QU’EST-CE QUI NE VA PAS ?
L’été a commencé à s’emparer des rues d’arbres, les habillant entièrement de vert.
— Est-ce que cela ne serait pas drôle, fait Charles d’un ton rêveur, si, une année, l’été ne venait pas ? Un monde d’éternel hiver ?
*
Je m’éveille d’un rêve déplaisant au cours duquel je me voyais monter une colline pour aller emplir un seau à un puits qui se trouvait au sommet. Comme nous le savons tous, ce genre de déplacements comporte un gros risque d’enlèvement par les extraterrestres, aussi me sentais-je, dans mon rêve, tout à fait soulagée de m’apercevoir que j’existais encore en arrivant en haut de la colline.
Je faisais descendre le seau dans le puits, l’entendais se remplir d’eau et le remontais. Il y avait, au fond du seau, une chose que j’avais involontairement pêchée dans l’eau. Et jetais pétrifiée d’horreur en découvrant ce que c’était : j’avais péché une tête humaine.
Ses paupières étaient closes, lui donnant une fugitive ressemblance avec le masque mortuaire de Keats, mais elles s’ouvrirent subitement et la tête se mit à parler, ses lèvres remuant très lentement. Je reconnus alors le nez romain, les boucles brunes, les longs cils – c’était la tête de Malcolm Lovat. Elle ressemblait plus à la tête d’une statue qu’à celle d’un véritable décapité. Elle était en effet coupée de façon propre et nette, sans vaisseaux sanguins tranchés ni adhérences.
La tête émit un énorme soupir et, me fixant de son regard mort, me supplia :
— Aide-moi.
— T’aider ? dis-je. Mais comment ?
Mais, à ce moment, la corde m’échappa des mains et le seau retomba avec fracas dans le puits. Je m’efforçai de regarder au fond. Je pouvais encore distinguer le visage pâle à travers l’eau, les yeux de nouveau clos et les mots « Aide-moi » faisant rider la surface avant de disparaître.
Que veut dire ce rêve à propos de Malcolm Lovat ? Et pourquoi sa tête seulement ? Parce qu’il faisait figure d’intellectuel au lycée de Glebelands ? (Les rêves sont-ils aussi simples que cela ?) Parce que je lisais, hier soir, Isabella ou le pot de basilic ? C’est déjà assez difficile de maintenir un géranium en vie à Arden, je ne m’imagine pas cultivant une tête. Imaginez seulement la somme de soins et d’attentions qu’exigerait une tête – chaleur, lumière, conversation, peignage et brossage… Ce serait un passe-temps idéal pour Debbie. Et faire pousser du basilic serait encore plus dur, compte tenu du climat maléfique régnant à Arden.
Je suis, je le sais, un chaudron bouillonnant d’hormones adolescentes et Malcolm Lovat est le premier objet de ma lubricité, mais que veut dire la décapitation ?
— Freud se serait régalé de tout cela, assure l’éminente psychanalyste Eunice. Des têtes, des puits – toute cette libido refoulée et cette envie du pénis…
Il est difficile de croire que quiconque puisse avoir envie d’un pénis. Non que j’en aie vu beaucoup, en réalité. En dehors des statues et d’un aperçu malencontreux des attributs de Mr. Rice, je ne dispose que de l’anatomie de Charles comme élément de connaissance, et cela fait longtemps que je n’ai pas eu la mémoire rafraîchie à cet égard.
— Je parle métaphoriquement, tient à préciser Eunice.
N’en sommes-nous pas toutes là ?
Carmen, la seule d’entre nous à avoir étudié le sujet un peu sérieusement, nous assure qu’une volaille plumée avec ce qui en dépasse est le plus proche de la réalité qu’elle puisse imaginer. Mais il faut dire que Carmen affecte à l’égard des choses du sexe des airs profondément blasés.
— C’est une façon de passer le temps, proclame-t-elle simplement.
— Vabien ? me demande Debbie (c’est sa salutation habituelle) au moment où je débouche, encore vacillante, dans la cuisine à la recherche d’un bol de Frosties.
Elle est en méditation devant une table entièrement couverte des viandes les plus diverses – côtes de porc en rangs serrés, saucisses anémiques, grands steaks taillés dans le vif.
— Nous avons un barbecue ce soir, me précise-t-elle.
— Un barbecue ?
Cela sonne comme une invitation au désastre. C’est ainsi que tournent toutes les initiatives mondaines de Debbie : « petits verres de l’amitié », « buffets de fromages » ou « dîners à la fortune du pot ». Mais Debbie est impossible à décourager et elle a toutes les audaces, excitée à l’idée de réintroduire la cuisson en plein air à un endroit où personne n’a plus fait cuire un morceau de viande à la flamme nue depuis mille ans au moins.
— Pour les voisins, précise encore Debbie.
Puis, contemplant d’un œil satisfait un plateau entier de saucisses blafardes, elle ajoute :
— Je vais les mettre dans des petits pains avec du ketchup. Qu’en penses-tu ?
Pour ce que j’en ai à faire, elle pourrait aussi bien les cuire au court-bouillon ou les tartiner de crème Chantilly, mais j’émets quand même quelques borborygmes encourageants. Sur quoi, caressant une rangée de steaks d’un torchon affectueux, Debbie assure :
— Je crois que ce sera très bien. Ce sera vraiment quelque chose. (De cela, je ne doute pas une minute.)
Elle reporte alors son attention sur les saucisses, les regarde fixement pendant un instant, puis se retourne vers moi et me demande d’un ton soupçonneux :
— Tu ne crois pas qu’elles ont bougé ?
— Quoi donc ?
— Ces saucisses.
— Bougé ?
— Oui, fait-elle avec, cette fois, une nuance d’hésitation. J’ai l’impression qu’elles ont bougé.
— Bougé ?
— Cela ne fait rien, se hâte-t-elle alors de dire.
Pas étonnant que Gordon s’inquiète à propos de Debbie. Il me l’a dit à plusieurs reprises :
— Je suis un peu embêté à propos de Debs. Elle paraît un peu… tu sais…
Je suis sauvée d’une discussion plus approfondie sur les saucisses mouvantes par un raclement de gorge en provenance du vestibule et indiquant que Vinny requiert mon attention.
Elle s’apprête à se rendre chez le pédicure. Vinny quittant rarement la maison, toute sortie, quel que puisse être son but, revêt une importance particulière pour elle. Elle passe beaucoup de temps à se préparer à affronter le monde extérieur, et plus de temps encore, à son retour, à se plaindre de l’état de celui-ci.
— Je ne suis plus que l’ombre de moi-même, proclame-t-elle en se contemplant dans la buée d’un grand miroir tacheté que Debbie a renoncé depuis longtemps à nettoyer.
Vinny a toujours été une ombre, et elle n’est donc plus que l’ombre d’une ombre. Ses os sont devenus de l’ivoire poli et sa peau du chagrin. Une peau de chagrin émaillée de veines d’un pourpre impérial. Des verrues poussent sur le dos de ses mains comme du lichen. Ses poumons soupirent comme une cornemuse.
De l’antique mausolée qu’est son sac à main, elle tire un poudrier, se frotte vigoureusement les joues d’une poudre qui ressemble à de la farine, et, examinant avec attention le résultat, proclame :
— Mes cors me tuent !
On pourrait presque croire, à l’entendre et à la voir, qu’elle les a sur les joues plutôt que sur les pieds. Elle s’est habillée pour le monde extérieur, avec une gabardine marron et un feutre gris à la forme étrange, ressemblant assez à un vieux pâté en croûte sur lequel on aurait donné un coup de poing. Une plume de faisan vient ajouter une note encore plus insolite à l’ensemble. Elle s’empare d’une longue épingle à tête de perle et la plante férocement dans son chapeau. D’où je suis, on jurerait qu’elle vient de se la planter dans le crâne.
— Ne prends pas ce sourire idiot, me dit-elle en m’apercevant dans le miroir. Si un ange passe, tu vas rester comme cela toute ta vie.
Je penche la tête de côté et fais une grimace dont même Charles serait fier.
— Maintenant, tu ressembles à Quasimodo en plus grand, remarque Vinny en s’effondrant sur la petite chaise installée à côté du téléphone.
— Mes cors me tuent ! fait-elle d’un ton pénétré.
— Tu l’as déjà dit.
— Eh bien, je le redis !
Elle se penche et caresse d’une main qui se veut apaisante l’une de ses chaussures. Ce sont des chaussures à lacets noires – des chaussures de sorcière – que Mr. Rice, représentant en souliers de son état, lui a offertes « en gage de son attachement ».
— Il va falloir que je mette quelque chose de plus confortable, dit Vinny. Va me chercher mes chaussures de marche marron. Elles sont sous mon lit. Allez, vas-y – qu’est-ce que tu attends ?
Ici commence le territoire des monstres. La chambre de Vinny sent à la fois la cantine scolaire, le musée de province et la vieille crypte glaciale. On ne s’y croirait jamais au cœur d’une chaude journée de juin. La chambre de Vinny a son propre microclimat. Un fin nuage de nicotine y recouvre toutes choses. J’avance vaillamment sur le tapis de miettes de biscuits et de cendres de cigarettes qui recouvre la moquette râpée. Le vieux lit de cuivre qui accueillait autrefois ma grand-mère (Charlotte Fairfax ou la Veuve, comme on l’appelait à la fin) est jonché des vêtements de Vinny – culottes en lambeaux, bas épais et abondamment reprisés, jupes et robes en quantité impressionnante, bien que la chambre comporte une caverne-penderie de taille à abriter un régiment.
Timidement, je soulève le rebord du couvre-pieds de satin fané ; Dieu sait ce qui peut trouver place sous le lit de Vinny. Le courant d’air fait s’envoler un flocon de poussière – résidu des mauvais rêves de Vinny. Le jour du Jugement dernier, quand on ressuscitera les morts, la poussière si abondante sous le lit de Vinny se lèvera pour se reformer en une foule de défunts. En attendant, il n’y a pas de souliers, sous ce lit, mais seulement les pantoufles éculées de Vinny, curieusement disposées comme les chaussons d’une ballerine s’apprêtant à exécuter un jeté-battu.
Après avoir farfouillé sans enthousiasme parmi les vêtements épars, j’ouvre tout doucement l’une des lourdes portes de l’armoire en prenant bien garde à ce que l’ensemble ne bascule pas pour venir m’écraser. La penderie de Vinny, qui fut autrefois celle de la Veuve, est un meuble curieux. Un « compendium », comme le précise une notice remontant au début du siècle, et un « compendium pour dames », par opposition à un « compendium pour messieurs » assorti qui appartenait à mon grand-père depuis longtemps oublié.
De fait, le « compendium » de Vinny affiche clairement son sexe, avec des rayons étiquetés « Lingerie », « Foulards », « Gants » et des casiers verticaux annonçant « Fourrures », « Robes du soir » et « Robes de jour ».
Malgré le nombre impressionnant de hardes répandues sur le lit et même sur le plancher, la penderie contient encore toute une forêt vierge de vêtements que je n’ai jamais vu Vinny porter. Jusqu’ici, je n’ai jeté que de très rapides regards dans cette caverne empestant le camphre, mais là, je me sens soudain en proie à une étrange fascination et ne peux m’empêcher de toucher du doigt les robes qui pendent, molles et sans vie, sur leurs cintres, et de caresser la laine moite de manteaux et de tailleurs semblant témoigner de l’existence d’une Vinny un jour élégante – très différente de celle que nous voyons traîner dans la maison en tablier douteux et pantoufles fourrées. Vinny a-t-elle été jeune à un moment ou à un autre ? C’est difficile à imaginer.
La longue fourrure d’un animal indéterminé insiste pour se faire caresser, et une collerette vient se frotter avec indécence contre mes doigts. Elle est faite d’un couple de renards morts depuis longtemps, qui s’ignoraient vraisemblablement dans la vie, mais sont maintenant liés à jamais comme des frères siamois. Leurs petits visages triangulaires émergent des profondeurs obscures de la penderie, leurs yeux noirs en boutons de bottines me fixant avec un vain espoir tandis que leurs museaux pointus semblent renifler l’air vicié. (À quoi peuvent-ils bien passer leur temps au fond de cet immense placard ? À rêver à des forêts touffues et inviolées ?) Je les recueille et les place sur mes épaules, autour desquelles ils viennent se draper avec grâce, me protégeant des divers courants d’air balayant la chambre.
Des boîtes sont empilées au fond de la penderie – des boîtes à chaussures semblables à des cercueils de chats, grises de poussière, portant à leur extrémité des croquis en noir et blanc des souliers censés s’y trouver avec leurs divers noms (« Claribel », « Dulcie », « Sonia ») – et des cartons à chapeaux, en cuir ou en papier fort. Dans les boîtes appropriées, des souliers de toutes sortes – une paire de sandales crème assez robustes pour un été anglais et une paire de souliers à barrette vernis, semblant brûler de danser un charleston. Mais nul signe des chaussures de marche marron.
Un cri plaintif venu du pied de l’escalier m’indique que Vinny s’impatiente. À ce moment précis, je repère un soulier dépareillé gisant tout au fond de la penderie. Mais il n’est pas du tout dans le style de Vinny ni dans celui de la Veuve. C’est un escarpin à haut talon de daim marron, avec, sur le dessus, un étrange petit carré de fourrure ressemblant à un morceau de chat mort. Il y a des taches de moisissure à l’intérieur et un caillou du Rhin fiché au milieu du fragment de fourrure morte.
L’odeur de tristesse qui s’est introduite avec moi dans la chambre de Vinny vient soudain m’envelopper tout entière, comme une chape humide, et je me sens malade de chagrin.
Les récriminations de Vinny se font plus bruyantes et plus violentes. Va-t-elle devoir aller pieds nus au dispensaire ? Et moi, que fais-je là-haut ? Me suis-je perdue dans la penderie ?
En toute hâte, je m’empare du soulier solitaire et referme la porte de la penderie. En me retournant j’aperçois les chaussures de marche de Vinny silencieuses au milieu du fatras amoncelé sur la coiffeuse.
Cependant, les cris de leur propriétaire ont atteint un volume sonore critique.
Charles renifle l’intérieur de l’escarpin comme un chien policier, applique le daim marron contre sa joue, ferme les yeux comme un extralucide et proclame d’un ton définitif :
— C’était à elle, sans aucun doute.
Vinny est aussi peu coopérative qu’à son habitude.
— Jamais vu, affirme-t-elle froidement.
Mais, quand je lui ai montré le soulier, elle a d’abord eu un mouvement de recul, comme s’il s’était agi d’un fer chauffé au rouge.
— Et que je ne te reprenne pas à fouiller dans mes affaires comme cela ! clame-t-elle avant de s’éloigner.
Nous savons, Charles et moi, dans nos os et dans notre sang, que ce soulier a traversé l’espace et le temps pour nous dire quelque chose. Mais quoi ? Si nous retrouvions l’autre moitié de la paire, nous aiderait-elle à retrouver Cendrillon (« C’est la pointure ! C’est la pointure ! ») et à la ramener d’où elle se trouve présentement ?
— Pour ce que nous savons, elle pourrait aussi bien être morte, Charles.
Charles me regarde comme s’il allait se jeter sur moi et me frapper avec le soulier.
— Est-ce qu’il t’arrive seulement de penser à elle ? me demande-t-il avec colère.
Mais il ne se passe pas de jour sans que je pense à elle. Je porte Eliza en moi comme une poche de vide. Et il n’y a rien pour remplir cette poche, que des questions sans réponse. Quelle était sa couleur favorite ? Aimait-elle les sucreries ? Dansait-elle bien ? Avait-elle peur de la mort ? Ai-je des maladies héritées d’elle ? Serai-je bonne couturière ou bonne bridgeuse à cause d’elle ?
Je n’ai pas une idée très nette de ce que peut être la féminité accomplie – en dehors, tout au moins, de celles que pourraient me procurer Vinny et Debbie, et elles peuvent difficilement passer pour des modèles adéquats. Il y a bien des choses que j’ignore – comment soigner sa peau, comment écrire une lettre de remerciements – parce qu’elle n’a jamais été là pour me les enseigner. Plus important encore : comment être une épouse, comment être une mère. Comment être une femme. J’en suis réduite à réinventer constamment Eliza (cheveux aile-de-corbeau, peau de lait, lèvres couleur de sang). Je réponds donc à Charles par un mensonge.
— Non, presque jamais, lui dis-je. Cela fait si longtemps. Il faut bien que nous suivions notre propre chemin, tu sais. (Pour aller où ?)
Peut-être nous revient-elle pièce à pièce – une bouffée de parfum, un poudrier, un soulier. Peut-être allons-nous bientôt retrouver des ongles et des cheveux, puis des membres entiers, et pourrons-nous alors reconstruire notre mère comme un puzzle.
— À qui est ce soulier ? demande Charles à un Gordon se battant désespérément pour maintenir en état de combustion relative le charbon de bois du barbecue.
Gordon se retourne, voit le soulier, et son visage prend une étrange couleur de pâte à tarte crue.
— Où as-tu trouvé cela ? dit-il à Charles d’une voix blanche.
Mais, à ce moment, Debbie nous pousse, Charles et moi, de côté et l’interpelle :
— Allons, Gordon ! Les invités ne vont pas tarder à arriver, et les charbons doivent être rouges. Qu’est-ce qui ne va pas ? Papa n’avait jamais aucun problème avec le barbecue.
Puis elle aperçoit le soulier, et, le désignant du menton, dit :
— Qu’est-ce que c’est cela ? Jette-moi ce truc, Charles, cela n’a pas l’air propre.
Mr. Rice apparaît dans le jardin, en quête de quelque nourriture, mais ne voyant que de la viande crue, il rentre discrètement. Puis surviennent Mr. et Mrs. Baxter. C’est fort rare qu’on voie Mr. Baxter à une réunion de ce genre. Même lorsqu’il ne se tient pas au soleil, l’ombre qu’il projette sur le sol paraît démesurée.
Ses cheveux ont été fraîchement taillés en brosse militaire et ce qu’il en reste se dresse sur son crâne de façon agressive. La chevelure de Mrs. Baxter, en revanche, est mollement ondulée et sa couleur évoqué le pelage de petits mammifères timides. Tout est douceur et discrétion chez Mrs. Baxter. Elle affectionne les couleurs neutres – gris-souris, feuille-morte et pain-brûlé – au point que, parfois, elle semble s’effacer totalement dans le décor bien léché de son salon. Cela vaut mieux, en tout cas, que les teintes funèbres arborées par Vinny, qui semble constamment porter le deuil d’on ne sait quoi. (De sa vie, selon Debbie.)
À l’apparition inattendue de Mr. Baxter, Charles annonce :
— Eh bien, bonsoir tout le monde, je vais au cinéma.
Et il s’éclipse avant que Debbie ait eu le temps de protester.
Pauvre Charles ! Il ne trouve jamais personne pour l’accompagner où que ce soit.
— Il devrait prendre un chien, suggère parfois Carmen. (Les McDade ont toute une meute de chiens de toutes formes, origines et destinations.) Un chien irait n’importe où avec lui.
Mais ce que voudrait Charles, c’est quelqu’un qui aille au cinéma avec lui et à qui il puisse donner rendez-vous dans les cafés et les salons de thé, et je pense qu’à ces fins diverses, une fille conviendrait mieux qu’un chien.
— Hum ! fait Carmen, le sourcil froncé. Là, c’est un peu plus difficile.
Pourquoi les filles ne veulent-elles pas sortir avec Charles ? Parce qu’il a l’air par trop étrange ? Parce qu’il a des idées encore plus bizarres ? C’est sûr.
Incertaine quant au protocole d’une manifestation aussi nouvelle que le barbecue, Mrs. Baxter a apporté une grande boîte Tupperware qu’elle remet à Debbie.
— J’ai seulement fait, dit-elle avec un timide sourire, un peu de salade de choux. J’ai pensé que cela pourrait vous être utile.
— Vous pourriez peut-être même la manger, ajoute Mr. Baxter d’un ton sarcastique.
D’autres voisins commencent à s’assembler dans le jardin, et Debbie devient de plus en plus nerveuse devant le total refus du charbon de bois d’entrer en combustion. Les voisins sont raisonnablement impressionnés par le barbecue tout neuf de Debbie, mais beaucoup moins par son efficacité.
Mr. et Mrs. Primrose arrivent avec Eunice et son peu appétissant frère Richard. Mr. Primrose et Debbie entrent en grande conversation sur la prochaine production des Comédiens de Lythe, Le Songe d’une nuit d'été, qu’ils vont précisément interpréter la veille – et pourquoi pas la nuit, tant qu’à faire ? – de la Saint-Jean dans le champ du Chêne de la Dame.
Debbie y a enfin un rôle non muet, puisqu’elle joue Hélène, et elle se plaint constamment du nombre de mots qu’elle a à apprendre, sans parler de la complexité des mots en question.
— Il (à savoir Shakespeare) aurait pu faire tout cela beaucoup plus court, à mon avis. Il utilise vingt mots quand un seul suffirait. C’est ridicule. Des mots, des mots, des mots !
Je n’essaie même pas de discuter avec elle ou de lui expliquer que Shakespeare est hors mesure. (« Il n’est pas habituel, me dit Miss Hallam, le professeur d’anglais, de trouver chez une fille de votre âge un tel enthousiasme pour le Barde. ») Le Barde ! L’appeler ainsi est comme appeler Eliza « notre maman » ; cela revient à les ramener au niveau d'êtres ordinaires.
— Si quelqu’un est un jour venu d’une autre planète, dis-je à Charles, c’est bien Shakespeare.
Imaginez un peu une rencontre avec Shakespeare ! Mais qu’est-ce que vous pourriez lui dire ? Qu’est-ce que vous pourriez faire avec lui ? Vous pourriez difficilement l’emmener faire les courses (ou peut-être que si, après tout).
— Faire l’amour, propose Carmen en plantant dans son sorbet une langue vaguement obscène.
— Faire l’amour ? dis-je d’un ton dubitatif.
— Eh bien, pourquoi pas ? fait Carmen. Si on se met à voyager dans le temps et tout le reste, autant que cela en vaille la peine.
Affamés, divers invités se rabattent sur la salade de choux de Mrs. Baxter, qu’ils mâchonnent stoïquement. Gordon finit par livrer à l’assemblée un plat de côtelettes noires à l’extérieur et rouge Schiaparelli à l’intérieur. Quelques audacieux en grignotent poliment les extrémités, tandis que Mr. Baxter se découvre un engagement très pressant ailleurs.
— C’est du cheval ? demande Vinny d’une voix de stentor.
— Je suppose que tu n’as pas invité les Lovat, dis-je à Debbie.
— Les qui ?
— Les Lovat. Du boulevard des Lauriers. Ton gynécologue.
Debbie a un frisson d’horreur.
— Et pourquoi l’inviterais-je ? s’exclame-t-elle. Il serait là, à manger son steak en sachant comment je suis faite à l’intérieur…
Horrible en vérité ! Mais s’il mangeait un steak en ce moment, il serait bien le seul.
On pourrait plaindre Mr. Lovat de se retrouver aux prises avec autant de « problèmes de femmes » (surtout quand les « femmes » sont Debbie et Vinny), mais ce n’est pas un homme particulièrement aimable. « Un poisson froid » selon Debbie, et « un drôle de pistolet » d’après Vinny. Les deux sœurs ennemies sont pour une fois d’accord sur le fond à défaut de l’être sur la terminologie.
Debbie a préparé un dessert pour l’occasion, modestement nommé Riz impérial aux pêches{5}.
— Du gâteau de riz froid avec des pêches en boîte, chuchote traîtreusement Mrs. Primrose.
Mr. Rice réapparaît juste à temps pour exciter la douteuse verve de Richard Primrose, qui ricane :
— Mr. Rice ! Mr. Riz ! Mr. Riz au lait ! Mr. Ris-de-veau !
Je lui fais remarquer que sa plaisanterie est atrocement éculée, mais Richard ne prête aucune attention à ce que peut dire une fille. Et je me dis soudain que Mr. Rice commence effectivement à ressembler à un gros gâteau de riz, avec sa peau granuleuse et ses yeux en forme de raisins secs. Mais Richard lui-même ferait un gâteau encore moins séduisant. Binoclard et couvert de boutons, il a le même âge que Charles et est en première année à l’Institut technique supérieur de Glebelands. Richard et Charles ont plusieurs choses en commun : ils sont tous deux couverts d’acné, ont la peau perpétuellement enflammée et sentent vaguement le vieux fromage – mais c’est peut-être vrai de tous les garçons (sauf Malcolm Lovat, bien sûr). De plus, ils partagent une inaptitude aux rapports sociaux normaux qui écarte d’eux les garçons comme les filles. En dépit de ces similitudes, ils se détestent cordialement.
Il y a toutefois des choses qu’ils n’ont pas en commun. Charles, par exemple, est humain (bien qu’il aime à penser le contraire), alors que Richard ne l’est peut-être pas. Il n’est peut-être que le résultat d’une expérience extraterrestre ayant mal tourné – la tentative avortée de création d’un humain sur une autre planète, le rêve brisé d’un Frankenstein martien.
Physiquement, il est totalement à l’opposé de Charles, long et filiforme comme une plante grimpante, son corps pendant de ses épaules en forme de cintre comme un complet mal coupé. Vu de profil, son visage ressemble à un très maigre croissant de lune.
Richard passe son temps à essayer de me palper sournoisement, projetant subrepticement vers moi une main ou un pied qu’il s’efforce de frotter contre la partie de mon corps se trouvant à portée.
— Va te faire foutre, Richard, lui dis-je aussi régulièrement qu’aimablement.
— Et cela, qu’est-ce que c’est ? me demande Mrs. Baxter en me montrant un tortillon de chair calcinée.
— De l’épagneul breton ? fais-je sur le ton de la suggestion.
— Je crois qu’il vaut mieux que je rentre, ma chérie, me dit-elle alors. Il faut que j’aille voir comment va Audrey.
Audrey est encore en proie à « une grippe d’été », « un genre de virus », dit Mrs. Baxter.
— Qu’est-ce qu’a vraiment Audrey ? demande Eunice, mortifiée devant un mystère que son cerveau si bien huilé ne peut résoudre.
J’erre, morose, dans le jardin, traînant l’odeur de tristesse à mes talons ; la chaleur de juin a brûlé les effluves d’avril. N’en reste qu’une légère vibration dans l’air. Les fantômes ne sont-ils pas censés se faire entendre ? Qu’est-ce ? Qui est-ce ? Je sens un regard invisible posé sur moi. Peut-être est-ce là une manifestation de mon énergie adolescente, un mystérieux poltergeist. Si seulement c’était Malcolm Lovat qui me suivait ainsi. Je ne demanderais qu’à relever mes jupes, faire offrande de ma virginité et m’en aller explorer les rives sauvages de la passion sexuelle.
— Je t’ai vue ce matin, dit Eunice en apparaissant soudain à côté de moi, une tache sanglante de ketchup sur la joue.
Puis elle enchaîne joyeusement :
— Complètement raté, ce barbecue. J’aurais fait beaucoup mieux moi-même.
— Où ?
— Où quoi ?
— Où m’as-tu vue ce matin ?
— Chez Woolworth. Tu m’as ignorée quand je t’ai fait signe.
Mais je n’étais ni chez Woolworth ni ailleurs. J’étais dans mon lit, en train de rêver à la tête de Malcolm Lovat.
— Peut-être que c’était ton double, alors, dit Eunice. Ton doppelgànger.
Un autre moi-même du monde parallèle ? Imaginez un peu que vous alliez au bout du bout, et que vous vous trouviez nez à nez avec vous-même. Qu’est-ce que vous vous diriez ?
— As-tu aussi ce sentiment étrange, Eunice ?
— Etrange ?
— Oui, que quelque chose ne va pas…
Mais, à ce moment, le barbecue prend feu, le ciel s’ouvre pour éteindre l’incendie et la réception se conclut dans l’eau et dans la suie.
Je m’en vais voir Audrey pour lui dire qu’elle n’a rien manqué. Mrs. Baxter est assise à la table de la cuisine, confectionnant un tricot aussi fin qu’une toile d’araignée ornée de coquillages et de clochettes, me semble-t-il.
— Des cœurs, rectifie-t-elle.
— C’est superbe, dis-je, en caressant du doigt l’ouvrage.
— Un châle pour le premier petit-enfant de ma sœur, précise-t-elle. Tu te souviens : Rhona, qui vit en Afrique du Sud.
Mrs. Baxter a toujours l’air triste lorsqu’on parle de bébés, peut-être parce qu’elle en a perdu plusieurs elle-même.
— Ne vous inquiétez pas, dis-je pour la réconforter. Vous serez aussi grand-mère un de ces jours, je pense.
Audrey, qui était en train de tenter de se faire chauffer du chocolat, renverse la casserole de lait brûlant.
En revenant de Sithean, je trouve Charles assis sur une chaise longue au milieu des ruines du barbecue. Le soulier que nous avions trouvé est retourné aux ténèbres extérieures. Dûment pressée de questions, Vinny – dont le principe est : « Si cela ne bouge pas, on brûle » (et parfois même si cela bouge) – avoue l’avoir passé au barbecue.
Je prends une chaise longue et rejoins Charles dans le jardin crépusculaire. Faisant la course avec la nuit, les corbeaux volent à grands coups d’ailes vers le Chêne de la Dame en croassant furieusement. Peut-être ont-ils peur d’être transformés en quelque chose d’autre s’ils ne regagnent pas l’arbre à temps. Peut-être craignent-ils de prendre une forme humaine.
Quel effet cela fait-il d’être un corbeau crépusculaire fendant les sables de la nuit ? Un oiseau noir volant très haut au-dessus des cheminées et des ardoises de nos toits ? Le dernier, un traînard, semble nous saluer de l’aile en passant. À quoi ressemblons-nous vus d’en haut ? Vus d’oiseau ? Pas à grand-chose, je pense.
— Changer de forme, fait Charles d’un ton rêveur. Ce serait intéressant, non ?
— Changer de forme ?
— Se transformer en un animal, un oiseau ou quelque chose.
— Qu’est-ce que tu voudrais être, Charles ?
Charles, encore déprimé d’avoir perdu le soulier, hausse les épaules d’un air désabusé et dit :
— Un chien, peut-être.
Puis, apercevant Gigi en train de déféquer sans pudeur au milieu de la pelouse il se hâte d’ajouter :
— Un chien digne de ce nom.
Puis, après un silence, il reprend :
— Peut-être les gens peuvent-ils se transformer en des répliques d’eux-mêmes. C’est comme cela qu’apparaissent les doppelgàngers.
— Oh, la ferme, Charles ! Tu me donnes la migraine.
Il arrive que ses idées soient trop compliquées pour qu’on puisse les suivre sans dommage. Mais ma remarque ne le décourage pas pour autant.
— Penses-tu que les extraterrestres soient déjà là ? demande-t-il.
— Ici ? (Dans les rues d’arbres de notre quartier ? Il rêve !)
— Vivant sur la terre. Parmi nous.
— On l’aurait bien remarqué. Mais peut-être pas, après tout. À quoi ressemblent-ils ? À de petits hommes verts ?
— Non. Ils sont juste comme nous.
Il fait tout à fait noir, maintenant, et la lune, pâle et distante, ressemble à une pièce de monnaie blanche dans un ciel d’encre à stylo. Les étoiles sont toutes au rendez-vous, projetant dans l’espace leurs indéchiffrables messages. Debbie surgit dans le jardin et nous demande ce que nous pouvons bien faire là, dans le noir, et Charles lui répond :
— Nous prenons un bain de lune.
Vivement qu’on le rembarque vers sa planète personnelle !
Bien que recrue de fatigue, je reste un long moment étendue dans mon lit à chercher le sommeil. Et si Charles avait finalement raison ? Si nous venions, sans le savoir, d’ailleurs, d’un ailleurs lointain, très lointain ? Peut-être la vie est-elle meilleure sur notre planète d’origine.
J’attends, dans le noir, que le bruit du gravier vienne résonner comme de la grêle contre ma vitre. Je souhaite. Je souhaite que le souhait que j’ai souhaité se réalise ce soir – que Malcolm Lovat vienne escalader l’ampélopsis qui étouffe lentement Arden et entre par la fenêtre dans ma chambre afin que nos deux corps n’en fassent plus qu’un.
Les Chats assassinent le sommeil, faisant résonner les murs de leurs ronronnements sans rêves. Les autres occupants d’Arden ont le sommeil plus précaire et plus agité. Je perçois les rêves très mouvementés de Charles – des astronautes en scaphandre argenté flottant dans le vide interstellaire et des fusées pleines de rivets métalliques se posant dans des cratères lunaires, comme dans une scène imaginée par Méliès. Les rêves de Vinny sont moins perceptibles et Gordon ne rêve pas du tout, mais l’univers onirique de Debbie est celui de la nursery – plein de lapins en peluche et de barboteuses.
— Où est Charles ? me demande Gordon en me croisant dans l’escalier. Il semble avoir disparu.
Cette remarque est faite d’un ton anormalement joyeux.
— Où est Charles ? me crie Debbie de la salle à manger où elle dépoussière les rideaux avec le tuyau de l’aspirateur (elle ressemble à un fourmilier en action).
Il est neuf heures du soir, et les gens raisonnables sont maintenant répandus devant leurs postes de télévision. Comme Vinny, qui, de son fauteuil, lance des insultes aux personnages s’agitant sur l’écran.
— Il y a quelqu’un à la porte de derrière, me dit-elle au moment où je m’apprête à m’asseoir.
Elle se penche en avant et décoche au feu de cheminée un violent coup de tisonnier. Elle imagine probablement que c’est dans le crâne de Mr. Rice qu’elle enfonce l’instrument. Mr. Rice est parti pour un rendez-vous galant, et Vinny, qui s’est mis dans la tête qu’il existait une sorte d’« entente » entre elle et lui, est très, très contrariée. Cette entente – ou plus exactement ce malentendu – provient d’un banal compliment fait par Mr. Rice, qui a déclaré un jour à Vinny qu’elle « ferait une merveilleuse épouse pour quelqu’un ». Par « quelqu’un », il entendait peut-être la célèbre création du professeur Frankenstein, mais certainement pas lui-même.
— Il y a quelqu’un à la porte de derrière, répète avec colère la fiancée de Frankenstein.
— Je n’ai rien entendu.
— Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait personne.
À contrecœur, je me décide à aller voir. Un étrange grattement se fait entendre à la porte, et quand j’ouvre celle-ci, un petit gémissement d’espoir m’amène à porter mon regard sur un grand chien, couché sur le seuil dans la position du Sphinx. Dès que le contact visuel s’est établi, l’animal se met debout, la tête penchée de côté d’un air suppliant et une patte levée en guise de salut.
C’est un gros chien très laid, dont le pelage a la couleur d’une plage polluée. Un chien d’origine génétique incertaine, avec une touche de terrier, un vague soupçon de berger allemand, mais qui, surtout, ressemble à une version un peu démesurée du Clochard dans La Belle et le clochard. Il n’a ni collier ni plaque. C’est la quintessence de tous les chiens. C’est Le Chien.
Comme il continue à agiter son énorme patte, je me penche et la saisis. Il y a quelque chose dans son expression… le geste maladroit… les grandes oreilles… le pelage hirsute…
— Charles, lui dis-je à voix basse.
Et le chien dresse une oreille en agitant la queue avec enthousiasme.
Je suppose qu’une sœur plus attentionnée aurait aussitôt entrepris de lui tricoter une tunique d’orties pour la lui jeter sur l’échiné et lui permettre ainsi de se libérer de son sortilège et de reprendre forme humaine. Moi, je me borne à lui donner un peu de nourriture pour chats. Il déborde de gratitude.
— Regarde, dis-je à Gordon quand il entre dans la cuisine.
— As-tu vu Debs, par hasard ? demande-t-il en se grattant la tête comme Stan Laurel.
— Non. Mais regarde un peu : un chien, un pauvre chien perdu, sans foyer, solitaire, affamé. Pouvons-nous le garder ?
Gordon me contemple d’un air totalement égaré et finit par me dire, avec l’air de ne pas être là :
— Moui, si tu veux…
Bien sûr, je sais que le Chien n’est pas vraiment Charles ensorcelé. De toute façon, celui-ci rentre à temps pour boire son chocolat du soir avec Gordon. Ni Vinny ni Debbie ne parlent à ce dernier, car elles ont découvert simultanément l’intrus canin finissant les restes du dîner dans la cuisine. Il apparaît qu’il est prêt à manger n’importe quoi, même la cuisine de Debbie.
Avec l’arrivée de la chaleur et celle du Chien, les puces sont sur le point de s’assurer la maîtrise des lieux à Arden, tout en amenant Debbie au bord du suicide.
— Beaucoup de bruit pour rien, proclame Vinny en attrapant une puce d’un geste expert et en écrasant le petit corps noir entre les ongles de ses pouces avec un petit craquement explosif. (J’imagine que c’est la tête de Richard Primrose.)
Vinny est si racornie et a sans doute le sang si froid qu’aucune puce ne se soucie de la piquer. Mais Debbie – toute chaude et toute dodue – est un régal permanent.
Elle tend à incriminer les Chats, source perpétuelle de conflits entre les maîtresses rivales d’Arden.
(Un mot sur les Chats : Il n’y avait pas de chats à Arden avant l’arrivée de Vinny. Celle-ci avait sa propre maison, un petit pavillon assez minable sur la route du Saule, mais quand nos parents disparurent si inconsidérément, elle dut l’abandonner, pour venir vivre avec nous. Elle ne nous l’a jamais pardonné. Elle a amené avec elle le Premier Chat, source de la dynastie féline d’Arden – Grimalkin, femelle agressive et assoiffée de sang qui devait engendrer d’innombrables matous bien gras.)
Debbie n’est pas la seule personne à détester les Chats. Mr. Rice ne se gêne pas pour leur administrer de discrets coups de pied quand il pense que personne ne regarde, ignorant apparemment que Vinny est équipée d’un véritable radar et d’yeux montés sur tiges pivotantes.
Sentant son impopularité auprès de notre hôte payant, Elemanzer, la plus jeune et la plus féroce des filles de Grimalkin, ne rate aucune occasion de l’importuner, dormant sur ses oreillers lorsqu’il est sorti, se tapissant dans l’escalier afin de le faire trébucher et allant même jusqu’à se faire mettre enceinte pour accoucher dans son tiroir à chaussettes.
Nous nous sommes ensuite réjouis pendant des jours entiers à l’idée de Mr. Rice fouillant dans son tiroir aux pâles lueurs de l’aube et se mettant à hurler d’horreur en découvrant que ses chaussettes avaient soudain pris vie et s’agitaient, humides et velues, dans leur douillet petit nid. Jusqu’au moment où une très grande chaussette rayée de gris lui enfonçait dans la main des crocs de mère offensée.
L’une de ces chaussettes miaulantes, un chaton nommé Vinegar Tom, ayant mystérieusement disparu depuis, Vinny n’a plus cessé de soupçonner Mr. Rice d’y être pour quelque chose.
Debbie et moi sommes d’accord sur une chose (et une chose seulement) : nous détestons Mr. Rice. Nous détestons la façon dont il mange, la bouche à moitié ouverte, et la façon dont il se cure les dents ensuite. Nous détestons la façon dont il siffle un air sans musique à travers ces mêmes dents quand il n’est occupé ni à les nourrir ni à les curer. Nous détestons tout particulièrement la façon dont, la nuit, ces dents, toujours les mêmes, grimacent dans un verre posé sur l’étagère du lavabo, dans la salle de bains.
Je suis dégoûtée d’avoir à partager cette salle de bains avec lui, pas seulement à cause des dents mais à cause des effluves tenaces qu’il laisse derrière lui – de mousse à raser et de brillantine, sans parler de l’odeur caractéristique mais impossible à exprimer des excréments masculins. Une ou deux fois, je l’ai rencontré sortant le matin de la salle de bains, la robe de chambre ouverte et une chose molle et flasque, une sorte de long champignon blafard, ballottant hors de son repaire. Il a eu un sourire faussement gêné mais secrètement satisfait.
Je répète de temps à autre à Charles un titre qui me fait rêver : Mort d’un commis-voyageur.
— Les hommes ! grogne de son côté Vinny (elle a elle-même été mariée, mais très brièvement).
Les hommes me semblent se répartir en plusieurs catégories – les pères faibles, les frères hideux, les abominables personnages, les bûcherons héroïques et, bien sûr, les princes charmants – mais aucune de celles-ci ne se révèle entièrement satisfaisante.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? me demande Eunice d’un ton impatient comme nous rentrons – sans Audrey, ainsi qu’à l’habitude – de l’école.
Je ne sais pas. J’ai cette impression bizarre – à la fois familière et inconnue – d’effervescence interne, comme si quelqu’un m’avait laissé tomber un Alka-Seltzer dans le sang. Nous sommes en plein milieu d’un petit pont sur le canal, et Eunice se penche sur le parapet pour contempler l’eau trouble et stagnante au-dessous de nous.
— Peut-être que ce sont les ponts qui te font cet effet, me dit-elle de son petit ton sérieux, très docteur Freud et compagnie. Quand tu as peur de traverser les ponts, cela s’appelle de la…
Oh, non ! Voilà que cela recommence ! Eunice a disparu, le pont lui-même s’est évanoui, mais il a – heureusement – été remplacé par un autre, mais beaucoup plus modeste et tout en planches. La ruelle à laquelle mène le pont, le Passage de l’Homme Vert, est toujours là, mais le réverbère qui en éclaire l’angle a disparu, de même que les entrepôts qui le bordent de chaque côté, remplacés par deux constructions rudimentaires en bois brut. Je m’aventure avec circonspection dans la ruelle et débouche sur la place du marché de Glebelands.
Il est clair que c’est toujours la place du marché, avec sa croix de pierre au centre et Ye Olde Sunne Inné de l’autre côté. Mais il n’y a plus, sur l’auberge, d’enseigne portant son nom, mais une simple planche sur laquelle un soleil est grossièrement peint. Je pense d’ailleurs que l’endroit ne s’appelle pas encore Ye Olde Sunne Inné, car nous sommes revenus, de toute évidence, à l’époque où il était de fondation récente.
Des charrettes aux roues de bois cahotent sur des pavés inégaux et des poissonnières en costumes du seizième siècle vantent à pleine voix la qualité de leurs produits. Au coin de la me se tiennent deux élégants jeunes gens vêtus de velours, et quand je m’approche d’eux, je perçois une odeur de rance et de linge sale. Vont-ils me regarder et se mettre à hurler ? Peuvent-ils me voir ? Peuvent-ils m’entendre ?
La dernière fois que j’avais vécu un décalage du temps (Dieu merci, ce n’est pas trop souvent que nous avons l’occasion de dire des choses de ce genre), l’homme que j’avais rencontré dans le champ s’était révélé tout à fait capable de communiquer avec moi, mais là, les deux gandins semblent regarder à travers moi sans me voir et ne bronchent pas plus si je hurle ou si je saute sur place. Il est évident que si les lois de la physique ont été bouleversées, il n’y a pas de raison que les phénomènes restent constants d’une expérience à l’autre. Le chaos peut intervenir à tout moment.
Je pousse la porte de l’auberge ; autant voir à quoi elle ressemble à ce moment. C’est, après tout, l’une de nos retraites clandestines (pour raison d’âge non réglementaire) à Carmen et à moi. Nous avons passé bien des heures à nous faire toutes petites dans le snug{6} quand nous aurions dû être en cours de sciences. Si seulement j’avais prêté, à l’époque, un peu plus d’attention à la physique au lieu de la laisser tomber pour l’allemand ! La porte de 1960 est peinte en rouge brillant, mais celle de cette année inconnue est une simple porte d’étable en bois à deux volets. Peut-être devrais-je me présenter en annonçant : « Je viens de l’avenir »…
Il n’y a là que quelques personnes ressemblant à des figurants de La Vie privée d’Elizabeth d’Angleterre, mais en beaucoup plus sales. Elles contemplent mélancoliquement le fond de leurs chopes d’étain, comme si elles ne savaient pas que la Renaissance était arrivée.
Dans un coin d’ombre, un homme aux yeux clos est installé dans une sorte de cabine en chêne. Il a l’air jeune – guère plus d’une vingtaine d’années – et son allure a quelque chose d’étrangement familier, comme si je l’avais déjà rencontré dans le présent – ou ce qui était le présent dans mon passé immédiat mais est maintenant l’avenir… Oh Ciel !
L’homme ouvre les yeux et me regarde. Il ne regarde pas à travers moi comme tous les autres – il me regarde vraiment et m’adresse une sorte de sourire entendu en levant sa chope dans ma direction. Je suis prise d’un irrésistible désir d’aller lui parler, car je pense qu’il me connaît. Qu’il connaît, non l’Isobel extérieure, banale, mais l’Isobel intérieure. La vraie. Mais lorsque je fais mon premier pas vers lui, tout disparaît soudain.
Ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des pubs et Ye Olde Sunne Inné semble désert. On est incontestablement revenu dans le présent : dessous de chope en carton, petites serviettes et seaux à glace en forme d’ananas. Je quitte le Snug, traverse le Lounge et le Public Bar et finis par trouver la porte des cuisines ouverte. Je descends une allée pleine de poubelles, ouvre une autre porte et me retrouve sur la place du marché. J’aperçois Eunice, qui sort, l’air intrigué, du Passage de l’Homme Vert, et, de l’autre côté de la place, je la hèle.
— Où étais-tu passée ? me demande-t-elle d’un air mécontent après m’avoir rejointe.
Puis, elle déclare soudain :
— Gephyrophobie.
— Pardon ?
— Gephyrophobie – peur des ponts.
— Ah, oui ? fais-je.
— Dromophobie – peur de traverser la rue ? Potamophobie – peur des rivières ? Peut-être une vieille terreur, bien enracinée dans ton passé, revient-elle te hanter.
Mais où veut-elle en venir ?
— Où veux-tu en venir, Eunice ?
— Tu peux avoir la phobie de n’importe quoi. Du feu, par exemple – pyrophobie –, ou des insectes – acaraphobie –, ou de la mer – thalassophobie.
L’Euniceophobie, voilà ce dont je souffre. Je traverse rapidement la me et saute à bord d’un bus sans même en regarder le numéro, laissant Eunice zigzaguer au milieu des voitures en essayant de me suivre.
J’ai, personnellement, sans raison apparente, trouvé une déchirure dans le tissu du temps, déchirure par laquelle je passe aussi facilement que si j’ouvrais une porte. Y a-t-il d’autres gens qui entrent ainsi dans le passé et en ressortent en se gardant bien de mentionner le fait dans la conversation courante (ce qui est bien compréhensible) ? Maintenant, regardons quand même les choses en face : quelle est l’hypothèse la plus probable – une rupture de la continuité espace-temps ou une certaine forme de démence ?
Et ce fameux tissu du temps, quel est-il ? De la soie noire ? De la serge fine ou du gros tweed ? Ou une fragile dentelle comme pourrait en confectionner Mrs. Baxter ?
*
Comment pourrais-je faire confiance à la réalité quand le monde ne cesse de me jouer des tours ? Prenez la salle à manger, par exemple. J’y entre un jour et m’aperçois qu’elle a un air totalement différent, comme si on l’avait changée d’une certaine façon, subtile et inexplicable. C’est comme si quelqu’un avait joué au jeu « Qu’est-ce qui ne va pas ? » tiré de Pour s’amuser chez soi, où une personne quitte la pièce et les autres bougent une chaise ou changent de place un tableau pour lui faire deviner ce qu’il y a de différent quand elle revient. C’est ce qui semble se passer dans la salle à manger, si ce n’est que c’est pire encore, c’est comme si, en fait, ce n’était plus réellement notre salle à manger. Comme si c’était un double, une réplique, une salle à manger prétendant être la nôtre… non, non, non, là nous sombrons dans la folie complète.
Debbie entre dans la pièce déni ère moi. Elle porte un costume Tudor improvisé qui me déconcerte un moment.
— Pourquoi es-tu habillée comme cela ?
J’ai essayé de toutes mes forces d’oublier mon escapade dans le passé à Ye Olde Sunne Inné, et ce costume vient me la rappeler de façon peu plaisante.
Elle contemple un instant sa robe comme si elle ne l’avait encore jamais vue, puis me fixe de ses petits yeux.
— Oh ! fait-elle. Répétition en costumes. Le Songe de machin-truc, tu sais…
Je pourrais lui dire qu’elle ne sent pas assez mauvais pour être tout à fait authentique, mais je m’en abstiens.
— Izzie ? me demande-t-elle soudain.
— Mmm ?
— Tu ne crois pas qu’il y a quelque chose qui manque dans cette pièce ?
— Qui manque ?
— Ou quelque chose qui ne va pas ? C’est comme si…
— C’est comme si c’était la même pièce qu’avant, et pourtant pas la même ?
Elle me regarde avec ahurissement.
— C’est exactement cela ! Cela t’arrive aussi, à toi ?
— Non.
Peut-être qu’il y a un Dieu (cela serait déjà une nouvelle !) qui joue quelque jeu étrange avec la réalité dans notre quartier. Ou des dieux au pluriel, plus probablement.
— De toute manière, annonce Debbie en rassemblant ses jupes d’époque, il faut que j’y aille. C’est comme si j’étais déjà partie.
— Pour l’asile, peut-être ?
— Comment ?
— Rien.
Echapperai-je un jour à cette folie qu’incarne Arden ?
*
La veille de la Saint-Jean. Le solstice d’été. Le point culminant de l’année, avec de la lumière diurne à ne plus savoir qu’en faire. Dans le Jardin de l’Eden, tous les jours étaient la Saint-Jean. Nous dévrions sauter au-dessus de feux en plein air ou faire quelque chose de magique. Mais, plus prosaïquement, Mrs. Baxter et moi prenons le thé sur la pelouse, comme le maître-bâtisseur du quartier l’avait souhaité. Audrey se languit dans sa chambre. Le Chien est vautré sur l’herbe, rêvant de lapins. Le chat tigré de Mrs. Baxter dort sous un rhododendron. Il y a un cercle magique au milieu de la pelouse, où l’herbe est aplatie comme si un vaisseau spatial en miniature y avait atterri durant la nuit.
Mrs. Baxter a confectionné une grande carafe de citronnade et elle coupe tranche sur tranche d’un gâteau rose ressemblant à une éponge de bain.
Mrs. Baxter est capable d’un nombre incroyable de variations à partir d’une simple génoise, chaque version comportant la décoration appropriée – gâteaux au chocolat avec inscriptions au cacao, gâteaux au citron avec tranches de citron en gelée et gâteaux au café jonchés de moitiés de noix ressemblant à des cervelles de petits rongeurs. Vinny, elle, n’a jamais fait un gâteau de sa vie, et quant à en décorer…
Mrs. Baxter goûte, bien sûr, largement sa propre pâtisserie et, parfois, après consommation de plusieurs tranches à la file, elle met la main devant sa bouche, rit et s’exclame :
— Mon Dieu, je vais finir par me transformer en gâteau !
En quelle sorte de gâteau au juste ? Je verrais bien, quant à moi, une génoise bien moelleuse et pleine de crème au beurre.
— Pas étonnant que tu sois aussi grosse, grogne Mr. Baxter.
Lui-même n’a jamais été vu en train d’avaler la moindre miette de gâteau (« Il n’a pas le bec sucré », constate tristement Mrs. Baxter).
Mrs. Baxter me donne toujours une tranche supplémentaire de gâteau, enveloppée dans une serviette en papier, pour Charles. Quiconque me verrait revenir de Sithean pourrait penser qu’il s’y déroule une incessante réception d’anniversaire.
Aujourd’hui, en l’honneur du soleil, Mrs. Baxter a renoncé à ses teintes beiges habituelles et porte une robe bain-de-soleil à grandes rayures rouges et blanches, comme un store de café ou un transatlantique. Elle exhibe ainsi beaucoup de chair – ses bras grassouillets, ses coudes potelés et un décolleté voluptueusement maternel dans lequel sont venues se loger des miettes de gâteau rose. Le travail dans le jardin a donné à sa peau une belle couleur appétissante émaillée de vastes taches de rousseur. Elle semble chaude comme du pain frais et je dois réprimer un violent désir de me précipiter en son sein pour m’y perdre à tout jamais.
Elle pousse un petit soupir de béatitude.
— Ce serait idéal pour jouer au Croquet Humain, dit-elle sans préciser s’il s’agit du temps, de la pelouse ou de l’humeur du moment.
— Bien sûr, ajoute-t-elle, nous ne sommes pas assez, pour le moment.
Mr. Baxter apparaît soudain sur la pelouse, projetant une ombre menaçante et comme maléfique sur le plateau à thé. La tasse de Mrs. Baxter tremble dans sa soucoupe. Mr. Baxter porte son regard au loin, bien au-delà de l’Albertine, vers la verdure des bois de Boscrambe.
— Une petite tasse, cher ? demande Mrs. Baxter en brandissant tasse et soucoupe comme pour expliciter et appuyer son propos.
Mr. Baxter la regarde et, voyant son chapeau de paille conique façon chinoise, laisse tomber :
— Tu reviens de la rizière ?
Dans sa hâte de remplir la tasse de son mari, Mrs. Baxter renverse le pot de lait (ils sont incroyablement maladroits dans la famille).
— Que je suis sotte ! fait-elle, avec un grand sourire dont la gaieté n’est pas le trait dominant.
Mr. Baxter n’aime pas voir les gens inactifs. Autodidacte (« C’est comme cela que j’ai évité de descendre dans la mine », souligne-t-il d’un air sombre), il a peu de sympathie pour les gens « auxquels on a tout apporté sur un plateau ». Peut-être est-ce pourquoi il n’aime pas les gâteaux.
— Que fais-tu ? me demande-t-il d’une voix bourrue.
Et malgré un murmure d’avertissement de Mrs. Baxter, je marmonne à travers une grosse bouchée de gâteau :
— Oh, je tue simplement le temps en attendant que la pièce commence…
Mr. Baxter s’assied tout à coup sur l’herbe, à côté de la chaise longue où je me prélasse, exhibant ses jambes maigres et velues au-dessus de ses chaussettes grises. Il est tout à fait déplacé en Arcadie. Il préfère les chaises à dossier droit d’où il peut contempler les lignes parallèles des pupitres s’étendant à l’infini.
— Il y a des insectes sur les roses, déclare-t-il à Mrs. Baxter d’un ton hautement réprobateur. Il faudra que tu pulvérises de l’insecticide.
Mrs. Baxter déteste user d’insecticide. Elle n’écrase jamais les araignées, les guêpes ou les puces. Même les mouches sont autorisées à bourdonner librement autour de Sithean quand Mr. Baxter a le dos tourné. Mrs. Baxter a un accord avec les insectes : elle ne les tue pas s’ils n’essaient pas de la tuer.
La pièce est l’événement du jour, mais c’est, en l’occurrence, un événement tout à fait regrettable, et je dois tirer un voile pudique sur l’interprétation donnée par les Comédiens de Lythe du Songe d’une nuit d’été. C’est comique quand ce devrait être lyrique, assommant quand ce devrait être comique, et, en tout cas, dépourvu de la moindre parcelle de magie. Mr. Primrose, qui joue Bottom, ne pourrait passer pour un humble artisan, même s’il répétait de la pointe de l’aube aux derniers rayons du couchant, et la fille se prétendant Titania, Janice Richardson, qui travaille au bureau de poste d’Ash Street, a vingt kilos de trop et une voix de crécelle. (Mais qui sait, c’est peut-être comme cela que sont les fées.)
Debbie rentre à la maison le visage décomposé. Je crois d’abord que c’est à cause de l’épouvantable façon dont elle a joué, mais, au-dessus d’une infusion, elle me chuchote :
— Le bois.
— Le bois ?
Le bois, le bois, répète-t-elle, comme Edgar Pœ essayant d’écrire un poème. Dans la pièce, Le Songe de machin-truc.
— Oui ? dis-je avec une infinie patience.
— Le truc que je jouais.
— Ton personnage ?
— Oui, mon personnage se perd dans le bois, non ? (Pour les Comédiens de Lythe, le Chêne de la Dame a héroïquement incarné les mille arbres d’une immense forêt.)
— Oui ?
Debbie regarde autour d’elle avec une bizarre expression sur les traits, comme si elle avait beaucoup de mal à traduire sa pensée en mots.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle parle si bas que j’ai peine à l’entendre.
— J’étais dans un bois pour de bon. J’étais perdue dans une saleté de grande forêt. Pendant des heures.
Puis elle se met à pleurer. Je me dis qu’elle a dû rester trop longtemps au soleil. Dois-je lui parler des ruelles, des passages et des venelles du temps ? Non, je ne crois pas.
— Peut-être devrais-tu voir un psychiatre, lui dis-je doucement.
Et elle s’enfuit, horrifiée.
Et voilà. Nous sommes tous fous comme des lapins.
Il est tard. La veillée de la Saint-Jean est presque devenue la Saint-Jean. Rien ne bouge dans la maison. Je me tire un verre d’eau au robinet de la cuisine. L’eau du robinet a toujours un goût un peu étrange à Arden, comme si quelque chose pourrissait lentement dans la citerne.
On a l’impression, dans la cuisine, que quelqu’un vient juste de sortir. Je m’installe sur le pas de la porte pour siroter mon eau. Je sens encore sur ma peau la chaleur emmagasinée dans le jardin de Mrs. Baxter. Je sens aussi la chaleur qui monte du sol et respire la senteur âcre des orties. Un mince croissant de lune jaune, avec une étoile blottie contre sa courbe inférieure, vient éclairer un peu la nuit.
Ma mère me manque. Cette douleur qui représente Eliza sort de nulle part, me serre soudain le cœur et me laisse ensuite le sentiment d’un vide total. C’est toujours ainsi que cela me prend : je traverse la me, j’attends un autobus ou j’entre dans une boutique, et brusquement, sans raison perceptible, je me mets à vouloir si fort ma mère que je ne puis plus parler sans éclater en sanglots. Où est-elle ? Pourquoi ne revient-elle pas ?
L’heure des sorcières sonne au clocher de l’église de Lythe. Croa ! Dans le Chêne de la Dame, on entend un bruissement de feuilles et de plumes noires.
Sous mes pieds, taupes et vers creusent d’invisibles tunnels. Une chauve-souris dérive sur l’océan de la nuit. Quelque part, au loin, un chien hurle et quelque chose se met à bouger, une silhouette noire qui traverse le champ. Je jurerais qu’elle n’a pas de tête. Mais quand je regarde de nouveau, elle a disparu.