
— C’est un véritable petit ange, disait de son côté Eliza. Oh, chéri, je ne sais pas ce que je donnerais pour un gin !
L’arrivée de Charles fut même répertoriée par la presse. « Un bébé de Glebelands né dans un train », titrait orgueilleusement la Glebelands Evening Gazette. Ce fut ainsi que la Veuve apprit l’existence de son petit-fils, Eliza ayant négligé d’envoyer le moindre message de l’hôpital où elle avait été transportée après l’entrée du train en gare.
— Pour ce qui est de faire du bruit, on peut lui faire confiance, avait remarqué Vinny d’un ton acide.
Né dans un train. Avec les voyageurs se bousculant pour venir au secours d’Eliza, le contrôleur l’admettant en première classe pour qu’elle ait plus d’espace pour ses contractions (qu’elle subit de façon fort élégante, de l’avis général). Après qu’elle lui eut dit « Chéri, vous êtes un ange », le contrôleur pensa que, de toute manière, Eliza avait le style requis pour voyager en première. Il fut un peu difficile de décider quoi mettre sur l’acte de naissance de Charles.
— Où dirais-tu qu’il est né ? demanda Gordon, revenu en permission.
— En première classe, voyons, chéri, répondit Eliza.
Charles, malheureusement, était assez affreux.
— On est beau quand on vous trouve beau, proclama la Veuve, qui ne reculait devant aucun cliché.
Eliza, elle, décréta (bien entendu, puisqu’elle était sa mère) que Charles était le plus beau bébé qui ait jamais existé.
— Charlie est mon chéri, chantonnait-elle doucement en le nourrissant.
Et Charles cessait un instant de sucer le sein qui lui était offert pour adresser à sa mère un sourire poisseux.
— Quel bébé souriant, remarquait la Veuve, en se demandant si c’était là une bonne ou une mauvaise chose.
Eliza faisait sauter Charles sur ses genoux et l’embrassait sur la nuque.
— Il va être gâté-pourri, disait Vinny d’un ton incroyablement pincé.
— Quelle chance il a ! répliquait Eliza.
Gordon revint en permission et vit pour la première fois son fils, tavelé comme une girafe, avec un toupet couleur de carotte au milieu de son vaste crâne chauve.
— Des cheveux roux ! souligna malignement Vinny. Je me demande où il les a pris.
— C’est un petit costaud, hein ? fit Gordon, ignorant sa sœur.
Il était déjà tombé amoureux de son petit rouquin de fils.
— Il ne te ressemble pas du tout, insista Vinny, comme Gordon entreprenait le tour de la maison avec Charles sur ses épaules.
— Il ne ressemble pas non plus à Eliza, rétorqua Gordon.
Et cela au moins était incontestablement vrai.
Puis Gordon dut retourner se battre dans les cieux les plus divers d’Europe.
— C’est à croire qu’il n’y a que lui pour combattre toute la Luftwaffe, ricanait une fois de plus Vinny.
— Des nerfs d’acier, proclamait la Veuve.
— Et un cœur d’or, renchérissait Eliza avec un rire inquiétant.
Avant de repartir, Gordon avait réussi à mettre en route un autre bébé (« Un accident, chéri ! »).
— Tu veilleras sur Eliza, n’est-ce pas ? dit Gordon à sa mère avant de repartir.
— Comment pourrais-je faire autrement ? rétorqua la Veuve. Elle est là, non ?
Dans la salle de bains pleine de vapeur et de buée, elle devait chaque jour se frayer un chemin parmi les bas d’Eliza accrochés de toutes parts et se demandait vraiment si c’était son devoir familial de supporter un tel état de choses. Et elle se demandait aussi comment Eliza arrivait à se procurer tous ces bas de soie. Elle ne manquait jamais de rien – bas, parfums, chocolats. Comment s’y prenait-elle ? C’est ce que la Veuve aurait bien aimé savoir.
— Au moins, cet enfant-là naîtra à domicile, déclara-t-elle à Eliza.
Elle craignait que sa bru ne décide au dernier moment d’aller aux bains turcs d’Harrogate ou de faire des courses à Leeds. Eliza se contenta, en guise de réponse, d’un sourire énigmatique.
— La voilà qui se prend pour la Joconde ! fit remarquer à haute voix Vinny du fond de l’épicerie.
Orgueilleusement enceinte, Eliza dériva dans l’épicerie comme un vaisseau de haut bord. Elle s’assit sur la chaise de bois réservée aux clients fatigués près des énormes boîtes à thé sur les flancs desquelles des Japonaises s’ébattaient en rouge et or sur fond noir. Elle installa Charles sur ses genoux et se mit à lui sucer les doigts un à un. Vinny en frissonna de dégoût.
— Il me fait rire, déclara Eliza.
Et, comme pour appuyer ses dires, elle éclata de son rire strident. Parmi les nombreuses choses qui faisaient rire Eliza, bien peu semblaient drôles à la Veuve et à Vinny.
La Veuve promenait des doigts inquisiteurs et méticuleux sur les sombres bouteilles de xérès, les beurriers ouvragés, la machine à trancher le jambon et les fils à couper le beurre. Elle enfermait le produit de chaque vente dans l’immense tiroir-caisse doublé de laiton, qu’elle faisait claquer et sonner avec une telle férocité que le massif comptoir d’acajou en tremblait tout entier. Droite comme une planche à repasser et presque aussi mince. La peau aussi pâle qu’une peau peut être pâle, semblable à du papier qu’on aurait froissé et refroissé une centaine de fois. La vieille sorcière. La vieille sorcière avec sa langue en forme de vrille et sa crinière en filins d’acier. Eliza se mit à chanter pour couvrir le bruit de ses pensées. De pensées que personne ne devait entendre, pas même Gordon. Surtout pas Gordon.
Eliza avait le ventre comme un tambour. Elle posa Charles sur le sol. Le tambour battait de l’intérieur. Vinny pouvait voir quelque chose qui poussait contre la peau du tambour – une main ou un pied – et s’efforçait de ne pas regarder, mais ses yeux étaient irrésistiblement attirés par cet invisible bébé.
— Il essaie de s’échapper, dit Eliza.
Et, du sac à main posé à ses pieds, elle tira le luxueux poudrier – en émail bleu avec des palmiers en nacre – que Gordon lui avait offert et entreprit de se repoudrer avant de se remettre du rouge à lèvres. Elle frotta l’une contre l’autre ses lèvres couleur de sang et de coquelicot, puis les écarta largement, à la grande désapprobation de Vinny et de la Veuve. Elle portait un drôle de petit chapeau, tout en angles droits, comme une peinture cubiste.
— Je sors, dit-elle soudain, en se levant si brusquement que sa chaise se renversa sur le plancher de bois de la boutique.
— Pour aller où ? demanda la Veuve, en faisant de petites piles de pièces de monnaie sur le comptoir.
— Dehors, tout simplement, répondit Eliza en allumant une cigarette sur laquelle elle se mit à tirer très fort.
Puis elle dit à Charles :
— Chéri, tu veux bien rester ici avec Tantine Vinny et Grand-maman Fairfax ?
« Tantine Vinny » et « Grand-maman Fairfax » regardèrent l’intruse en souhaitant très fort que la guerre finisse aussitôt, que Gordon revienne au plus vite et emmène Eliza pour aller s’installer avec elle loin, très loin. Sur la lune, par exemple.
Le bébé arriva avec trois semaines d’avance, et Eliza prétendit en être la première étonnée. La Veuve, bien décidée à ne pas se laisser surprendre une deuxième fois, était déjà sur le pied de guerre lorsque l’événement se produisit.
Un feu avait été préparé dans l’âtre (le printemps était encore froid et venteux) et le lit avait été garni de draps fraîchement lessivés. Une alaise en caoutchouc et un pot de chambre avaient été glissés discrètement sous le lit, et toute une armée de cuvettes et pots à eau était alignée sur le pied de guerre en vue du conflit imminent avec la nature.
L’intuition naturelle de la Veuve la fit sortir de la serre où elle dorlotait ses cactus juste à temps pour découvrir Eliza pliée en deux de douleur dans les escaliers. Elle avait son manteau, son chapeau et son sac à main et persistait à vouloir « aller faire un tour ».
— Balivernes, fit la Veuve, qui était capable de reconnaître une folle quand elle en voyait une, sans même parler d’une folle en proie aux premières contractions.
Elle fît remonter de force les marches à Eliza, qui se débattait comme un chat sauvage, l’entraîna dans la chambre, l’assit sur le lit et s’en alla mettre les bouilloires sur le feu. En revenant, elle trouva la porte fermée à double tour, et ce fut en vain qu’elle y frappa et la secoua, en faisant alterner imprécations et supplications. Vinny fut convoquée, ainsi que l’esclave Vera et l’homme qui servait de jardinier. Il finit, sous les cris perçants de la Veuve, par réussir à enfoncer la porte.
Un spectacle des plus paisibles les attendait dans la chambre. Toujours en manteau et chapeau, Eliza était étendue sur le lit et berçait doucement une chose toute neuve et un peu sanglante enveloppée dans une taie d’oreiller. Elle adressa un sourire triomphant à la Veuve et à Vinny en annonçant :
— Votre nouvelle petite-fille.
Quand la Veuve saisit finalement le bébé, elle constata que le cordon ombilical avait déjà été coupé, et, semblable à un courant électrique, un frisson d’horreur parcourut son corps mince et plat.
— Rongé avec les dents, murmura-t-elle à Vinny.
Celle-ci n’eut que le temps de se précipiter dans la salle de bains, la main plaquée sur la bouche.
Et ainsi naquit, dans les rues d’arbres, vers le milieu du vingtième siècle, alors que la guerre durait encore, Isobel. Et la première bouffée d’air qu’elle aspira avait des senteurs acides d’aubépine.
Le lendemain matin, la Veuve s’en alla apporter pieusement une tasse de thé à Eliza, et trouva celle-ci, Charles et le bébé endormis pêle-mêle au creux du lit. Elle posa tasse et soucoupe sur la table de chevet. Les luxueux sous-vêtements d’avant-guerre d’Eliza étaient répandus dans toute la chambre, mélange de dentelle et de soie légère qui suscitait chez la Veuve un sentiment de répulsion. Charles ronflait doucement, la sueur au front. Eliza se retourna, exhibant un bras nu, rond et mince, mais ne se réveilla pas. Pendant une seconde peut-être, la Veuve se trouva assaillie par la vision de son fils, son pur et héroïque rejeton, effondré lui aussi sur cette couche empestant l’impudente luxure. Elle fut prise d’un désir soudain de prendre le pot de chambre sous le lit pour en frapper Eliza sur la tête jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou mieux encore, se dit-elle en contemplant la gorge blanche et dénudée de sa bru, de l’étrangler avec l’un de ses bas de marché noir.
— Comme des animaux, dit-elle un peu plus tard dans la boutique, en actionnant sauvagement une part de fromage. Tous dans le même lit, avec elle sans presque rien sur la peau. Qu’est-ce qu’ils vont devenir en grandissant ? Elle va étouffer ce bébé. Ce n’était pas comme cela qu’on traitait les enfants, de mon temps.
Vinny imagina un instant les seins gonflés de lait d’Eliza, son odeur où se mêlaient parfum et nicotine, et fit une horrible grimace.
La Veuve sonda du regard les profondeurs du berceau en bois de rose et dit sur un ton d’affection tout à fait inhabituel :
— La fille de Gordon.
Il y avait dans sa voix une beaucoup plus grande conviction que lorsqu’il lui était arrivé de dire, à propos de Charles, « le fils de Gordon ».
— Elle a vos yeux, ajouta-t-elle généreusement à l’intention d’Eliza.
— Elle a tout de vous, remarqua Vinny, inflexible.
— J’espère, fit doucement Eliza, qu’elle va s’épanouir comme une fleur.
— Quelle idée stupide ! dit Vinny.
— Regardez, renchérit Eliza en écartant le châle qui recouvrait la petite tête. Est-ce qu’elle n’est pas parfaite ?
Vinny fit la grimace.
— Comment allez-vous l’appeler ? demanda la Veuve.
Eliza ignora la question, et la Veuve poursuivit :
— Vous pourriez l’appeler Charlotte. C’est un très joli nom.
— Oui, mais c’est le vôtre…
Eliza se mit à ronronner en caressant doucement la tête du bébé :
— Ses oreilles sont des pétales, et ses lèvres sont de petites fleurs roses. Sa peau est faite de lys et d’œillets, et ses dents…
— Elle n’a pas de dents, coupa Vinny.
— C’est une petite fleur de mai fraîchement éclose. Je pourrais l’appeler Fleur-de-Mai…
Et Eliza éclata d’un rire un peu roucoulant qui mit à vif les nerfs de ses interlocutrices.
— Cela, il n’en est pas question ! s’exclama la Veuve.
Eliza se mit alors à chantonner :
— Bébé, joli bébé ! I-so-bel, ma toute belle ! Isobel Fairfax…
— Isobel ? répéta une Veuve fort peu joyeuse.
Elle ne trouva rien d’autre à dire.
« Chéri, écrivit Eliza à Gordon, tu ferais mieux de rentrer très vite, sinon je vais massacrer toute ta satanée famille. »
*
Mais la vie, par la suite, ne fut pas aussi rose qu’elle aurait dû. Elle était, en fait, « sacrément rasoir », selon l’expression d’Eliza, qui répétait à chaque instant à Gordon :
— Il faut que nous ayons une maison à nous.
À Gordon. À Gordon qui n’était plus un héros volant au milieu des nuages les plus divers. Il avait remis son grand tablier blanc et était redevenu épicier. Eliza était très déçue de cette transformation. La Veuve, inutile de le dire, en était enchantée.
— Un épicier, disait Eliza, comme si le mot lui-même lui répugnait.
— Eh oui, rétorquait la Veuve. Vous vous attendiez à le voir faire quoi ?
« C’est à cela que sa naissance le destinait, ajouta-t-elle d’un ton grandiose, comme si Gordon avait été le prince héritier d’un vaste et majestueux empire.
Gordon, toutefois, demeurait un héros pour Charles, surtout lorsqu’il exécutait à son intention des tours de magie appris durant les longues heures passées à attendre le décollage sur divers terrains d’aviation. Il savait faire apparaître des pièces de monnaie entre les doigts de Charles et des œufs derrière les oreilles de la Veuve. À ce moment, celle-ci s’exclamait « Oh, Gordon ! » sur le ton qu’employait Eliza pour dire « Oh, Charles », lorsque Charles faisait quelque chose qui l’amusait.
Eliza regardait la Veuve balayer les feuilles d’automne sur la pelouse. Bouleau, sycomore ou pommier, elle les balayait avec fureur, mais d’autres retombaient constamment, en pluie, et, chaque fois qu’elle avait réussi à en constituer un tas, le vent venait les disperser et les projeter en l’air.
« Elle pourrait aussi bien essayer de balayer les étoiles dans le ciel », songeait malignement Eliza.
— Si seulement elle nous laissait jouer un peu avec les feuilles ! soupira Charles.
Eliza se mit à rire.
« Jouer ? pensa-t-elle. Le mot ne figure même pas au vocabulaire de cette vieille sorcière. »
Charles et Isobel s’employaient à coller des feuilles dans un album avec une colle qui sentait le poisson (« Le sang de Vinny », leur disait Eliza). Au-dessous de chaque feuille Charles écrivait son nom : sycomore ou frêne, saule ou chêne. Ces feuilles avaient été habilement soustraites à la Veuve ou ramassées sur les trottoirs alors qu’Eliza et Isobel ramenaient Charles de l’école durant l’après-midi.
Sous les arbres d’une avenue, ils avaient récolté de pleines poignées de marrons d’Inde dans leurs cosses vertes, hérissées de piquants les faisant ressembler à des masses d’arme médiévales, et Eliza leur avait montré, avec ses ongles rouges et acérés, comment ouvrir ces cosses et découvrir le marron tout luisant à l’intérieur.
— Vous êtes les premières personnes au monde à le voir, avait-elle souligné alors.
Debout près de la porte, Gordon s’était mis à rire.
— Ce n’est quand même pas la découverte du Niagara, Lizzy, avait-il dit.
Il avait alors voulu emmener Charles pour lui apprendre, d’homme à homme, comment mettre les marrons dans le vinaigre, mais Eliza lui en avait jeté une pleine poignée à la tête, et il lui avait dit d’un ton très froid :
— Et si tout le monde se tenait tranquille, pour changer, dans cette maison ? Qu’on ait un peu de paix…
Comme il tournait le dos et sortait, Eliza lui adressa une horrible grimace. Puis, quand il eut disparu, elle déclara :
— Un peu de paix ? Tiens donc ! Il n’y aura de paix dans cette maison que lorsque la vieille sorcière sera dans son cercueil, à six pieds en dessous !
— À six pieds en dessous de quoi ? demanda Charles, couvert de colle et une feuille de platane accrochée au coude droit.
— En dessous de son lit, bien sûr, se hâta de dire Eliza en voyant surgir Vinny.
— Il y a des feuilles partout, geignit celle-ci. C’est pire dedans que dehors.
Et elle quitta la pièce, chassée par les feuilles, sans se rendre compte qu’une branchette de sorbier, toujours porteuse de ses baies rouges, était restée accrochée à sa chevelure grise comme quelque étrange barrette botanique.
— Gna-gna-gna ! chuchota Charles. Pourquoi est-ce qu’elle ne nous aime pas ?
La mission de Charles dans la vie était de faire rire les gens, mais avec Vinny, la tâche était rude.
— Elle n’aime personne, répondit Eliza. Même pas elle-même.
— Et, après tout, elle n’habite même pas ici, marmonna Charles.
Vera fit alors diversion en arrivant avec un vaste plateau chargé de thé, de pain beurré et des gâteaux les plus divers fournis par la Veuve.
— Seigneur ! fit Eliza en tirant sur sa cigarette. Toujours ces satanés gâteaux ! C’est tout ce qu’il y a, dans cette maison.
— Moi, ça me va, dit Charles.
Après le thé, Eliza étala albums et crayons de couleur sur la table de la salle à manger. Eliza était, avec ses enfants, une critique d’art fort généreuse : tout ce qu’ils faisaient était « absolument merveilleux ». À l’autre bout de la table, la Veuve murmura un propos indistinct. Ses lunettes perchées sur le bout de son nez, elle rapetassait cols et manchettes de chemise après les avoir retournés (« jeter, c’est gaspiller »). Eliza déclara à Isobel qu’elle deviendrait sans doute une artiste en grandissant.
— Ce n’est pas cela qui mettra du pain sur la table, fit remarquer la Veuve. Et toi, Charles, fais attention, avec ces crayons…
Eliza ne dit rien à voix haute, mais quiconque se trouvant à proximité immédiate eût pu l’entendre marmonner une sorte d’incantation vaudou. La Veuve épousseta les ultimes miettes de gâteau et quitta la table.
Charles se pencha de nouveau sur son dessin, les sourcils froncés à force de concentration. Il dessinait comme il le pouvait des maisons idéales – bien carrées, avec des toits pointus, des fenêtres en forme d’yeux et des portes en forme de bouches béantes. Isobel venait de finir un arbre aux feuilles presque rouges lorsque Gordon entra, regarda et se mit à réciter avec un petit sourire triste :
— O Marguerite, pleurerais-tu l’automne…
Sans le regarder, Eliza remarqua :
— Elle est douée, hein ?
Et elle gratifia Isobel d’un sourire radieux. Gordon se mit à rire et dit :
— Nous devrions en avoir plus. On ne sait pas ce qu’ils pourraient devenir – des petits Shakespeare ou des petits Léonard de Vinci.
— Plus de quoi ? demanda Charles sans détacher le regard du gros soleil doré qu’il dessinait au-dessus de sa maison.
— Plus de rien, coupa Eliza d’un ton sec.
— De bébés, dit Gordon à Charles. Nous devrions avoir un autre bébé.
Eliza écarta une mèche de cheveux de l’œil droit d’Isobel et demanda :
— Et pourquoi ?
Gordon et elle avaient maintenant des conversations entières à l’aide d’intermédiaires.
— Parce que c’est ce qu’on fait, fit Gordon en feignant de regarder le dessin de Charles. C’est ce qu’on fait quand on s’aime, en tout cas.
Mais les incantations silencieuses d’Eliza durent avoir leur effet, car il quitta brusquement la pièce, lui aussi. On entrait et sortait beaucoup à Arden, depuis quelque temps.
— Où trouve-t-on les bébés ? demanda Charles après avoir achevé son dessin en y ajoutant deux oiseaux en forme de V dans le ciel.
Eliza ouvrit d’un coup sec son briquet en or et alluma une cigarette.
— Chez le marchand, bien sûr, fit-elle.
Plusieurs théories contradictoires circulaient à Arden quant à l’origine des bébés. Selon la Veuve, ils étaient livrés par des cigognes, mais Vinny soutenait qu’on les trouvait sous les groseilliers. La version d’Eliza semblait beaucoup plus raisonnable. D’autant qu’il y avait une rangée entière de groseilliers au fond du jardin et qu’aucun bébé n’y était jamais apparu. Quant aux cigognes, il n’y en avait même pas dans le pays – selon Gordon – et on voyait mal comment les bébés anglais (pour ne pas parler des bébés écossais ou gallois) pouvaient arriver à destination.
La Veuve réapparut et jeta un regard rapide sur les dessins des enfants.
— Les arbres, dit-elle à Isobel, ont des feuilles vertes, et non pas rouges.
C’était à croire que l’automne ne figurait pas dans son univers personnel.
— Des enfants ! s’exclama avec humeur Eliza lorsque la Veuve eut quitté la pièce. Qui diable voudrait des enfants ? Je préférerais n’en avoir jamais vu un seul de ma vie !
Elle était si irritée qu’elle cassa net un crayon de couleur entre ses mains.
— Mais nous, demanda Charles d’un air inquiet, tu nous aimes, n’est-ce pas ?
Eliza se mit à rire, d’un rire un peu discordant ; et dit :
— Grands Dieux ! Bien sûr que je vous aime ! Si je ne vous aimais pas, je ne serais certainement pas ici !
Eliza passait ses journées d’automne dans la serre, étendue sur une chaise longue en osier, arborant des lunettes de soleil comme si elle s’était trouvée sur la plage, à lire des romans en buvant du whisky et fumant cigarette sur cigarette, emplissant ainsi l’air d’une épaisse brume bleuâtre. Les cactus de la Veuve avaient l’air réprobateur. La Veuve aussi.
— Lizzy, disait Gordon de son ton le plus persuasif et le plus cajoleur, Lizzy, ne penses-tu pas que tu pourrais aider un petit peu plus dans la maison ? Vera doit s’occuper de tout, et Mère n’arrête pas de cuisiner.
— J’en ai plein les mains avec les enfants, répondait Eliza sans lever les yeux de son livre.
Tout ce que Gordon pouvait lui voir dans les mains, c’était une cigarette et un grand verre de whisky, et, pendant ce temps, les enfants faisaient de la luge dans l’escalier avec des plateaux à thé.
Le soir, quand les enfants étaient couchés, Gordon, Eliza et la Veuve s’assemblaient devant l’âtre, dans le salon, pour écouter la radio ou jouer aux cartes. La Veuve soupçonnait fortement Eliza de tricher mais ne pouvait pas (encore) le prouver. Parfois, Gordon se bornait à contempler le feu d’un air pensif tandis que la Veuve faisait jouer des disques éraillés sur un vieux phonographe à remontoir.
La Veuve insistait sur l’importance qu’il y avait à bien nourrir Gordon.
— Il faut s’occuper de lui, déclara-t-elle péremptoirement à Eliza en découpant pour son fils un morceau du pudding de l’année précédente et en y posant une énorme tranche de fromage cuit.
— Seigneur ! murmura Eliza, la tête levée vers le lustre George-III. Voilà qu’ils mangent cette saleté de pudding avec du fromage !
— Oh ! Je suis désolée, fit alors la Veuve d’un ton cérémonieux. Peut-être en vouliez-vous un peu, Eliza ?
Tandis que Gigli chantait Che Gelida Manina sur le vieux phonographe, la Veuve versait le thé dans des tasses à fleurs. Eliza prenait le sien sans lait ni sucre ; et, à chaque fois, la Veuve lui disait, la mine réprobatrice :
— Oh ! Je ne sais pas comment vous faites…
Un jour, pour complaire à sa mère, Gordon commit l’erreur de dire en plaisantant qu’Eliza ne faisait jamais de gâteaux. Le regardant à travers ses paupières mi-closes, Eliza rétorqua :
— Non, mais je me fais baiser par toi. Cela ne te suffit pas ?
Sur quoi Gordon renversa son thé dans sa soucoupe et s’étrangla avec son morceau de pudding de Noël. La Veuve eut alors ce sourire poli des demi-sourds pour demander :
— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?
En novembre, les branches des arbres se retrouvèrent presque nues, et Charles n’eut plus de feuilles à ramasser sur le chemin de l’Ecole primaire de la rue du Sorbier. Charles détestait l’école. Il la détestait tant qu’il n’arrivait pas à avaler son petit déjeuner le matin, avant de s’y rendre.
Les théories de la Veuve sur l’alimentation des enfants étaient simples : autant que possible à toutes les occasions. Elle prêtait une attention toute particulière au petit déjeuner, et insistait pour que Charles et Isobel mangent du porridge, des œufs, pochés ou à la coque, des toasts et de la marmelade, et qu’ils boivent un quart de litre de lait chacun dans de grands gobelets en verre taillé.
— Ils vont éclater comme des ballons, disait Eliza en prenant son habituel petit déjeuner de cigarettes et de café noir.
— Si vous ne mangez pas, on ne va bientôt plus vous voir, lui rétorqua un jour la Veuve d’un ton accusateur.
Charles leva de son œuf à la coque un regard inquiet. Eliza était effectivement très mince, mais sûrement pas au point de disparaître, non ?
Il fut assez rudement lavé par la Veuve de tout résidu de marmelade et empaqueté dans son blazer d’uniforme. Sa grosse lèvre inférieure se mit alors à trembler et, regardant vers Eliza, il dit tout doucement :
— Je ne veux pas aller à l’école, Maman.
— Ne sois pas stupide, répliqua sèchement la Veuve. Tout le monde doit aller à l’école.
L’Ecole primaire de la rue du Sorbier était un endroit sombre et étouffant, empestant l’imperméable mouillé et les souliers à semelles de caoutchouc, et gardé par des vieilles filles à la mine revêche qu’on avait dû trouver sous les mêmes groseilliers que Vinny. Charles en revenait chaque jour avec des récits d’effroyables corrections administrées (à d’autres garçons, jusque-là) par le directeur, Mr. Baxter.
— Il a raison de se montrer sévère, disait la Veuve en ajustant impitoyablement le vaste cartable de cuir de Charles sur ses maigres épaules. Les petits garçons ont besoin d’être dressés.
— Oh oui, et les grands garçons aussi ! fit un jour Eliza de son ton le plus affecté, en tirant sur sa cigarette et regardant, les yeux mi-clos, Gordon qui prenait son petit déjeuner. Je dresse souvent Gordon. N’est-ce pas, chéri ?
Elle avait pris l’air béat d’un chat se chauffant au soleil, et la Veuve, devenue écarlate, eut une soudaine envie de lui fracasser le crâne avec la grosse théière chromée qui trônait en permanence au centre de la table. Ignorant stoïquement la scène, Gordon se leva, rafla sur son assiette un ultime morceau de toast et dit à Charles :
— Viens, mon vieux (c’était le langage qu’il avait appris à utiliser en qualité d’officier). Je vais te conduire à l’école en voiture.
Contraint d’accepter l’inévitable, Charles mit sa casquette et s’en alla embrasser Eliza, qui lui murmura à l’oreille d’un ton féroce :
— Si jamais Mr. Baxter pose un seul doigt sur toi, je lui arracherai les poumons pour les lui accrocher autour du cou !
S’il existait au monde une personne plus effrayante que Mr. Baxter, c’était Eliza.
Noël vint apporter à Charles deux semaines de répit, et il consacra de nombreuses heures de maladresse et de patience combinées à confectionner des guirlandes avec du papier ou des capsules argentées de bouteilles de lait.
— Ravissant, chéri, dit Eliza en se passant autour du cou une guirlande de capsules argentées et supposant à toit que Charles avait voulu lui fabriquer un collier.
Gordon s’en alla faire un tour dans la campagne et revint avec un énorme sapin planté dans le coffre ouvert de la grosse voiture noire, les racines encore pleines de te ire.
— Sentez-moi cela, dit Eliza en caressant la ramure de l’arbre comme s’il s’était agi d’un animal sauvage.
Et tous respirèrent les effluves de froid, de résine et de quelque chose de plus mystérieux qui se dégageaient de l’arbre. Puis Gordon le rendit plus civilisé et plus familier en le plantant dans un vieux tonneau recouvert de papier de couleur et en accrochant à ses branches de petites lanternes multicolores.
Eliza confectionna des petits nains de papier et de crêpe, avec des sourires dessinés au crayon et des pointes d’allumettes figurant les yeux. Ils s’accrochaient à l’arbre de tous leurs membres filiformes.
— Ils sont mignons, hein ? proclama Eliza.
Elle semblait enchantée de son œuvre, et personne n’eut le cœur de lui dire combien le résultat en était hideux.
Pour Noël, Gordon offrit à Eliza une bague victorienne en or, avec une petite émeraude et des éclats de diamant.
— Est-ce qu’elle me va ? demanda Eliza à Charles en tenant la bague contre sa joue.
La Veuve la regardait d’un air sombre, furieuse à l’idée de ce que cette bague avait dû coûter à son cher petit. Elle remit ensuite à sa bru son cadeau de belle-mère respectueuse des usages : une boîte de mouchoirs brodés.
Gordon avait aussi acheté pour Charles un nécessaire de magie excédant largement les capacités de son jeune âge.
— C’est pour toi que tu as acheté cela, en fait, fit Vinny d’un ton acide.
— Tu devrais la faire disparaître, chéri, murmura (assez fort pour être entendue) Eliza à Gordon.
Une couronne en papier posée de travers sur son chignon gris, la Veuve entreprit de découper le rôti de porc de Noël, et Gordon porta un toast à l’avenir avec du vin français. Eliza donna à Charles et à Iso-bel un verre de vin mêlé d’eau.
— C’est la maison de la liberté, ici, fit alors la Veuve. Tout le monde sait cela.
L’été arriva, amenant avec lui de nouveaux voisins. Le vieux couple qui avait habité Sherwood depuis sa construction avait disparu en l’espace d’une semaine, et la maison avait été vendue à Mr. Baxter. À la grande horreur de Charles, car il s’agissait bien de ce même Mr. Baxter qui dirigeait l’Ecole primaire de la rue du Sorbier. Après avoir passé toute sa journée à éviter Mr. Baxter à l’école, Charles ne se retrouvait même plus en sécurité dans sa propre maison ni dans son propre jardin, et il trouvait la chose particulièrement injuste. De plus, Charles était marqué par le destin. Chaque fois qu’il tapait dans son ballon, celui-ci allait atterrir dans le jardin de Mr. Baxter, et chaque fois qu’il se mettait à hurler à pleins poumons, ce qui lui arrivait fréquemment, Mr. Baxter était précisément en train de faire la sieste dans une chaise longue de l’autre côté de la haie.
Il y avait aussi une Mrs. Baxter. Plus jeune que son mari, timide et bâtie selon des structures très maternelles – petite et toute douce, sans le moindre angle aigu, contrairement au très osseux Mr. Baxter. Mrs. Baxter changea le nom de la maison, faisant ôter par l’homme à tout faire de la Veuve la plaque de cuivre « Sherwood » pour la remplacer par une plaque de bois sur laquelle était gravé « Sithean ».
— Du bon cuivre gâché, commenta la Veuve.
Mrs. Baxter expliqua que « She-ann » était un nom écossais. Elle aussi était écossaise et avait un adorable accent fleurant bon la tourbe et la bruyère.
Les Baxter avaient une fille – Audrey – du même âge qu’Isobel. Audrey était « une petite chose timide » (selon la Veuve) dont les cheveux avaient la couleur des feuilles d’automne et les yeux celle des ailes de tourterelles. Mr. Baxter se montrait très strict tant avec Audrey qu’avec Mrs. Baxter.
— C’est fou ce que les familles des autres sont horribles, commenta Eliza en bâillant.
La Veuve accueillit avec fort peu d’enthousiasme les avances de bon voisinage de Mrs. Baxter. Elle préférait sa propre compagnie.
— Qui d’autre en voudrait ? demandait Eliza étendue en maillot de bain sur l’herbe, exposant de longs membres si incroyablement pâles qu’ils semblaient n’avoir jamais vu le jour auparavant.
Il y avait très peu de gens que la Veuve souhaitait fréquenter. Les Lovat étaient l’une des rares familles qu’elle s’efforçait de courtiser (« Invite donc ce petit Malcolm à la maison », disait-elle à Charles en l’appâtant avec un sucre d’orge). Elle avait un respect peu commun pour la profession médicale et n’éprouvait aucun sentiment de répulsion à l’égard des gynécologues, n’ayant jamais eu de « problèmes de femmes ».
Gordon revint un jour en disant :
— Et si nous partions un peu en vacances ?
— Pas avec elle, répliqua aussitôt Eliza.
C’est donc à quatre seulement qu’ils se rendirent au bord de la mer et s’installèrent dans une pension de famille dont la propriétaire convoquait ses hôtes pour le dîner en frappant sur un gong en bronze. Chaque soir, Gordon répétait la même plaisanterie à propos des films J. Arthur Rank jusqu’au moment où Eliza lui dit :
— Pour l’amour du ciel, Gordon, tu ne voudrais pas changer de disque ?
Gordon loua une cabine de bain sur la plage et consacra l’essentiel de son temps à bâtir des châteaux de sable fort spectaculaires. Charles devait porter un petit chapeau en coton, comme un bébé, car sa peau de rouquin était très sensible au soleil.
— Il y avait donc des roux dans ta famille ? demanda Gordon à Eliza avec une perfidie tout à fait inhabituelle.
Mais Eliza se borna à le regarder sans rien dire, impénétrable derrière ses lunettes de soleil.
Les enfants ensevelirent Eliza dans le sable. Elle poursuivit imperturbablement sa lecture, regardant de temps à autre ses enfants par-dessus ses lunettes de soleil et leur disant en souriant :
— Vous me tenez prisonnière !
Elle portait un somptueux costume de bain rouge et, après une semaine de plein soleil, sa peau blanche avait pris une couleur très exotique.
Dans la soirée, Eliza et Gordon s’en allaient faire un tour sur la promenade longeant la plage. Eliza était toujours revêtue d’une de ses robes les plus élégantes et les plus chères. Quand ils revenaient dans leur chambre, Gordon lui dégrafait sa robe, lui décrochait son collier, caressait du bout des doigts sa peau brune et chaude et enfouissait le visage dans sa chevelure jusqu’au moment où elle se mettait à rire en disant :
— Désolée, chéri, mais la boutique à bébés est fermée.
Gordon lui demandait alors pourquoi elle se conduisait comme une traînée avec tout le monde sauf avec lui, mais elle continuait simplement à rire.
— Je vais faire un tour, annonça Eliza en se levant soudain de son transatlantique.
« Et personne ne me suit ! ajouta-t-elle d’un ton impératif, alors que Gordon commençait à se lever aussi. J’étouffe ici !
Elle portait sur son maillot de bain rouge une jupe en cotonnade de même couleur qu’elle avait relevée très haut d’un côté, de sorte que les hommes docilement assis sur la plage avec femmes et enfants tournaient discrètement la tête pour la suivre des yeux tandis qu’elle évoluait paresseusement le long de l’eau. À un moment, elle s’arrêta pour ramasser quelque chose sur le sable et l’examiner avant de reprendre sa lente promenade.
Elle alla ainsi très loin, et lorsqu’elle revint, le soleil avait perdu beaucoup de son ardeur et la marée venait lécher les châteaux de sable tout au long de la plage.
— Je commençais à croire que tu ne reviendrais jamais, lui dit Gordon.
Elle l’ignora totalement et tendit la main à Charles en lui disant :
— Regarde un peu ce que j’ai trouvé.
Et elle lui remit un gros coquillage en spirale, blanc à l’extérieur mais d’un rose satiné à l’intérieur.
— Comme des intestins de bébé, fit Eliza.
— Lizzy, je t’en prie ! s’exclama Gordon.
Elle alluma une cigarette et se mit à contempler une vague qui venait lécher ses minces orteils bronzés, aux ongles peints comme des baies de houx.
— Allez, venez ! dit Gordon à Charles et Isobel. Arthur Rank va sonner le gong d’une minute à l’autre, et nous allons rater le dîner.
Ils entreprirent alors de monter l’escalier de béton menant à la promenade, mais Eliza resta où elle était, avec les vagues qui, maintenant, lui entouraient les chevilles.
— Merde ! fit Gordon avec une grossièreté dont il était peu coutumier. Qu’elle se noie si elle veut !
Mais Charles se mit à hurler à cette idée et se précipita pour aller tirer Eliza par la main.
— Tu pourrais t’en faire une amie, dit Gordon à Eliza alors que tous deux regardaient Mrs. Baxter évoluer dans son jardin. Elle n’est pas tellement plus vieille que toi.
Ils se tenaient à la fenêtre de la mansarde tandis que Charles et Isobel prenaient leur bain sous la surveillance de la Veuve. Gordon était debout derrière Eliza, les bras passés autour de sa taille et la tête posée sur son épaule. Eliza s’efforçait d’ignorer ce contact, et de résister à la tentation de le repousser.
Mrs. Baxter avait entrepris de s’attaquer à l’herbe longtemps négligée du jardin de Sithean. Elle pesait de tout son poids sur le manche de la vieille et lourde tondeuse à gazon, s’arrêtant régulièrement pour en dégager les longues touffes d’herbe qui menaçaient de la bloquer. L’odeur de l’herbe fraîchement coupée avait totalement envahi la mansarde où se trouvaient Gordon et Eliza.
— Elle ne devrait pas faire cela dans son état, remarqua Gordon, l’air soucieux. (Mrs. Baxter était enceinte.)
Mr. Baxter sortit alors de la maison et vint dire quelque chose à sa femme.
— Un drôle de pistolet, fit Gordon.
S’éloignant de la fenêtre, Eliza recula contre Gordon, qui lui encercla la taille de ses bras et, l’y tenant prisonnière, commença à reculer vers le petit lit de Charles jusqu’au moment où elle lui expédia un violent coup de coude dans les côtes et un non moins violent coup de talon sur le tibia, de sorte que la surprise et la douleur le firent s’effondrer sur le lit.
Il y resta un long moment, écoutant les bruits en provenance de la salle de bains et le son de la tondeuse à gazon de Mrs. Baxter. Il entendit aussi claquer la porte d’entrée. Eliza sortait constamment durant ces longues soirées d’été. Pour aller où ?
— Juste pour sortir, disait-elle.
— Un été indien, annonça la Veuve.
On était en septembre, et, sur les arbres, les feuilles prenaient une couleur vert passé. Charles et Isobel avaient tous deux la varicelle. Charles n’était donc pas encore retourné en classe et Isobel ne devait commencer à aller à l’école que dans un an.
— Ils se portent comme des charmes ! remarquait d’un ton aigre Vinny chaque fois qu’elle les rencontrait.
Le petit déjeuner était toujours un moment difficile. C’était là que la Veuve se montrait la plus agressive et Eliza la plus indolente.
— Vous serez bien contente quand Charles sera retourné à l’école, proclama un matin la Veuve, alors que le soleil de septembre s’étalait comme du beurre sur la nappe blanche.
« Quand ils seront tous à l’école, en fait ! poursuivit la Veuve, empruntant par le ton à Vinny quelques-uns de ses points d’exclamation favoris.
Gordon était encore en haut, se grattant méticuleusement le cou avec un rasoir droit.
— Vraiment ? fit Eliza, en ouvrant son briquet avec un claquement sec.
Elle aspira profondément la fumée de sa cigarette et déclara que s’il n’en tenait qu’à elle, elle n’enverrait pas les enfants en classe du tout. Elle ne s’était pas encore maquillée, et, avec son visage net et nu et ses cheveux maintenus en arrière par un ruban, ses pommettes saillantes d’Esquimaude se trouvaient en évidence.
— Eh bien, c’est une chance qu’il n’en tienne pas qu’à vous ! lança la Veuve.
Eliza se borna à lever un sourcil paresseux tout en se beurrant un toast. C’était le genre de réaction qui, ainsi qu’elle le confia un peu plus tard à Vinny, faisait bouillir le sang de la Veuve.
— Qu’est-ce que vous en feriez s’ils n’allaient pas à l’école ? demanda-t-elle.
— Oh, je ne sais pas, fit Eliza en soufflant, à l’intention de Charles, un petit rond de fumée parfait.
En souriant à son fils, elle enroula autour de son doigt une bouclette noire échappée du ruban. Elle portait, sous une vieille robe de chambre à pois appartenant à Gordon, une chemise de nuit en satin et dentelle d’avant-guerre, assez somptueuse et chargée de fanfreluches pour passer pour une robe de bal. Elle semblait si insouciamment belle que Gordon, qui l’observait sans rien dire de la porte, en eut le cœur serré.
— Je les lâcherais dans une grande prairie toute verte, quelque part, reprit Eliza, et je les laisserais y courir toute la journée.
— Quel tissu d’âneries ! rétorqua aussitôt la Veuve.
Le porridge d’Isobel ressemblait à un petit îlot gris comme une cervelle trop cuite au milieu d’une mare de lait. Elle y enfonça rêveusement sa cuiller en s’imaginant dans la prairie d’Eliza. Elle se voyait toute petite dans un océan de verdure.
— Tu vas te décider à manger, au lieu de jouer avec ton porridge ? lui lança la Veuve d’un ton sévère.
— Ne parlez pas à ma fille sur ce ton ! fit Eliza en se dressant et repoussant sa chaise comme si elle s’apprêtait à attaquer la Veuve avec le couteau à beurre.
L’encolure de sa robe de chambre avait glissé, révélant une épaule nue et l’hémisphère nord d’un sein rond et lisse émergeant d’un buisson de dentelles. La peau nue d’Eliza rappelait toujours à Charles les crèmes au lait que confectionnait la Veuve.
— Regardez-vous un peu, espèce de traînée ! glapit la Veuve, tandis qu’Isobel, les orteils tout contractés, se hâtait d’avaler son porridge.
— Que se passe-t-il ? demanda Gordon en s’avançant jusqu’à la table.
L’aspect immaculé de Gordon avec sa chemise blanche (empesée par la Veuve) et son visage rasé de frais impressionna suffisamment la tablée pour occasionner une trêve.
Gordon saisit soudain Isobel, la souleva de sa chaise – cuiller toujours en main – et la lança si haut en l’air qu’on pouvait craindre de ne jamais la voir redescendre.
— Tu vas l’accrocher au lustre si tu ne fais pas attention, fit la Veuve.
— Elle va faire pipi dans sa culotte, proclama Vinny, qui entrait, habillée et chapeautée, prête à se rendre au travail.
— Vu le temps qu’elle passe ici, dit très fort Eliza, on ne croirait jamais qu’elle a une maison à elle.
Gordon reposa Isobel sur sa chaise et dit à sa mère :
— Ce serait épouvantable, n’est-ce pas, si l’on ne s’amusait pas un peu dans cette maison…
— Je ne vois pas pourquoi tu dis cela, Gordon, répliqua la Veuve.
Et Vinny ne put résister à la tentation d’intervenir.
— S’amuser n’est pas travailler, fit-elle d’un ton sentencieux.
— Que diable veux-tu dire par là ? demanda Gordon en se retournant vers elle d’un air agressif.
Ne trouvant rien à répondre, elle s’assit à table et se versa une tasse de thé.
— Oh, chéri ! roucoula Eliza en allant vers Gordon et en se pressant contre lui de toute la longueur de son corps en satin et dentelle de telle façon que Vinny se crut obligée de couvrir de sa main les yeux de Charles.
Eliza glissa ses mains autour de la taille de Gordon et, sous les pans du veston, tira chemise et maillot de corps hors du pantalon. Après quoi elle passa les paumes sur son dos nu en remontant jusqu’aux omoplates, ce qui lui arracha un petit gémissement un peu gêné. Le dégoût de la Veuve trouva son reflet fidèle en celui de Vinny, qui arrondit les lèvres comme une carpe centenaire pour adresser silencieusement à la théière le mot « putain ».
Dressée sur la pointe des pieds, ses boucles caressant la joue de Gordon, Eliza souffla à l’oreille de celui-ci :
— Chéri, si nous n’allons pas nous installer dans un endroit à nous, je te quitte. C’est compris ?
Mrs. Baxter perdit son bébé. (« Comment peut-on perdre un bébé ? » demanda Charles, horrifié. « Très facilement, chéri, si l’on veut bien s’en donner la peine », répondit Eliza en riant.)
Une nuit, elle dut se rendre brusquement à l’hôpital. Mr. Baxter débarqua à Arden, tirant Audrey par la main, et demanda à la Veuve si elle pouvait s’occuper d’elle. La Veuve pouvait difficilement refuser, et Gordon monta mettre Audrey au lit à côté d’Isobel. Audrey était très tranquille et silencieuse, ne disant rien de plus que « Bonjour » et « Bonsoir », mais elle ronflait très doucement, comme un petit chat.
Le bébé de Mrs. Baxter était prématuré, trop prématuré, et il mourut avant même d’avoir vu le jour.
— Mort-né, dit la Veuve devant les œufs pochés du petit déjeuner.
— Chut ! fit Gordon en désignant Audrey.
Mais Audrey était trop occupée à empêcher son œuf poché de glisser hors de son assiette pour faire-attention à autre chose.
Plus tard, quand Audrey fut rentrée chez elle, Charles demanda ce que voulait dire « mort-né ».
— Cela veut dire mort, tout bêtement, dit Vinny avec sa délicatesse habituelle.
— Où vont les bébés morts ? demanda alors Charles.
Vinny, qui se beurrait un toast, n’hésita pas une seconde.
— Sous la terre, dit-elle.
La Veuve émit un petit bruit réprobateur.
— Au Ciel, bien sûr, rectifia-t-elle. Les bébés vont au Ciel et deviennent des chérubins.
Charles se tourna vers Eliza pour confirmation. Les enfants ne croyaient, en fait, personne tant qu’Eliza ne s’était pas prononcée.
— On les renvoie chez le marchand se faire réparer, affirma Eliza afin d’importuner Vinny et la Veuve.
— Et toi, Charles, intervint la Veuve, si tu ne t’en vas pas à l’école, on va peut-être te renvoyer chez le marchand pour t’échanger contre un autre !
Sur quoi la Veuve, très contente d’elle, adressa à Eliza un sourire triomphant avant de quitter la pièce. Eliza plissa les yeux et alluma une cigarette.
— Un jour, fit-elle, je vais tuer cette vieille garce.
Nous devrions vraiment avoir une maison à nous, dit prudemment Gordon à sa mère.
La Veuve se trouvait dans la cuisine, en train de préparer pour le dimanche une vaste tarte aux prunes de son jardin, dont un plein saladier trônait sur la table, à côté d’elle. Une guêpe, un peu ivre des vapeurs dégagées par les fruits mûrs, parcourait lentement la surface de l’un d’eux. En entendant ce que lui disait Gordon, la Veuve croisa les bras, soulevant sa maigre poitrine et saupoudrant son corsage de farine. Quelle que fût son envie de se débarrasser d’Eliza, elle ne pouvait supporter l’idée de voir Gordon (« mon fils ») quitter la maison.
— Cela n’a pas de sens, affirma-t-elle, avec toute la place dont je dispose ici – et sans moi, tu n’aurais personne pour s’occuper de toi. Et puis cette maison sera la tienne un jour, Gordon.
Et elle ajouta avec un petit trémolo dans la voix :
— Un jour très proche.
Elle prit à deux mains son tablier pour s’essuyer les yeux, et Gordon, l’entourant de ses bras, lui dit :
— Allons, allons…
C’était une Eliza glaciale qui était au lit ce soir-là à côté de Gordon. Le deuxième lit de la maison, en ordre de confort, après celui de la Veuve. Et les draps, à Arden, étaient raides comme du papier d’emballage. S’adressant à Gordon par-dessus son épaule, sans se retourner, elle lui dit :
— Regarde-la un peu – pourquoi ne va-t-elle pas simplement vivre avec Vinny en nous laissant la maison ? Ou pourquoi ne nous donne-t-elle pas un peu de l’argent du magasin ? Le magasin devrait être à toi. Elle, c’est une vieille femme, pourquoi s’y accroche-t-elle ? Nous pourrions vendre, avoir un peu d’argent et sortir de ce foutu trou. Faire quelque chose de notre vie.
C’était le plus long discours qu’Eliza ait adressé à Gordon depuis des mois. Gordon contemplait, dans le noir, le mur d’en face. S’il concentrait suffisamment son regard, il pouvait à peu près distinguer le motif floral du papier. Dans la rue du Sycomore, une chouette hululait.
*
La Veuve s’installa avec raideur sur le siège avant de la grosse voiture noire.
— C’est la demi-journée de fermeture{7}, dit Gordon à Charles. Je serai revenu à l’heure du déjeuner.
Vinny s’installa à l’arrière de la voiture en maugréant intérieurement (« Pourquoi dois-je toujours me mettre à l’arrière ? Pourquoi suis-je toujours la dernière roue du carrosse ? »), et tous s’en allèrent se transformer en épiciers pour la matinée. Charles continua à agiter la main jusqu’au moment où la voiture eut disparu au tournant.
— Un pique-nique, dit Eliza en écrasant sa cigarette dans l’une des assiettes à fleurs de la Veuve. Nous allons faire un pique-nique. Ce sont les vacances de mi-trimestre et nous n’avons absolument rien fait de la semaine.
Elle alla retirer du placard sous l’escalier le vieux panier de pique-nique en osier et ajouta :
— Nous allons prendre le bus jusqu’au centre-ville et faire une surprise à Papa.
Pour que la fête soit complète, ils s’installèrent à l’impériale, dans la première rangée de sièges, de façon à pouvoir observer d’en haut le spectacle de la rue. La grosse branche d’un sycomore vint soudain frapper la vitre devant eux, y étirant ses feuilles mortes comme des mains de fantôme.
— Ce n’est rien, dit Eliza en allumant une cigarette. Ce n’est qu’un arbre.
Elle agita la main pour écarter la fumée du visage des enfants, croisa les jambes et se mit à taper du pied comme si quelque chose l’impatientait. Elle portait les chaussures que Charles préférait, des escarpins à talons hauts en daim marron avec un petit carré de fourrure de même couleur que ses bas ultrafins.
— Du vison, affirmait-elle.
L’autobus remontait en cahotant la me où habitait Vinny. Eliza écrasa sa cigarette sous sa semelle en continuant à tourner rageusement le pied longtemps après qu’elle fut éteinte. Sa mauvaise humeur semblait s’épanouir au froid soleil d’octobre. Il y avait un arrêt du bus juste devant la maison de Vinny, et tous trois plongèrent leur regard dans le minuscule jardin qui la précédait et, sachant l’occupante des lieux au travail, tentèrent de distinguer ce qu’il pouvait y avoir derrière les rideaux de dentelle. Se trouvant à l’impériale, ils étaient juste au niveau de la fenêtre de la chambre à coucher, mais Vinny gardait en permanence ses rideaux fermés afin de se protéger des voyeurs installés, comme eux, au sommet des autobus. La maison était un petit pavillon de briques rouges avec une modeste baie vitrée et un porche rétréci, construit alors que le maître-bâtisseur était à court d’imagination et commençait à avoir le système cardio-vasculaire inondé par l’alcool (il devait succomber à une attaque en 1930).
Eliza eut un frisson de dégoût qui pouvait s’adresser soit à la maison, soit à son occupante habituelle. Probablement aux deux. Charles et Isobel, eux non plus, n’aimaient pas aller chez Vinny. La maison sentait l’humidité, le désinfectant et les légumes bouillis.
En arrivant au magasin, ils trouvèrent la Veuve debout auprès de la machine à moudre le café, rêvant aux gros bénéfices et à la fin du rationnement.
Gordon souleva Isobel et l’assit sur l’acajou bien astiqué du comptoir pour qu’elle puisse le regarder peser le thé. Pendant ce temps, Vinny coupait un morceau de fromage du Lancashire aussi blanc que l’épiderme de la Veuve.
— Eh bien, eh bien ! fit Mrs. Tyndale, une cliente fidèle, en introduisant sa volumineuse personne dans le magasin. Ne voilà-t-il pas Charles et Isobel ?
Elle se tourna vers la Veuve et ajouta :
— Isobel est le portrait de sa mère, n’est-ce pas ?
La Veuve et Vinny levèrent les sourcils à l’unisson tandis que Mrs. Tyndale poursuivait :
— C’est délicieux de voir une jeune famille si heureuse !
Eliza ne répondit pas et disparut au fond du magasin, suivie de Gordon, qui semblait attachée à elle par un invisible fil. Lorsqu’ils réapparurent, leurs visages étaient contractés comme si une dispute était en cours.
— Nous allons faire un pique-nique, annonça Eliza à la Veuve. Mais nous allons d’abord vous ramener chez vous.
La Veuve répondit très dignement qu’elle allait déjeuner chez Temple. À son ton pompeux, on eût pu croire que Temple était un authentique temple et non un restaurant de grand magasin.
— Un pique-nique en octobre ? s’étonna alors Mrs. Tyndale au milieu de l’indifférence générale.
Eliza rafla Isobel sur le comptoir, la prit dans ses bras et se mit à lui mordiller l’oreille. Vinny se demanda une fois de plus pourquoi Eliza semblait toujours prête à dévorer ses enfants.
— Quel savoureux petit morceau ! murmura Eliza à l’oreille d’Isobel, tandis que Vinny assenait de grands coups de palette sur la motte de beurre, imaginant que c’était la tête de sa belle-sœur.
Pendant ce temps, la Veuve se demandait ce que recouvrait cette histoire de pique-nique, et quelles pouvaient bien être les arrière-pensées d’Eliza à cet égard. Peut-être allait-elle revenir avec un autre bébé. Ou peut-être, avec un peu de chance, allait-elle se perdre et ne pas revenir du tout. Vinny, elle, continuait à matraquer sauvagement sa motte de beurre en se disant que personne, décidément, n’aurait jamais l’idée de l’inviter à un pique-nique.
— Vinny, ronronna à ce moment Eliza, pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous ?
Vinny sursauta d’horreur ; la dernière chose qu’elle souhaitait était d’aller où que ce soit avec eux, elle voulait simplement qu’on l’invite.
— Oui, tonna alors la Veuve. Vas-y donc. Un peu d’air te donnera peut-être des couleurs.
— Pauvre Vinny ! renchérit Eliza en pouffant de rire.
C’était un soulagement pour tous que de voir Eliza aussi détendue, même pour un moment. Elle avait été de mauvaise humeur depuis des semaines.
— Je ne suis pas moi-même, mais Dieu sait ce que je suis, disait-elle avec des rires inquiétants.
Avec de grands gestes, Gordon se débarrassa de son tablier d’épicier et mit sa gabardine et son chapeau mou. Avec son épaisse chevelure ondulée, il ressemblait plus à une vedette de cinéma qu’à un humble commerçant. Sur le pas de la porte, il se mit à jouer à la guerre avec les enfants, qu’il faisait mine de fusiller à bout portant à leur grande joie. Charles s’excita si fort qu’il revint trois fois se faire tuer. Gordon s’apprêtait à ajouter Eliza à son tableau de chasse lorsque celle-ci lui dit d’un ton très froid – très Hempstid :
— Arrête, Gordon !
— Jawohl, meine Dame, fit-il en claquant des talons – et en lui lançant un regard un peu étrange.
— Ce n’est pas drôle, Gordon ! lança alors Vinny d’une voix coupante. Il y a des gens qui sont morts à la guerre, tu sais !
Eliza se mit à rire et lui dit :
— Vraiment, Vinny ? On ne savait pas…
Sur quoi Gordon se retourna vers elle, la bouche mauvaise, et lâcha :
— Tu voudrais bien la fermer, Eliza ?
— Qu’est-ce qu’il te prend ? fit celle-ci.
Gordon la regarda fixement pendant un instant et lui dit :
— Tu ne vois vraiment pas ?
Gordon referma la porte vitrée du magasin en faisant retentir la sonnette. Derrière la vitre, ressemblant à des personnages de guignol sur leur petite scène, la Veuve et Mrs. Tyndale agitèrent un moment la main en direction de la voiture qui démarrait. Puis elles se tournèrent l’une vers l’autre pour commenter l’événement.
— Où allons-nous ? demanda Gordon en tapotant le volant de ses mains gantées de cuir.
— N’importe où, répondit Eliza en allumant une cigarette.
Gordon lui jeta un regard curieux, comme s’il venait juste de la rencontrer et se demandait le genre de personne qu’elle pouvait bien être.
— Pourquoi pas les bois de Boscrambe ? proposa-t-il en regardant vers Charles dans le rétroviseur.
— Oui ! s’exclama Charles avec enthousiasme.
Eliza dit quelque chose, mais, à ce moment, Gordon accéléra vivement et ses paroles furent noyées par le bruit du moteur.
Vinny, reléguée sur le siège arrière comme à son habitude, était fort occupée à se protéger des mains poisseuses et des pieds prompts à la ruade de ses jeunes voisins.
— Qu’en penses-tu, Vin ? lui demanda Gordon.
— Comment ? répliqua-t-elle. Tu veux dire que, pour une fois, quelqu’un me demande mon avis ?
Et, sans donner son opinion pour autant, elle alluma à son tour une cigarette et disparut dans un nuage de fumée.
Isobel avait fermé les yeux presque dès le démarrage. Elle aimait cette impression de glisser dans le sommeil en respirant les odeurs combinées des sièges en cuir, de la nicotine, de l’essence du parfum d’Eliza. La voiture roulait toujours lorsqu’elle se réveilla.
— On y est presque, fit Eliza en regardant par-dessus son épaule.
Isobel avait l’impression que sa langue était en bois. Charles, lui, triturait une croûte sur son genou. Il avait le visage entièrement recouvert de taches de rousseur et de petits cratères de varicelle. La fumée de cigarette qui avait envahi la voiture lui faisait plisser le nez. De sa jolie voix de baryton léger, Gordon se mit à chanter un air à la mode. Il avait un beau profil, assez romain, et, le voyant ainsi au volant, on pouvait aisément l’imaginer pilotant son avion à travers les nuages. De temps à autre, il jetait un regard dans la direction d’Eliza, comme pour vérifier qu’elle était encore là.
Il freina brusquement pour éviter un petit écureuil gris qui traversait la route comme une flèche, et tous furent projetés en avant. Vinny se cogna le front contre le dossier du siège avant et poussa un petit cri.
— Seigneur ! fit Gordon, l’air fort ému.
Eliza se mit alors à rire, de son petit rire énervant. Gordon resta un moment à contempler le pare-brise, un muscle se contractant spasmodiquement sous l’une de ses pommettes.
« Et toi, Vinny, tu vas bien ? se demanda mentalement l’intéressée. Très bien, merci, qu’on ne s’occupe surtout pas de moi… »
À ce moment, Gordon redémarra en trombe et Vinny se trouva de nouveau projetée en avant.
Après l’étouffante chaleur de la voiture, le froid surprenait, et, après l’épaisse fumée de tabac, la pureté de l’air vous assaillait. Eliza releva le col de son manteau en poil de chameau et tira sur ses gants de cuir fin.
— J’aurais dû mettre un chapeau, dit-elle en se penchant pour nouer l’écharpe d’Isobel.
Elle la serra si fort qu’Isobel, à demi étranglée, dut s’y prendre à deux mains pour la desserrer. L’écharpe avait été tricotée par la Veuve à l’occasion de Noël, ainsi que le béret de laine assorti. Charles portait son blazer et sa casquette ronde d’uniforme, et Vinny avait son imperméable bleu à ceinture et son suroît. Quiconque les aurait regardés à ce moment aurait pensé voir une gentille petite famille – bien saine, plaisante et normale – comme on pouvait en admirer chaque semaine dans les publicités de Picture Post. Une gentille petite famille ordinaire allant faire une gentille promenade dans les bois. On n’aurait jamais pu imaginer, à les voir, que leur monde était sur le point de s’effondrer.
Eliza humecta de la langue l’un des mouchoirs qu’on lui avait offerts pour Noël et se pencha de nouveau pour nettoyer les coins de la bouche d’Isobel. Elle frotta si fort qu’Isobel eut un mouvement de recul instinctif.
— Ne frotte pas si fort, Lizzy, fit Gordon d’une voix presque caverneuse, tu vas l’effacer tout entière…
Isobel put voir les yeux d’Eliza se rétrécir, et une petite veine bleue – couleur de jacinthe – apparaître à son front et commencer à y palpiter sous la peau délicate. Eliza plia le mouchoir en un petit triangle bien net et le glissa dans la poche du manteau d’Isobel en lui disant :
— Au cas où tu voudrais te moucher…
Le pique-nique ne fut pas un triomphe. La simple préparation des aliments n’était pas au nombre des talents d’Eliza. Dans les sandwiches au concombre et à la pâte de poisson, les concombres avaient complètement détrempé le pain, les pommes étaient toutes talées et aucune boisson n’avait été prévue. Quant à la marche dans les bois, elle avait paru interminable.
— Quand tu es dans une forêt, avait expliqué Gordon à Charles, suis toujours le sentier. Comme cela, tu ne peux pas te perdre.
— Et s’il n’y a pas de sentier ? avait alors demandé Eliza d’une voix où perçait nettement la mauvaise humeur.
— Alors, il faut marcher vers la lumière, avait répondu Gordon sans tourner la tête.
Eliza étendit sur un tapis de feuilles de hêtre la grande couverture écossaise qu’elle avait prise sur le siège arrière de la voiture.
— Il y a un beau petit rayon de soleil ici, fit-elle avec une gaieté forcée qui ne convainquit personne.
Charles se laissa tomber à genoux puis se mit à se rouler sur la couverture. Gordon s’étendit, appuyé, derrière lui, sur les coudes et Isobel vint se nicher au creux d’un de ses bras. Eliza s’assit de façon très aristocratique, ses longues jambes minces, gainées de soie semblant sortir de quelque défilé de mode. Vinny les contempla d’un air envieux : ses propres jambes avaient des formes de portemanteaux. Elle se mit péniblement à genoux sur la couverture en tirant sa jupe vers le bas. Elle ressemblait à une missionnaire de l’époque victorienne en train d’essayer de catéchiser un groupe de sauvages.
Les plaisirs nouveaux de la couverture ne tardèrent pas à s’épuiser, et les enfants se mirent à frissonner en se bourrant de tartines de confiture et de Kit-Kat jusqu’à l’approche de la nausée.
— On ne s’amuse pas beaucoup, proclama Charles.
Sur quoi il se précipita vers un tas de feuilles et se mit à s’y ensevelir comme un chien. S’amuser – et amuser les autres – était très important pour Charles.
— Il cherche simplement à attirer l’attention, remarqua sèchement Vinny.
— Et il y arrive, dit Eliza. C’est malin, non ?
Charles avait les cheveux de la même couleur que la forêt à l’automne. On aurait facilement pu l’oublier sous son tas de feuilles, et ne pas le retrouver avant le printemps.
Vinny s’arracha avec difficulté à la couverture et annonça :
— Il faut que j’aille où vous savez.
Elle disparut entre les arbres. Les minutes s’écoulèrent sans qu’elle revînt. Gordon se mit à rire et dit :
— Elle ferait des kilomètres pour être sûre que personne n’aperçoive sa culotte.
Eliza prit une mine dégoûtée à la seule pensée des sous-vêtements de Vinny, se leva brusquement et déclara :
— Je vais me promener un peu.
Et, sans regarder personne, elle se mit en marche dans la direction opposée à celle prise par Vinny.
— Nous venons avec toi ! lui cria Gordon.
Elle se retourna si brutalement que son manteau balaya l’air autour d’elle, s’ouvrit sur sa robe verte.
— N’essaie surtout pas ! hurla-t-elle d’un ton furieux.
— Elle n’a même pas les bonnes chaussures ! marmonna rageusement Gordon en lançant, d’un geste brusque, une pomme pourrie dans les fourrés avoisinants.
Avant de disparaître au détour du sentier, Eliza s’arrêta et cria :
— Je rentre à la maison. N’essaie pas de me suivre !
Les mots résonnaient clairement dans l’air glacial. Gordon explosa :
— À la maison ! répéta-t-il. Comment croit-elle qu’elle va rentrer à la maison ?
Sur quoi il se leva et il se lança à la poursuite d’Eliza, lançant par-dessus son épaule à Charles :
— J’en ai pour une seconde ! Reste ici avec ta sœur !
Le soleil avait disparu derrière les arbres, et ne continuait à éclairer et à réchauffer qu’un petit coin de couverture. Isobel, qui y sommeillait, fut soudain réveillée par Charles atterrissant sur elle. Elle se mit hurler, et ce hurlement vint rompre le silence total qui les entourait. Ils restèrent assis côte à côte sur la couverture, se tenant la main, attendant qu’un autre bruit vienne relayer les derniers échos du hurlement d’Isobel, guettant les voix de Gordon et d’Eliza, le chant d’un oiseau, les plaintes de Vinny, le murmure du vent dans les arbres, n’importe quoi d’autre que ce calme absolu, cette absence totale. Peut-être était-ce là le résultat d’un des tours d’escamotage de Gordon. Peut-être allait-il, à tout moment, surgir de derrière un arbre en criant : « Surprise ! »
Une feuille ayant la couleur des cheveux de Charles dériva dans l’air comme une plume et vint atterrir sans le moindre bruit sur la couverture. Isobel pouvait sentir la peur lui emplir l’estomac comme un liquide tout chaud. Quelque chose n’allait pas. Quelque chose n’allait vraiment pas.
Toute notion du temps avait disparu. Il leur semblait qu’ils étaient seuls dans les bois depuis des heures. Où étaient Gordon et Eliza ? Où était Vinny ? Avait-elle été mangée par une bête sauvage en faisant vous-savez-quoi ? La large face joyeuse de Charles était pâle et toute contractée d’inquiétude. Eliza leur avait toujours dit que si jamais ils se trouvaient séparés d’elle à l’extérieur, ils devaient rester exactement où ils étaient, et elle viendrait les rechercher. La conviction de Charles à cet égard avait été sérieusement entamée depuis une heure ou deux.
Finalement, il se résolut à tirer Isobel par la main en lui disant :
— Viens, allons chercher tous les autres.
« Ils jouent probablement à cache-cache, ajouta-t-il bravement.
Mais la crispation de son visage et le tremblement de sa voix trahissaient ses sentiments véritables. Se retrouver dans la position de l’adulte responsable l’accablait soudain. Ils partirent dans la direction qu’avaient empruntée Eliza et Gordon, sur le sentier de terre battue parfois chevauché par quelques racines.
Il commençait à faire sombre. Isobel trébucha sur une racine et se lit mal au genou. Charles attendit avec impatience qu’elle le rejoigne. Il tenait quelque chose à la main : un soulier, un soulier de daim marron, le talon tordu à un angle curieux et le petit carré de vison recouvert d’une substance humide et poisseuse.
Le soulier à la main, Charles avait ralenti son allure. Puis, soudain, sans avertissement, il plongea dans un fossé plein de feuilles mortes le long du sentier. Les feuilles lui arrivaient jusqu’aux genoux et bruissaient à mesure qu’il avançait. Isobel l’y suivit. Elle aurait bien aimé s’étendre simplement au milieu des feuilles et y dormir un moment, mais Charles était déjà remonté de l’autre côté du fossé et fonçait à travers bois. Elle se précipita sur ses traces.
Les branchettes que Charles écartait à son passage revenaient fouetter le visage d’Isobel, mais elle finit par le rejoindre. Il se tenait debout, immobile, lui tournant le dos, figé sur place comme une statue, les bras écartés du corps. L’une de ses mains tenait toujours le soulier. Isobel se saisit de l’autre et, ensemble, ils regardèrent.
Ils regardaient Eliza. Elle était effondrée contre le tronc d’un gros chêne, comme une poupée abandonnée ou un oiseau tombé du nid. Sa tête avait glissé sur son épaule et son mince cou blanc, semblable à celui d’un cygne, évoquait une branche sur le point de se rompre. Son manteau en poil de chameau s’était ouvert et sa robe verte, de couleur des feuilles au printemps, s’était déployée sous ses jambes. Elle n’avait plus qu’une chaussure.
Il était difficile de savoir quoi faire avec cette mère endormie qui refusait de se réveiller. Elle semblait reposer très paisiblement, les paupières closes, une petite tache de mascara sur la joue. Seuls les filets de sang rouge sombre au milieu de ses boucles noires pouvaient donner à penser que son crâne avait été fracassé contre le tronc de l’arbre et ouvert comme une noix éclatée.
Ils refermèrent le manteau et Charles fit tout son possible pour remettre le soulier de daim marron sur le pied élégamment cambré. Mais on aurait pu croire que le pied d’Eliza avait grossi pendant qu’elle dormait. Le soulier était si difficile à remettre que Charles commença à craindre de briser les os du pied. Finalement, il renonça et glissa le soulier dans la poche de son blazer.
Ils se blottirent contre Eliza, tentant de la réchauffer, tentant de se réchauffer eux-mêmes – un de chaque côté, comme dans un tableautin tristement sentimental (« Vas-tu te réveiller, Maman chérie ? »). Des feuilles tombaient de temps à autre en tourbillonnant. Trois ou quatre d’entre elles s’étaient déjà prises dans les boucles noires d’Eliza. Charles, lui, se leva et s’ébroua comme un chien pour faire tomber celles qui s’étaient accrochées à sa chevelure fauve. Il commençait à faire vraiment sombre. C’était bien joli de dire qu’il fallait toujours marcher vers la lumière, mais que faire quand il n’y avait plus de lumière ? Quand Isobel tenta de se mettre debout, elle avait les jambes si engourdies qu’elle perdit l’équilibre et tomba. Elle avait si faim qu’elle pensa, pendant un fol instant, mordre dans l'écorce du chêne. Mais Eliza lui avait souvent raconté une histoire qui s’intitulait Le plus vieil arbre de la forêt, et Isobel avait ainsi appris que l’écorce d’un arbre était, en fait, sa peau. Elle ne se serait donc jamais permis d’y mordre vraiment. Elle savait combien les morsures pouvaient être douloureuses, car Eliza passait son temps à les mordre, Charles et elle. Et quelquefois cela faisait très mal.
La voix de Charles retentit, suraiguë dans le silence :
— Il faut retrouver Papa, dit-il. Il viendra chercher Maman.
Ils regardèrent alors Eliza d’un air hésitant, répugnant à la laisser ainsi, toute seule dans le froid et dans le noir. Ses joues étaient glacées quand on les touchait. Charles entreprit de rassembler des feuilles mortes pour les entasser sur les jambes d’Eliza. Tous deux se rappelèrent alors l’été sur la plage, et la façon dont ils ensevelissaient dans le sable les jambes et les hanches d’Eliza, qui continuait à fumer et à lire dans son maillot de bain rouge, avec ces lunettes de soleil qui la faisaient paraître si élégante et lointaine (« Vous me tenez prisonnière »). Pendant une seconde, Isobel crut sentir le soleil sur ses épaules et respirer l’odeur de la mer.
— Aide-moi un peu, lui dit Charles.
Elle se mit à pousser les feuilles du pied vers lui, pour qu’il les ramasse et les jette sur Eliza.
Puis ils l’embrassèrent, un sur chaque joue, inversant de curieuse façon le rituel du coucher. Ils s’en allèrent avec beaucoup d’hésitation, se retournant à plusieurs reprises. Quand ils arrivèrent au fossé longeant le sentier, ils se retournèrent une dernière fois, mais ils ne pouvaient plus distinguer Eliza. Ils ne voyaient plus qu’un amas de feuilles mortes contre le chêne.
Que fallait-il faire ? Revenir vers la couverture écossaise et le lieu du pique-nique interrompu pour y attendre du secours ? Continuer en essayant de trouver un chemin à travers bois ?
— Nous aurions dû emporter avec nous les sandwiches qui restaient, dit Charles. Nous aurions pu jeter les miettes derrière nous pour pouvoir retrouver notre chemin.
Toutes leurs références, dans cette situation, se rapportaient à la fiction. Malheureusement, ils connaissaient la suite du conte et s’attendaient à tout moment à voir surgir la maison de l’Ogre – et là, le vrai cauchemar commencerait.
Isobel regrettait maintenant d’avoir dédaigné les sandwiches à la pâte de poisson et aux concombres d’Eliza. Si elle les avait eus sous la main, elle ne les aurait pas émiettés mais les aurait bel et bien dévorés. Elle se sentait si affamée qu’elle aurait mangé n’importe quoi, sans se soucier des conséquences. Charles et elle repensaient avec les plus grands remords à tout ce que, dans leur vie, ils avaient laissé dédaigneusement dans leur assiette. Ils auraient même mangé le gâteau au tapioca de la Veuve, avec son sirop rosâtre. Charles fouilla ses poches, en extirpant un marron d’Inde, une vieille pièce de monnaie et un berlingot rayé noir et blanc sur lequel restaient collés des brins de peluche. Comme il était trop dur pour qu’on le croque ou qu’on le partage, ils se mirent à le sucer, à tour de rôle.
La forêt obscure était pleine de bruits étranges, de craquements et de sifflements qui ne semblaient avoir aucune origine terrestre. Les deux enfants avaient l’impression d’être traqués par d’invisibles présences.
Volant sans bruit dans la nuit, une chouette passa très bas au-dessus de leurs têtes, et Isobel crut sentir les griffes du rapace effleurer ses cheveux. En pleine panique, elle se jeta à terre, tandis que Charles, imperturbable, lui disait :
— Ce n’est qu’une chouette, imbécile !
Il la remit sur pied et murmura d’un air sombre :
— Le problème, ce n’est pas les chouettes, c’est les loups…
Puis, se rappelant qu’il était censé être l’homme responsable en cette fatale expédition, il se hâta d’ajouter :
— Je dis cela pour rire, Izzie.
Bouger étant légèrement moins effrayant que rester sur place à attendre on ne savait quoi, ils continuèrent à cheminer lamentablement. Isobel éprouvait quelque réconfort en sentant la main chaude et un peu crasseuse de Charles serrer la sienne.
Les arbres succédaient aux arbres, interminablement. Tous les arbres du monde semblaient s’être donné rendez-vous ce soir-là dans les bois de Boscrambe. Peut-être, au lieu de les lâcher dans une vaste prairie toute verte, Eliza avait-elle préféré leur donner la liberté dans cette forêt sans fin. Isobel se disait qu’elle aurait préféré être simplement renvoyée chez le marchand de bébés.
Après un tournant, le sentier formait une fourche et se divisait soudain en deux. Charles tira la pièce de monnaie de sa poche et dit de son ton le plus viril :
— Face, on va à droite. Pile, on va à gauche.
— Pile, fit Isobel d’une voix faible.
La pièce répondit à ses aspirations, et, comme pour confirmer la décision, la lune se dégagea de son enveloppe de nuages et vint, pendant quelques brèves secondes, illuminer le sentier de gauche.
— Suivons la lumière, fit Charles d’un ton résolu.
Le sentier se révéla progressivement envahi par des broussailles qui s’accrochaient aux vêtements des deux enfants et agrippaient leurs cheveux comme les serres d’un oiseau de proie. Il faisait si noir qu’il leur fallut un moment pour se rendre compte qu’il n’y avait plus de sentier du tout. Leurs souliers commençaient à s’enfoncer dans le sol, aspirés par celui-ci. Tout, autour d’eux, semblait humide et marécageux. Ils avaient tant entendu parler de gens ensevelis par des sables mouvants ou des tourbières, qu’ils se précipitèrent entre les ronces pour tenter de gagner un terrain un peu plus sec et un peu plus ferme.
— Cela ne peut pas aller plus mal, fit Charles d’un ton misérable au moment précis où le brouillard commença à arriver sur eux, blanchâtre et fantomatique.
Il s’enroulait autour des arbres et avançait, vague après vague, devenant toujours plus épais et engloutissant tout dans une opaque marée blanche. Isobel se mit à gémir très fort, et Charles lui dit :
— Mets-y une sourdine, Izzie. Je t’en prie…
Trop fatigués pour aller plus loin, perdus dans le brouillard, ils s’arrêtèrent au pied d’un gros arbre et se blottirent entre ses énormes racines, qui semblaient agripper le sol comme de grands doigts décharnés. Il y avait des feuilles mortes à foison, mais, se souvenant d’Eliza sous sa couverture végétale, ils préférèrent serrer autour d’eux leurs manteaux. Et le brouillard vint les recouvrir d’un drap glacial.
Isobel s’endormit immédiatement, mais Charles resta éveillé, attendant que les loups commencent à hurler.
Isobel fit le plus étrange des rêves. Elle se trouvait dans une immense caverne souterraine, chaude, bondée et pleine de bruit. À la lueur de centaines de bougies, elle constatait que les parois et la voûte de la caverne étaient en or massif. À l’une des extrémités, un homme était assis sur un trône. Il était habillé de vert de la tête aux pieds et portait une couronne d’or sur la tête. Quelqu’un tendait alors à Isobel une assiette d’argent sur laquelle s’entassaient les mets les plus délicieux qu’elle ait jamais goûtés. On lui mettait en main un gobelet de cristal empli d’un liquide ayant goût de miel et de framboise, mais en meilleur encore, et, si longuement qu’elle bût, ce gobelet n’était jamais vide. Les gens qui se trouvaient dans la caverne se mirent ensuite à danser, calmement d’abord, puis, la musique s’accélérant, de façon de plus en plus frénétique. L’homme à la couronne d’or surgit soudain à côté d’elle, et, hurlant pour dominer le bruit, lui demanda son nom. « Isobel ! » répondit-elle en hurlant elle aussi, et immédiatement la grande salle souterraine disparut, de même que les lumières, la musique et les gens, et elle se retrouva seule dans les bois, mangeant un champignon pourri posé sur une feuille et buvant de l’eau croupie.
Elle s’éveilla avec un grand sursaut, et son rêve s’évapora dans le jour naissant. Il n’y avait plus rien, ni gobelet de cristal ni assiette d’argent, ni champignon pourri ni eau croupie – rien que la forêt immobile autour d’elle. Charles ronflait, replié sur lui-même comme un petit animal en hibernation. Le brouillard s’était levé, remplacé par les lueurs humides de l’aube. Rien d’autre n’avait changé. Ils étaient toujours seuls au cœur des bois.