QUELQUE CHOSE DE BIZARRE
Isobel. Isabelle. Isabelle Tarentelle – une danse un peu folle. Je suis folle, donc je suis. Isabelle. Belle. Suis-je belle ? Non, apparemment pas.
Ma géographie humaine est extraordinaire. Je suis grande comme l’Angleterre. Mes mains sont aussi larges que les Lacs de Cumbria, mon ventre a la taille de la lande de Dartmoor et mes seins se dressent à la hauteur des Monts Cheviots. Ma colonne vertébrale est la chaîne des Pennines et ma bouche l’estuaire de la Tamise. Ma chevelure flotte dans l’Humber et la fait déborder, et mon nez est l’une des blanches falaises de Douvres. En d’autres termes, je suis une grande fille.
Une étrange impression plane sur les rues pleines d’arbres, mais je ne saurais dire exactement laquelle. Je suis couchée dans mon lit, contemplant ma fenêtre mansardée que seul emplit le ciel du petit matin, comme une page bleue attendant d’être remplie. Nous sommes le premier jour d’avril, et c’est mon anniversaire, mon seizième – l’anniversaire mythique et légendaire. C’est l’âge où, traditionnellement, les manifestations de la symbolique sexuelle doivent commencer à apparaître, mais je n’ai jamais encore été embrassée par un homme, si l’on excepte mon père, Gordon, qui pose sur ma joue comme des pattes de mouche ses tristes petits baisers paternels.
Mon anniversaire s’est annoncé par quelque chose de bizarre – une sorte d’esprit odoriférant (muet et invisible), qui s’est attaché à moi comme une ombre aromatique. D’abord, j’ai cru qu’il s’agissait simplement de l’odeur de l’aubépine mouillée. C’est déjà, en soi, un parfum assez mélancolique, mais il y a aussi une curieuse odeur de moisi qui ne s’est pas limitée au rond-point de l’Aubépine, mais me suit partout. Elle descend la rue avec moi et m’accompagne chez d’autres gens (et repart avec moi, sans qu’il soit question de la semer). Elle flotte derrière moi dans les couloirs de l’école et s’assied à côté de moi dans le bus – le siège demeurant vide même si le bus est bondé.
C’est une senteur qui évoque les pommes de l’an dernier et l’intérieur des très vieux livres, avec, à la base, des pétales de roses mortes restées dans l’eau croupie du vase. C’est une odeur incroyablement triste, une concoction de solitude, une essence de chagrin et de soupirs réprimés. Si elle était un parfum mis dans le commerce, on ne pourrait jamais la vendre. On imagine la scène au comptoir : « Et avez-vous essayé Mélancolie, madame ? »
— Là, à côté de mon épaule gauche, dis-je à Audrey (mon amie).
Audrey respire profondément et me dit :
— Non.
— Rien ?
— Rien.
Audrey (qui est également ma voisine de la maison d’à côté) secoue la tête. Charles (mon frère) retrousse le nez comme un cochon truffier.
— Non, fait-il. Tu l’imagines.
Et il se détourne très vite pour cacher son visage de chien triste.
Pauvre Charles ! Il a deux ans de plus que moi, mais j’ai déjà quinze centimètres de plus que lui. Je dépasse le mètre soixante-quinze pieds nus. Un gigantesque chêne anglais (Quercus robustus). Mon corps est un tronc, mes pieds sont des racines, avec mes orteils qui creusent la terre noire comme de petites taupes toutes pâles. Ma tête est une couronne de feuilles se précipitant vers la lumière. Et si cela continue ainsi ? Je vais fuser à travers la troposphère, la stratosphère et me retrouver dans l’immensité de l’espace où je pourrai porter un diadème d’étoiles fourni par les Pléiades, un châle tissé par la Voie Lactée. Mon Dieu, mon Dieu, comme dirait Mrs. Baxter (la mère d’Audrey).
J’ai déjà un mètre soixante-quinze et je grandis de plus de deux centimètres et demi par an. Si cela continue, quand j’aurai vingt ans, j’aurai plus d’un mètre quatre-vingts.
— Quand j’aurai quarante ans, dis-je en comptant sur mes doigts, j’aurai presque deux mètres quarante.
— Mon Dieu, fait Mrs. Baxter, en fronçant les sourcils à cette seule idée.
— Et quand j’aurai soixante-dix ans, j’aurai plus de trois mètres trente. Je serai un phénomène de foire. La Géante de Glebelands.
— Tu es une femme réelle, maintenant, me dit Mrs. Baxter, après étude de mes monstrueuses données statistiques.
Une femme réelle. Mais par opposition à quoi ? À une femme irréelle ? Ma mère (Eliza) est une femme irréelle, partie et presque oubliée, ayant rompu tout lien avec la réalité le jour où elle s’est enfoncée dans un bois pour n’en jamais revenir.
— Vous êtes une grande fille.
Mr. Rice (notre pensionnaire payant) me lorgne d’un air mauvais comme nous nous effaçons l’un devant l’autre à la porte de la salle à manger. Mr. Rice est un voyageur de commerce, mais espérions qu’un jour, en s’éveillant, il s’apercevra qu’on l’a transformé en un insecte géant.
C’est vraiment dommage que Charles se soit bloqué à une altitude aussi minable. Il prétend qu’il faisait naguère un mètre soixante et un, mais que, la dernière fois qu’il s’est mesuré, ce qu’il fait fréquemment, il n’avait plus qu’un mètre soixante.
— Je rétrécis, déclare-t-il d’un air misérable.
Peut-être rétrécit-il vraiment, à mesure que je continue à grandir (rien ne m’arrête). Peut-être sommes-nous liés par quelque loi physique étrange. Peut-être sommes-nous, de par notre parenté, les deux extrémités d’un univers linéaire élastique, l’un devant se faire plus petit à mesure que l’autre se fait plus grand.
— Il est vraiment bas du cul, dit plus succinctement Vinny (notre tante).
Charles est aussi affreux qu’un gnome de contes de fées. Ses bras sont trop longs pour son corps en forme de barrique, son cou trop court pour sa grosse tête. Il a l’air d’un homoncule atteint par la limite d’âge. Malheureusement, ses boucles cuivrées (autrefois si mignonnes) ont tourné au rouge carotte et son visage couvert de taches de rousseur est également piqueté de cratères, comme la surface d’une planète sans vie, tandis que sa protubérante pomme d’Adam monte et descend sous son menton comme un ascenseur. C’est dommage que je ne puisse pas lui transférer quelques-uns de mes centimètres ; j’en ai plus qu’il n’en faut.
Les filles ne sont guère attirées par Charles et jusqu’ici, il n’a pas réussi à en persuader une seule de sortir avec lui.
— Je mourrai probablement vierge, proclame-t-il d’un air lugubre.
Pauvre Charles ! Lui non plus n’a jamais été embrassé. La solution, je suppose, serait que nous nous embrassions l’un l’autre, mais l’idée d’inceste, bien que séduisante dans le théâtre de l’époque de Jacques Ier, l’est beaucoup moins à domicile.
— L’inceste, dis-je à Audrey, c’est difficile à imaginer, non ?
— Vraiment ? fait-elle.
Son regard de colombe triste perdu dans l’espace, elle a l’air d’une sainte sur le point d’être martyrisée. Elle fait également partie de ceux qu’on n’a jamais embrassés ; son père, Mr. Baxter (le directeur de l’école primaire locale), ne laisse pas un seul garçon l’approcher. En dépit des protestations de Mrs. Baxter, il a décidé qu’Audrey ne devait jamais grandir. Si elle se met à prendre des formes un peu voluptueuses, Mr. Baxter l’enfermera probablement tout au sommet d’une très haute tour. Et si des garçons commencent à remarquer les formes en question, il y a gros à parier que Mr. Baxter les trucidera, les cueillant un à un lorsqu’ils tenteront l’escalade des sommets de Sithean accrochés à la longue chevelure roux doré d’Audrey.
« Sithean » est le nom de la maison des Baxter. « She-ann », explique Mrs. Baxter avec son adorable accent, est un mot écossais. Fille d’un pasteur de l’Eglise d’Ecosse, Mrs. Baxter a été élevée dans le Perthshire (« Pairrrthshiyer »), ce qui explique sans nul doute cet accent. Mrs. Baxter est aussi gentille que son accent et Mr. Baxter est aussi mesquin que le petit trait de moustache qui surplombe sa lèvre supérieure et aussi néfaste que la pipe malodorante qu’il fume.
Grand et maigre, Mr. Baxter est le fils d’un mineur, et il y a encore des traces de charbon dans sa voix, malgré ses lunettes à monture d’écaillé et ses vestons de tweed renforcés de cuir aux coudes. Il est très difficile de déterminer son âge si l’on n’a pas de renseignements précis à cet égard. Mrs. Baxter possède ses renseignements et elle aurait du mal à les oublier, car Mr. Baxter se fait un devoir de les lui rappeler fréquemment (« Souviens-toi, Moira, je suis plus âgé que toi, et je connais mieux la vie »). Audrey et Mrs. Baxter appellent toutes deux Mr. Baxter « Papa ». Quand elle était élève dans sa classe, Audrey devait l’appeler « Mr. Baxter », et si elle oubliait de le faire, il la mettait au piquet devant tous les élèves pour le reste du cours. Personne ne l’appelle « Peter », ce qui est son nom.
Pauvre Charles ! Je suis persuadée que tout irait mieux pour lui s’il était plus grand.
— Pourquoi ? rétorque-t-il. Cela ne va pas si bien pour toi, non ?
Parfois, je me surprends à penser des choses folles – que, par exemple, si notre mère était encore là, Charles serait plus grand.
— Est-ce que notre mère était grande ? demande Charles à Vinny.
Notre tante Vinny – aussi vieille que le siècle (soixante ans) mais moins joyeuse – est la sœur de notre père et non celle de notre mère. Notre mère n’avait apparemment aucune famille – encore qu’elle ait bien dû en avoir eu une à un moment ou un autre, à moins d’être sortie d’un œuf comme Hélène de Troie. Et même à ce moment, Léda aurait sûrement couvé cet œuf, non ? Notre père, Gordon, est grand.
— Mais Eliza ? demandons-nous.
Les contorsions faciales de Vinny tendent à indiquer une profonde réflexion, mais tout reste flou. On peut détailler certains traits physiques – les cheveux noirs, le nez insolent, les fines chevilles – mais l’ensemble Eliza n’a aucune substance.
— Me souviens pas, fait Vinny comme à son habitude.
— Je pense qu’elle était très grande, dit Charles, oubliant combien il était lui-même petit la dernière fois que nous avons vu notre mère.
« Et tu es sûre qu’elle n’était pas rousse ? ajoute-t-il, se refusant à perdre espoir.
— Personne n était roux, affirme Vinny d’un ton définitif.
— Quelqu’un devait bien l’être.
L’absence d’Eliza a modelé nos vies. Elle est partie « tout à coup avec son ami de cœur », comme dit Vinny, et, pour une raison ou pour une autre, elle a oublié de nous emmener avec elle. C’était peut-être un moment d’absence, peut-être avait-elle eu l’intention de revenir mais n’avait-elle pas retrouvé le chemin. On a vu des choses plus curieuses arriver. Notre père, par exemple, s’éclipsa lui aussi après la disparition de notre mère, et, lorsqu’il revint sept ans plus tard, invoqua l’amnésie.
— Congé spécial pour mauvaise conduite, commenta de façon aussi aigrelette que mystérieuse Tante Vinny.
Quant à notre mère, nous avons attendu presque toute notre vie d’entendre son pas dans l’allée, le bruit de sa clé dans la serrure, attendu qu’elle revienne dans notre existence (« Me voilà, mes chéris ! ») comme si rien ne s’était passé. Ce ne serait pas la première fois qu’une telle chose se produirait.
— Anna Fellows, de Cambridge, Massachusetts, rapporte Charles (qui est expert en ces affaires), a quitté son domicile en 1879 et est revenue vingt ans plus tard comme si de rien n’était.
Si ma mère devait revenir, ne reviendrait-elle pas à temps pour mon seizième anniversaire ?
C’est comme si Eliza n’avait jamais existé ; il ne reste rien de sa vie – ni photographies, ni lettres, ni menus objets. Les choses qui rattachent les gens à la réalité sont toutes absentes. Les souvenirs d’elle sont comme les ombres d’un rêve, tentatrices et inaccessibles. Avec Gordon, « notre Papa », la personne qui devrait le mieux se souvenir d’Eliza, il n’y a pas de conversation possible : le sujet le rend muet.
— Elle devait avoir perdu la tête pour abandonner deux aussi mignons enfants, dit gentiment Mrs. Baxter (pour Mrs. Baxter tous les enfants sont mignons).
Vinny affirme volontiers, elle aussi, que notre mère avait « perdu la tête ». Au sens figuré ou au sens propre ? Auquel cas elle est peut-être morte et erre dans une autre dimension avec sa tête sous le bras, comme un fantôme d’opérette.
Si seulement nous disposions de quelques souvenirs maternels concrets, de quelques preuves matérielles de son existence passée – un mot écrit de sa main, par exemple ! Avec quelle minutie et quelle passion nous étudierions le plus banal et le plus prosaïque des messages – « À ce soir » ou « N’oubliez pas d’acheter du pain » –, tentant d’y déchiffrer sa personnalité, d’y lire l’amour immodéré qu’elle portait à ses enfants, d’y rechercher le message codé expliquant pourquoi elle devait s’en aller. Mais elle ne nous a pas laissé la moindre lettre de l’alphabet à partir de laquelle nous pourrions reconstituer son personnage, et c’est à partir du néant que nous devons la recréer.
— Ce n’était pas une sainte, votre maman, vous, savez, nous dit Debbie, ramenant Eliza dans les médiocres limites de son propre vocabulaire.
Eliza (ou, en tout cas, l’idée qu’on se fait d’Eliza), « notre maman », n’est pas un sujet facile. Invisible, elle était devenue sublime – la Vierge Marie, la Reine de Saba, la reine des cieux et la reine de la nuit en une seule personne, la souveraine de notre univers imaginaire.
— Enfin, ajoute Debbie d’un air suffisant, d’après ce que dit votre papa.
Mais que dit au juste « notre papa » ? À nous, rien du tout, c’est sûr.
Qui est Debbie ? C’est le succédané gras et blême que « notre papa » a choisi il y a quatre ans pour remplacer « notre maman ». Au cours de son périple de sept années sur les eaux du Léthé (ou, en fait, dans l’île septentrionale de Nouvelle-Zélande), Gordon a totalement oublié Eliza (pour ne pas parler de nous) et il a fini par revenir de son voyage avec une femme totalement différente : l’épouse-Debbie, avec ses bouclettes brunes permanentées, ses petits cils porcins et ses doigts boudinés aux ongles dûment rongés. La femme-poupée, avec sa figure ronde, ses yeux couleur d’eau de vaisselle et sa voix où un léger chuintement antipodéen venait balayer les marécages d’Essex. La femme-enfant, de quelques années seulement plus âgée que nous. Cueillie au berceau par Gordon, selon Vinny, qui est l’ennemie jurée de l’épouse-Debbie.
— Considérez-moi comme votre grande sœur, nous a dit Debbie à son arrivée.
Elle a maintenant changé de refrain. Je pense qu’elle préférerait n’avoir aucun lien de famille avec nous.
Comment Gordon a-t-il pu oublier ses propres enfants ? Sa propre femme ? A-t-il entendu dire, au cours de ses années perdues de l’autre côté du monde, qu’on échangeait les femmes usées contre des femmes neuves et remplacé notre mère par l’épouse-Debbie ? Peut-être qu’au moment même où je parle, le trésor qu’était Eliza (plus précieux que la rançon d’un roi) se trouve enfermé dans quelque caverne bizarre, attendant que nous venions le chercher.
Il est difficile de savoir quelles fables Gordon a pu raconter à Debbie, là-bas, aux antipodes, mais il ne semble pas l’avoir très bien préparée aux réalités de la vie chez nous.
— Alors, ce sont tes petits enfants, Gordon ? a-t-elle déclaré d’un air incrédule quand il nous a présentés à elle.
Elle s’attendait sans doute à découvrir deux charmants et minuscules bambins, ravis d’être arrachés à la condition d’orphelins. Gordon ne semblait pas se rendre compte que, durant les sept années qui venaient de s’écouler, nous étions devenus des enfants de l’ombre, vivant dans un endroit où le soleil ne brillait jamais.
Dieu sait comment elle s’imaginait Arden – le Taj-Mahal, un gentil pavillon de banlieue, peut-être même un petit château tranquille et pimpant, mais sûrement pas ce sinistre musée faux-Tudor. Quant à Vinny…
— Bonjour, Tante V., dit Debbie, en tendant la main pour saisir la patte griffue de Vinny. Quel plaisir de vous rencontrer enfin !
« Tante V. » faillit s’étrangler.
— Tante V., Tante V. ! l’entendîmes-nous marmonner ensuite. Je ne suis la foutue tante de personne !
Elle oubliait visiblement qu’elle était notre foutue tante.
Mon frère Charles a quitté l’école sans que ses professeurs aient réussi à discerner en lui quelque talent particulier. Il travaille maintenant au rayon de l’électroménager de Temples, le majestueux grand magasin de Glebelands, construit à l’origine pour éclipser les concurrents londoniens et s’étant enorgueilli autrefois de la présence sur son toit d’une tonnelle très bucolique, avec pelouse, ruisseaux et bétail apprivoisé. C’était, bien sûr, il y a longtemps, à une époque presque mythique (1902), et Charles doit se contenter d’un cadre plus banal, consistant essentiellement en un assortiment d’aspirateurs, de séchoirs à cheveux et d’électrophones avec radio combinée. Charles ne semble ni particulièrement heureux ni particulièrement malheureux de cette vie. Je pense que le plus clair de son temps est consacré à la rêvasserie. C’est le genre de garçon – je ne me vois pas pensant un jour à Charles comme à un homme – qui croit qu’à tout moment quelque chose de fabuleux peut soudain arriver et changer sa vie à tout jamais. Comme presque tout le monde, en fait.
— Ne penses-tu pas, me dit-il, les yeux presque exorbités par l’effort qu’il fait pour chercher ses mots, que quelque chose va arriver ?
— Non.
Je mens, car cela ne sert à rien de l’encourager.
— Je ne fais que tuer le temps à Temples, affirme-l-il pour justifier son existence sans gloire apparente. (Il devrait faire attention, car, un jour, c’est le temps qui pourrait bien le tuer.)
Charles a aussi ses petites passions personnelles pour l’occuper. Rien d’aussi normal que les collections de timbres ou l’ornithologie, qui suffisent habituellement à combler les jeunes banlieusards, mais une véritable obsession pour les mystères de l’univers – avec extraterrestres et soucoupes volantes, civilisations disparues, mondes parallèles et voyages dans le temps. Il se préoccupe de la vie dans d’autres dimensions, aspirant à un monde autre que celui dans lequel il vit, et dont il ne retire sans doute que peu de satisfactions.
— Ils sont là-bas, quelque part, dit-il en contemplant d’un air d’envie le ciel nocturne. (« Et s’ils ont deux sous de bon sens, ils y resteront », grogne Vinny.)
Les disparitions mystérieuses sont sa spécialité. Il en prend note de façon frénétique dans de multiples carnets, cataloguant tout ce qui s’est évanoui un jour sans laisser de traces – des navires et des gardiens de phare à des colonies entières de puritains du Nouveau Monde.
— Roanoke, déclare-t-il, le regard brillant. Une colonie entière de puritains disparaît en 1587, y compris le premier enfant blanc jamais né en Amérique.
— Ouais, peut-être que les Indiens se sont chargés d’eux, commente Carmen (McDade, mon amie) en refermant le carnet.
Carmen ignore que les mots « propriété » et « privée » peuvent éventuellement cohabiter dans la même phrase.
Charles cherche un facteur commun à ces phénomènes. Le grand nombre de navires retrouvés sans équipage en haute mer n’est pas dû aux périls de l’océan mais à des enlèvements perpétrés par les extraterrestres. La tendance des garçons prénommés Oliver (« Enfin, deux au moins », avoue-t-il quand on le pousse dans ses retranchements) à disparaître en allant chercher de l’eau au puits, le nombre de fermiers du sud des Etats-Unis s’évanouissant en traversant un champ – ce qui inspira un texte à Ambrose Bierce « avant qu’il ne disparût lui-même, Izzie ! » – sont autant de manifestations d’un vaste complot ourdi dans un autre monde.
La catégorie qui excite le plus Charles – ce qui n’est guère étonnant compte tenu de la propension de nos propres parents à disparaître – est celle des individus – la jeune fille de bonne famille sortie prendre l’air en ville, l’homme cheminant de Leamington Spa à Coventry – qui s’évaporent soudain dans les circonstances les plus banales.
— Benjamin Bathurst, Orion Williamson, Dorothy Arnold, James Worson… Juste comme cela ! précise Charles en faisant claquer ses doigts comme un prestidigitateur de troisième zone, un sourcil tout rouge levé pour souligner l’insolite de la situation.
— Dématérialisation, Izzie, ajoute-t-il avec force. Cela peut arriver à tout le monde à tout moment.
Réconfortante pensée.
— Ton frère est un dingo, me dit Carmen en suçant si fort un bonbon à la menthe que ses joues semblent se rejoindre à l’intérieur de la bouche. Il devrait voir un médecin.
Mais le vrai problème est à coup sûr de savoir où vont les gens qui disparaissent dans l’air ambiant. Vont-ils tous au même endroit ? Car, en ce cas, « l’air ambiant » doit être très encombré, bondé d’animaux, d’enfants, de bateaux, d’avions, d’hommes et de femmes de toutes sortes.
— Et si notre mère n’était pas partie ? fait Charles, assis au pied de mon lit et contemplant le ciel bleu par la fenêtre. Si elle s était simplement dématérialisée ?
Je lui fais observer que « simplement » n’est peut-être pas le mot qui s’impose en pareil cas, mais je vois ce qu’il veut dire : en ce cas, notre mère n’aurait pas volontairement abandonné ses enfants (nous). Et ainsi de suite.
— La ferme, Charles !
Je m’enfouis la tête sous l’oreiller, mais je continue à l’entendre.
— Des extraterrestres, proclame-t-il d’un ton définitif. Ces gens ont été enlevés par des extraterrestres. Et notre mère aussi. C’est ce qui lui est arrivé.
— Enlevée par des extraterrestres ?
— Et pourquoi pas ? demande Charles avec force. Tout est possible.
Certes, mais qu’est-ce qui est le plus probable en réalité : une mère enlevée par des extraterrestres, ou une mère s’enfuyant avec un autre homme ?
— Les extraterrestres, à coup sûr, rétorque Charles.
Je me dresse dans mon lit et lui donne un violent coup de poing dans les côtes pour le faire taire. Bien du temps a passé, maintenant (onze ans), mais Charles ne peut toujours pas se résoudre à laisser partir Eliza.
— Va-t’en, Charles !
— Non, non, non, dit-il avec une petite lueur de folie dans le regard. J’ai trouvé quelque chose.
— Quoi donc ?
Il n’est encore que huit heures du matin et Charles est vêtu de son pyjama rayé marron et blanc avec « Age 12 ans » inscrit sur une étiquette à l’intérieur du col. Il semble avoir oublié que c’est mon anniversaire.
— C’est mon anniversaire, Charles.
— Oui, oui. Regarde…
De la poche rayée de son pyjama, il sort un objet enveloppé dans un mouchoir.
— J’ai trouvé cela, fait-il en chuchotant comme à l’église, au fond d’un tiroir.
— Au fond d’un tiroir ? (Ce n’est pas mon cadeau d’anniversaire, en ce cas.)
— Dans le buffet. Je cherchais du papier collant. (Pour finir d’emballer mon cadeau, j’espère.) Regarde.
— Un vieux poudrier ? fais-je d’un ton dubitatif.
— Son poudrier ! s’exclame triomphalement Charles.
Il n’est pas besoin de demander à qui se rapporte ce possessif souligné trois fois. Charles a ce ton particulier, à la fois respectueux et mystique, qu’il adopte lorsqu’il parle d’Eliza.
— Tu n’en sais rien.
— C’est écrit dessus ! dit-il en me brandissant l’objet devant le visage.
C’est un poudrier d’allure coûteuse mais d’apparence vieillotte – mince et plat comme une sorte de disque d’or. Le couvercle est en émail bleu avec des incrustations de nacre figurant des palmiers. Le ressort d’ouverture fonctionne encore. À l’intérieur, la houppette a disparu, une pellicule de poudre recouvre le miroir. Le reste de la poudre – rose pâle – s’est concentré tout au fond du poudrier.
— Il n’y a absolument rien pour prouver que c’était à elle, dis-je avec humeur.
Charles m’arrache le poudrier des mains et le retourne de telle façon qu’une très fine pluie de poudre vient s’abattre sur ma couette.
— Regarde, fait-il.
Sur la partie inférieure, on distingue une inscription gravée. Je place le poudrier à la lumière et lis :
A mon épouse chérie Eliza à l’occasion de son vingt-troisième anniversaire, son mari aimant Gordon. 15 mars 1943.
Bien qu’assise dans mon lit, je me sens soudain très faible. C’est pas tellement le poudrier, qui me fait cet effet, ni même les mots qui y sont gravés, c’est la poudre rose, avec son parfum doux et suranné, son parfum de femme et, sans aucun doute, de mélancolie.
— En tout cas, conclut Charles, moi, je dis que c’est le sien.
Sur quoi il remet le poudrier dans sa poche d’un air boudeur et s’en va sans me souhaiter bon anniversaire.
Un peu plus tard, Gordon passe la tête à la porte de ma chambre, et me gratifie d’une tentative de sourire (même en ces occasions, mon père réussit à paraître triste) en me disant :
— Bonjour, ma fille de seize ans.
Je ne lui parle pas du poudrier, car cela ne ferait que le rendre plus sombre encore, et il est peu probable que cela lui fasse retrouver la mémoire au sujet de sa première femme, alors que rien d’autre n’en est capable. Peut-être que, pendant ses sept années perdues de l’autre côté du monde, Eliza a été effacée de ses cellules cérébrales par des extraterrestres. (C’est la théorie de Charles, inutile de le dire.) Mais là, nous avons affaire à un homme qui a aussi oublié qu’il était lui-même, en plus d’oublier sa plus proche famille. Cependant, quand il est revenu – passant la porte aussi calmement qu’Anna Fellows l’avait fait en 1899 –, il se rappelait parfaitement qui nous étions. (« N’est-ce pas un miracle, a dit Mrs. Baxter, qu’il se rappelle subitement qui il est après tout ce temps ? »)
Il me tend une tasse de thé et me dit :
— Je te donnerai ton cadeau plus tard.
Ces paroles sont plus exaltantes que le ton sur lequel il les dit. (Il en est toujours ainsi avec mon père.)
— As-tu vu Charles quelque part ?
C’est une autre particularité de mon père : il interroge constamment tout le monde sur l’emplacement présumé d’autres personnes – « As-tu vu Untel ? », « Sais-tu où est Unetelle ? ». Alors que, généralement, celui ou celle dont il s’enquiert se trouve à l’endroit et dans la situation habituels : Vinny dans son fauteuil, Debbie dans la cuisine, Charles plongé dans Bradbury ou Philip K. Dick, Mr. Rice faisant Dieu sait quoi dans sa chambre. Un jour, peu après son arrivée chez nous, Debbie a frappé péremptoirement à la porte de Mr. Rice, plumeau et encaustique en main, et est ressortie très vite en voyant ce qu’il était en train de faire.
— Quoi donc ? a demandé avidement Charles.
Mais Debbie s’est refusée à la moindre précision.
— Mes lèvres sont scellées, a-t-elle déclaré pompeusement.
Si seulement son nez pouvait l’être aussi…
Pour ma part, on me trouve généralement étendue sur mon lit, à l’imitation du défunt Chatterton, tuant le temps en lisant livre après livre (les seuls « autres mondes » à peu près sûrs que j’aie découverts jusqu’ici).
— Je suppose que Charles est dans sa chambre, dis-je à Gordon.
Et celui-ci prend une mine extrêmement surprise, comme si c’était le dernier endroit qu’il aurait pu imaginer.
Gordon aimerait peut-être que Charles en fasse un peu plus, mais il ne dit rien. Après tout, Gordon est un homme qui a réussi à en faire toujours moins. Il a été autrefois un personnage tout à fait différent, héritier de notre fortune conquise dans le petit commerce grâce à l’épicerie Fairfax et Fils – héritage dilapidé depuis longtemps par pure négligence. L’ancien magasin Fairfax et Fils, maintenant appelé « Maybury », est, à ce moment précis, en train de devenir le premier supermarché de Glebelands, et sur le point d’engranger de somptueux profits pour d’autres que nous. Et avant cela, avant d’être épicier, Gordon a encore été quelqu’un d’autre (à une époque mythique : 1941) – un héros, un pilote de chasse, avec des décorations et des photographies pour le prouver. Personnage autrefois éblouissant, il est revenu de son périple de sept ans fané et amoindri, pas vraiment « notre papa ».
— Peut-être que ce n’est pas du tout Papa, suggéra tranquillement Charles à l’époque. (Et il est vrai que, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, il ne ressemblait plus à ce qu’il avait été.)
Mais si ce n’était lui, qui d’autre ?
— Quelqu’un se faisant passer pour Papa, expliquait Charles. Un imposteur. Un truc comme ce qu’on raconte dans Les Envahisseurs venus de Mars, où les corps des parents sont occupés par des extraterrestres.
Ou peut-être venait-il d’un monde parallèle. Un père sorti d’un miroir.
Bien sûr, il s’agissait peut-être simplement de Gordon rentrant chez lui après sept ans d’absence avec une nouvelle femme, et peut-être Eliza n’allait-elle jamais revenir. Mais cette version de la réalité n’était pas à notre goût.
Malcolm Lovat. Si je devais choisir un cadeau d’anniversaire, ce serait lui. Il est ce que je veux pour mon anniversaire, pour Noël et pour toutes les fêtes carillonnées, ce que je veux plus que tout en ce monde vaste et sombre.
Son nom même a un parfum de romantisme et de générosité (Lovat, pas Malcolm{1}). Je l’ai connu toute ma vie, les Lovat habitant avenue des Châtaigniers, et il est devenu, en grandissant, beau, svelte et de superbe prestance – ce qui n’est pas aussi courant qu’on pourrait le penser parmi les garçons du lycée de Glebelands.
Les filles l’idolâtrent. C’est le genre de garçon qu’on peut présenter à sa mère (si on en a une), et le genre de garçon avec lequel on peut mourir d’amour – un garçon tout terrain, en fait. Nul ne parle jamais de Malcolm Lovat sans évoquer le grand avenir qu’il a devant lui ; il poursuit ses études de médecine au Guys Hospital de Londres et est actuellement à Glebelands pour les vacances de Pâques.
— Je suis les traces de mon père, dit-il avec un petit sourire contraint.
Son père est gynécologue. Une spécialité qualifiée de « perverse » par Vinny – qui a eu des « ennuis de femme » soignés par Mr. Lovat.
— Quel homme choisit de passer sa vie à mettre ses mains dans le corps des femmes ? demande-t-elle. Des pervers, voilà ce que c’est !
Je me demande où Charles et moi irions si nous suivions les traces de notre père. Tout droit au néant, sans doute.
Malcolm veut se spécialiser dans la chirurgie du cerveau, ce qui me paraît tout aussi pervers ; quel homme sain d’esprit peut choisir de passer sa vie à mettre ses mains dans la tête des autres ?
Pauvre Malcolm ! Sa mère est une véritable ogresse. Ses parents sont si snobs et si intolérants qu’il semble prodigieux qu’ils puissent avoir un fils comme Malcolm. Enfin, peut-être pas si prodigieux que cela, puisque Malcolm est un enfant adopté. Les Lovat étaient déjà âgés quand l’adoption a eu lieu.
— Je pense, dit Malcolm, qu’ils n’ont pas dû savoir quoi faire de moi quand je suis arrivé. Je ne buvais pas de gin et je ne jouais pas au bridge.
Maintenant il a appris à faire les deux.
— Mais, Iz, me dit-il d’un air sombre en partageant avec moi un paquet de chips, je ne sais pas si je veux vraiment être médecin…
Ce qu’il y a d’épouvantable, c’est qu’il me considère comme une amie, presque un ami.
— Tu es une bonne copine, Iz, soupire-t-il.
Je suis son amie, sa « copine », sa « pote » – à peine représentante du genre féminin et certainement pas, en tout cas, l’objet de ses désirs charnels. J’ai passé trop d’années à errer dans les rues sur ses talons comme un grand chien fidèle.
Je retombe dans une douce somnolence matinale. C’est le week-end, et il en faut plus qu’un anniversaire pour me tirer du lit. La possibilité de dormir est trop précieuse. Nous avons le sommeil difficile et agité à Arden, nous entendons tous les cris des chouettes et les aboiements des chiens ponctuer les heures nocturnes.
— Pas encore endormie ? me demande un Gordon tout ébouriffé lorsque nous nous croisons dans l’escalier au milieu de la nuit.
— Toujours debout ? fait d’un ton aigre une Vinny en liseuse tricotée et filet à cheveux.
Quand je me réveille, le ciel n’est plus d’un bleu tranquille. De petits nuages blancs y jouent à se poursuivre devant ma fenêtre, que le vent secoue. Que va-t-il m’arriver pour mon anniversaire ? Je m’extrais avec répugnance de mon lit.
Bien sûr, j’aurais pu aller passer le week-end avec Eunice.
— Qu’est-ce que tu dirais, m’a-t-elle demandé d’un ton plein d’enthousiasme, de venir camper avec nous à Cleethorpes ? Ce serait une chouette façon de passer ton anniversaire.
La très enthousiaste Eunice est bien la dernière personne que j’aurais choisie comme amie, mais, évidemment, vous ne choisissez pas vos amis, ce sont eux qui vous choisissent. Dès son arrivée à l’école secondaire, Eunice s’est attachée à moi comme un bigorneau et y est restée solidement accrochée bien que je n’aie rien en commun avec elle et que je passe un temps considérable à essayer de la décoller. Je pense que j’ai été tout bonnement la première personne qu’elle a vue quand elle a franchi les portes de l’école. (« Comme si on lui avait jeté un sort ou quoi ? » demande Audrey d’un ton badin.) Mais Eunice n’est pas le genre de fille à qui l’on jette des sorts ; elle est bien trop raisonnable pour cela.
Elle a un physique parfaitement ingrat : chaussettes montantes blanches, raie sur le côté avec barrette, lunettes à grosse monture noire. Elle n’a pas paru changer au cours de ces cinq dernières années, à part que sa poitrine n’est plus plate et qu’elle a des poils noirs sur les mollets, comme si quelqu’un avait arraché les pattes d’un contingent d’araignées pour les lui coller méticuleusement sur les jambes. C’est une fille sans un brin d’humour, qui mène une vie très organisée – le genre à préparer toutes ses affaires pour le lendemain et à faire ses devoirs dès qu’elle rentre de l’école. Ma façon à moi d’être organisée est de me coucher avec mon uniforme scolaire en vue du lendemain.
Eunice sait tout sur tout, et ne vous le laisse jamais oublier. Dans la rue, vous ne pouvez pas passer devant une boîte aux lettres ou devant un chat sans qu’Eunice vous gratifie d’un cours sur l’invention de la poste ou l’évolution des félidés. Clic, clic, clic ! Le cerveau d’Eunice se met en marche. Il est formé très différemment du mien. Alors que, dans le mien, on tombe sur un fatras de réminiscences poético-artistiques et de résidus émotionnels divers, mêlant le monologue d’Hamlet, le naufrage du Titanic et la mort du Roi Arthur, le cerveau d’Eunice est organisé comme une bibliothèque de référence dont les rayons seraient bondés, le système de classement parfait et dont la bibliothécaire ne prendrait jamais de vacances. Clic, clic, clic !
Eunice est cheftaine de Guides et l’on ne peut plus voir son uniforme tant il est couvert de badges. Elle enseigne le catéchisme, chante dans le chœur, joue goal dans l’équipe de hockey, est championne d’échecs de l’école et aime tricoter. Elle entend faire carrière dans la recherche scientifique, avoir deux enfants, un garçon et une fille (elle va sans doute les tricoter) et un mari digne de confiance, avec un emploi bien rétribué.
Sa mère, Mrs. Primrose, s’exclame toujours :
— Oh, tu as amené tes amies, Eunice !
Elle semble à chaque fois sidérée qu’Eunice soit capable d’avoir des amies. Les Primrose habitent boulevard des Lauriers, ce qui est un peu trop près pour mon goût.
« Primrose », nous en sommes tous d’accord, est un très joli nom, évoquant toutes les fleurs les plus printanières, et c’est dommage qu’il s’assortisse simplement d’« Eunice ». On aurait sans doute dû appeler celle-ci « Marguerite, Rose, Primevère ou même… Primerose ».
Ces propos s’adressent, durant mon modeste déjeuner d’anniversaire, à Charles, dans l’espoir de l’amener à s’intéresser à Eunice, en partant du principe que deux moins risquent, en s’additionnant, de donner un plus.
— Rosette, ajoute alors Mr. Rice sans qu’on lui ait rien demandé, Rosine, Jacinthe, Fougère…
— Chardon, Ortie, Herbe-à-Chats, intervient malignement Vinny.
— Violette, fait alors Charles d’un ton rêveur. C’est un joli nom…
Mr. Primrose, le père d’Eunice, est actuaire dans la journée et acteur le soir (cette brillante formule constitue sa plaisanterie favorite). Il dirige une troupe locale d’amateurs – « Les Comédiens de Lythe » – et manifeste ses penchants artistiques en portant un nœud-papillon à son travail et un foulard chez lui. J’ai toujours fait la sourde oreille à ses propositions de me joindre aux « Comédiens », car ceux-ci sont de ces troupes qui ne déclenchent l’hilarité du public que lorsqu’elles jouent des tragédies. Debbie, elle, s’est récemment laissé convaincre, mais elle n’a pas encore été admise sur scène. Il semble que Mr. Primrose lui-même ait encore quelque discernement.
Mr. Primrose a, en son temps, interprété de façon tout à fait convaincante Lady Bracknell dans la pièce d’Oscar Wilde.
— Oh ! Il répète toujours des rôles de ce genre, dit Eunice. L’autre jour, je l’ai trouvé avec le négligé de Maman.
Je me demande si c’est bien normal. Mais, au fond, qu’est-ce qui est normal ? Pas la famille de Carmen, en tout cas ; les McDade sont si naturellement portés à la violence que la moindre de leurs manifestations d’amitié – une claque sur la nuque, un coup de poing à l’estomac – est capable de vous expédier à l’hôpital.
— Ouais, dit Carmen en faisant claquer son chewing-gum comme un fouet, c’est pas très chouette.
Carmen est mince comme un ver de terre et a une peau jaune et cireuse presque transparente, sous laquelle ses veines bleues apparaissent comme sur une mannequin de salle d’anatomie. Ce qu’elle a de pire, ce sont ses pieds – maigres et plats, avec les orteils en éventail, et beaucoup trop grands pour le reste de son corps, les veines semblant tracer à leur surface tout un réseau ferroviaire. S’ils sont comme cela à seize ans, à quoi ressembleront-ils quand elle sera vieille ? Mais, en fait, elle est déjà vieille.
Carmen a quitté l’école à la première occasion, et elle est déjà fiancée à un costaud portant le nom improbable de Bash, qui pourrait facilement passer pour l’un de ses frères. Elle a son avenir tout tracé – le mariage, les enfants, la maison, le long cheminement vers la vieillesse.
— Ce n’est pas très romantique, non ? lui dis-je avec prudence.
Mais elle me regarde comme si je parlais un autre langage, un langage qu’elle ne connaîtrait pas. Carmen a trouvé un emploi au comptoir des fromages des British Home Stores, me contraignant à passer un temps considérable dans le magasin en faisant mine de convoiter ardemment une demi-livre de cheddar.
Cela n’a pas l’air si mal, en fait. Je ne crois pas que cela me dérangerait de travailler à un comptoir de fromages. Cela me laisserait l’esprit libre de vagabonder à son aise – et j’aime bien être seule dans ma tête, j’y suis habituée. Mais, bien sûr, ce serait sans doute le contraire qui se produirait : seul le fromage me remplirait l’esprit. Et les réactions de Carmen ne font que confirmer ce soupçon.
Et il y a la pauvre Audrey, si silencieuse et effacée, si terrorisée par la maléfique présence de Mr. Baxter qu’il faut parfois y regarder à deux fois pour s’assurer qu’elle est toujours là. C’est peut-être comme cela, au fond, que les gens disparaissent – pas d’un seul coup, brutalement, comme dans le monde inexpliqué de Charles, mais lentement, jour après jour, s’effaçant eux-mêmes.
Avec son corps d’elfe et ses cheveux d’ange, Audrey est immatérielle. C’est à peine si elle fait partie du monde concret. « Mange quelque chose, Audrey, s’il te plaît », insiste constamment Mrs. Baxter. Il arrive qu’elle suive Audrey pas à pas tout autour d’une pièce, avec un bol et une cuiller à la main, comme si elle attendait que sa fille ouvre la bouche par inadvertance et lui permette ainsi d’y enfourner quelque nourriture. Je m’attends à moitié à voir, un de ces jours, Mrs. Baxter régurgiter une petite boule d’aliments pour l’enfoncer dans le petit bec d’Audrey. Celle-ci traîne depuis des semaines un virus dont elle n’arrive pas à se débarrasser et erre autour de Sithean, l’air malheureux et souffreteux, emballée dans d’immenses cardigans et des pulls déformés.
— Qu’a donc Audrey ? lance Mr. Baxter d’un ton furieux, comme si sa fille se rendait malade à seule fin de l’ennuyer.
Nous sommes toutes mal fichues d’une certaine façon, à l’intérieur ou à l’extérieur. La tante de Carmen, Wanda, travaille dans une chocolaterie et inonde les McDade de produits déclarés impropres à la vente pour malformations diverses : chocolats à la menthe biseautés, biscuits sans trous ou gaufrettes collées ensemble. Chaque fois que je pense à nous – Carmen, Audrey, Eunice ou moi-même –, j’évoque les menus cadeaux de Wanda : des filles rejetées pour vice de forme.
Pourquoi n’ai-je pas pour amies de véritables beautés nordiques – grandes, normales et bronzées ? Des amies comme Hilary Walsh. Hilary est présidente des élèves au lycée de Glebelands, comme l’était avant elle sa sœur Dorothy. Dorothy est maintenant à l’Université de Glebelands (l’une des plus vieilles du pays, fondée par Edouard VI{2}). Hilary et Dorothy sont toutes deux des grandes blondes très intelligentes qui semblent sortir d’une laiterie suisse particulièrement bien tenue. Aucune chance de les voir disparaître. Les Walsh habitent une vaste demeure géorgienne en ville. Mr. Walsh est chef d’entreprise et Mrs. Walsh juge de paix.
Hilary et Dorothy ont un frère aîné, Graham, également étudiant à l’Université de Glebelands. Graham n’a pas les qualités physiques aryennes de ses sœurs. Il est plus petit, plus maigre et plus brun, comme si sa confection n’avait représenté qu’un galop d’essai pour Mr. et Mrs. Walsh.
De beaux garçons, qui étudient le droit ou la médecine dentaire et ressemblent à des membres des Jeunesses hitlériennes, tournent autour d’Hilary et de Dorothy comme des guêpes autour d’un pot de confiture, brûlant d’aller étudier d’un peu plus près leur perfection biologique. Mes chances de ressembler un jour à ces deux jeunes déesses sont à peu près égales à zéro. À côté d’elles, j’ai l’air d’une asperge avariée, d’une bohémienne à la peau olivâtre.
— Tu as les cheveux vraiment très noirs, n’est-ce pas, Isobel ? me fait remarquer un jour Hilary (c’est inhabituel qu’elle daigne même m’adresser la parole), en passant son doigt sur sa joue de porcelaine rose. Et les yeux si noirs, aussi ! Tes parents ne seraient pas étrangers ?
Hilary a un poney blanc en pension dans une ferme non loin du rond-point de l’Aubépine, et je la vois parfois le monter dans le champ où se trouve le Chêne de la Dame. Dans la brume du petit matin, on pourrait facilement la prendre pour un centaure, moitié cheval, moitié fille.
Les branches du chêne sont couvertes de petites feuilles vertes encore en bourgeons, comme des émeraudes. Pour les Druides, l’arbre était un lien entre le ciel et la terre. Que se passerait-il si j’escaladais le Chêne de la Dame ? Atteindrais-je le ciel ou serais-je précipitée au sol par quelque géant ?
— Poisson d’avril ! dit (de façon tout à fait incongrue) Debbie en me tendant, à la table du déjeuner, un paquet-cadeau.
Et avant que j’aie eu le temps de l’ouvrir et de jouir de la surprise, elle ajoute :
— Un joli cardigan de chez Marks and Spencer.
Si je suis un « poisson d’avril » Charles, né le 1er mars, doit être le Lièvre de Mars{3}.
Je marmonne un « merci » peu enthousiaste. J’avais demandé un chien.
— Mais nous avons déjà un chien ! chevrote Debbie en désignant « Gigi », son caniche nain abricot, qui semble être resté trop longtemps au four et dont aucun loup digne de ce nom ne voudrait assumer la paternité, même lointaine.
Mr. Rice, pour une fois serviable, a tenté d’assassiner Gigi à plusieurs reprises, en l’étouffant, l’étranglant ou l’écartelant. Malheureusement, rien n’a marché.
Comme Debbie retire de sous son nez les restes de macaroni au gratin, Vinny proteste et reprend son assiette d’un geste furieux.
— Mais vous ne les mangez même pas ! fait Debbie.
— Et alors ? rétorque Vinny. Même le chien n’en voudrait pas !
La vérité est que Debbie est une épouvantable cuisinière. Il est difficile d’imaginer qu’elle a passé une année à préparer le professorat de travaux ménagers en Nouvelle-Zélande. En quoi devrait consister, d’ailleurs, un bon repas d’anniversaire ? Cygne rôti, blanc de vanneau, pointes d’asperges, feuilles d’artichaut. Avec des desserts montés comme des châteaux forts et parés comme des courtisanes, piqués de cerises confites et drapés de crème fouettée. Mais je ne me vois pas en train de manger un vanneau. Non plus qu’un cygne, d’ailleurs
Contre vents et marées, Debbie s’accroche aux strictes règles de vie familiale avec lesquelles elle a débarqué chez nous il y a quatre ans, règles qu’elle a elle-même reçues, gravées dans le marbre, de personnages appelés « Papa et Maman ». « Papa » était concierge d’école et « Maman » ménagère, et toute la famille a émigré quand Debbie avait dix ans. De par ces règles, elle doit imposer l’ordre à un monde désordonné, ce qu’elle s’applique à faire par une agitation frénétique dans toute la maison.
— Qu’on la débranche donc ! soupire Vinny d’un air las.
Arden la tient dans ses griffes.
— Cette maison, affirme-t-elle à Gordon, a une vie à elle.
— Possible, soupire Gordon.
Tout, dans la maison, semble conspirer contre elle. Si elle achète des rideaux neufs, un cortège de mites les suit à la trace ; si elle pose un nouveau linoléum, la machine à laver se met à déborder. Ses dalles de cuisine en plastique s’écaillent et se décollent, les tuyaux du nouveau chauffage central cognent et gémissent la nuit comme des esprits malins. Si elle se met en devoir de tout astiquer dans une pièce, à la minute même où elle la quitte, les particules de poussière sortent de leurs cachettes pour aller se regrouper sur toutes les surfaces disponibles en ricanant derrière leurs petites mains (il nous faut bien imaginer les choses que nous ne voyons pas). La poussière, à Arden, n’est pas vraiment de la poussière, mais le résidu des morts, attendant de se reconstituer.
Debbie tente de faire pousser des légumes dans le jardin, et n’obtient que des carottes en forme de mandragores et des pommes de terre vertes à tout jamais. Des insectes de toutes les couleurs encombrent l’air comme un nuage de sauterelles, les haricots verts sont jaunes, les choux marron, les cosses des petits pois vides et la pelouse comme ravagée par un incendie. De l’autre côté de la haie, le jardin de Mrs. Baxter croule sous les fleurs et sous les légumes les plus énormes et les plus appétissants.
Cette pauvre Debbie subit simplement les effets de la malédiction Fairfax, qui veut que rien ne tourne jamais bien – ou, pour être plus précis, que tout tourne toujours mal, au moment où les choses sembleraient devoir s’arranger.
— Il faut bien que quelqu’un le fasse ! glapit soudain Debbie à l’intention de Vinny, qui conteste vivement l’opportunité de se lever de table pour permettre à Debbie d’encaustiquer celle-ci. Et, visiblement, ce n’est pas vous !
— Foutre non ! fait Vinny, en se refusant à bouger, de sorte que Debbie doit la contourner et astiquer tout autour d’elle tandis qu’elle continue à mâchonner tranquillement sa cigarette.
Fumeuse acharnée depuis toujours (elle semble confite dans la nicotine), Vinny s’est mise récemment à rouler ses cigarettes elle-même, laissant des brins de Golden Virginia partout où elle passe.
— C’est dégoûtant ! proclame Debbie, en voyant des débris de tabac tomber dans les macaroni au gratin.
— À dégoûtant, dégoûtant et demi ! marmonne Vinny de façon sibylline.
— Allons, allons ! fait Gordon.
Il essaie toujours de maintenir la paix. Et il échoue régulièrement dans cette tâche. Pauvre Gordon ! Il a pris avec beaucoup de philosophie la disparition de la fortune familiale.
— De toute manière, affirme-t-il, je n’ai jamais voulu être épicier.
Certes, mais a-t-il vraiment voulu devenir un obscur gratte-papier au service d’urbanisme de Glebelands ?
— Un poste de fonctionnaire local, c’est toujours sûr, a proclamé au départ Debbie d’un ton encourageant. On a la retraite, des congés réguliers et l’occasion de monter en grade. Comme Papa. (« Quel est le grade supérieur pour les concierges ? » demande Charles, intrigué.)
Et que faisait Gordon quand il était en Nouvelle-Zélande ? Si on lui pose la question, il répond avec un sourire mélancolique :
— Un élevage de moutons.
La seule chose que Debbie veuille vraiment en ce bas monde est ce qu’elle ne peut pas avoir. Un bébé. Il apparaît qu’elle est infertile. (« Stérile ! » croasse plus brutalement Vinny.)
— Quelque chose qui ne va pas avec mes trompes, explique Debbie.
Avec ses trompes ? Il est pourtant difficile, malgré sa corpulence, d’assimiler Debbie à un éléphant.
— C’est la malédiction des Fairfax, lui dit joyeusement Charles.
À défaut d’être enceinte, Debbie devient de plus en plus grasse. Elle ressemble à un gros coussin monté sur jambes. Son alliance est enfouie dans la graisse de son annulaire, et elle a de multiples petits mentons qui tombent en cascade. Son incapacité d’engendrer n’est pas partagée par la cohorte de chats d’Arden (Vinny est leur souveraine), qui, elle, ne cesse de s’étendre.
L’un des membres de la cohorte, Elemanzer, vient s’enrouler avec une ombre de malignité autour des chevilles de Mr. Rice, qui lui envoie un discret coup de pied sous la table.
— Seize ans, c’est le bel âge, hein ? me dit-il d’un air vaguement salace en essuyant ses lèvres encore graisseuses.
Mr. Rice, le pensionnaire qui ne veut pas s’en aller, a fini par devenir presque intime avec Vinny ; ils font une partie de bésigue tous les vendredis soir en prenant un verre de madère.
— Tu ne crois pas qu’ils ont des relations physiques ? demande avec horreur Debbie à Gordon, qui rugit de rire.
Mr. Rice étouffe dans sa serviette un petit cri lorsque le chat, à titre de représailles, lui plante ses griffes dans le mollet. Il ne tient pas à avoir d’ennuis avec Vinny.
*
— Je te fais un gâteau d’anniversaire, m’annonce Debbie, alors que s’échappent du four les bruits les plus alarmants.
La cuisine est l’endroit le plus maléfique et le plus dangereux de la maison pour Debbie. C’est là que s’illustre la théorie des catastrophes en chaîne : une cuiller qui tombe à une extrémité de la cuisine semble amener le four à prendre feu et la vaisselle à dégringoler des étagères à l’autre bout de la pièce.
— Merveilleux, dis-je, avant de fuir en direction de Sithean.
Dans le jardin, je trouve Gordon en contemplation devant le grand sureau qui persiste à pousser trop près de la maison. Quand on regarde par la fenêtre de la salle à manger, on ne voit plus que lui et ses branches viennent taper contre les vitres comme si elles demandaient à entrer. Gordon est appuyé sur une vieille et longue hache, comme une sorte de bûcheron-philosophe.
— Il va falloir qu’il s’en aille, fait-il d’un ton triste.
Il ferait mieux d’être prudent ; on dit que les sorcières se déguisent parfois en sureaux.
Une odeur plus appétissante que celle du gâteau d’anniversaire m’accueille à Sithean.
— Marmelade d’orange, annonce Mrs. Baxter en écumant soigneusement la mixture couleur de miel qui bouillonne dans sa grande casserole de cuivre.
— Les dernières des « Séville » qu’on peut trouver au marché, ajoute-t-elle avec mélancolie, comme si les Séville étaient une grande famille en voie d’extinction.
Elle me tend ensuite une cuiller en bois à long manche en me disant :
— Touille un peu et fais un vœu. Vas-y, fais un vœu, fais un vœu…
— Pour tout ce que je veux ?
— Absolument. (Mon vœu, évidemment, c’est de faire l’amour avec Malcolm Lovat.)
— Tu pourrais organiser une petite réception, suggère Mrs. Baxter. Ou un jeu.
Mrs. Baxter passerait volontiers son temps à nous faire organiser des jeux si elle le pouvait. Elle possède un livre intitulé Pour s’amuser chez soi (relique de son heureuse enfance à laquelle elle est très attachée), qui propose des jeux pour toutes les occasions.
Audrey est penchée sur la table de cuisine, calligraphiant méticuleusement des étiquettes : « Marmelade d’orange – Avril 60 », ses cheveux roux doré répandus autour de son visage. Elle lève la tête et dirige vers moi son ravissant sourire qui éclôt toujours comme un rayon de soleil jaillissant d’un nuage noir.
Mrs. Baxter verse la marmelade brûlante dans toute une série de pots de verre étincelants. Mrs. Baxter est une fanatique en son genre. Ses placards sont déjà bondés de confitures, gelées, marmelades et sirops de toutes sortes : gelée de coing et compote de prunes, confiture de fraises et vin de sureau, sirop de rose et concentré de prunelle.
Quand le monde sera entré dans l’éternel hiver, quand le miel se sera transformé en glace et quand les cannes à sucre auront succombé au gel, il nous restera au moins les confitures de Mrs. Baxter.
Je regagne la maison en rapportant un pot de marmelade encore chaude.
— Des confitures, des confitures, toujours des confitures, récrimine Vinny. C’est vraiment tout ce qu’elle sait faire ?
— Est-ce qu’elle croit que je ne suis pas capable d’en faire moi-même ? demande Debbie, méprisante.
L’ennui est que personne ne veut des confitures de Debbie, touchées elles aussi par la malédiction ; dès qu’elle les a terminées, des taches vertes semblables à des cratères lunaires apparaissent à la surface.
Je me tourne pour refermer la barrière de Mrs. Baxter, et quand je me retourne de nouveau, la chose la plus extraordinaire qu’on puisse imaginer s’est produite : tout mon paysage familier a disparu, et au lieu de me retrouver sur le trottoir, je suis en plein champ. Les rues, les maisons, les rangées d’arbres bien régulières se sont évanouies. Seuls restent le Chêne de la Dame et l’église, entourée d’un conglomérat de vieux cottages. C’est le même endroit, et en même temps, ce ne l’est pas. Comment cela peut-il se faire ?
Les recherches de Charles dans le domaine du paranormal m’ont appris qu’il était tout à fait commun de disparaître soudain en traversant un champ. Peut-être est-ce ce qui est sur le point de m’arriver. Je ressens un brusque étourdissement, comme si la planète s’était mise à tourner plus vite, et je suis prise d’un irrésistible désir de me jeter sur le sol et de m’accrocher à l’herbe pour éviter d’être expulsée de la surface de la terre. Mais je risque aussi, bien sûr, d’être aspirée par elle en son plus profond et d’y disparaître pour sept ans.
Je suis soulagée de voir quelqu’un s’avancer vers moi – un homme vêtu d’un long manteau à col d’astrakan et coiffé d’un feutre mou. Il me paraît un peu étrange mais inoffensif. En tout cas, il n’a pas l’air d’un extraterrestre sur le point de m’enlever. Arrivant à ma hauteur, il touche poliment le bord de son chapeau et s’enquiert de ma santé. Il tient d’une main des liasses de papiers – des cartes et des plans – qu’il agite d’un air enthousiaste.
— Ce va être une merveilleuse année, proclame-t-il. Une annus mirabilis, comme disent les gens qui se prétendent cultivés.
Puis, frappant du pied dans l’herbe boueuse à l’endroit précis où croissait, il y a encore quelques instants, la grande haie d’aubépine d’Arden, il ajoute :
— Ici, ici même, je vais construire une superbe maison.
Et il se met à rire bruyamment, comme si c’était là une excellente plaisanterie.
Je retrouve enfin ma voix, perdue depuis plusieurs minutes, pour lui demander :
— Et de quelle année s’agit-il exactement, s’il vous plaît ?
Il paraît très surpris.
— Quelle année ? Mais 1918, bien sûr ! En quelle année croyez-vous que nous sommes ? Et bientôt, il y aura des maisons, ici. Partout où vous portez votre regard, jeune personne, il y aura des maisons.
Et il s’en va, en continuant à rire, dans la direction de l’église de Lythe. Il escalade un mur et disparaît.
Je m’aperçois alors que j’ai de nouveau les pieds sur le trottoir, et que les arbres et les maisons sont revenus à leur place.
Je pense que je suis folle. Je suis folle donc je pense. Je suis folle, donc je pense que je suis. « Pauvres de nous ! » comme dirait Mrs. Baxter.
— Fabuleux ! me dit Charles d’un ton d’envie lorsque je lui relate la chose. Tu dois t’être trouvée dans une fracture du temps.
Il en parle comme si c’était la chose la plus normale du monde, un pique-nique à la campagne. Il me soumet ensuite à un interrogatoire très serré sur les détails de cet autre monde que j’ai entrevu :
— As-tu senti une odeur particulière ? Œufs pourris ? Electricité statique ? Ozone ?
Je lui réponds avec un brin d’irritation que je n’ai rien senti de toutes ces choses – j’ai simplement perçu les effluves de l’herbe fraîche et de l’aubépine.
Peut-être n’était-ce, après tout, qu’une sorte de Poisson d’Avril cosmique. Je viens juste d’avoir seize ans et je sue déjà la folie par tous les pores.
*
Comment vais-je fêter mon anniversaire ? Dans un monde parfait (celui de l’imagination), je me retrouverais sur la lande sauvage au-dessus de Glebelands, le vent balayant mes jupes et ma chevelure, unie à Malcolm Lovat en une étreinte passionnée, mais, malheureusement, il ne comprend pas que nous sommes destinés l’un à l’autre, que lorsque le monde était encore neuf nous ne faisions qu’un, que nous sommes maintenant comme une pomme coupée en deux, et que mon seizième anniversaire serait pour nous l’occasion parfaite de réunir notre chair en un sauvage élan de volupté.
— Ils servent d’adorables collations à Ye Olde Sunne Inné{4}, suggère alors Debbie, et ils ont des cotillons. (« Le plus vieux pub de Glebelands. Spécialité de mariages et enterrements. Essayez notre buffet froid. »)
Toujours sous le choc de ma rencontre avec le maître-bâtisseur de l’an 1918, j’opte pour des poissons-frites aux Five Pennies avec Audrey et l’inévitable Eunice, qui, finalement et malheureusement, n’est pas allée à Cleethorpes. Sans oublier mon invisible ami, le parfum de la tristesse.
Sur le chemin du retour, Eunice elle-même se trouve réduite au silence par la vision qui nous accueille au moment où nous débouchons au rond-point de l’Aubépine : brusquement, sans crier gare, la lune surgit au-dessus de la maison d’Audrey.
Et ce n’est pas n’importe quelle lune, pas la lune habituelle, mais un gigantesque disque blanc semblable à une énorme crêpe, une lune de carton presque, dont les reliefs, mers et montagnes, s’inscrivent en un gris luminescent, et dont les chastes rayons viennent baigner les arbres de la rue d’une lumière beaucoup plus douce que celle des réverbères. Nous nous arrêtons net sur place, à demi enchantées et à demi effrayées par cette magie lunaire.
Qu’est-il arrivé à la lune ? Son orbite s’est-elle soudain rapprochée de la terre ? Je sens la gravitation lunaire faire mouvoir mon sang. Ce doit être, à coup sûr, un genre de miracle – un changement des lois mêmes de la physique. Je suis soulagée de sentir quelqu’un d’autre partager mes impressions – car Audrey s’accroche si fort à mon bras qu’elle me meurtrit la peau à travers le tissu de ma veste.
Encore un moment et nous allons nous retrouver courant vers les bois, arc et flèches en main et chiens à nos talons, en bonnes adeptes de Diane, mais la liés raisonnable Eunice intervient :
— Nous sommes seulement en proie à l’illusion lunaire. Cela illustre bien la façon dont le cerveau peut interpréter faussement le monde ambiant.
— Quoi ?
— L’illusion lunaire, répète-t-elle patiemment.
Puis agitant les bras comme une sorte de savant fou, elle entreprend d’expliquer :
— C’est parce que vous avez tous ces points de référence : tuyaux de cheminée, antennes de télévision, toits, arbres. Ils vous donnent une fausse idée des tailles et des proportions. Attendez un peu…
Elle se retourne, se casse en deux comme une poupée de chiffon et nous dit :
— Regardez cela entre vos jambes !
Et, lorsque nous finissons par nous décider à obéir à cet ordre ridicule, elle clame, triomphante :
— Vous voyez bien ! Elle ne donne plus l’impression d’être aussi grosse.
Nous devons reconnaître avec tristesse que tel est bien le cas.
— C’est parce que vous avez perdu vos points de référence, poursuit Eunice de son petit ton pédant.
Audrey me surprend alors en lui disant :
— Oh, la ferme, Eunice !
Quant à moi, je lui montre la rue que nous venons de quitter en lui rappelant obligeamment :
— C’est là-bas que tu habites, au cas où tu l’aurais oublié, Eunice.
Et nous nous éloignons, Audrey et moi, d’un pas vif, en la laissant rentrer seule chez elle. Dans le ciel, la lune semble continuer à rétrécir.
Je ne comprends rien à la lune. Eunice peut m’abreuver à longueur de journée d’informations d’ordre lunaire, cela ne changera rien à l’affaire. Je ne discerne pas le moindre soupçon d’ordre dans les déambulations de l’astre lunaire dans les cieux : un jour, il jaillit d’un coin de ciel derrière Sithean, le suivant, il circule au-dessus des bois de Boscrambe, et le surlendemain, je le retrouve derrière mon épaule, me suivant jusque chez moi. Il ne cesse de changer de forme et de dimensions, minuscule rognure d’ongle à une minute, tranche de citron la suivante et melon épanoui peu après. Parlons-en de la régularité des périodes lunaires !
Etendue dans mon lit, je contemple ma fenêtre pleine de lune. Je vois la lune et la lune me voit. Elle est haut dans le ciel, revenue à sa taille normale, libre et détachée de la terre. Une lune parfaitement normale – ni lune de sang ni lune bleue, juste une bonne vieille lune d’avril. Dieu bénisse la lune. Et Dieu me bénisse. Quelque part au loin, un chien aboie.