DES RETARDÉS

Isobel était sûre que quelqu’un venait de crier son nom. L’écho de ce cri semblait persister imperceptiblement dans la lumière grise. Elle pinça l’oreille de Charles pour le réveiller. C’était vrai : quelqu’un criait bel et bien leurs noms. La voix semblait lointaine et comme enrouée. Charles se leva d’un bond et enfonça sa casquette sur son crâne.

— C’est Papa ! dit-il.

Charles paraissait rongé de l’intérieur, comme si, au fond de lui-même, il avait vieilli de plusieurs dizaines d’années depuis la veille. La voix se rapprocha progressivement, et devint assez proche pour que les deux enfants commencent à marcher dans sa direction. Puis, brusquement, comme s’il venait juste de surgir de derrière un arbre, Gordon se dressa devant eux.

Il se laissa tomber à genoux, tremblant de soulagement, et Isobel vint s’effondrer entre ses bras et éclata en sanglots. Mais Charles restait immobile, observant Gordon, le regard vide, comme s’il le soupçonnait de n’être qu’un mirage sylvestre.

— Allez, viens, mon vieux, fit doucement Gordon en lui tendant la main.

Et finalement Charles se laissa aller contre la poitrine en gabardine de son père et se mit à pleurer à son tour – avec de profonds et terribles sanglots qui secouaient entièrement son petit corps. Gordon posa la joue sur les boucles d’Isobel. Tous trois eussent mérité de figurer dans un tableau sentimental du siècle précédent. Gordon, cependant, contemplait le chêne en face de lui comme s’il avait vu un gibet au lieu d’un arbre.

— Il faut s’en aller, dit-il finalement, comme à contrecœur.

Charles renifla et s’essuya le nez sur sa manche.

— Il faut aller vite s’occuper de Maman, hoqueta-t-il.

Gordon hissa Isobel sur l’un de ses bras tout en continuant, de son autre main, à tenir Charles.

— Maman va très bien, assura-t-il.

Charles voulut protester, mais il en fut empêché par la surprise que lui causa la vue de Vinny – Vinny qu’il avait complètement oubliée depuis le moment où elle s’était éloignée de leur groupe. Elle était assise, la tête dans les mains, sur une souche d’arbre couverte de mousse. Avec son visage sombre et tourmenté, elle aurait pu passer pour quelque antique créature soudain surgie des tréfonds de la forêt. Mais quand elle se leva sans leur dire un mot, Charles et Isobel purent constater qu’il s’agissait bien de Vinny et non d’un être mythique.

— Te voilà, fit Gordon, comme s’il venait simplement de la rencontrer au fond de leur jardin.

— Tu as pris tout ton temps, répondit-elle sur le même ton.

Ses épais bas marron étaient déchirés, et elle avait une égratignure sur le nez. Peut-être avait-elle été attaquée par un animal sauvage.

 

Se retrouver dans l’univers familier de la grosse voiture noire les fit presque défaillir de bonheur. Ils respiraient comme une drogue l’odeur des coussins de cuir qu’Isobel, mourant de faim, aurait volontiers dévorés. Charles, quant à lui, passait la main sur le siège arrière comme s’il avait caressé un animal.

— Maman ! rappela-t-il à Gordon.

Celui-ci lui adressa un petit sourire un peu crispé dans le rétroviseur en lui affirmant :

— Maman va bien.

Et il appuya sur l’accélérateur.

Les deux enfants se disaient que leur mère ne semblait pas aller si bien que cela la dernière fois qu’ils l’avaient vue. Où était-elle donc ?

— Où est Maman ? demanda Charles d’un ton plaintif.

Un tic soudain agita la paupière de Gordon, qui sortit sa flèche pour indiquer un tournant à droite et s’engagea sans répondre sur la route. Il ne se décida à parler qu’au bout d’un bon moment.

— À l’hôpital, dit-il. Elle est à l’hôpital, où l’on s’occupe de la faire guérir.

Vinny, qui s’était effondrée sur le siège avant, à côté du conducteur, reprit vie un instant pour dire d’une voix un peu pâteuse :

— Ne vous inquiétez pas pour elle.

Puis elle eut un petit rire triste et ajouta, avant de fermer les yeux :

— Je peux enfin m’asseoir devant.

Charles sortit le soulier d’Eliza de sa poche, où il se trouvait depuis la veille au soir, et le remit silencieusement à Gordon, qui le laissa tomber et perdit presque le contrôle de la voiture. Vinny se réveilla, s’empara du soulier et l’enfouit dans son sac.

— On rentre à la maison ? demanda Charles au bout d’un moment.

— À la maison ? répéta Gordon d’un ton dubitatif, comme si cela avait été le dernier endroit auquel il aurait pensé aller.

Il regarda du côté de Vinny, comme pour solliciter son opinion, mais elle s’était de nouveau assoupie et ronflait allègrement. Avec un profond soupir, il finit par déclarer :

— Oui, il faut rentrer à la maison.

 

À Arden, la Veuve leur prépara du porridge et des œufs au bacon avant de les mettre au lit.

— Et le condamné déjeuna de bon appétit, récita Gordon en contemplant son assiette d’un air sinistre.

Il découpa son bacon en tout petits morceaux et resta un long moment à le regarder avant d’en placer délicatement, presque craintivement, une parcelle dans sa bouche. Après un effort considérable, il finit par l’avaler, puis il reposa son couteau et sa fourchette comme s’il renonçait à tout jamais à manger. Vinny n’avait pas ce problème ; elle dévora son petit déjeuner comme si une nuit dans les bois était souveraine pour l’appétit.

 

La Veuve les tira d’un sommeil sans rêves en leur apportant leur déjeuner au lit, comme s’ils avaient été de grands malades. Ils mangèrent des sandwiches au jambon, les dernières tomates de la serre et du gâteau au citron, puis ils se rendormirent comme des masses et ne virent même pas la Veuve venir chercher leurs plateaux.

À l’heure du thé vespéral, elle les réveilla de nouveau, et ils descendirent manger des œufs à la coque avec des mouillettes de pain beurré, ainsi qu’un reste de tarte aux pommes. Peut-être était-ce ainsi qu’ils allaient dorénavant passer leur vie – à manger, à dormir, à remanger, à redormir. C’était certainement le genre de régime que la Veuve eût préconisé pour les enfants.

Gordon, Vinny et la Veuve étaient assis à table avec eux, mais ils ne mangeaient rien. La Veuve ne cessait de verser de grandes tasses d’un thé ayant la couleur des feuilles de hêtre à l’automne. Vinny buvait son thé avec délicatesse, le petit doigt levé. La Veuve, elle, semblait épier très soigneusement le moindre geste de Charles et d’Isobel.

Charles retira la coiffe en tricot vert et jaune de son œuf et commença à en frapper doucement le pourtour avec sa cuiller, le faisant se craqueler comme une vieille porcelaine de Chine.

— Arrête ! lui lança la Veuve, qui se pencha et sectionna pour lui le sommet de l’œuf.

Elle fit de même avec l’œuf d’Isobel et ordonna à celle-ci :

— Mange !

Docilement, Isobel plongea une mouillette dans le jaune de l’œuf.

À ces interventions près, le silence qui régnait, pour une fois, autour de la table était impressionnant : pas de remarques aigres-douces de Vinny et pas de proclamations solennelles de la Veuve. Les seuls bruits étaient ceux de Charles grignotant son toast et de Vinny avalant son thé à grands traits. Gordon fixait la nappe, apparemment perdu dans les plus sombres pensées. De temps à autre, son regard se portait sur les rideaux de filet garnissant la baie vitrée, comme s’il s’était attendu à voir quelqu’un surgir derrière eux. Eliza, peut-être. Mais non – Eliza était à l’hôpital, comme l’avait confirmé la Veuve. La langue de Vinny pointait comme celle d’un serpent dès que le nom d’Eliza était prononcé. Ni Gordon, ni Vinny, ni la Veuve ne voulaient parler d’elle. Il semblait d’ailleurs que personne ne voulait parler de rien.

Mais que s’était-il passé en fait ? Tout ce qui avait semblé si clair la veille – la forêt, la peur, l’abandon – paraissait maintenant trouble et confus, comme si le brouillard qui les avait enveloppés dans la soirée était encore impalpablement présent. Charles s’accrochait à la seule chose dont ils étaient sûrs : l’absence d’Eliza.

— Quand est-ce que nous pourrons voir Maman ? demandait-il avec insistance, la voix enrouée de chagrin.

— Bientôt, je pense, répondait la Veuve.

Gordon avait mis sa main devant ses yeux, comme s’il ne pouvait plus supporter de voir la nappe.

Ce fut Vinny qui desservit, entassant tasses et assiettes sur un grand plateau de bois. La Veuve précisa qu’elle avait donné à Vera « un ou deux jours de congé ». Sur quoi Vinny déclara d’un ton grinçant :

— J’espère que tu ne t’imagines pas que je vais prendre sa place !

Et, pour montrer sans doute quelle mauvaise servante elle ferait, elle réussit à laisser tomber tout le plateau de vaisselle avant de gagner la porte. Gordon ne leva même pas les yeux.

Avant d’aller au lit pour la troisième et dernière fois de la journée, les enfants descendirent en pyjama dire bonne nuit. La Veuve leur donna du lait et des biscuits à emporter dans leur chambre, et, en échange, ils la gratifièrent, ainsi que Vinny, de petits baisers rapides sur la joue. La Veuve sentait l’eau de Cologne à la lavande, et Vinny le savon noir et le chou. Gordon les serra contre lui l’un après l’autre, très fort, si fort qu’ils furent presque tentés de se débattre.

— Vous ne saurez jamais combien je vous aime, leur murmura-t-il, sa moustache leur chatouillant l’oreille.

 

Pendant un moment Isobel crut qu’elle était toujours dans les bois de Boscrambe. Puis elle se rendit compte qu’elle s’était éveillée dans son propre lit et que le fou qui faisait de grands gestes silencieux dans la demi-obscurité n’était autre que Charles. Il tentait de l’attirer à sa suite jusqu’au palier du premier étage.

Ils entendirent à l’extérieur le ronflement familier du moteur de la voiture et, en écartant à peine les rideaux, ils purent voir ce qui se passait au-dehors. Gordon (gabardine à col relevé et chapeau mou tiré sur les yeux – comme un traître de cinéma) se tenait près de la porte ouverte de la voiture. Il dit à la Veuve quelque chose qui la fit pousser un petit cri en s’accrochant aux revers de son imperméable. Ce fut Vinny qui dut lui faire lâcher prise. Puis Gordon monta dans la voiture, fit claquer la portière et démarra sans se retourner.

Cette même lune ronde et grasse qui avait guidé les enfants dans la forêt vingt-quatre heures plus tôt planait au-dessus des arbres de la rue. Ils virent la voiture faire halte en haut de l’avenue des Châtaigniers, comme si elle hésitait sur la direction à prendre. Puis, s’étant apparemment décidée, elle tourna à gauche et s’éloigna vers le nord. Ses feux arrière disparurent soudain dans la nuit.

 

Le matin suivant, au petit déjeuner, Vinny était toujours là, coupant de grosses tranches de pain.

— Je vais venir vivre ici quelque temps, déclara-t-elle, pour m’occuper de vous.

Elle attendait un commentaire de Charles et d’Isobel en réponse à cette information, mais rien ne vint, la Veuve passant son temps à répéter aux enfants que « s’ils n’avaient rien de gentil à dire, mieux valait se taire ».

— Votre papa a dû s’en aller en voyage d’affaires, poursuivit Vinny en les regardant tour à tour, comme pour déceler en eux des signes d’incrédulité.

La Veuve fit alors son entrée dans la salle à manger et s’assit à son tour à table.

— Votre papa a dû partir en voyage, annonça-t-elle d’une voix rauque.

Puis elle entreprit de s’essuyer les yeux avec un mouchoir portant une grande initiale brodée (non pas « V » pour Veuve, mais « C » pour Charlotte), ce qui rappela soudain quelque chose à Isobel. Elle faillit tomber dans sa hâte à jaillir de sa chaise pour se précipiter vers le vestibule. Là, montant sur une autre chaise pour atteindre le portemanteau, elle glissa la main dans la poche du manteau de laine qui était accroché depuis qu’ils étaient revenus de la forêt, le matin précédent.

Le mouchoir d’Eliza s’y trouvait toujours, bien plié en triangle, avec sa propre initiale et son propre parfum – un mélange de tabac et d’« Arpège » – ainsi que quelques débris végétaux. Lorsque Vinny la saisit pour la faire descendre de la chaise, Isobel devint pratiquement hystérique et faillit lui arracher une pleine touffe de cheveux. Vinny poussa un cri de vieille serrure rouillée et donna à Isobel une tape sèche sur le mollet.

— Lavinia ! clama alors la Veuve d’un ton qui fit sursauter Vinny. Souviens-toi de ce qui vient de se passer !

— Cela vaut mieux pour eux de toute façon, maugréa Vinny à voix basse.

Dans la mêlée, le mouchoir était tombé de la main d’Isobel. La Veuve se pencha, le ramassa et l’enfouit à la hâte dans son imposant corsage.

Durant les jours qui suivirent le départ de Gordon, la Veuve et Vinny se montrèrent nerveuses comme des chattes à l’approche de l’orage. Chaque bruit de moteur ou de pas devant la maison semblait les faire sursauter. Elles scrutaient chaque matin les colonnes des journaux comme si des messages secrets y avaient été dissimulés.

— Je suis un paquet de nerfs, disait la Veuve en sautant sur sa chaise, la main crispée sur le cœur, quand Vera entrait dans la salle à manger avec la soupière.

 

La Veuve tenta d’abord de se montrer gentille envers les enfants, mais l’exaspération ne tarda pas à reprendre le dessus.

— Vous êtes si insupportables ! soupirait-elle.

Le terme revenait périodiquement.

— C’est ce qui arrive aux enfants insupportables, disait-elle en les enfermant dans leur chambre un dimanche après-midi pour quelque méfait mineur.

Ils n’en avaient cure. Cela ne les dérangeait pas d’être enfermés ensemble. Ils aimaient presque cela.

Ils passaient leur temps à attendre le retour de Gordon et d’Eliza. Ils guettaient le bruit du moteur de la grosse voiture noire. Ils attendaient qu’Eliza revienne de l’hôpital. Que Gordon revienne de son voyage d’affaires. Extérieurement, leur vie semblait pratiquement inchangée – ils se réveillaient, mangeaient, allaient à l’école, dormaient – mais tout cela n’avait plus guère de sens pour eux. Le temps véritable, celui qu’ils ressentaient, s’était arrêté avec l’absence d’Eliza.

Les jours s’étiraient interminablement, et même les heures passées en classe n’y changeaient pas grand-chose. Mr. Baxter avait autorisé Isobel à aller à l’école plus tôt que prévu « afin de vous en débarrasser ». Mrs. Baxter s’était offerte à les conduire en classe le matin et à veiller sur eux après les cours jusqu’au retour de la Veuve et de Vinny. Elle leur servait du lait et des gâteaux dans sa vaste et chaude cuisine. Charles faisait mine d’être un autre petit garçon pour le cas où Mr. Baxter surgirait soudain.

Aigre dès le départ, Vinny s’aigrissait plus encore au fil des jours et des événements. Elle aurait voulu enfermer les enfants à clé en permanence. Elle le disait, en tout cas. Son visage avait pris l’apparence d’une vieille pomme à cidre oubliée dans une armoire, et la Veuve s’efforçait de la tenir occupée au fond du magasin, loin des clients, de peur que sa présence ne fasse tourner la crème ou moisir le fromage.

— C’est le changement de vie, expliquait sotto voce la Veuve à Mrs. Tyndale (mais pas assez sotto pour empêcher Vinny de l’entendre).

C’était un changement de vie pour tous. Mais il n’allait pas durer, bien sûr ? Tôt ou tard, Eliza allait sortir de l’hôpital, Gordon allait revenir de son voyage d’affaires et tout allait redevenir normal. Ni Charles ni Isobel n’avaient pensé un seul instant que Gordon et Eliza avaient pu les laisser de façon permanente entre les griffes de Vinny et de la Veuve. Le spectacle d’une Eliza brisée sous son arbre, le crâne fracassé comme une coquille d’œuf, son cou blanc étiré au-delà de toutes limites, était une chose que leur mémoire refusait. La Veuve disait d’ailleurs que les nouvelles de l’hôpital étaient bonnes, et qu’Eliza allait mieux.

— Pourquoi ne pouvons-nous pas aller la voir ? demandait Charles, le sourcil froncé.

— Vous allez pouvoir bientôt. Bientôt.

 

La vie sans Gordon était relativement plus ennuyeuse, mais sans Eliza elle était carrément dépourvue de sens. Eliza était tout pour eux – leur sécurité (même lorsqu’elle se mettait en colère), leur joie de vivre (même lorsqu’elle semblait s’ennuyer), leur pain, leur viande et leur lait. Ils la portaient en eux comme une douleur secrète, quelque part dans la région du cœur.

— Peut-être que Maman n’est pas autorisée à parler, dit Charles, un samedi après-midi où ils jouaient aux dominos, enfermés une fois de plus dans leur chambre.

Le motif de l’emprisonnent était un peu obscur, mais il semblait avoir trait à une grande éraflure sur la table de salle à manger de la Veuve et un canif retrouvé dans la poche de Charles.

— Peut-être que c’est mauvais pour sa gorge ou quelque chose comme cela, poursuivit celui-ci.

Absorbée par son jeu, Isobel ne s’était pas rendu compte que Charles s’était mis à pleurer silencieusement. Elle remarqua soudain une grosse larme cristalline – presque aussi grosse que les pendeloques de verre du lustre de la Veuve – qui était venue s’écraser sur la table, entre eux.

Ils avaient l’habitude de se voir pleurer l’un l’autre ; leur attente était largement additionnée de larmes. (« Il y en a toujours un pour laisser aller les grandes eaux », avait grincé Vinny un matin où Charles s’était ainsi manifesté sur le chemin de l’école.)

*

Ils étaient assis près du feu, écoutant « L’heure des enfants » à la radio. Vinny (dans le fauteuil qu’elle avait décrété le sien) reprisait ses bas épais. Vinny n’était pas douée pour les travaux d’aiguille, et la Veuve regardait d’un œil réprobateur le pitoyable résultat de ses efforts.

On entendait, à l’arrière-plan, Vera mettre la table pour le dîner. La Veuve lança un coup d’œil à Vinny, et celle-ci posa son ouvrage. Puis la Veuve prit longuement sa respiration, se pencha et éteignit la radio. Les enfants la regardèrent d’un air expectatif.

— Mes enfants, déclara-t-elle d’un ton grave, j’ai bien peur d’avoir de tristes nouvelles pour vous. Votre maman ne rentrera pas à la maison. Elle est partie.

— Partie ? lança Charles en se dressant d’un air agressif. Où cela ?

— Calme-toi, Charles, dit la Veuve. Elle n’a jamais été ce qu’on peut appeler stable…

— Je ne te crois pas ! hurla Charles. Tu mens ! Elle ne nous abandonnerait pas !

— Eh bien, c’est pourtant ce qu’elle a fait, Charles, j’en ai peur, fit la Veuve d’un ton égal.

Disait-elle vrai ? Les enfants n’en avaient pas l’impression, mais comment savoir quand on se sent aussi perdu ? La Veuve fit un signe à Vera, qui se tenait sur le pas de la porte du salon, puis, se retournant vers les enfants, leur dit :

— Allons, venez à table, maintenant ! Sèche-moi ces larmes, Isobel – il y a un bon hachis Parmentier pour le dîner. Et, ensuite, un flan aux framboises, Charles. Tu adores cela…

Mais Charles la regardait, incrédule. Comment pouvait-elle penser une seconde qu’un flan tout rose, avalé en deux bouchées, arriverait à compenser la perte d’une mère ?

Deux mois s’étaient déjà écoulés depuis que Gordon s’était évaporé dans la nuit, avec la lune pour seule compagnie. Un matin, la Veuve reçut une lettre – une mince enveloppe bleue avec des timbres étrangers. Elle l’ouvrit et, quand elle lut la lettre, ses yeux s’emplirent de larmes.

— Bon ! maugréa Vinny, s’adressant apparemment à la théière. Ce n’est quand même pas comme s’il était mort !

— Qui ? demanda avidement Charles.

— Personne que tu connaisses ! fit sèchement Vinny.

Le soir, avant l’heure du coucher, la Veuve leur annonça de nouveau qu’elle avait de mauvaises nouvelles à leur apprendre. Le visage de Charles refléta soudain la plus profonde détresse.

— Papa ne nous a pas quittés lui aussi ? demanda-t-il à la Veuve.

Celle-ci hocha tristement la tête et lui répondit ;

— J’ai bien peur que si, Charles.

— Il va revenir, affirma Charles avec véhémence. Papa va revenir.

Vinny trempa un biscuit dans son thé et se mit à le grignoter comme un énorme rongeur. La main flétrie de la Veuve commença soudain à trembler. Sa soucoupe et sa tasse s’entrechoquèrent.

— Papa ne peut pas revenir, Charles, dit-elle.

— Et pourquoi ? fit Charles en renversant, dans son agitation fébrile, sa tasse de chocolat.

— Un torchon, Vinny ! commanda la Veuve.

Et Vinny s’éloigna en maugréant à l’infini : « Torchon-Vinny, Torchon-Vinny… »

La Veuve se reprit et déclara dignement :

— Il ne peut revenir, car il est au Ciel.

— Au Ciel ? répétèrent en chœur Charles et Isobel.

La Veuve les forçant à aller chaque semaine au catéchisme, ils savaient ce qu’était le Ciel. C’était bleu et il y avait plein de nuages et d’anges – mais personne avec une gabardine et un chapeau mou.

— Il est un ange ? demanda Charles, intrigué.

— Oui, fit la Veuve après un instant d’hésitation. Papa est un ange, maintenant, et il veille sur vous du haut du Ciel.

— Il n’est pas mort, hein ? fit brutalement Charles.

La Veuve pâlit encore un peu plus, pour autant que ce fût possible et balbutia :

— Eh bien, pas mort exactement…

Elle mit ses mains sur son visage, puis elle resta assise dans son fauteuil, silencieuse, jusqu’au moment où les enfants, gênés, montèrent se coucher sur la pointe des pieds. Ils ne savaient que penser.

Ce fut Vinny, toujours serviable, qui entreprit de clarifier la situation pour eux, le lendemain matin au petit déjeuner. La Veuve était toujours dans sa chambre, et, après avoir plaqué à grand bruit sur la table la vaste théière chromée, Vera était partie faire brûler quelques toasts. Charles et Isobel avalaient leur porridge dans le silence le plus complet, car Vinny n’était jamais au sommet de la bonne humeur le matin. Elle alluma une cigarette et leur déclara :

— Vous ne vous imaginez pas, j’espère, que les choses vont rester comme avant.

Cette remarque fut accueillie dans le silence qu’elle méritait. Charles et Isobel n’étaient que trop conscients que les choses n’étaient plus comme avant.

— Il va falloir, reprit Vinny, que vous vous teniez bien, maintenant que votre père est mort.

— Mort ? répéta Charles avec horreur. Mort ?

Il devint aussi blanc que la pâte à tarte de la Veuve, aussi blanc que la Veuve, et s’enfuit de table. Un peu plus tard, on dut l’extraire de force du placard sous l’escalier, où il hurlait comme un jeune loup blessé.

 

Gordon était mort d’une infection pulmonaire dans le brouillard de Londres.

— Des tas de gens sont morts à ce moment-là, dit Vinny, comme si cela arrangeait les choses. C’était une vraie purée de pois.

— Il était asthmatique depuis l’enfance, affirmait la Veuve à qui voulait l’entendre.

De leur poste d’écoute sur les marches de l’escalier, Charles et Isobel pouvaient entendre les murmures surpris et compatissants de l’auditoire. Ils n’avaient aucune idée de ce que pouvait être un asthmatique, mais cela semblait grave.

Il y avait, sur le buffet, une photographie de Gordon dans un cadre d’argent fortement ciselé. Ils n’avaient jamais remarqué cette photo quand ils avaient le modèle en chair et en os sous les yeux, mais, dorénavant, elle prenait une sorte de signification totémique. Comment Gordon pouvait-il être aussi visible et aussi tangible (au moins en deux dimensions) et cependant aussi hors de leur portée ? Dans son uniforme de la RAF, la casquette inclinée à un angle un peu cavalier, il prenait l’allure d’un fringant étranger auquel ils regrettaient de n’avoir pas prêté plus attention.

La nuit, dans son lit, Isobel l’imaginait s’enfonçant dans un mur de brouillard blanc, un brouillard qui l’enveloppait comme du coton hydrophile, qui emplissait ses poumons et l’étouffait. Parfois, dans les rêves d’Isobel, Gordon traversait le mur de brouillard dans l’autre sens, allait vers elle, la soulevait de terre et la lançait vers le ciel, mais quand elle revenait vers la terre en flottant doucement, il avait disparu, et elle se retrouvait seule au milieu d’une forêt sombre et sauvage.

Où était enterré Gordon ? La Veuve parut interloquée lorsqu’ils lui posèrent la question.

— Enterré ?

Elle s’efforça de faire fonctionner ses méninges à toute allure – on pouvait presque voir dans son regard tous les petits rouages tourner à pleine vitesse.

— Là-bas, dans le Sud, dit-elle. À Londres, où il est mort.

— Pourquoi ? insista Charles.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi a-t-il été enterré là-bas ? Pourquoi ne pas l’avoir ramené ici ?

La Veuve ne semblait pas avoir de réponse à cette question.

D’Eliza, rien ne restait. Sauf ses enfants, bien sûr. Charles avait demandé à voir des photos d’elle, mais la Veuve avait répondu qu’il n’en existait aucune, ce qui semblait étrange compte tenu du nombre de fois où Gordon avait sorti son Kodak en s’exclamant : « Souriez, tout le monde ! » Chose alarmante, l’image d’Eliza que Charles et Isobel portaient en eux avait commencé à s’effacer, et s’effaçait un peu plus chaque jour, comme une photographie se décomposant – ou comme les chandails dont Vinny défaisait les mailles pour les retricoter de façon plus horrible encore. Peut-être quelqu’un allait-il retricoter Eliza pour la faire soudain apparaître dans quelques années ?

— Ne sois pas ridicule, Isobel, répétait la Veuve, dont la patience semblait presque à bout.

— Peut-être est-ce parce que vous êtes insupportables que votre mère vous a abandonnés, remarqua aimablement Vinny un jour où Charles avait emprunté la boîte d’encaustique de Vera pour transformer le plancher de la salle à manger en piste de patinage, provoquant ainsi une chute mémorable de sa tante.

 

Au début, ils hantaient l’ancienne chambre à coucher de leurs parents, caressant de la main les vêtements d’Eliza dans la penderie et inventoriant son coffret à bijoux comme s’il se fût agi d’un reliquaire. Charles retrouva, lové comme un serpent endormi dans un petit pot de fleurs, l’un des rubans rouges dont Eliza se servait pour attacher ses cheveux. La Veuve le lui prit avant qu’il ait eu le temps de le cacher et déclara à Vinny :

— Il faut que cela cesse. Ce n’est pas sain.

Et, le lendemain, quand passa le chiffonnier qui hantait régulièrement la rue, la Veuve envoya Vinny l’arrêter pour lui remettre toutes les affaires d’Eliza. Vinny était dubitative.

— Tous ces trucs ont de la valeur, fit-elle remarquer. Nous pourrions en tirer un peu d’argent.

— Je ne veux pas d’argent, dit la Veuve d’un ton froid. Je veux en être débarrassée.

Mrs. Baxter – qui était sortie pour donner une pomme au cheval tirant la charrette du chiffonnier – s’écria alors :

— Oh ! Toutes ces jolies choses ! Vous ne les jetez quand même pas ?

Elle souleva la manche d’une robe de laine rouge et ajouta tristement :

— Je me souviens d’avoir vu Mrs. Fairfax la porter. Elle lui allait si bien !

La Veuve attendit, la bouche crispée, que Mrs. Baxter se fût éloignée, puis elle déclara :

— Il n’y a qu’une Mrs. Fairfax ici, et c’est moi !

Ce qui était malheureusement vrai.

 

Juste après le plus invraisemblable Noël qui se puisse imaginer, la Veuve se trouva clouée au lit par une mauvaise grippe, et Vinny fut laissée seule à la tête du magasin. Le premier jour, le livreur démissionna, et le deuxième, la vendeuse, nouvellement embauchée, le suivit.

— Qu’est-ce que tu peux bien leur faire ? croassa la Veuve du fond de son lit de douleur. Tu les mords ?

Un samedi de janvier particulièrement gris et sinistre, la Veuve se trouvant encore incapable de quitter son lit, Charles et Isobel furent laissés à eux-mêmes dans la maison. Mrs. Baxter vint frapper timidement à la porte de la cuisine pour proposer de s’occuper d’eux, mais, à leur grand regret, ils durent refuser car, comme ils avaient eux-mêmes de gros rhumes, la Veuve leur avait interdit de bouger. De plus, la pauvre Mrs. Baxter dut se contenter de leur parler par le trou de la serrure, car Vinny leur avait ordonné de n’ouvrir à personne.

 

Ils jouaient sur le palier du premier étage, Charles avec ses petits camions et ses petites voitures, et Isobel avec ses animaux de ferme. Elle avait placé la poule et ses petits poussins jaunes à l’arrière du véhicule favori de Charles – un camion en aluminium rouge.

La Veuve sortit soudain de sa chambre en se plaignant du bruit. Elle portait une épaisse robe de chambre écossaise, de vieilles pantoufles, et ses cheveux gris défaits tombaient sur ses épaules. Elle ressemblait à l’antique souveraine de quelque tribu sauvage. Sa voix était rauque et cassée, mais cela ne l’empêcha pas de hurler, à l’intention des deux enfants étalés sur le tapis au milieu de leurs petits jouets :

— Qu’est-ce que c’est que ce désordre ? Rangez-moi tout cela !

Puis, tout en se cramponnant à la rampe de l’escalier, elle porta une main à son front en disant :

— Je vais aller chercher un comprimé d’aspirine.

Elle avait été si malade depuis quelques jours que les enfants ne purent s’empêcher de la plaindre, et, se levant d’un bond, Charles proclama :

— Je vais aller te le chercher, grand-mère !

Mais sa précédente position sur le tapis lui avait complètement ankylosé la jambe, et, quand il voulut prendre appui sur elle, il perdit l’équilibre et s’en alla heurter de plein fouet la Veuve.

Cela n’aurait certainement pas suffi à la précipiter dans l’escalier, mais le choc l’amena à avancer l’un de ses pieds pour conserver sa stabilité, et la malchance voulut qu’elle le pose à l’endroit déjà occupé par le petit camion rouge, avec sa cargaison de poussins jaunes. Elle dérapa sur le jouet et son autre pied partit également en avant. La poule et les poussins jaunes volèrent aux quatre vents, tandis que la Veuve dévalait l’escalier tête en avant (ou « cul par-dessus tête », comme eût dit Vinny), en rebondissant à chaque marche. Et en hurlant. En hurlant d’une façon curieusement animale, comme le vieux chat de Mrs. Baxter lorsqu’il avait avalé de la taupicine. Les hurlements ne cessèrent que lorsque la Veuve eut atteint le bas de l’escalier. Elle avait atterri lourdement sur la nuque, de sorte que ses yeux au regard vide semblaient fixer une chose située au loin, entre ses jambes écartées. Sa position paraissait très inconfortable.

Vite, très vite, Charles et Isobel allèrent ramasser le camion rouge et les poussins au bas de l’escalier, qu’ils remontèrent en récoltant au passage tous les petits jouets que la Veuve avait envoyés voltiger – les vaches et les moutons, la voiture à cheval, la voiture de pompiers, la Rover noire, le camion de laitier, les minuscules bouteilles de lait, les oies et les canards. Ils jetèrent tout pêle-mêle dans le coffre à jouets, qu’ils remontèrent dans leur mansarde.

Puis ils redescendirent, s’efforçant de ne pas regarder la Veuve au moment où ils durent la contourner dans l’escalier. Ils enfilèrent en hâte leurs manteaux et leurs bottes en caoutchouc, ouvrirent la porte arrière et, ignorant tous les interdits, se précipitèrent dans le jardin sous la pluie. Le jardin de la Veuve était bien net et ordonné, avec des fleurs de bonne compagnie, organisées en parterres autour d’une pelouse dont le vert velouté aurait fait l’orgueil d’un club de cricket, et des arbres régulièrement taillés – lilas, poiriers, aubépine et rosiers. Ce n’était pas très excitant d’y jouer, mais, comme eût certainement dit la Veuve si elle avait été en état de parler, les enfants avaient déjà eu assez d’excitation pour la journée.

Ils restèrent stoïquement à jouer tout au fond du jardin, là où même un enfant en bonne santé – pour ne pas parler de deux enrhumés – aurait eu du mal à entendre les cris d’une femme tombant dans l’escalier. Ce fut leur alibi.

Ils purent toutefois entendre les hurlements de Vinny lorsqu’elle ressortit en trombe de la maison.

 

Des semaines plus tard, alors que tous deux jouaient aux billes dans le vestibule, Charles retrouva sous le portemanteau un petit poussin jaune qu’il montra à sa sœur. Ni l’un ni l’autre ne parlèrent. Le poussin garda lui aussi son secret. Dieu merci.

*

Ainsi, ils se retrouvèrent sous la garde unique de l’aigre Vinny, la tante infernale – aussi vieille que le siècle (quarante-neuf ans) mais loin d’être aussi moderne. Ils ne s’étaient guère occupés d’elle auparavant, leur seul souci étant de l’éviter autant qu’il était possible. Mais maintenant que tous les autres étaient partis, il n’en était évidemment plus question.

Vera rendit son tablier dès la mort de la Veuve et s’en alla vivre avec sa sœur. L’idée d’avoir Vinny pour patronne était trop pour elle. Charles alla s’installer dans la chambre de Vera, et Vinny dans celle de la Veuve (la plus belle de la maison), avec son chat, Grimalkin. Elle se plaignit aussitôt du matelas qui « la tuait », ce qui rappela aux enfants l’histoire de la princesse au petit pois – encore que Vinny eût été plus plausible dans le rôle du petit pois que dans celui de la princesse. Charles, l’imagination toujours prête à déborder, se mit à rêver à des « matelas tueurs » enveloppant et étouffant lentement ceux qui s’y couchaient.

 

— Tout cela, c’est la faute de ta mère ! maugréa Vinny en tentant vainement de démêler les cheveux d’Isobel.

Ceux-ci, négligés depuis un certain temps, commençaient à ressembler à une touffe de ronces.

— Je ne suis pas coiffeuse, moi ! ajouta Vinny, affrontant la brosse à cheveux Mason et Pearson en un combat douteux.

Charles, lui, avait cherché refuge dans l’indiscipline totale. Il se battait comme un sauvage à l’école, ruant et mordant, et finissait par se faire renvoyer chez lui à titre punitif, de sorte que Vinny dut le fesser avec la brosse Mason et Pearson. Il courait dans toute la maison tel un possédé, renversant tout sur son passage, cassant ce qu’il pouvait, puis restant là, les bras ballants, avec un sourire idiot aux lèvres. Il ne pouvait rester tranquille. Peut-être était-ce parce qu’il était né dans un train en marche. Quand Vinny le réprimandait, il restait devant elle, les mains sur les hanches, et, se balançant d’avant en arrière, se mettait à rire de telle façon que Vinny devait le gifler pour le faire s’arrêter.

Il mouillait son lit presque chaque nuit, ce qui provoquait chez Vinny, lorsqu’elle rassemblait les draps pour les faire bouillir, des hurlements et des lamentations dignes de l’Ancien Testament.

 

L’une des choses qui ne cessaient d’abasourdir Vinny, dans son rôle de mère supplétive, était le fait que les enfants grandissaient. Si les Chinois avaient mis au point un système de ligature et de réduction de l’ensemble du corps, au lieu de se limiter sottement aux pieds féminins, Vinny eût été leur première cliente.

— Tu ne vas pas me dire que tu as grandi ! clamait-elle chaque fois qu’Isobel lui montrait des orteils meurtris par des souliers devenus trop petits ou que les poignets maigres et tavelés de Charles dépassaient par trop des manches de son blazer.

Elle aurait voulu, puisqu’il fallait qu’elle les supporte, les avoir à l’état de perpétuelles miniatures.

Charles, déjà trop petit pour son âge, posait moins de problèmes qu’Isobel. Mais il commençait à tellement déborder de son uniforme scolaire que Mrs. Baxter arriva un jour avec un paquet.

— Il n’est pas neuf, bien sûr, précisa-t-elle, mais il est en parfait état.

Vinny déclara alors d’un ton sec qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui fasse la charité !

— Oh, non, non, non ! balbutia Mrs. Baxter. Il n’est pas question de charité… C’est simplement que l’école de Mr. Baxter collecte régulièrement les uniformes quand ils sont devenus trop petits… Tout le monde pense que c’est une excellente idée… Alors, j’ai pensé que… Ils grandissent si vite, voyez-vous… C’est un tel gaspillage que de racheter tout le temps des uniformes neufs… Des tas de gens pensent que…

Vinny finit par accepter en maugréant le paquet. On eût dit que c’était elle qui faisait une faveur à Mrs. Baxter.

 

Le rhume dont souffrait Charles lorsque la Veuve était morte semblait ne jamais l’avoir quitté – il avait en permanence le nez et les oreilles bloqués par des matières jaunâtres et verdâtres des plus suspectes. Il habitait le monde sous-marin des durs d’oreille, et ce ne fut que lorsque l’infirmière de l’école l’envoya se faire examiner à l’hôpital qu’on s’aperçut à quel point il devait lire sur les lèvres pour saisir ce que lui demandait le monde extérieur.

— Avec des oreilles de cette taille, on aurait pu au moins penser qu’il entendait, maugréa Vinny, mécontente d’avoir à rester des heures dans la salle d’attente de l’hôpital.

Avec ses grandes oreilles roses, le pauvre Charles ressemblait à s’y méprendre à Dumbo.

— Tu vas t’envoler ? lui demanda un jour Trevor Randall, persécuteur attitré des petits à l’école.

Au lieu d’être raisonnable et de se réfugier résolument dans la lâcheté, Charles lui pocha un œil, ce qui lui valut d’être sévèrement battu par Mr. Baxter.

Finalement, Charles fut opéré par un chirurgien compatissant, qui lui perça les tympans afin de laisser s’écouler tout ce qui se trouvait derrière. Cela ne l’aida toutefois pas, malheureusement, à lire plus couramment et Mr. Baxter continua à lui marteler régulièrement les paumes avec une règle en bois afin d’y faire entrer la science.

Charles s’abstenait de dire à Mr. Baxter, quand celui-ci le fouettait avec une lanière de cuir, que lorsqu’elle reviendrait, Eliza allait lui arracher la tête et lui faire un collier de ses poumons. Il tenait à lui en laisser la surprise.

Les maigres talents d’infirmière de Vinny furent éprouvés jusqu’à leur limite ultime par toute une série de rhumes et de bronchites, de virus et d’infections, de douleurs et de migraines, de furoncles et de verrues – conséquences médicales probables des disparitions parentales. Charles fut de nouveau hospitalisé pour une crise d’appendicite présumée, puis remis en circulation sans qu’on ait pu déterminer l’origine de son mal.

 

Veuve de la Veuve, Arden était devenue une maison sans confort et sans chaleur. Vinny ne se décidait à allumer le feu de charbon du salon que lorsque le thermomètre plongeait vers des températures arctiques. (« Attention, un ours polaire ! » s’amusait parfois à crier Charles pour faire sursauter Vinny.)

Dans la maison, ils portaient des gants, et Charles arborait un passe-montagne de laine bleu marine (atrocement mal tricoté par Vinny), qui le faisait ressembler à un gnome de conte de fées. Il ne lui manquait, pour que la ressemblance soit complète, que deux trous laissant dépasser ses grandes oreilles pointues. Isobel avait un chandail confectionné par Mrs. Baxter avec des nœuds un peu partout, comme s’il avait été tricoté par un marin éthylique.

C’était pour des raisons d’économie qu’on ne chauffait pas la maison. L’économie était la religion de Vinny (bien qu’elle en fût une fort maladroite prêtresse).

— J’essaie de nous éviter la ruine totale, affirmait-elle en plissant les yeux. Nous sommes à un pas de l’asile pour indigents.

Comment Vinny pouvait-elle diriger l’affaire familiale et élever les enfants ? Qu’était-elle censée faire ? Elle embauchait employée sur employée pour l’aider au magasin, mais toutes semblaient n’avoir pour seule et unique idée que de la gruger.

Elle passait de longues heures, le soir, à la table de la salle à manger, à se crever les yeux sur des livres de comptes auxquels elle ne comprenait rien, incapable de faire la différence entre pertes et profits. Pas aussi bonne commerçante que sa mère, contrairement à ce qu’elle avait cru et dit.

Les repas gargantuesques de la Veuve étaient remplacés par des œufs brouillés aqueux et semblables à du vomi jaune, des toasts, des beignets ou la « spécialité » de Vinny – la tourte au bœuf et aux rognons grisâtre et pâteuse. Les enfants étaient constamment affamés, cherchant par tous les moyens à remplir un peu leurs ventres creux. Isobel avait parfois si faim qu’elle en venait à se demander s’il n’y avait pas quelqu’un d’autre à l’intérieur d’elle-même, une insatiable créature demandant constamment à être nourrie.

Les nappes blanches de la Veuve, son argenterie, sa vaisselle à petites fleurs et ses ronds de serviette en ivoire avaient été éliminés parce que demandant, selon Vinny, « trop d’entretien ». Ils utilisaient maintenant des couverts d’Uniprix et de vieux dessous de plats en raphia provenant de la maison de Vinny.

— Les serviettes, proclamait également celle-ci, sont faites pour les gens qui ont des domestiques. Dieu nous a donné une langue pour nous lécher les lèvres. Il ne nous a pas créés avec des serviettes à la main.

Mrs. Baxter avait été prompte à s’émouvoir, horrifiée par les brèches soudaines creusées dans cette famille – une mère, un père, une grand-mère – en si peu de temps. Elle se demandait surtout comment une mère avait pu abandonner ainsi ses propres enfants. « Elle devait avoir perdu la tête », répétait-elle à Mr. Baxter avec son délicieux accent écossais.

Chaque matin, très tôt, Isobel attendait que Mr. Baxter soit parti pour l’école pour se précipiter par la petite porte à Sithean, afin que Mrs. Baxter, plutôt que Vinny, puisse lui tresser correctement ses nattes ; aucune petite fille se trouvant sous la coupe de Mr. Baxter n’était autorisée à s’approcher de l’école les cheveux au vent.

Les ravissants cheveux roux doré d’Audrey qui, détachés, cascadaient le long de son dos comme une coulée de lave ardente, devaient être tressés en une énorme natte qui lui descendait à la taille. Et, compte tenu de la haine manifestée par Mr. Baxter à l’égard des chevelures un peu luxuriantes, il semblait miraculeux qu’ils n’aient pas été tranchés net depuis longtemps.

*

L’été arriva. Le jardin d’Arden fut envahi par les mauvaises herbes et Mr. Baxter ne tarda pas à s’en plaindre à Vinny.

— Je ne veux pas de vos fichus pissenlits chez moi ! hurlait-il véhémentement par-dessus la haie.

Charles attendait qu’il soit rentré dans la maison pour lancer les racines de pissenlits au-dessus de la haie sous les croassements approbateurs de Vinny. Elle avait une conception très personnelle des relations de bon voisinage.

C’était cependant Mrs. Baxter qui se battait contre les mauvaises herbes ; c’était elle qui s’occupait de tous les travaux de jardinage à Sithean. Elle s’employait à faire pousser les framboises et les cassis, les pommes de terre, les petits pois, les haricots verts et les jolies roses Albertine qui garnissaient le treillage séparant la pelouse du potager.

Une nouvelle famille – les McDade – avait emménagé route du Saule. On pouvait savoir ce que Mr. Baxter pensait de Carmen McDade à la façon dédaigneuse dont sa lèvre supérieure moustachue se retroussait en prononçant son nom. Les McDade venaient de Londres, et leur famille était si vaste qu’il arrivait que Mr. McDade (une sorte de maçon) et Mrs. McDade (une mégère accomplie) perdent un rejeton sans même s’en apercevoir. Professionnellement parlant, Mr. Baxter qualifiait l’ensemble des McDade d’« arriérés », mais il faut préciser qu’il n’était pas avare de cette définition et l’appliquait fréquemment aussi à Charles. Et même à Mrs. Baxter.

Carmen n’hésitait pas à glisser sa robe dans sa petite culotte un peu sale pour aller faire des galipettes sur la pelouse de Sithean.

— Un peu précoce, cette fille, remarquait alors Mr. Baxter, avec une grimace de dégoût, sans daigner expliquer, toutefois, comment on pouvait être à la lois précoce et arriéré.

— Ce n’est qu’une petite fille, protestait Mrs. Baxter.

— Ce sont toutes les mêmes, rétorquait Mr. Baxter d’un air sombre.

Vinny n’y arrivait plus. Elle était en train de perdre l’entreprise familiale, et tout était la faute d’Eliza. Mrs. Baxter vint lui proposer, sur le pas de la porte, une solution, en même temps qu’une assiettée de petits gâteaux tout roses. Vinny en prit un d’un air soupçonneux.

— Prenez-les tous, dit Mrs. Baxter. Prenez-les tous.

Mais les petits gâteaux roses n’étaient pas l’objet principal de la visite. Mrs. Baxter, en fait, se déclarait prête à prendre chez elle « ces pauvres petits orphelins ». Vinny commença par s’étrangler avec son gâteau.

— Orphelins ? bredouilla-t-elle, la bouche pleine. Ils ne sont pas orphelins, leur mère est vivante !

— Oui, oui, bien sûr, rectifia hâtivement Mrs. Baxter.

Elle n’arrivait même pas à se rappeler à quoi ressemblait exactement Eliza. Quand il lui arrivait de penser à elle, elle ne revoyait qu’une silhouette au loin – s’éloignant. Ayant fini son gâteau, Vinny se lécha les doigts et dit :

— Pourquoi pas ?

Mais, ô aberration, Mrs. Baxter ne s’était pas ouverte de ce projet à « Papa », et lorsqu’elle lui en fit part, il la regarda avec un air de totale stupéfaction.

— Tu perds complètement la tête, Moira ! (encore une autre dans ce cas). Il faut déjà que je contemple cet imbécile de gamin à longueur de journée à l’école, et je ne veux pas, en plus, le voir chez moi ! Quant à la fille, elle passe son temps à faire la tête. Tu m’as bien compris ?

 

Mrs. Baxter lisait parfois des histoires à Isobel. Celle-ci oubliait pour un court moment Eliza, Gordon et la Veuve en se laissant bercer par la voix aux relents de tourbe et de bruyère de Mrs. Baxter. Excellente conteuse, Mrs. Baxter était capable de se transformer d’une minute à l’autre en un redoutable géant ou en une minuscule souris.

Mrs. Baxter connaissait les mêmes histoires qu’Eliza, mais quand celle-ci les avait racontées, elles s’étaient souvent mal terminées et avaient généralement contenu des scènes de torture et d’atroces mutilations. Dans la version de Mrs. Baxter, au contraire, elles finissaient toujours bien. Le Petit Chaperon rouge, par exemple, était sauvé par son père, le bûcheron qui tuait le loup et l’ouvrait en deux pour faire réapparaître une mère-grand en parlait état de marche, et, inutile de le dire, tout le monde vivait heureux ensuite. Dans la version d’Eliza, tout le monde mourait, même le Petit Chaperon rouge.

Parfois, quand ils arrivaient au terme d’une histoire où tout était bien qui finissait bien, Mrs. Baxter soupirait et disait :

— Quel dommage que ce ne soit pas vraiment comme cela dans la vie !

Mr. Baxter n’était pas au courant de ces séances de lecture. Il désapprouvait totalement les contes de fées (« un tas d’âneries »).

Un jour, étant rentré exceptionnellement tôt de l’école, Mr. Baxter surprit les trois installées devant l’âtre. Mrs. Baxter lisait en suivant chaque ligne de son doigt, car elle n’avait pu retrouver ses lunettes. On en était arrivé au moment où le Petit Chaperon rouge emplissait son panier de tartes à la crème quand toutes trois prirent conscience de la puissante présence de Mr. Baxter dans l’encadrement de la porte. Mrs. Baxter eut un petit sursaut, comme un lapin effrayé par un chasseur, et son doigt s’arrêta mystérieusement sur les mots « grand méchant loup ».

Mr. Baxter les contempla un long moment, ses petits yeux fixes derrière ses petites lunettes, avant de dire :

— Contrairement à son idiot de frère, cette fille est parfaitement capable de lire elle-même, Moira. Je suis bien placé pour le savoir ; c’est moi qui le lui ai appris. Et quant à toi, Audrey, tu peux monter dans ta chambre, faire le devoir supplémentaire d’arithmétique que je t’ai donné.

Audrey s’empressa de s’esquiver, et Mrs. Baxter dit alors :

— Ciel, Papa ! Nous étions simplement en train de lire. Quel mal y a-t-il à cela ?

Le lendemain Mrs. Baxter avait un œil si enflé qu’elle n’arrivait plus à l’ouvrir.

— Je me suis cognée dans une porte, expliquait-elle en brossant les cheveux à Isobel. Vraiment stupide de ma part !

Audrey était assise à la table de la cuisine avec un bol de flocons d’avoine devant elle, portant sa cuiller à sa bouche d’un geste régulier. Le seul détail curieux était qu’il s’agissait toujours de la même cuillerée. Ensuite, Mrs. Baxter ne raconta plus d’histoires.

 

— Attends un peu que notre mère revienne ! hurla Charles à Vinny après une attaque particulièrement cruelle de la brosse à cheveux sur son postérieur.

— J’aimerais bien voir cela ! riposta aigrement Vinny.

Celle-ci faisait tout son possible pour éliminer toute trace d’Eliza. Le passé n’était pas son domaine d’élection. Elle n’en parlait jamais. Elle était l’anti-historienne, l’anti-archiviste par excellence, ne conservant ni objets, ni documents, ni photographies, ni souvenirs, effaçant systématiquement toute trace de l’existence antérieure.

Chaque semaine, Vinny faisait dans le jardin d’Arden un grand feu où elle brûlait tout ce qui lui tombait sous la main. Entourée de cendres et de fumée comme une sorcière médiévale au bûcher, elle brûlait aussi le passé.

 

Eliza était partie depuis plus d’un an. Quand allait-elle se décider à revenir ? Pourquoi cela prenait-il tant de temps ? Il semblait parfois à Charles et à Isobel que la brume blanche qui les avait enveloppés dans les bois de Boscrambe avait, en quelque sorte, envahi leur cerveau. Peut-être était-ce ainsi que Gordon était mort, non du brouillard pénétrant dans ses poumons, mais du brouillard enveloppant son cerveau et le rendant fou. Et peut-être le brouillard, dans les bois, avait-il rendu Eliza folle, car elle devait être devenue folle pour les avoir laissés entre les griffes de Vinny. Elle ne l’aurait jamais fait volontairement, tous les galants du monde n’auraient pu la persuader de les abandonner. Sûrement.

*

Les cheveux de Vinny étaient devenus complètement gris, et, chaque fois qu’elle passait devant la grande glace du vestibule, elle examinait sa chevelure en disant :

— Regarde un peu ce que tu m’as fait.

Comme si le miroir avait été responsable de tout.

Madge-de-Mirfield, maintenant atteinte d’un cancer incurable, ne pouvait rien faire pour elle, et ses trois filles adultes, elles, ne voulaient rien savoir. Mais Madge avait une amie connaissant quelqu’un qui avait toujours voulu…

— Deux petits enfants ? demanda Vinny soudain pleine d’espoir.

— Non, dit Madge. Un petit garçon.

— Bon. Je suppose que c’est mieux que rien.

— Tout cela, c’est la faute d’Eliza, conclut Madge.

 

Selon Vinny, Charles avait beaucoup, beaucoup de chance. Mais cette chance ne se maintiendrait pas s’il se conduisait mal. Mr. et Mrs. Crosland avaient une grosse voiture et des manteaux de grand prix. Bien que ce fût une chaude journée d’août, Mr. Crosland portait du poil de chameau et Mrs. Crosland du castor, et Isobel aurait eu envie, comme ils prenaient le thé au salon, de se frotter le visage dans la fourrure.

— Pauvre petit ! dit Mrs. Crosland à Charles.

Charles (devenu un garçon de huit ans massif et trapu) la fixa effrontément. Mrs. Crosland n’avait même pas gratifié Isobel d’un seul regard. Vinny, telle une éleveuse de bêtes de race, énumérait les points les plus intéressants du pedigree de Charles, et Mrs. Crosland émettait des murmures approbateurs.

Charles nageait en plein malentendu, Vinny ne lui ayant livré qu’une part de la vérité et l’ayant amené à croire que le marché avec les Crosland incluait Isobel. Il ne s’était pas aperçu que Vinny n’avait préparé qu’une seule valise. Lorsque les Crosland eurent fini leur thé et épuisé leur répertoire de propos anodins, Mrs. Crosland déclara :

— Eh bien, merci beaucoup, Mrs. Fitzgerald. Je pense que nous allons prendre congé.

S’étant installée à l’arrière de la grosse voiture, elle tapota le siège à côté d’elle en disant :

— Viens, Charles.

Charles obéit avec quelque réticence et fut aussitôt absorbé par la fourrure.

Vinny claqua la portière de la voiture, et Mr. Crosland démarra aussitôt, levant une main en signe d’adieu, sans même regarder derrière lui. Le visage décomposé de Charles apparut derrière la vitre, son hurlement couvert par le bruit du moteur. La voiture s’éloigna, descendant l’avenue des Châtaigniers, et le visage de Charles réapparut à la vitre arrière. On aurait dit qu’il essayait de percer le verre avec ses ongles.

On le vit soudain disparaître, comme si quelqu’un l’avait brusquement tiré par les chevilles comme la voiture accélérait et tournait dans la me du Sycomore.

Isobel courut derrière l’automobile jusqu’au moment où un point de côté l’empêcha de continuer. Elle resta, hébétée et sanglotante, au milieu de la me, et, arrivant à bicyclette, le garçon-livreur du boucher dut faire une telle embardée pour l’éviter qu’il culbuta, répandant ses paquets de viande sur la chaussée. Vinny parvint à glisser subrepticement un petit chapelet de saucisses dans la poche de son tablier en remettant Isobel sur ses pieds pour la tirer vers la maison.

 

On était au cœur de la nuit, le monde était obscur et vide, mais rien ne pouvait plus sembler terrifiant. Rien, depuis ce qui s’était passé dans la forêt. Il ne faisait pas si noir, en fait ; pénétrant par la fenêtre, la pleine lune donnait à toutes choses un éclat particulier, un peu semblable à celui de l’étain. Le moment était venu de s’évader, de se laisser glisser le long du tuyau descendant de la gouttière, de traverser en courant l’herbe humide de la pelouse. Le seul bruit qu’on pouvait distinguer dans la maison était le ronflement de Mrs. Crosland. Charles se glissa hors du lit et sentit entre ses orteils les longues libres de l’épaisse moquette. Sans bruit, courbé en deux, il se dirigea vers ses vêtements, qui gisaient sur une chaise. Il semblait s’être rétréci. Ses yeux étaient à peine au niveau de la chaise et son nez atteignait tout juste le bouton de la porte.

La nuit avait vidé la chambre de toutes ses variétés habituelles de couleurs, parant toutes choses de diverses teintes de gris. En tendant bien l’oreille, on pouvait se rendre compte que le silence de la maison n’était pas total ; on pouvait entendre les souris grignoter doucement dans la souillarde et le vieux chat des Crosland rêver (sans doute qu’il chassait les souris). Les effluves les plus divers venaient assaillir l’odorat de Charles – l’odeur de la poussière prisonnière des tapis, les relents de sauce montant de la cuisine, le parfum de la poudre de riz répandue par Mrs. Crosland dans la salle de bains. Les vapeurs d’essence montant du garage lui faisaient un peu tourner la tête, tandis qu’il explorait sa chambre en s’efforçant de réfléchir, étrangement à l’aise dans sa peau pour une fois.

Il fit halte devant la coiffeuse, dans un coin de la pièce. La lune en avait transformé le miroir en une plaque d’acier. Il s’y regarda – non ! Non. Ce n’était pas possible ! Charles leva la tête, laissa échapper un formidable hurlement de terreur, et, fuyant le miroir, se précipita dans son lit en s’enfouissant la tête sous les couvertures. Le matin venu, tout serait différent. N’est-ce pas ?

Une semaine après avoir été kidnappé par les Crosland, Charles réapparut soudain dans un grand crissement de pneus sur le gravier. La porte arrière de la voiture s’ouvrit et – ô surprise – Charles en jaillit si vivement qu’on aurait pu penser qu’il avait été poussé. La porte se referma, on abaissa la vitre, et le visage de Mrs. Crosland apparut, poudré et pomponné comme celui d’une poupée japonaise.

— Il mord, annonça-t-elle d’un ton de complet écœurement. Il mord comme une bête féroce.

— Cet enfant est retardé, Mrs. Fitzgerald ! clama à son tour Mr. Crosland, avant de redémarrer avec un grand bruit de moteur maltraité.

Quant à Charles, il resta assis sur le gravier, oscillant d’avant en arrière comme un culbuto en faisant résonner très fort son rire de clown dément.

L’important dans un numéro d’escamotage – ce que ne semblaient pas avoir compris Eliza et Gordon – est que l’astuce véritable consiste à réapparaître après avoir disparu. Contrairement à ses parents, Charles avait réussi à maîtriser les deux parties du numéro. Pour célébrer son succès il entreprit d’exécuter une sorte de danse de guerre sur le gravier de l’allée – jusqu’au moment où il trébucha, tomba et s’entailla le genou.

— J’aurais pu vous dire que cela finirait par des larmes, remarqua Vinny.

*

Vinny était en bonne voie de détruire la maison Fairfax et Fils, en partie en s’aliénant les clients (« Qu’est-ce que vous voulez, alors ? Du cheddar ou du cheshire ? Décidez-vous un peu, je n’ai pas que cela à faire ! ») et en partie par une gestion catastrophique. Elle dut finalement céder l’affaire à vil prix à un concurrent, et elle vendit également sa petite maison de la route du Saule à un couple nommé Miller. Chaque fois qu’elle passait en autobus devant son ancienne demeure, elle déclarait :

— Ces Miller ont décidément fait une bonne affaire.

Vinny était Madame Pas-de-Chance, et rien ne lui paraissait bien tourner en ce bas monde. Rien et surtout pas les membres de sa famille.

— Nous serons bientôt à l’asile pour indigents, leur annonçait-elle régulièrement.

Mais il lui vint une idée : prendre des hôtes payants. À quoi servait, en effet, d’avoir cinq chambres à coucher dans une maison si trois seulement étaient occupées ? Autant en céder au moins une à un pensionnaire.

Se rendant vaguement compte que ses talents de maîtresse de maison risquaient de compromettre son projet, elle résolut de les perfectionner quelque peu. Elle se plongea dans les nombreux livres – un rayon d’étagère complet dans l’office – laissés par la Veuve – Le Manuel de la ménagère, Les Recettes de Tante Kitty, Tout dans la maison, Le Livre de la ménagère moderne. Ses tentatives de décoration d’intérieur laissèrent les enfants perplexes, mais le pire vint avec les recettes de cuisine « à l’ancienne » pour lesquelles ils durent servir de cobayes – « beignets de spaghetti », « soupe de lapin au curry », « compote de pigeons à la cervelle »… Vinny raffolait des recettes commençant par : « Prenez une morue entière et faites-la bouillir à feu doux… »

— C’est dégoûtant, se hasarda à dire un jour Charles face à un « pâté de pieds de bœuf bouillis ».

— N’est dégoûtant que ce qu’on trouve dégoûtant, répondit Vinny de façon sibylline mais formelle.

 

Lorsqu’elle estima avoir maîtrisé tous les secrets de l’art culinaire, Vinny tourna son attention vers le linge de maison, et, fouillant les tréfonds des placards de la Veuve, en extirpa plusieurs paires de draps en fil d’Irlande qui n’étaient que légèrement moisis.

— On ne trouverait pas mieux dans un grand hôtel, proclama-t-elle.

Elle n’avait jamais, bien sûr, passé une seule nuit dans un grand hôtel, mais elle ne doutait pas qu’Arden pût sous peu rivaliser avec le Ritz.

Avant même que Vinny ait pu envisager un moyen de faire un peu de publicité, un candidat se présenta sur le pas de la porte – un certain Mr. Rice bardé de références et exerçant la profession adéquate pour un hôte payant : voyageur de commerce.

Mr. Rice pouvait avoir entre trente-cinq et soixante-cinq ans et arborait une énorme moustache en guidon de vélo, peut-être pour compenser le fait que la calvitie avait fait disparaître l’essentiel de sa chevelure châtain foncé, le faisant curieusement ressembler à un œuf à la coque. Charles et Isobel échangeaient des regards perplexes, car ils avaient du mal à imaginer personnage plus assommant.

— Ne vous inquiétez pas, disait Vinny. Il y en a des tas comme lui.

Mr. Rice portait des vestons pied-de-poule très voyants, des gilets moutarde et prétendait avoir été pilote pendant la guerre.

— Pour qui nous prend-il ? ricanait Vinny – mais seulement lorsqu’il avait le dos tourné.

Devant lui, au contraire, elle déployait tous ses maigres charmes et se répandait, au début tout au moins, en amabilités.

— Eh bien, Mr. Rice, roucoulait-elle en découpant, au déjeuner dominical, quelque mammifère rôti difficile à identifier, vous plaisez-vous ici ?

En réponse à ses minauderies, Mr. Rice se répandait en éloges si dithyrambiques sur les qualités de maîtresse de maison de son hôtesse, alors qu’il aurait dû logiquement s’interroger sur les traces de moisissure dans sa chambre et la composition exacte de plats comme les « ris de veau à la royale » et le « soufflé de haddock » qui lui étaient présentés en grande pompe au dîner.

À tous les repas, Mr. Rice régalait l’ensemble de la maisonnée d’anecdotes professionnelles.

— Vous ai-je dit, commençait-il, qu’une chose très drôle m’était arrivée la semaine dernière à Birmingham…

Et lorsque Mr. Rice parlait d’« une chose très drôle », on pouvait immédiatement savoir que la suite allait être parfaitement sinistre.

 

— Les univers parallèles, dit Charles, toujours prêt à exposer ses théories nouvelles à Mr. Rice, devant une table où côtoyaient « croquettes de foie » et « émincé de langue de mouton ». Et s’il y avait d’autres mondes, où se trouveraient d’autres nous-mêmes, vivant des vies tout à fait différentes ? Par exemple, Vinny serait une vedette de cinéma (flattée, Vinny lança à Charles un regard très exceptionnellement appréciateur), Izzie, ici présente, serait la reine d’un pays inconnu et moi (là, Charles se chercha un instant une vie parallèle convenable), je serais un athlète olympique, un grand acteur shakespearien ou un savant spécialiste des fusées…

Mr. Rice regarda Charles d’un air apitoyé et légèrement inquiet pendant tout son exposé, et, lorsque celui-ci eut pris fin, il lui déclara sans ambages :

— Tu devrais penser un peu à autre chose, fiston.

Le visage de Charles prit une teinte de rouge contrastant fâcheusement avec celle de ses cheveux. En réalité, le seul monde parallèle que sa sœur et lui auraient aimé habiter aurait été celui où ils auraient eu des parents – et, de préférence, les mêmes qu’avant.

 

Une autre année s’écoula. Puis encore une autre. L’image d’Eliza devenait obscure, bloquée dans le passé et se muant en un simple souvenir. Les gens disaient constamment à Isobel qu’elle avait un type étranger – espagnol ou italien. Eliza aurait-elle eu, par hasard, du sang espagnol ? Vinny plongea dans le long tunnel du passé, y discerna quelque chose de très vague et crut entendre le mot « celte ».

— Pas espagnol, fit-elle alors. Irlandais, je pense.

— Est-ce qu’elle avait l’accent irlandais ? demanda avidement Charles.

— Un accent ? répéta Vinny.

Le mot « Hempstid » résonna alors faiblement dans le tunnel.

— Elle avait un accent… ridicule, conclut Vinny.

Si lointaine et trouble qu’elle fût devenue, l’image d’Eliza continuait à les tourmenter. Où était-elle ? Pourquoi n’était-elle pas revenue ? Pourquoi nul représentant de son monde à elle ne venait les voir ? Une sœur ou un frère ? Une tante ou une marraine ? Une amie d’enfance ? Quelqu’un qui frapperait à la porte et dirait : « Je connaissais votre mère. » Quelqu’un qui pourrait leur dire mille petites choses – les livres qu’elle lisait, les plats qu’elle aimait, la saison qu’elle préférait.

— Peut-être que quelqu’un l’a enlevée, disait Charles, et l’a retenue prisonnière contre sa volonté alors qu’elle suppliait qu’on la laisse retourner auprès de ses enfants.

— Elle n’avait pas un père ou une mère ? demandait Isobel.

— Des questions, toujours des questions, rétorquait Vinny d’un ton irrité. Est-ce que vous savez faire autre chose que poser des questions ?

*

Isobel découvrit l’origine génétique de la chevelure d’Audrey (celle des cheveux de Charles demeurant, en revanche, mystérieuse). La sœur de Mrs. Baxter, Rhona, vint d’Afrique du Sud pour un petit séjour et se mit à caresser délicatement les cheveux roux doré d’Audrey.

— Elle a les cheveux de notre mère, Moira, dit-elle.

— Je sais, Rhona, répondit Mrs. Baxter.

Et leurs yeux s’emplirent de larmes. Mr. Baxter n’apprécia que médiocrement cette manifestation sentimentale. En fait, il n’appréciait que médiocrement sa belle-sœur et la gaieté naturelle de celle-ci. Considérant d’un œil sévère les femmes rassemblées autour de la table en formica de la cuisine, il se vengea sur Audrey.

— Tu ferais mieux d’aller apprendre tes tables de multiplication, lui dit-il. Tu ne sais pas encore celle des six.

Puis il battit lui-même en retraite.

— Quel vieux grincheux ! fit en riant la sœur de Mrs. Baxter.

Mrs. Baxter eut un petit sourire inquiet en commençant à découper un gâteau aux amandes et aux cerises.

L’arrivée de la sœur de Mrs. Baxter avait apparemment le don de réveiller les souvenirs. Jusqu’à la mort de leur mère, Moira et Rhona semblaient avoir eu une enfance parfaitement idyllique.

— Toujours à nous amuser, n’est-ce pas, Moira ?

Malgré les années passées sous le soleil africain, Rhona avait conservé, elle aussi, son délicieux accent écossais évoquant une pluie légère sur des collines tapissées de bruyères.

— Oh, oui ! fit Mrs. Baxter avec un sourire nostalgique. C’était le bon temps…

Et que faisait-on pendant une enfance idyllique ?

— Eh bien, dit Rhona, nous organisions des pique-niques, nous nous déguisions, nous montions des petites pièces de théâtre, et puis nous jouions à des tas de jeux. Notre mère connaissait de ces jeux !

À ce point, Mrs. Baxter se mit à s’exclamer en battant des mains. Puis elle se précipita hors de la pièce pour réapparaître quelques minutes plus tard, essoufflée, avec un petit livre rouge qu’elle mit entre les mains de sa sœur. Rhona en perdit un moment l’usage de la parole et se mit à sauter sur place en poussant de petits cris.

— Pour s’amuser chez soi ! s’exclama-t-elle enfin. Tu l’as encore !

— Mais oui ! fit Mrs. Baxter, épanouie.

Puis elle commença à énumérer, riant si fort que des larmes lui venaient aux yeux :

— Le Coin Empoisonné ! Le Golf au Citron !

Et elle lut à haute voix :

— « Peu de choses peuvent rebondir et rouler de façon aussi inattendue qu’un citron… »

— Et le Croquet Humain ! intervint alors sa sœur. C’était mon jeu favori !

Ils avaient coutume d’y jouer, expliqua-t-elle, sur la pelouse de leur maison.

— Nous avions une si belle pelouse, si verte ! Evidemment, il faut un tas de gens pour le Croquet Humain…

— Et ils doivent tous être dans l’esprit du jeu, ajouta Mrs. Baxter.

— Oh, pour ça, oui ! fit sa sœur.

En fin de compte, elles vidèrent le compotier. D’abord pour une partie de Golf au Citron, disputée sur le tapis du salon avec tout un assortiment de cannes, de vieilles crosses de hockey, de pieds de chaises et, bien entendu, de citrons. Puis pour une Joute à l’Orange, au cours de laquelle Audrey elle-même parut s’exciter.

 

Rhona regagna l’Afrique du Sud le lendemain, et son départ eut le don de rendre Mrs. Baxter très triste. Et très maladroite, apparemment, car elle se retrouva couverte de bleus.

— Je suis tombée dans l’escalier, expliquait-elle. Stupide de ma part.

*

Le temps avait fui. Sept années, maintenant, s’étaient écoulées. Eliza ne revenait pas. Elle aurait bien pu être aussi morte que Gordon.

Arden tombait doucement en ruines. Les marches d’escalier pourrissaient au même rythme que les planchers. Les fenêtres se coinçaient de la même façon que les portes. Le papier se détachait des murs. Drapées de toiles d’araignées, les pendeloques poussiéreuses du lustre de la Veuve s’entrechoquaient et tintaient sous l’effet des violents courants d’air parcourant la maison, comme si Borée et Eurus s’y affrontaient en permanence ou si le grand aigle Hraesvelg était venu y battre des ailes.

Alors que toutes les autres maisons du quartier avaient été modernisées et entretenues, personne n’avait touché à Arden depuis le jour où le vieux maître-bâtisseur en avait lui-même posé la dernière ardoise.

Le jardin était devenu le paradis des taupes et des crapauds. Les orties arrivaient à la taille d’un homme normal, et les broussailles diverses commençaient à cerner lentement la maison. La Veuve en aurait eu une attaque.

 

— Il y a quelqu’un à la porte de la cuisine, déclara Vinny en continuant à fixer les flammes de l’âtre comme un vieux chat hiératique.

— Je n’ai rien entendu, répondit Charles (devenu un garçon de treize ans aussi peu séduisant que possible).

— Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelqu’un, rétorqua Vinny

L’œil morne de la « tête de morue au four » posée sur la table suivit Charles comme il traversait la cuisine pour aller ouvrir la porte. Il découvrit à ce moment que Vinny avait raison. Un homme se tenait sur le pas de la porte. Il retira son chapeau et dit d’une voix un peu fêlée, avec un sourire triste :

— Charles ?

Charles eut un pas de recul.

— Tu te souviens de moi, mon vieux ? demanda l’homme.

Charles n’aurait pas été plus pétrifié si une soucoupe volante avait atterri au milieu de la cuisine et si une troupe de Martiens en était descendue.

— Papa ? fit-il d’une toute petite voix.

Vinny arrivait en grognant, mais quand elle vit Gordon, la parole lui manqua. Elle devint carrément verte.

— Vin ? fit Gordon.

— Alors, te voilà ? finit par déclarer Vinny.

Isobel entra alors dans la cuisine et regarda avec curiosité cet étranger. Elle lui trouvait quelque chose d’un peu bizarre, mais elle n’aurait pu dire quoi.

— Papa ? répéta Charles.

Papa ? Comment ce pouvait-il être possible ? Gordon était mort, tué par la purée de pois. Il était mort depuis plus de sept ans. Etait-ce un fantôme ? L’homme avait les yeux d’un fantôme, mais il n’en avait pas la pâleur. Il était mince et bronzé, comme s’il avait travaillé au soleil. Quand ils pensaient à Gordon, ils voyaient l’homme de la photo au cadre d’argent – avec l’uniforme de la RAF, le sourire joyeux et les cheveux ondulés. Ce nouveau Gordon – fantôme ou imposteur – avait des cheveux très courts, blondis par le soleil, et son sourire était loin d’être joyeux.

— Papa ? répéta encore Charles, d’un ton de plus en plus angoissé.

— Content de me voir, mon vieux ? demanda Gordon d’une voix étranglée.

— Mais, Papa, fit Isobel, tu es mort !

— Mort ? dit Gordon en lançant un regard inquisiteur à Vinny.

Celle-ci haussa les épaules, mais Gordon insista :

— Tu leur as dit que j’étais mort ?

— Mère a estimé que c’était la meilleure solution, répondit Vinny. Nous pensions que tu ne reviendrais pas.

L’histoire avait soudain changé de cours. Gordon n’était pas mort mais vivant, sans doute le premier voyageur connu à revenir de l’au-delà. Le monde n’était plus gouverné par les lois de la logique, selon lesquelles les morts étaient morts et seuls les vivants se promenaient à la surface de cette terre. Gordon ne s’était jamais enfoncé dans un mur de brouillard, jamais noyé dans la purée de pois. Tout cela était une erreur.

— Quelqu’un a fait une erreur ? demanda Charles, incrédule.

Gordon répondit par l’affirmative en regardant d’un air sombre le mur d’en face, de sorte que Charles et Isobel se retournèrent pour voir s’il y avait là quelqu’un. Il n’y avait personne.

Quelqu’un (un mort) avait été identifié à tort comme étant Gordon. Le vrai Gordon avait été soudain frappé d’amnésie et était allé vivre en Nouvelle-Zélande sans savoir qu’il était le vrai Gordon, sans savoir qui il était. Sans rien savoir. Peut-être avait-il joué à trop de jeux, fait trop de tours de passe-passe et s’était-il mis à tout confondre. Ils l’entendirent plus tard parler d’« amnésie » autour de lui exactement comme ils avaient entendu la Veuve parler d’« asthme ». Les deux mots étaient très proches. Peut-être la Veuve et Gordon avaient-ils tout confondu.

— Il y a une personne que j’aimerais vous faire rencontrer, dit Gordon avec un petit sourire plein d’espoir. Elle attend dans la voiture.

Charles fit un drôle de bruit, comme s’il suffoquait.

— C’est Maman ? demanda-t-il, écartelé entre un espoir impossible et un écrasant désespoir.

Les traits de Gordon se contractèrent, et Vinny intervint en hâte, comme pour mettre les choses au point :

— Partie avec un galant.

Gordon la regarda comme s’il avait quelque mal à comprendre, et Vinny répéta d’un ton impatient :

— Eliza. Partie avec un galant.

Une expression de profond malaise se peignit sur le visage de Gordon à la mention du nom d’Eliza.

— C’est elle ? demanda Charles d’un ton pressant.

— Elle qui, mon vieux ?

Gordon semblait totalement hébété.

— C’est Maman qui est dans la voiture ?

Gordon parut réfléchir un long moment, puis il secoua lentement la tête et dit :

— Non, ce n’est pas elle.

— Bonjour ! lança alors une petite voix pimpante qui les fit tous quatre sursauter. Je suis votre nouvelle maman.

 

Le retour d’Eliza, avec tout ce qu’il pouvait impliquer de justice rendue, de souffrances effacées et d’espoir récompensé, ne semblait plus du tout imminent. Et si Gordon mort pouvait se révéler vivant, Eliza vivante risquait de se révéler morte.

— Où qu’elle soit, Izzie, déclara tristement Charles, elle ne reviendra jamais. Il faut bien se le dire.