DES RUES D’ARBRES

Appelez-moi Isobel (c’est mon nom). C’est mon histoire. Par où commencerai-je ?

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Avant le commencement, il y a le vide, et le vide n’appartient ni au temps ni à l’espace ; il est donc au-delà de notre imagination.

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Rien ne sort de rien, si ce n’est le commencement du monde. C’est ainsi que celui-ci commence avec le verbe, et le verbe est la vie. Le vide se transforme sous l’effet d’un gigantesque pétard, qui permet au temps de s’amorcer et à l’imagination de commencer.

Les premiers noyaux surviennent – hydrogène et hélium – suivis, quelques millions d’années plus tard, par leurs atomes, et finalement, après des millions d’années encore, les molécules se forment. Des éternités s’écoulent. Les nuages de gaz dans l’espace commencent à se condenser en galaxies et en astres, dont notre propre Soleil. En 1650, l’archevêque James Ussher, dans ses Annales du Monde, calculait que Dieu avait créé le Ciel et la Terre au soir du samedi 22 octobre 4004 avant Jésus-Christ. D’autres sont moins précis et font remonter la chose à quelque quatre milliards et demi d’années.

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Puis viennent les arbres. Des forêts de fougères arborescentes géantes ondulent dans l’air humide et chaud des marécages de l’Ere Carbonifère. Les premiers conifères font leur apparition, et les grands gisements de houille se forment. Partout où le regard se porte, des mouches se retrouvent prisonnières de gouttes d’ambre – qui ne sont autres que les pleurs des malheureuses sœurs de Phaéton, transformées par le chagrin en peupliers noirs (populus nigra). Floraison et arbres à larges feuilles font leur première apparition, et, finalement, les arbres quittent les marécages pour s’implanter sur la terre ferme.

Ici, là où se déroule cette histoire (dans le Nord sinistre et blafard), ici, il y avait autrefois une forêt, des océans de forêts, la grande Forêt de Lythe. Une forêt des temps anciens, un interminable et impénétrable fourré de pins d’Ecosse, de bouleaux et de peupliers, d’ormes anglais et d’ormes blancs, de frênes, de chênes et de houx, la forêt qui couvrait autrefois l’Angleterre et à laquelle, si on ne touchait à rien, celle-ci pourrait bien un jour retourner. La forêt a le monde entier à elle pendant longtemps.

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Clac ! Les outils de pierre et de silex vinrent signaler la fin du commencement, le commencement de la fin. Puis l’alchimie du cuivre et de l’étain engendra des haches de bronze qui éliminèrent encore plus d’arbres de la surface de la terre. Puis vint le fer (le grand destructeur), et les haches de fer coupèrent la forêt plus vite qu’elle ne pouvait repousser, après quoi les charrues de fer creusèrent la terre qui avait été naguère celle de la forêt.

Les bûcherons débroussaillèrent et écimèrent, taillèrent en pièces le frêne et le hêtre, le chêne, le charme et les ronces. On creusait la terre, fondait les métaux tandis que se consumait et s’entassait le charbon de bois. Bientôt, il devint presque impossible de circuler librement dans la forêt, pleine de sabotiers et de menuisiers, de tonneliers et de charpentiers. Les sangliers fouillaient le sol de leur groins, les cochons grognaient, les oies caquetaient, les loups hurlaient et les daims sursautaient de peur à chaque détour de sentier. Clac ! Et les arbres se retrouvaient transformés en autre chose – en galoches et en pressoirs à vin, en charrettes et en manches de pioche, en meubles et en maisons. Les forêts anglaises parcouraient tous les océans du monde et découvraient de nouvelles terres sauvages et d’autres forêts n’attendant que d’être déboisées.

Mais un monde mystérieux résidait au cœur de la forêt. Où s’en allait-il donc lorsqu’on abattait celle-ci ? Certains disent qu’il y avait des fées dans la forêt – des créatures hargneuses et mal embouchées (les crasseuses filles d’Eve) – qu’il valait mieux ne pas rencontrer au clair de lune, alors qu’elles rôdaient dans le thym sauvage en écoutant avec fureur le bruit des haches se rapprocher. Où sont-elles allées quand la forêt a cessé d’exister ? Et les loups ? Que leur est-il arrivé ? (Ce n’est pas parce qu’on ne peut voir une chose que celle-ci n’existe pas.)

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Le petit village de Lythe émergea de la forêt décimée, un vague conglomérat de petits cottages et une église, avec un clocher carré. Ses habitants s’en allaient vendre leurs œufs, leurs chapons et parfois leur vertu à Glebelands, la ville la plus proche, à trois kilomètres seulement – un centre de commerce et d’artisanat regorgeant de gantiers et de bouchers, de forgerons et de marchands de vin, de voyous et de mécréants.

 

Vers 1580, un étranger survint à Lythe, un certain Francis Fairfax, basané et noiraud comme un Maure. Francis Fairfax, récemment anobli par la Reine, avait reçu directement de celle-ci une vaste étendue de terre au nord du village, à l’orée de ce qui restait de la forêt. C’est là qu’il édifia Fairfax Manor, une maison moderne faite de briques, de plâtre et de poutres venant des chênes de la forêt.

Ce Francis était un soldat et un aventurier. Il avait même traversé le grand océan gris et vu les terres nouvellement découvertes et les territoires vierges, avec leurs monstres à trois têtes et leurs sauvages couverts de plumes. Certains disaient qu’il était l’espion personnel de la Reine, traversant la Manche pour des missions secrètes aussi fréquemment que d’autres traversaient la lande menant à Glebelands.

Quelques-uns disaient aussi qu’il gardait une très belle femme-enfant, déjà enceinte elle-même, enfermée dans les mansardes de Fairfax Manor. D’autres affirmaient que l’épouse cloîtrée dans les mansardes n’était pas une femme-enfant mais une femme folle. Il circulait même une rumeur selon laquelle lesdites mansardes étaient pleines d’épouses mortes, toutes pendues à des crocs de boucher. Il y avait même ceux qui soutenaient (chose encore plus improbable) qu’il était l’amant de la Reine, et que la grande Gloriana lui avait donné clandestinement un enfant qui était élevé à Fairfax Manor. Dans les mansardes évidemment.

C’est un fait et non le fruit d’une rumeur que la Reine vint séjourner à Fairfax Manor pour échapper à une épidémie de peste à Londres au cours de l’été 1582, et put être observée admirant les cognassiers et les néfliers en pleine maturité et dînant du produit d’une fructueuse chasse au daim.

Fairfax Manor était célèbre pour la qualité de ses (liasses, le moelleux de ses matelas de plumes, l’excellence de ses cuisines et le raffinement des divertissements qui s’y donnaient. Sir Francis était devenu un mécène reconnu, parrainant poètes et dramaturges en herbe. Certains affirment que Shakespeare lui-même a passé quelque temps à Fairfax Manor. Les tenants les plus chauds de cette explication des fameuses « années perdues » de Shakespeare – dont on donne plusieurs autres, généralement folles – font état des initiales « WS » gravées dans l’écorce du majestueux Chêne de la Dame et encore visibles à ce jour pour qui a le regard un peu acéré. Les détracteurs de cette théorie soulignent qu’un proche de Fairfax, le précepteur de son fils, un certain Walter Stukesly, peut revendiquer ces mêmes initiales.

Ce Stukesly fut peut-être l’auteur du superbe divertissement théâtral (Le Masque d’Adonis) commandé par Sir Francis pour l’amusement de la Reine durant sa visite estivale à Lythe. On peut imaginer toute la scène, avec la grande forêt pour toile de fond, les lampes scintillant dans les arbres, les multiples mécanismes utilisés pour raconter la tragique histoire, le jeune Adonis mourant dans les bras d’un jouvenceau travesti en Vénus sous le Chêne de la Dame – un jeune et bel arbre ayant à peu près l’âge de Francis Fairfax, qui, après s’être dressé tout au cœur de la forêt, en gardait maintenant l’accès.

Ce fut peu après le départ de la Reine que la femme de Francis fit sa première apparition. Celle-là était une véritable femme de chair et de sang, et non une mythique créature cloîtrée dans les mansardes, mais elle n’en était pas moins un personnage énigmatique, dont la venue et la disparition furent entourées de mystère. Elle arriva, à ce qu’on dit, à la porte de Fairfax Manor par une nuit d’orage, sans souliers ni robe ni jupon, seulement habillée, en fait, de sa propre peau lisse et soyeuse – et cependant sans une goutte de pluie sur elle, et sans que le vent ait déplacé un seul de ses cheveux roux.

Elle venait, dit-elle, d’un nord encore plus rude et plus sinistre, et son nom était Mary (comme la très redoutée reine écossaise). Elle ne demeura pas dans son état de nudité et laissa un Sir Francis énamouré l’envelopper de soie, de velours et de fourrures, et la couvrir de pierreries. Le matin du mariage, il lui offrit le célèbre joyau Fairfax – encore très recherché par les détecteurs de métaux et les historiens –, fort bien décrit : dans le fameux ouvrage de Sir Thomas A’hearne Voyages autour de l’Angleterre, mais disparu depuis près de quatre cents ans. (Pour l’édification du lecteur, il s’agissait d’un médaillon d’or en forme de losange, incrusté d’émeraudes et de perles et s’ouvrant pour laisser apparaître une Danse macabre en miniature, que certains pensent avoir été peinte par Nicolas Hilliard, en hommage à son maître, Holbein.)

La nouvelle Lady Fairfax affectionnait le vert – jupe, jupons et corselet, aussi verts que le feuillage qui protège le cerf des regards du chasseur. Seule sa chemise de batiste était blanche – cette précision ayant été fournie par la sage-femme amenée de Glebelands pour l’arrivée du premier-né Fairfax. Du premier et unique enfant, en fait. C’était, rapporta-t-elle après avoir été reconduite en ville, un bébé parfaitement normal (un garçon), mais Sir Francis était un fou, qui avait insisté pour que la pauvre sage-femme ne circule que les yeux bandés dans toutes les pièces, à l’exception de la chambre où avait lieu l’accouchement, et qui lui avait fait jurer le secret sur ce qu’elle avait vu cette nuit-là. Quoi que la pauvre femme ait pu voir, ce ne fut jamais relaté, car elle fut fort opportunément frappée par la foudre alors qu’elle s’apprêtait à humecter la tête du bébé à l’aide d’une chope de bière.

Lady Fairfax, à ce qu’on rapportait, avait un goût étrange pour les promenades solitaires dans la forêt, revêtue de ses habits de soie et de damas vert, avec son grand chien Finn pour seul compagnon. Parfois, on la trouvait assise sous le vert abri du Chêne de la Dame, chantant une complainte de son pays à l’insupportable douceur. Plus d’une fois, le garde-chasse de Sir Francis avait failli mourir de peur pour l’avoir confondue avec un cerf dans la verdure. Et si un jour, s’était-il dit, il lâchait par mégarde une flèche dans la verte poitrine de sa maîtresse ?

Puis elle disparut – aussi subitement et mystérieusement qu’elle était un jour arrivée. Sir Francis rentra d’une journée passée à la chasse avec une jolie biche fraîchement tuée et découvrit que sa femme était partie. Une fille de cuisine, une souillon ignorante, prétendit qu’elle avait vu Lady Fairfax disparaître sous le Chêne de la Dame, s’évanouissant progressivement jusqu’au moment où sa robe de brocart vert était devenue impossible à distinguer du feuillage environnant. La fille rapporta qu’avant de disparaître complètement, Lady Fairfax avait lancé une épouvantable malédiction sur tous les Fairfax, passés et à venir, et que ses cris avaient continué à retentir dans la forêt longtemps après qu’elle se fut évanouie dans l’air ambiant. La cuisinière tapa sur la tête de la fille avec une louche afin de la faire revenir un peu sur terre.

 

Le destin de Francis Fairfax fut conforme à ce qu’on peut attendre d’un homme dûment maudit ; il mourut brûlé dans son lit en 1605, la plupart de ses proches disparaissant avec lui dans l’incendie. William, son fils, fut sauvé par des domestiques. Garçon maladif, il vécut juste assez longtemps pour engendrer à son tour.

Les Fairfax abandonnèrent les ruines calcinées de Fairfax Manor pour aller s’installer à Glebelands, où leur fortune se mit à décliner. Les restes du manoir s’en allèrent en poussière, le joli parc retourna à la nature. En quelques années, il n’en resta plus trace.

Au cours de la centaine d’années qui suivit, la terre fut morcelée et vendue aux enchères. Un Fairfax du dix-huitième siècle, Thomas, en perdit les dernières parcelles dans des spéculations hasardeuses, et la famille fut pratiquement oubliée – à l’exception de Lady Mary, qu’on voyait occasionnellement, tout de vert vêtue, sinistre et désespérée, et portant parfois sa tête sous son bras pour corser un peu les effets.

La forêt elle-même fut progressivement éliminée, ses derniers grands arbres transformés en mâts de vaisseaux de haut bord durant les guerres napoléoniennes. Au moment où le dix-neuvième siècle se mit à démarrer sérieusement, tout ce qui restait de l’autrefois grande forêt de Lythe était un bois connu sous le nom de Boscrambe Woods, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Glebelands, et – juste au-delà des limites de Lythe – le Chêne de la Dame lui-même.

 

En 1840, Glebelands était devenue une grande ville industrielle où les machines grondaient et ronflaient constamment et dont les cheminées projetaient dans le ciel, au-dessus des rues miséreuses et surpeuplées, des nuages noirs lourds de produits chimiques mal déterminés. Le propriétaire de l’une des usines, Samuel Fairfax, philanthrope et fabricant des brûleurs à gaz Argand, redora brièvement le blason de la famille avec un contrat lui permettant d’assurer l’éclairage au gaz de la ville entière.

Les Fairfax se trouvèrent ainsi en mesure d’acquérir une vaste demeure en ville avec toute la panoplie d’accompagnement : domestiques, voiture et comptes ouverts dans toutes les boutiques. Les femmes Fairfax portaient des robes de velours français garnies de dentelle de Nottingham et passaient leurs journées en bavardages stupides, tandis que Samuel rêvait de racheter la terre sur laquelle s’était autrefois dressé Fairfax Manor pour en faire un parc rural où les habitants de Glebelands pourraient venir aérer leurs poumons encrassés de suie et dégourdir leurs membres fatigués. Il espérait que ce serait un monument vivant et permanent à sa mémoire. « Fairfax Park », murmura-t-il avec béatitude en examinant les projets déposés devant lui pour les massives portes d’entrée en fer forgé, et, comme il s’arrêtait sur un dessin particulièrement rococo (« Restauration »), son cœur cessa de battre et il tomba, face la première, sur les papiers déployés. Le parc n’exista jamais.

L’éclairage au gaz fut supplanté par l’éclairage électrique. Les Fairfax ne virent pas venir cette évolution technique et s’appauvrirent lentement, jusqu’au moment où, en 1880, un certain Joseph Fairfax, petit-fils de Samuel, comprit où l’avenir se trouvait et investit ce qui restait de l’argent familial dans le commerce de détail – dans une petite épicerie située dans une rue écartée. L’affaire prospéra lentement, et, dix ans plus tard, le magasin « Fairfax et fils – Epiciers qualifiés » alla s’installer dans l’artère principale.

Joseph Fairfax eut un fils et pas de filles. Le fils, Léonard, courtisa puis épousa une jeune fille nommée Charlotte Tait, fille du propriétaire d’une petite fabrique d’objets en émail. Les Tait étaient d’austère souche protestante, et Charlotte ne dédaignait pas d’aider au magasin quand il le fallait, mais elle ne tarda pas à se retrouver enceinte de son premier enfant, une fille particulièrement laide prénommée Madge.

 

Cependant, les villageois de Lythe attendaient patiemment que Glebelands se répande à travers les quelques champs qui les en séparaient encore et vienne les absorber. Pendant qu’ils attendaient ainsi, une guerre survint, qui emporta les trois quarts des jeunes gens de Lythe (trois, pour être précis), et, la guerre tirant à sa fin, personne ne fit très attention quand la majeure partie des terrains du village, ainsi que celui sur lequel s’était élevé Fairfax Manor, furent vendus à un entrepreneur local.

L’entrepreneur, un nommé Maurice Smith, avait une vision, un rêve de grand bâtisseur : un faubourg émaillé de jardins, une cité regroupant de confortables demeures pour les familles d’un monde d’après-guerre sans domestiques et sans trop d’enfants. Des rues entières de maisons petites et moyennes, avec, devant, des pelouses bien propres, et, derrière, de grands jardins où les enfants pouvaient jouer, où Papa pouvait faire pousser des légumes et des roses, et où Maman, ayant mis Bébé à l’ombre dans son landau, pouvait prendre le thé avec ses très respectables amies. Sur la terre qui avait vu autrefois s’épanouir Sir Francis et les siens, Maurice Smith traça ses rues et construisit ses maisons. Des maisons en faux Tudor et en stuc, avec des petites fenêtres à vitraux, des porches et ses vestibules dallés. Des maisons à trois ou à quatre chambres à coucher avec une plomberie du dernier cri, des lavabos en porcelaine, des chaudières en pariait état, des souillardes bien aérées et des cuisinières émaillées.

Des rues avec de larges trottoirs et des arbres, énormément d’arbres – une véritable voûte d’arbres au-dessus de la chaussée, un rideau vert tout autour des maisons et leurs bienheureux habitants. Des arbres qui apporteraient à tous du plaisir, sur lesquels on pourrait voir se développer bourgeons et feuilles nouvelles, qui caresseraient de leurs doigts verts les toits des maisons, et en protégeraient les habitants de leurs bras feuillus.

Des arbres ou arbustes différents symbolisaient chaque rue. Il y avait la rue des Frênes, l’avenue des Châtaigniers, l’allée des Houx, le rond-point de l’Aubépine, la route des Chênes, le boulevard des Lauriers. La forêt d’arbres était devenue une forêt de mes.

Le Chêne de la Dame, lui, continuait à croître, antique et solitaire, dans un champ derrière le rond-point de l’Aubépine. Les crevasses du vieil arbre avaient été colmatées avec du ciment, et des béquilles de fer rouillé soutenaient ses membres fatigués, mais, à l’été, sa couronne de feuilles était encore assez verte et touffue pour abriter une nichée de corbeaux, qui s’y réfugiaient en croassant à la tombée de la nuit.

À une extrémité du rond-point se trouvait la première maison de Maurice Smith – Arden – qu’il avait construite pour servir de maison-témoin, sur les fondations perdues de Fairfax Manor. Arden avait de superbes parquets et des lambris de chêne clair, un escalier de bois massif à la rampe ouvragée et des tourelles baroques recouvertes d’ardoises rondes du Pays de Galles, en forme d’écaillés de dragon.

L’entrepreneur se destinait personnellement la maison, mais Léonard Fairfax lui en offrit un si bon prix qu’il ne put se résoudre à refuser. Et ainsi la famille Fairfax revint, sans l’avoir voulu, sur le lieu où s’était élevée sa demeure ancestrale.

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Charlotte Fairfax avait (si difficile que ce fût à imaginer) donné naissance à deux autres enfants après Madge : dans l’ordre, Vinny (Lavinia) et Gordon (« mon bébé ! »). Gordon était venu beaucoup plus tard, comme un remords (« ma surprise ! »). Quand la famille alla s’installer à Arden, Madge l’avait déjà quittée pour s’en aller épouser, à Mirfield, un employé de banque porté à l’adultère, Vinny était une jeune fille de vingt ans, mais Gordon n’était encore qu’un petit garçon. Gordon avait fait découvrir à Charlotte des émotions nouvelles. La nuit, elle se rendait à pas feutrés dans la petite chambre toute neuve qu’il occupait sous les combles, contemplait son visage endormi sous la lumière tamisée de la veilleuse et sentait, avec une surprise toujours intacte, un immense sentiment d’amour l’envahir tout entière.

Mais le temps a déjà pris son vol, et bientôt Eliza va venir et tout détruire. Eliza sera ma mère. Je suis Isobel Fairfax, je suis l’alpha et l’oméga des narratrices (je suis omnisciente) et je connais le commencement et la fin. Le commencement est le verbe et la fin est le silence. Et, entre les deux, il y a toutes les histoires. Celle-ci est mienne.