LIVRE I
 
LA CAPTIVE

 

CHAPITRE PREMIER

A demi cachée par l'herbe épaisse, assise au bord du ruisseau, les pieds dans l'eau, piquant des fleurs dans sa tresse brune, elle se concentrait sur le travail de ses mains pour ne pas trop espérer l'arrivée de celui qu'elle attendait.

Elle tourna la tête en entendant le bruit d'un galop. Le soleil baignait de rouge le grand étalon alezan. Son cavalier ne l'avait pas encore vue.

Elle entoura ses genoux de ses bras et appuya son menton dessus, tout en tentant de réprimer les émotions qu’il éveillait en elle. Il ne faut pas qu'il s'en aperçoive. Je veux qu'il me considère comme différente des autres : j'entends avoir de l'importance pour lui, pensa-t-elle.

Le cavalier portait une tenue de chasse en cuir noir. Un manteau de laine verte, retenu par un fermoir d'or et d'émeraude, mettait en valeur ses larges épaules et sa chevelure fauve.

Le cheval de guerre arriva près du ruisseau, éclaboussant copieusement la jeune fille. Avec un sourire malicieux, elle se leva et cria :

— Je ne pensais pas que vous viendriez !

L'animal, surpris, fit un écart, et le cavalier évita de justesse un plongeon dans le ruisseau. Il jura, puis son visage s'éclaira lorsqu'il la reconnut.

— Alix ! Cherchez-vous à me faire tomber ? ( De l'amusement dans la voix, il ajouta : ) Ah, je comprends ! Vous aimeriez voir le prince d'Homana prendre un bain impromptu !

— Non, mon seigneur, dit-elle en baissant les yeux.

Elle sourit de nouveau.

Il fit un geste pour indiquer que cela n'avait pas d'importance ; la chevalière qu'il portait à la main droite scintilla.

Par les dieux, se dit-elle, il est le prince de ce pays, et le voici auprès de moi !

Le prince la regarda, de l'étonnement dans ses yeux bleus.

— Qu'avez-vous fait ? Avez-vous cueilli toutes ces fleurs ? Vous en êtes couverte de la tête aux pieds !

Elle entreprit de retirer les fleurs de sa tresse, mais le prince descendit de sa monture et, s'agenouillant devant elle, lui saisit les mains.

— Je n'ai pas dit que c'était déplaisant à voir, Alix, au contraire ! Vous ressemblez à une nymphe des bois.

Elle essaya de retirer ses mains des larges paumes de l'homme, que le maniement des armes avait rendues calleuses.

— Mon seigneur...

— Karyon, dit-il fermement. Pas de titres entre nous, devant vous je ne suis qu'un homme comme les autres.

Oh ! que non… pensa-t-elle.

Au bout d'un moment, il se releva et ils se mirent à marcher le long du ruisseau. Elle était grande pour une femme, mais lui, à dix-huit ans, était déjà plus haut que la plupart des hommes, et deux fois plus large. Même vêtu de la tenue d'un fermier ordinaire, Karyon d'Homana aurait été prince jusqu'au bout des ongles.

— Pourquoi pensiez-vous que je ne viendrais pas ? J'ai toujours tenu parole, jusque-là.

Sans le regarder, Alix lui répondit de manière abrupte :

— Je ne suis qu'une fille de fermier, et vous êtes l'héritier de Shaine le Mujhar. Pourquoi viendriez-vous me voir ?

— J'avais dit que je viendrais, et je ne mens jamais.

Elle haussa les épaules.

— Les hommes agissent parfois ainsi. Cela n'est pas forcément un mensonge... Et je ne suis pas le type de femme que les princes recherchent.

— Je suis à l'aise avec vous, Alix. Je vous trouve... reposante.

Elle lui jeta un regard amusé.

— Les hommes aspirent souvent à un autre genre de repos, mon seigneur.

— Vous ne mâchez pas vos mots, répondit-il en riant. J'apprécie cela en vous, c'est en partie ce qui me fait rechercher votre compagnie.

Alix s'arrêta, et le regarda bien en face.

— Et quelle est l'autre partie, prince d'Homana ?

Elle observa les différentes émotions qui se succédèrent sur le visage juvénile du prince. Mais elle n'y vit pas celles qu'elle redoutait ; ni embarras ni condescendance, seulement de l'amusement.

— Alix, dit-il, posant ses mains sur les épaules de la jeune femme, si je voulais vous prendre pour maîtresse et vous installer à Homana-Mujhar, je chercherais une meilleure façon de le dire. D'abord, je vous demanderais votre avis. Non que je ne vous trouve pas attirante, mais je viens vous voir parce que je peux parler librement, sans me soucier de confier ce qu'il ne faut pas à la personne qu'il ne faut pas... Vous êtes différente, Alix.

— Oui, dit-elle, blessée. Etant la fille inculte d'un petit fermier, je ne ressemble sûrement pas aux dames de la cour dont vous avez l'habitude !

— Les dieux ont mis chacun de nous à sa juste place, Alix. Ne regrettez pas celle qui vous est dévolue.

— C'est facile à dire pour un homme de votre rang ! Mais qu'en est-il des pauvres qui hantent les rues de Mujhara, et des fermiers qui vivent de ce que leur seigneur veut bien leur laisser ? Et quelle place Shaine a-t-il laissée aux Cheysulis ?

Les mains de l'homme se crispèrent.

— Ne me parlez pas des métamorphes ! Ce sont des démons. Mon oncle débarrassera Homana de leur magie noire.

— Et comment savez-vous que ce sont des démons ? demanda-t-elle, plus par souci d'équité que par conviction. Vous n'en avez jamais rencontré.

Le visage de Karyon se durcit.

— Non, dit-il sèchement, je n'ai pas besoin de voir les démons pour savoir qu'ils existent. Leur race est maudite, Alix, ils ont été bannis de ce pays.

— A cause de votre oncle !

— Oui, jeta-t-il. C'est une punition méritée pour la transgression qu'ils ont commise. Par les dieux, jeune fille, c'est un Cheysuli qui a enlevé la fille du roi, ma propre cousine, et qui a plongé ce pays dans la guerre civile !

— Hale n'a pas enlevé Lindir ! cria Alix. Elle l'a suivi de son plein gré !

La colère se peignit sur le visage du prince.

— Vous reconnaissez n'être qu'une fille de fermier inculte, dit-il froidement. Quel droit avez-vous de me donner une leçon d'histoire sur la maison d'Homana ? Qui vous a dit tout ceci ?

Alix serra les poings.

— Avant de devenir fermier, mon père a été le maître d'armes de Shaine le Mujhar pendant trente ans, répondit-elle. Il vivait à Homana-Mujhar, et il parlait souvent avec le Mujhar. Il était présent quand Lindir s'est enfuie avec le Cheysuli qu'elle aimait. Il a vu Shaine maudire les Cheysulis et les bannir. Il était présent quand le Mujhar a commencé cette guerre !

— Ses paroles sont celles d'un traître !

— Il dit la vérité !

Elle se détourna de lui, partit à grands pas, mais s'arrêta bientôt pour retirer une épine de son pied nu.

— Alix..., commença Karyon, qui l'avait suivie.

— Par les dieux, Karyon, les Cheysulis étaient les premiers habitants de ce pays ! Croyez-vous qu'ils aient cherché cette... purification ? C'est l'œuvre de Shaine, pas la leur !

— Il avait de bonnes raisons !

Alix soupira. Ils se regardèrent un long moment en silence, réalisant qu'ils étaient en train de mettre en danger une amitié encore fragile. Elle s'attendit à être renvoyée sans autre forme de procès.

Karyon resta silencieux, pensif, sa main caressant la garde de son épée. Enfin il soupira lui aussi.

— Jeune fille, même si votre père était proche de mon oncle, il ne savait certainement pas tout au sujet des débuts de la guerre, et moi non plus. Je viens d'être seulement désigné comme héritier. Pour Shaine, je ne suis qu'un enfant. Si vous voulez bien m'écouter, je vous dirai ce que je sais à ce sujet.

Elle ouvrit la bouche pour répondre, mais une troisième voix se mêla à leur conversation.

— Non, petit prince. Quelqu'un qui a connu les purifications de Shaine va lui expliquer ce qu'il sait à ce sujet !

Alix se retourna et vit l'homme qui venait de parler, debout à l'orée de la forêt. Vêtu d'un justaucorps et de jambières en cuir, il avait les cheveux noirs et la peau sombre. Elle le regarda un moment, sidérée, puis remarqua les épais bracelets d'or qu'il portait au bras, et le loup gris assis à ses côtés.

— Karyon ! cria-t-elle en reculant.

Elle entendit le sifflement de l'épée que le prince sortait de son fourreau, et vit le loup gris se jeter sur lui. Les mâchoires de l'animal se refermèrent sur le poignet de Karyon.

Alix tenta de fuir, mais l'homme la rattrapa sans peine. Il la fit pivoter. La jeune fille se trouva face à un visage aux yeux jaunes et entendit un rire triomphant.

Il a des yeux de bête ! pensa-t-elle.

— Allons, allons, meijha, ne te débats pas comme ça, dit l'homme en souriant. Tu as défendu ma race il y a quelques minutes, ne me dis pas que tu changes d'avis aussi rapidement !

Elle se figea, et fixa le visage anguleux aux pommettes hautes.

— Vous êtes un Cheysuli !

— Oui, admit-il. Mon nom est Finn. Quand je t'ai entendue nous défendre, je n'ai pas supporté de voir le petit prince essayer de te forcer à changer d'avis. Je vais te raconter la vérité, que tu saches pourquoi Shaine nous a maudits !

— Métamorphe ! Démon ! cria Karyon.

Alix se tourna vers lui, pensant qu'il avait peut-être été sérieusement blessé. Mais elle vit seulement un jeune homme en colère, assis sur le sol, serrant son poignet contre sa poitrine. Le loup, un grand mâle gris, montait la garde à côté de lui.

Les mains du Cheysuli se resserrèrent sur les bras d'Alix, qui tressaillit.

— Je ne suis pas un démon, petit prince, seulement un homme, comme toi, même si les dieux favorisent ma race. C'est le Mujhar qui a appelé le qu'mahlin sur nous, et tu me laisses à penser que tu souhaites être son héritier en toutes choses !

Karyon rougit, puis fit mine de se lever. Le loup le regarda silencieusement, ses yeux ambre se plissant, et le prince finit par rester où il était. Alix lut la douleur et la frustration sur son visage.

— Laissez-moi aller auprès de lui, dit-elle.

— Tu veux le rejoindre ? Tu es sa mei jha, alors ? Et moi qui pensais te faire mienne !

— Je ne suis la maîtresse de personne, répondit-elle avec raideur, si c'est bien ce que votre mot barbare signifie !

— C'est un mot de la Haute Langue, mei jha, un don des anciens dieux. Autrefois, c'était la seule langue parlée dans ce pays. ( Son souffle lui chatouilla l'oreille. ) Tu verras, je te l'apprendrai.

— Lâchez-moi !

— Je viens de te trouver, je n'ai pas l'intention de te laisser partir de sitôt !

— Lâchez-la ! ordonna Karyon.

Finn eut un rire ravi.

— Le petit prince me donne des ordres, à moi ! Sache que les Cheysulis ne reconnaissent plus l'autorité du Mujhar, mon jeune ami. Shaine nous a relevés de notre allégeance héréditaire lorsqu'il a lancé le qu'mahlin sur notre race. ( Son sourire s'évanouit. ) Et maintenant, nous tenons son héritier !

— Oui, vous me tenez, alors relâchez Alix, gronda Karyon.

Le Cheysuli se mit à rire.

— C'est la femme que je suis venu chercher, petit prince. Tu ne viens qu'en plus. Je n'ai pas l'intention de vous laisser partir, ni l'un ni l'autre ! Vous serez tous deux les invités d'un campement cheysuli, cette nuit.

— Mon père..., murmura Alix.

— Ton père te cherchera, et il pensera qu'un animal sauvage t'a attrapée dans la forêt.

— Et il aura raison ! cracha-t-elle.

De la main il lui releva le menton.

— Je vois que tu es maintenant d'accord avec ton petit prince pour nous maudire !

— Oui, dit-elle. Si vous vous comportez comme une bête, je n'ai pas le choix !

La main de l'homme serra sa mâchoire.

— Et la faute à qui, mei jha ? ( Il montra Karyon de la tête. ) Voici l'héritier de celui qui nous a chassés de notre terre natale, transformant une race de guerriers en une race de proscrits. Shaine le Mujhar a fait de nous des bêtes !

— Il est votre seigneur ! s'insurgea Karyon.

— Non, dit Finn froidement. Shaine d'Homana est mon persécuteur, pas mon seigneur !

— Il a de bonnes raisons !

— Lesquelles ?

— Un guerrier cheysuli a enlevé la fille du souverain, la fille de mon oncle, le Mujhar ( Il eut un sourire froid.) Il semble que cette pratique soit toujours d'actualité pour votre race.

— Peut-être, petit prince, mais celle-ci n'est pas fille de roi. Seuls ses parents la regretteront, et ils oublieront avec le temps.

— Ma mère est morte, dit Alix. ( Elle respira profondément. ) Je vous suivrai de mon plein gré, si vous laissez partir Karyon.

Finn eut un rire gras.

— Non, mei jha ! Il est l'arme dont les Cheysulis ont besoin depuis vingt-cinq ans, quand commença le qu'mahlin. Nous saurons l'utiliser, n'aie crainte !

Les yeux d'Alix rencontrèrent ceux de Karyon. Les deux jeunes gens comprirent l'inutilité de leurs arguments.

— Venez, dit Finn, mes hommes attendent dans la forêt, il est temps que nous partions.

Karyon se releva, serrant toujours son poignet blessé.

— Ton épée, petit prince ! cracha Finn. Ramasse-la, et remets-la dans son fourreau.

— Je préférerais vous l'enfoncer dans la poitrine.

— Je m'en doute, dit Finn. Tu ne serais pas un homme, sinon ! Allez, ramasse cette épée, Karyon d'Homana. Elle t'appartient, après tout.

Karyon, sans quitter le loup gris des yeux, se baissa et cueillit la lame. Il la rengaina maladroitement de la main gauche, un rayon de soleil jouant sur le rubis qui ornait sa garde.

— L'épée de Hale, dit Finn avec un étrange sourire.

Karyon le regarda avec hargne.

— Mon oncle m'a offert cette lame l'année dernière. Avant cela, elle était à lui. Que racontez-vous là ?

Le Cheysuli ne répondit pas tout de suite.

— Avant d'être l'épée du Mujhar, elle appartenait aux Cheysulis. Hale a forgé cette arme, petit prince, et il l'a donnée à son seigneur, à qui il était lié par un serment du sang. Et la prophétie des Premiers Nés dit qu'elle reviendra un jour entre les mains d'un Mujhar cheysuli.

— Vous mentez !

Finn eut un sourire moqueur.

— C'est vrai, cela m'arrive. Mais la prophétie, elle, ne ment pas. Allons, mon seigneur, venez. Mon lir va vous escorter jusqu'à votre cheval.

Karyon, vaincu par la menace silencieuse du loup, dut faire ce qu'on lui ordonnait. Alix n'avait pas le choix ; elle suivit.

 

CHAPITRE II

Trois autres Cheysulis attendaient en silence dans la forêt. L'étalon de Karyon était avec eux. Alix jeta un coup d'œil au prince ; elle vit qu'il était pâle, les mâchoires serrées.

Finn dit quelque chose dans une langue mélodieuse qu'elle ne reconnut pas. Un des guerriers s'approcha, amenant un cheval pour Karyon.

— Nous connaissons la réputation des chevaux de guerre homanans, dit Finn. Tu n'auras pas l'occasion de nous échapper aussi aisément. Pour l'instant, tu monteras cette bête.

Karyon prit les rênes et se hissa sur la monture. Finn s'approcha de lui, déchira un morceau du manteau de laine de Karyon, et le lui lança.

— Panse ta blessure, petit prince. Je ne te permettrai pas non plus de t'enfuir dans la mort !

Karyon fit ce qu'on lui demandait. Il sourit sinistrement au guerrier.

— Le moment venu, métamorphe, je jure que je verrai la couleur de ton sang !

Finn éclata de rire et se tourna vers Alix.

— Je n'ai pas de cheval pour toi, mei jha, mais tu monteras avec moi. Je serai ravi de sentir la chaleur de ton corps contre le mien !

A la fois furieuse et effrayée, Alix lui jeta un regard mauvais. L'homme prit les rênes de son cheval, et fit signe à la jeune femme de monter. Après une courte hésitation, celle-ci obéit. Finn sauta en selle derrière elle et l'entoura de ses bras pour prendre les rênes.

— Tu vois, mei jha, tu ne peux guère m'éviter !

Ils chevauchèrent longtemps avant d'atteindre un camp caché au cœur de la forêt. La couleur des tentes, vert, brun et gris ardoise, se confondait presque avec celle du sous-bois et des amas de roches à demi éboulées. De petits feux éclairaient la clairière de leur lueur tremblotante.

Alix chercha Karyon des yeux. Finn la retint en lui passant un bras possessif autour de la taille.

— Ton petit prince va se remettre, mei jha. Sa blessure le fait souffrir pour le moment, mais ça passera. Ou alors, je m'en occuperai...

Elle l'ignora, la rage bouillonnant en elle.

— Pourquoi avez-vous lancé votre loup sur lui ? demanda-t-elle.

— Il avait tiré son épée, l'épée de Hale, mei jha. Je ne doute pas qu'il sache s'en servir, même contre un Cheysuli. Nous sommes trop peu nombreux maintenant, ma mort ne serait pas la bienvenue.

— Vous avez jeté un animal sur lui !

— Storr n'est pas un animal. C'est mon lir II a agi pour empêcher Karyon de se faire tuer.

Elle jeta un coup d'oeil au loup, qui attendait tranquillement près du cheval.

— Votre... lir ? Qu'est-ce que c'est ?

— Ce loup est mon lir. C'est quelque chose de spécifique aux Cheysulis, que tu ne peux pas comprendre. Il n'y a pas de mot homanan pour cette relation. Storr fait partie de moi, et moi de lui.

— Métamorphe..., murmura-t-elle malgré elle.

— Cheysuli, répondit-il.

— Est-ce que tous les loups sont des... lirs ?

— Non. Je ne suis lié qu'à Storr. Les anciens dieux l'ont choisi pour être mon lir. Chaque guerrier en a un seul, mais il peut s'agir de n'importe quelle créature.Tout cela est trop nouveau pour toi, mei jha. Tu ne peux pas comprendre.

Il descendit de cheval, l'entraînant avec lui. Un instant plus tard, la bouche de l'homme cherchait celle d'Alix. Elle se débattit en vain.

Tu ne devrais pas faire cela, lir, dit une voix dans l'esprit d'Alix.

L'homme se raidit, et la relâcha aussitôt, visiblement troublé. Il se tourna vers le loup.

— Storr ?... dit-il à voix basse.

Tu ne devrais pas, répéta la voix.

Finn se tourna vers elle.

— Qui es-tu pour que Storr se préoccupe ainsi de toi ? demanda-t-il.

C'était le loup ? songea-t-elle avec étonnement.

L'homme lui avait pris le menton et l'examinait attentivement.

— Oui, tu pourrais être l'une des nôtres... à part les yeux. Marron, comme la moitié des Homanans. Et pourtant, quoi d'autre pourrait pousser Storr à s'opposer à mon bon plaisir ?

— Je ne suis pas des vôtres ! siffla-t-elle. Je suis la fille de Torrin d'Homana. Ne m'insultez pas en m'appelant Cheysuli !

Il la repoussa, et elle se hâta de retourner vers Karyon. Le prince avait les traits tirés par la douleur.

— Vous a-t-il fait du mal ? demanda-t-il.

— Non, je n'ai rien. Mais je m'inquiète pour vous...

— Si ce n'était pas le bras avec lequel je combats, je n'en parlerais même pas... Mais sans lui, je ne suis pas bon à grand-chose.

Finn leur fit signe d'entrer sous une tente toute proche. Alix y entraîna Karyon, et entreprit d'examiner sa blessure. Celle-ci était toujours ouverte et suintante.

— Alix, murmura-t-il, ce sont des démons... Nous ne pouvons pas rester ici...

— Hélas, vous n'iriez pas loin, avec cette blessure, en supposant que nous puissions nous enfuir, ce qui ne me semble pas si facile. Le camp fourmille de guerriers.

— Vous pourriez vous échapper, et rejoindre la ferme de votre père. Il irait ensuite prévenir mon oncle. Je le ferais si je le pouvais, Alix, et je n'ai nulle envie de vous laisser aller seule... Mais j'ai confiance en vous. Vous devez partir...

— Partir où ? demanda Finn depuis l'entrée de la tente.

Alix sursauta. Karyon jeta un regard meurtrier au Cheysuli. Le métamorphe se mouvait aussi silencieusement et légèrement que son loup — son lir —, dont l'image ciselée avec art ornait ses bracelets et ses boucles d'oreilles.

— Vous n'avez pas le droit de nous retenir prisonniers ! s'écria Karyon.

— Au contraire, petit prince ! Ton oncle nous y a autorisés en assassinant les nôtres dans ce pays que nous avons créé — Homana ! Il a presque réussi à nous éliminer. Nous étions des milliers, et nous ne restons plus que quelques centaines... Heureusement, ces derniers temps, Shaine se consacre davantage à la guerre que prépare Bellam de Solinde contre Homana. Cela lui laisse moins de temps pour nous tourmenter.

— Alors, dit Karyon, vous allez demander une rançon pour me restituer au Mujhar ?

— Je n'en sais rien, c'est au conseil du clan de décider. Mais tu seras informé le moment venu.

— Et moi ? demanda Alix.

— Toi, mei jha, tu restes avec nous. Nous avons besoin de femmes pour enfanter d'autres Cheysulis. Quand nous en trouvons une, nous la gardons !

Horrifiée, tremblante, Alix recula.

— Laissez-moi partir, murmura-t-elle. Ne me gardez pas avec vous.

— Alix n'est pas des vôtres, dit froidement Karyon. Demandez aussi une rançon pour elle. Si son père ne peut pas trouver l'argent, le Mujhar paiera.

— Oh non, petit prince ! C'est une prise de guerre, et je la garde.

— Je ne suis pas un objet ! cria Alix, mais une femme, et je vous interdis de me traiter comme une... une jument reproductrice !

Finn lui emprisonna le poignet dans sa large main brune.

— Je te traiterai comme bon me semble, dit-il. Mais sache que les mei jhas sont respectées au sein des Cheysulis. Même si une femme n'a pas de cheysul — d'époux — et prend un compagnon, cela ne fait pas d'elle une prostituée. N'est-ce pas mieux que la façon dont sont traitées les filles de joie de Mujhara ? Tu n'es pas la première femme que nous ayons acquise de cette façon, et tu ne seras pas la dernière !

Karyon tenta de s'interposer, mais la douleur l'en empêcha. Il pâlit davantage et s'immobilisa, haletant.

Finn lâcha Alix.

— Je peux guérir votre blessure, si vous me laissez faire, dit-il au prince homanan.

— La guérir ?

— Oui, confirma le Cheysuli. Les anciens dieux nous ont fait don de ce pouvoir... Je peux invoquer la magie de la terre...

— C'est de la sorcellerie ! s'exclama Karyon. Je ne vous laisserai pas me toucher !

Le Cheysuli agrippa le poignet blessé du jeune homme. Le prince, après un bref mouvement de recul, prit un air profondément étonné.

— La douleur..., dit-il, stupéfait.

— La magie de la terre soulage la douleur, expliqua Finn, mais sa puissance ne s'arrête pas là.

Les yeux du Cheysuli prirent une expression étrange tandis qu'il tenait le bras de Karyon. Alix ne put détacher son regard de la scène. Bientôt le Cheysuli lâcha le poignet du prince.

— C'est fait, petit prince. Ta blessure guérira sans encombre, mais tu garderas une cicatrice en souvenir de ta bêtise.

— Ma bêtise ?

— Avoir menacé un Cheysuli devant son lir. Storr sacrifierait sa vie pour me protéger. Même si le prix à payer me paraît bien haut !

— Un jour, je vous tuerai tous les deux, je le jure ! dit Karyon.

— Tu peux essayer, petit prince, répondit Finn avec un sourire carnassier. Mais je ne crois pas que tu réussisses. Notre destinée n'est pas de nous égorger.

— Que voulez-vous dire ? demanda Alix.

— Tu ne connais pas la prophétie des Premiers Nés, mei jha. Quand cette lacune sera comblée, tu auras la réponse.

— Quelle prophétie ? dit-elle.

— Celle qui donne leur but aux Cheysulis. Tu comprendras plus tard de quoi il s'agit. Maintenant, je dois voir mon rujholli. Tu peux dormir ici ou dans ma tente, peu m'importe. Storr restera à tes côtés tant que je serai absent.

Il s'éloigna ; Alix se tourna vers le loup, qui s'était levé et qui vint se coucher près d'elle.

Elle se souvint de la surprise de Finn quand le lir était intervenu dans leurs esprits, un peu plus tôt. Avec quelque appréhension, elle s'adressa à lui.

Loup ? demanda-t-elle. Parles-tu ?

Le loup, tête appuyée sur les pattes avant, la regarda avec intelligence. Il n'avait plus l'air aussi effrayant.

Lir ? dit-elle.

Je m'appelle Storr.

Elle sursauta, bien que l'animal n'ait pas bougé.

N'aie pas peur de moi. De ta part, ce n'est pas nécessaire.

— Par les dieux..., murmura-t-elle.

Karyon se tourna vers elle, interrogateur. Il était pâle, et il avait l'air fatigué. Mais eût-il été en pleine possession de ses facultés, qu'elle ne lui aurait pas dit qu'elle avait entendu le loup parler dans son esprit.

Elle avait du mal à le croire elle-même.

— Vous devez essayez de partir, dit Karyon, dès qu'une occasion se présentera...

Elle hésita un instant, puis acquiesça.

— Oui. Si une occasion se présente...

Comment se fait-il, pensa-t-elle, que je sois prête à faire n'importe quoi pour lui ? Il tenterait de s'enfuir s'il était en meilleur état, c'est vrai... J'essaierai donc, soucieuse de son plaisir.

Elle se demanda si le loup entendait ses pensées. A le voir couché tranquillement, elle décida que non, et resta assise devant le feu, perdue dans sa méditation.

 

CHAPITRE III

Le feu était devenu cendres quand Alix sentit quelque chose effleurer son esprit. Le contact était délicat, et pourtant terrifiant. Elle se leva d'un bond et examina les alentours : il s'agissait peut-être d'un Cheysuli. Mais il n'y avait personne. Le camp était vide, car tous les guerriers s'étaient réunis dans une tente située à l'autre bout du petit campement.

Alix regarda le loup, et vit que ses yeux ambre étaient fixés sur elle.

— Non, murmura-t-elle. Tu ne peux pas me parler. Je ne peux pas entendre...

Tu entends, dit la voix dans son esprit.

— Que me veux-tu ? souffla-t-elle avec une violence contenue.

Je cherche, répondit la voix. Tu es effrayée et fatiguée, mais il n'est pas nécessaire d'avoir peur.

— Et que cherches-tu, loup ? demanda Alix.

Elle aurait voulu pouvoir se réfugier dans le sommeil, comme Karyon, qui dormait paisiblement, mais le repos la fuyait.

Je ne sais pas encore, répondit Storr.

Au bout d'un moment, le loup se leva ; après un dernier regard à Alix, il sortit. Elle hésita, regarda dehors. Il n'y avait personne à proximité, humain ou animal. Elle s'aventura dans le camp puis s'enfonça dans les bois aussi doucement que possible. Elle ne se mouvait pas avec la grâce silencieuse des Cheysulis, mais ayant été élevée dans la forêt, elle était capable de se déplacer avec peu de bruit.

Une brindille se brisa sous son pied nu ; elle se mordit les lèvres pour combattre la douleur qui lui traversa le pied. Elle frissonna de froid et de peur, pensant avec envie à la ferme de son père et au cidre chaud qu'il préparait si bien.

Je dois le faire, pour Karyon, pensa-t-elle. Pour lui. Parce qu'un prince me l'a demandé. Mais il n'a pas besoin d'être noble pour que je lui obéisse...

Troublée, elle s'arrêta, puis appuya son front contre l'écorce d'un arbre. La peur et le désir de faire ce que Karyon lui avait demandé se disputaient la suprématie dans son esprit. Elle était, pensa-t-elle, bel et bien prise au piège dans lequel tant de femmes se débattaient : celui de l'amour.

Une autre brindille craqua dans la nuit. Alix se redressa, si effrayée qu'elle en oublia tout le reste.

Le loup était à peine visible dans l'obscurité. Un instant, elle pensa qu'il s'agissait de Storr, mais celui-ci semblait plus grand, et sa fourrure était rousse, pas argentée.

Le loup se dirigea lentement vers une petite clairière baignée par la lune. Alors il commença à changer.

Terrifiée, immobile, elle regarda sa forme s'altérer, ses contours se brouiller et sa couleur se modifier.

Soudain, la silhouette de Finn remplaça celle de l'animal.

— Je t'avais pourtant avertie, mei jha, que tu ne pourrais pas nous quitter, dit-il calmement.

Alix frissonna. Ses doigts griffèrent spasmodiquement l'écorce de l'arbre contre lequel elle s'appuyait.

— Vous...

— Est-ce que tu doutes de ce que tu viens de voir, mei jha ? Il ne faut pas, tes yeux ne t'ont pas trompée.

Horrifiée, Alix murmura :

— Vous étiez un loup !

— Oui, dit-il. Les anciens dieux nous ont donné le pouvoir de prendre à volonté une forme identique à celle de notre lir. C'est une faculté dont nous sommes fiers.

— Métamorphe !

— C'est le nom que nous donnent les Homanans, quand ils ne nous traitent pas de démons. Mais nous ne sommes pas des sorciers, mei jha, nous ne servons pas les dieux du mal. Nous sommes de simples hommes... avec en nous le don des dieux.

Alix ne put en supporter davantage. Submergée par la terreur, elle se retourna et s'enfuit à toutes jambes dans la forêt. Elle sentit à peine la douleur lorsqu'une branche basse lui érafla le visage.

Elle trébucha sur une racine et tomba. Le souffle coupé, elle tenta tout de même de se relever, mais fut plaquée au sol par un corps massif.

— La fuite est impossible, dit Finn. Je suis un Cheysuli, ne l'oublie jamais !

Sanglotante, elle murmura :

— Je vous en prie, laissez-moi partir.

— Je t'ai déjà dit que c'était impossible. Je t'observais depuis quelque temps. J'ai eu du mal à te capturer, et je te garderai ! Et, ajouta-t-il avec un sourire carnassier, quand j'ai forme humaine, je suis vraiment un homme. Je vais te le prouver !

Il pesa de tout son poids sur elle, ses intentions vite évidentes. Elle commença à se débattre, mais sans grand espoir.

— Les soldats de Shaine nous ont presque tous tués, mei jha, y compris les femmes. Nous devons en prendre où nous pouvons, qu'importe si elles ne sont pas consentantes !

— Etes-vous obligés de prouver que les calomnies vous concernant sont vraies ? Que vous n'êtes que des démons et des sauvages ? demanda-t-elle.

— Inutile d'essayer de m'amadouer, mei jha ! Je ne peux pas te laisser partir, répondit-il en plaçant un genou entre ses cuisses.

Elle ouvrit la bouche pour crier, mais la voix mentale de Storr résonna dans leurs esprits.

Lir, tu ne dois pas faire cela.

Finn la lâcha. Le loup attendait à l'orée de la clairière.

— Storr ! siffla Finn.

Elle n’est pas pour toi.

L'homme se tourna vers elle, furieux.

— Qui es-tu donc ? gronda-t-il en tendant vers sa gorge une main menaçante.

— La fille d'un fermier ! cria-t-elle. Ma mère s'appelait Leyda, et mon père Torrin. Il a été maître d'armes de Shaine le Mujhar.

— Maître d'armes du Mujhar... Quand ?

— J'ai dix-sept ans, dit Alix. Il a quitté le service du Mujhar un an avant ma naissance, mais je ne sais pas combien de temps il y est resté. Il ne parle jamais de cette époque.

Finn la regarda un moment sans rien dire, puis il lâcha sa gorge.

— Est-ce que tu connais l'histoire du qu'mahlin ? demanda-t-il.

— Il en existe deux versions, dit-elle.

— Oui. Et je t'ai entendue en parler au petit prince... Quelle est la vérité, à ton avis ?

— La fille de Shaine ne voulait pas épouser Ellic de Solinde. Elle s'est enfuie avec un Cheysuli pour y échapper.

— Hale, dit Finn. L'homme lige de Shaine. Hale a emmené Lindir avec lui, parce qu'elle le lui a demandé.

— Qu'est-ce que cela a à voir avec moi ?

— Rien, je suppose. Mais pour moi c'est important. J'ai en mon pouvoir la fille de l'ancien maître d'armes de Shaine... C'est peut-être le tahlmorra.

— Qu'est-ce que c'est ?

— Le destin. Un mot cheysuli qui signifie que ce qui doit arriver arrivera. Cela a un lien avec la prophétie.

— La prophétie, murmura-t-elle, exaspérée par ses allusions à des connaissances auxquelles elle n'était apparemment pas digne d'accéder. Et Storr ? Qu'a-t-il à voir avec moi ?

— Je n'en sais rien, cependant j'aimerais comprendre pourquoi il m'empêche de prendre mon dû !

— Je ne sais pas non plus, mais je ne peux pas dire que je l'en blâme, rétorqua-t-elle, acide.

Storr bâilla.

Elle n'a peut-être pas aussi peur de toi qu'on pourrait le penser, lir, dit la voix du loup.

— Est-ce vrai, mei jha ? demanda Finn. Es-tu si courageuse ?

— Votre loup ne me connaît pas. Ne faites pas attention à ce qu'il dit.

— Si je n'écoute pas mon lir, c'est comme si je refusais d'entendre mon âme ! Tu apprendras ça, tôt ou tard !

Cela suffit, lir, dit Storr en entrant dans la clairière. Tu ne comprends pas cette jeune fille. Et elle ne sait pas ce qui coule dans son sang.

— Mon sang ? demanda Alix, troublée. Que dit-il ?

Finn se tourna vers elle et lui saisit le menton.

— Tu as entendu mon loup parler ? demanda-t-il.

Elle ferma les yeux.

— Oui.

— Alors, dit lentement Finn, l'histoire est vraie.

— Quelle histoire ?

Il se tourna vers le loup.

Storr ? Ai-je le droit ?

Tu ne t'en rends pas compte par toi-même ?

Le guerrier se mit à rire et fit de nouveau face à la jeune fille.

— Tu as entendu Storr, mei jha, parce que tu n'es qu'à moitié homanan. L'autre moitié est cheysulie.

Il écarta les doigts de la main droite et tendit la main, paume vers le haut.

— Cheysulie, répéta-t-il.

— Non ! cria-t-elle.

Finn fronça les sourcils.

— Tout de même, c'est étrange. Les femmes ne prennent pas de lir, et ne parlent pas avec eux. Mais cela m'apprend qui tu es.

— Je vous ai dit qui je suis. Vous mentez !

— Tu as beaucoup à apprendre, mei jha. Tu as été élevée loin de ton clan, et tu ne connais rien des us et coutumes cheysulies.

— Je suis une Homanan !

— Alors, explique pourquoi tu entends mon lir, alors que personne d'autre que moi ne le peut.

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.

— Mei jha, reprit-il doucement, ce n'est pas si terrible. Nous sommes les héritiers des anciens dieux, les enfants des Premiers Nés.

— Je ne suis pas une métamorphe !

— Tu es une Cheysulie. Sinon Storr ne t'aurait pas prise sous sa protection.

— Ce n'est qu'un animal ! Et vous avez été enfanté par le démon pour essayer de me faire croire autre chose !

— Je ne suis pas un démon, dit-il, et Storr non plus. Je t'ai dit ce qu'il est, ce que je suis... et ce que tu es. Maintenant, viens avec moi !

Il la tira jusqu'à une tente dressée au centre d'un cercle de pierres renversées. Alix se trouva face à face avec un faucon de grande taille installé sur un perchoir, devant la tente, splendide avec son plumage brun et or et ses yeux noirs perçants.

L'homme qui a un tel lir doit être très puissant.

— C'est la tente de mon frère, dit tranquillement Finn. Le chef du clan... Je dois lui dire qui tu es.

— Et que lui diras-tu, métamorphe ?

— Que la fille de Hale est revenue parmi nous.

— La fille de...

— Demande à mon lir si tu ne me crois pas, rujholla. Attends-moi, je dois parler à Duncan.

— Comment m'avez-vous appelée maintenant ? demanda-t-elle.

— Rujholla. C'est un mot de l'ancienne langue cheysulie, qui veut dire « sœur ». ( Il soupira. ) Hale était aussi mon père.

 

CHAPITRE IV

Quand Finn pénétra dans la tente, Alix le suivit sans protester, encore sous le choc de ce qu'il venait de dire.

Tout d'abord, elle ne vit que la torche qui brûlait dans un coin et plissa les yeux à cause de la fumée âcre qu'elle dégageait. Puis son regard se posa sur l'homme assis sur un tapis de fourrure, occupé à huiler l'arc court qu'il tenait entre ses longues mains brunes et souples. Il ressemblait beaucoup à Finn, mais il y avait quelque chose de plus dans son visage, de la force, une intelligence calme et le sens inné du commandement, le même qu'elle voyait mûrir en Karyon.

Il se leva souplement. Il était plus grand que Finn, et plus fin. Son visage présentait les mêmes pommettes hautes que celui de son frère, caractéristiques de la race cheysulie. Il était vêtu d'un justaucorps sans manches et de jambières de cuir, comme Finn, mais sur ses bracelets d'or était gravé un faucon. Son oreille gauche était ornée d'un de ces rapaces aux ailes déployées.

— Que t'est-il arrivé ? demanda-t-il, tournant le visage d'Alix vers la lumière pour examiner la coupure de sa joue.

— C'était une branche, métamorphe, dit-elle d'un ton volontairement brutal.

Pendant un instant, elle eut très peur de sa propre audace.

— Et comment cette branche est-elle entrée en contact avec ton visage ? demanda-t-il d'un ton plein de sous-entendus.

Elle jeta un coup d'oeil à Finn, et vit que la question de son frère le faisait rire, ce qui la remplit de ressentiment.

— Avez-vous l'intention de me prendre de force, comme votre frère ?

— Je n'ai jamais pris une femme de force. Est-ce que Finn l'a fait ?

— Il a essayé. Mais le loup ne le lui a pas permis.

— Les lirs sont souvent plus avisés que nous, dit-il d'un ton plein de reproche.

A la surprise d'Alix, Finn rougit aux paroles de son frère ; la perception qu'elle avait de lui changea subtilement.

— Métamorphe..., commença-t-elle.

— Je m'appelle Duncan, jeune fille, dit-il. Cela ne te tuera pas de m'appeler par mon nom.

Piquée au vif, elle demanda :

— Que voulez-vous de moi, maintenant que vous m'avez faite prisonnière ?

— Si tu es vraiment la fille de Hale, tu n'es pas une prisonnière, mais un membre du clan.

— Non.

— Tu vois, rujho, elle n'écoute pas, dit Finn.

— Dans ce cas, je vais devoir la convaincre. Laisse-la ici, et va t'occuper de Karyon. ( Il se tourna vers Alix. ) Je vais répondre aux questions que tu te poses. Tout ceci est nouveau pour toi, mais tu finiras par comprendre.

Finn parti, Alix se retrouva seule avec Duncan. Celui-ci lui indiqua un tapis en fourrure, et lui fit signe de s'asseoir. Elle obéit et demanda :

— Qu'allez-vous faire de moi ?

Duncan s'assit en face d'elle.

— Rien, à part t'accueillir dans le clan. Que crois-tu, que je vais t'assassiner ?

Elle regarda ses mains, qu'elle tordait nerveusement.

— Vous êtes des métamorphes, et l'on m'a appris à vous craindre. Qu'attendez-vous de moi ?

— Finn m'a dit que ton jehan était le maître d'armes de Shaine quand le qu'mahlin a commencé. C'est un homme honorable ; il ne t'a pas élevée pour croire des mensonges.

— Vous parlez comme si vous le connaissiez.

— Je ne l'ai jamais rencontré. Mais Hale l'a évoqué lorsqu'il est arrivé à la Citadelle.

— Je ne comprends pas.

Duncan soupira.

— Cela prendra du temps. Mais d'abord, tu dois admettre que Hale était ton père, pas Torrin.

— Je ne peux accepter cela, dit-elle.

— Ce n'est pas le moment de faire preuve d'obstination ! lança-t-il, exaspéré. Vas-tu m'écouter ?

— Je vais vous écouter.

Ce qui ne veut pas dire que je vais vous croire.

Un instant, elle eut l'impression qu'il avait entendu sa protestation intérieure, mais elle oublia ce soupçon lorsqu'il commença son récit.

— Hale a emmené Lindir avec lui. Sa jehana, Ellinda, l'épouse de Shaine, est morte peu après. Shaine s'est remarié, et sa nouvelle femme n'a pas pu lui donner d'enfants. Il prétend que tout cela est le résultat de la sorcellerie cheysulie. C'est ainsi que le qu'mahlin a commencé.

— La guerre, murmura Alix.

— Le qu'mahlin est plus que la guerre. C'est l'extermination. Et le décret de Shaine s'applique aussi à sa propre petite-fille. Ta jehana était Lindir d'Homana. Tu es la petite-fille de Shaine.

— Non, non, vous mentez !

— Demande à mon lir si tu ne me crois pas. Cai m'a dit que tu as le don des dieux, et que tu peux parler avec tous les lirs.

— Le faucon..., murmura-t-elle.

Une voix dorée caressa son esprit.

Tu es la fille de Hale, liren, et notre sœur à tous. Ne renie pas ton héritage, ni le pouvoir divin que tu portes en toi.

Duncan lut la peur et l'angoisse sur son visage. Il toucha doucement ses mains tremblantes.

— Si tu veux te reposer, je peux terminer mon histoire une autre fois.

— Non ! dit-elle avec détermination. Continuez. Que pouvez-vous me dire de pire ?

— Hale a été assassiné par les troupes de Shaine lors du qu'mahlin. Lindir, enceinte, est retournée vers son jehan pour demander asile pour elle et son enfant. Le Mujhar avait besoin d'un héritier, car il n'avait pas de fils. Si l'enfant de Lindir avait été un garçon, il aurait été cet héritier.

— Mais l'enfant n'était pas un garçon..., souffla-t-elle.

— Non. Lindir a donné le jour à une fille, puis elle est morte. Le Mujhar a ordonné que le bébé soit abandonné dans la forêt. Pour lui, ce n'était qu'un monstre, un démon. Un métamorphe.

Alix leva les yeux. Elle vit que l'homme avait terminé son récit, et qu'il s'attendait à être cru.

— Comment savez-vous tout cela ? demanda-t-elle.

— L'histoire a été rapportée au shar tahl, le prêtre-historien, qui l'a racontée à ceux de notre clan. Il préserve nos rituels et nos traditions, car il est le gardien de la prophétie.

— Quelle est cette prophétie dont vous ne cessez tous de me parler ?

— Le shar tahl te l'expliquera lorsque le temps sera venu.

Alix le regarda, et vit dans ses yeux qu'il ne lui mentait pas, même si elle eût préféré que tout cela ne soit que tromperies.

— Si ce que vous me dites est vrai, reprit-elle, vous êtes mon frère, comme Finn.

— Non. Finn et moi partageons la même jehana, mais Hale n'était pour moi qu'un père nourricier. Mon jehan est mort alors que j'étais très jeune.

— Je ne comprends pas très bien. Vous dites que Hale a enlevé Lindir et lui a donné un enfant. Moi. Mais, s'il était le père de Finn et votre père nourricier... Je ne saisis pas.

— Hale était l'homme lige de Shaine, comme c'était la coutume avant la purification. Les Cheysulis ont toujours servi le Mujhar et ceux de son sang. Hale passait le plus clair de son temps à Homana-Mujhar ; le moment venu, il n'a pas été indifférent à la beauté de Lindir.

Il vit son visage choqué, et sourit.

— Les Homanans cachent leurs mei jhas et les appellent filles de joie. Les Cheysulis ont des cheysulas et des mei jhas, des épouses et des maîtresses, et ils honorent les deux.

— Mais Hale a abandonné votre mère !

— C'est chose possible chez nous.

— Dans ce cas, je préfère être homanan.

— Tu es à demi cheysulie, et pour le clan cela signifie que tu es une vraie Cheysulie.

L'esprit d'Alix tenta de mettre de l'ordre dans les liens familiaux que Duncan venait de lui exposer.

— Shaine n'a plus d'héritier, commença-t-elle lentement. Alors il a choisi le fils de son frère.

— Oui.

— Dans ce cas, Karyon est mon cousin !

— Oui, répéta-t-il à voix basse.

Alix entoura ses genoux de ses bras, et baissa la tête, atterrée.

Je n'étais qu'une fille de fermier à ses yeux, et il se sentait bien avec moi. Maintenant, je suis une métamorphe, sa bâtarde de cousine. Jamais il ne me le pardonnera ! En silence, elle pleura.

 

CHAPITRE V

Alix s'éveilla à l'aube, enveloppée dans une chaude couverture. Elle n'avait pas eu l'intention de dormir, et se souvenait vaguement que le métamorphe l'avait exhortée à se reposer. Elle était maintenant seule dans la tente, dépouillée de l'héritage qu'elle avait toujours tenu pour sien.

La toile bougea. Alix leva les yeux, s'attendant à voir Duncan. Mais c'était Karyon. Elle poussa un cri et se leva d'un bond, laissant la couverture glisser à ses pieds.

Puis elle se figea. Les yeux du jeune homme étaient étranges, lointains, et elle n'y vit pas son habituelle expression chaleureuse.

Ils lui ont dit...

Elle baissa les bras, vaincue. La désolation s'empara d'elle. Elle refusa de lire sur le visage de Karyon le dégoût qu'elle lui inspirait sûrement.

— Alix...

— Vous n'avez pas besoin de me parler, dit-elle d'un ton lointain. Je comprends ce que le prince d'Homana ressent quand la fille de fermier qu'il a honorée de sa compagnie se révèle être une métamorphe.

Il avança vers elle.

— Etes-vous si sûre qu'ils ont raison ?

— Vous ne les croyez pas ? s'enquit-elle en relevant la tête.

Il sourit.

— Pensez-vous qu'il soit si aisé de me manipuler ? Alix, je suis persuadé qu'ils vous mentent. Vous n'avez pas du tout l'air d'une Cheysulie. Vos cheveux sont bruns, pas noirs, et vos yeux ont la couleur de l'ambre, pas le jaune de ceux d'un animal.

Karyon l'entoura de ses bras, et la serra contre sa poitrine. Elle avait oublié ses craintes à propos d'une intimité qu'il n'aurait peut-être pas souhaitée. Pour la première fois leurs corps se touchèrent.

— Vous viendrez avec moi lorsqu'ils me relâcheront, dit-il. Ils ne peuvent pas vous garder.

— Duncan a dit que je devais rester.

— Je vous ramènerai avec moi !

Elle releva la tête.

— Et comment savez-vous qu'ils vous laisseront partir ?

— Je suis trop important aux yeux de mon oncle pour qu'ils puissent me garder très longtemps.

— Et moi ?

— Vous, Alix ?

— Si ce qu'ils prétendent est vrai, je suis aussi la petite-fille du Mujhar.

— Ainsi, vous accepteriez d'avoir du sang cheysuli si cela vous conférait du même coup une ascendance royale ? dit-il, amusé.

Alix se détacha de lui.

— Non ! Je veux seulement savoir la vérité ! Karyon, si je suis vraiment la petite-fille de Shaine, croyez-vous qu'il exigerait ma libération ?

— Pensez-vous que le Mujhar reconnaîtrait une métamorphe bâtarde ?

La cruauté de la question la fit frémir.

— Karyon..., gémit-elle.

— Vous devez être préparée, dit-il. Si ce que les métamorphes disent est vrai, nous sommes cousins. Et pourtant Shaine ne donnera jamais un sou pour vous libérer. C'est dur, je sais, mais je ne veux pas vous laisser espérer l'impossible.

— Dans ce cas, vous m'abandonnerez ici, murmura-t-elle, enfouissant sa tête dans ses paumes glacées.

Il lui prit les mains et les éloigna de son visage.

— Bien sûr que non ! Je vous ramènerai à Homana-Mujhar, mais je ne sais pas comment vous y serez accueillie.

— Vous ne seriez pas obligé de lui dire qui je suis.

— Et que pourrais-je raconter ? Que vous êtes ma maîtresse ? Si je lui avoue la vérité, il ordonnera votre exécution.

— Il ne ferait pas cela !

Ses mains serrèrent les bras d'Alix.

— Le Mujhar a déclaré les Cheysulis maudits, bannis, punis de mort ! Croyez-vous qu'il renoncerait à la purification pour l'enfant de l'homme qui lui a volé sa fille ?

— Lindir n'a pas été enlevée, elle l'a suivi de son plein gré ! Duncan a dit...

Elle s'arrêta, horrifiée par ses propres paroles.

— Ainsi, souffla Karyon, vous croyez ce qu'ils vous ont dit. Vous êtes prête à nier votre héritage homanan et à devenir une métamorphe ?

— Non !

Tu es cheysulie, liren, dit la voix dorée du faucon. Ne fuis pas la vérité. Reste avec nous.

Alix se précipita vers l'entrée de la tente, et écarta violemment le volet. Cai faisait de grands cercles au-dessus du camp.

— Je dois partir ! cria-t-elle.

Ta place est parmi nous.

— Non !

Karyon se précipita vers elle et lui attrapa le bras.

— Alix ! A qui parlez-vous ?

Homana-Mujhar n'est pas faite pour toi, dit doucement l'oiseau.

— Je ne peux pas rester, répéta-t-elle. Je ne peux pas !

— Alix ! s'exclama Karyon.

— C'est à l'oiseau ! Au faucon, là ! cria-t-elle en faisant de grands gestes.

Il la lâcha, alarmé, puis ses yeux se levèrent vers le gracieux animal.

— Laissez-moi partir avec Karyon, dit-elle d'un ton suppliant.

Je ne peux pas te forcer, liren, seulement te demander de rester.

Alix détacha son regard du faucon et lança à Karyon un regard implorant.

— Emmenez-moi avec vous. Racontez ce que vous voudrez au Mujhar, mais ne me forcez pas à rester ici !

— Vous comprenez ce que dit cet oiseau ?

— Dans ma tête. C'est une voix, mais sans mots. Je... comprends ce qu'il pense.

— Alix...

— Vous avez dit que vous m'emmèneriez, répéta-t-elle en un murmure.

— Vous pouvez converser avec les animaux ! s'exclama-t-il, montrant Cai de la main où brillait le rubis de sa chevalière.

Alix ferma les yeux.

— Ainsi, vous allez me laisser ici...

— C'est de la sorcellerie cheysulie, dit-il lentement.

Elle le regarda, essayant de deviner ce qu'il pensait.

Tout à coup il la saisit aux épaules, si fort que sa chair en fut meurtrie.

— Vous êtes toujours la même Alix. Une femme fière et forte, dont l'âme est sur le point d'être détruite par les mots des métamorphes. Alix, je vous veux toujours à mes côtés.

Le prince n'est pas pour toi, liren. Tu es destinée à quelqu'un d'autre. Reste avec nous.

— Par les dieux, murmura Alix, ne pouvez-vous me laisser en paix, tous les deux ?

Elle s'arracha aux mains de Karyon, et courut vers la forêt. Arrivée dans une clairière baignée de soleil, elle se laissa tomber à genoux et tenta de retrouver le contrôle de son esprit.

Métamorphe ! Enfantée par un démon et par la fille d'un roi / cria-t-elle silencieusement.

Alix se frotta les yeux, luttant contre les larmes. Elle n'était pas femme à pleurer aisément, mais la tension et la peur des heures écoulées l'avaient privée de sa réserve naturelle. Elle aurait voulu être cajolée, comme un enfant cherchant le réconfort dans le,giron de sa mère.

Ma mère ! Etait-elle une simple fermière homanan ou une princesse hautaine et volontaire ?

L'âme d'Alix était déchirée entre le désir de croire, comme Karyon, à ses origines homanan, et l'appel du mystère et de la magie des Cheysulis. Mais si Torrin l'avait élevée dans le respect de toute vie, il avait aussi instillé en elle l'appréhension que chacun nourrissait pour cette race.

Elle entendit le sous-bois frémir et leva les yeux, effrayée à l'idée que Finn l'avait peut-être suivie. Elle ne lui faisait pas confiance, il y avait en lui quelque chose d'indompté qui la mettait mal à l'aise.

Alors elle vit le faucon posé sur une branche, ses plumes ébouriffées par la brise. Il était de la même couleur que Cai, mais ce n'était pas lui. Plus petit et plus élancé, c'était un chasseur, rapide et mortel.

As-tu décidé de rester ? demanda l'oiseau.

Elle le regarda, étonnée de la différence entre sa voix mentale et celle de Cai. Immobile sur sa branche, il la fixait aussi de ses yeux brillants.

Restes-tu ? demanda-t-il de nouveau. Ou bien as-tu résolu de partir ?

Méfiante, Alix tenta de repousser la voix. Elle ne permettrait pas aux Cheysulis de la manipuler.

Elle ne succomberait pas à l'attrait de leur magie.

Au moment où elle crut prendre sa décision, elle sentit sa peur la quitter, remplacée par l'émerveillement. Elle avait parlé à un loup, et celui-ci lui avait répondu ! Puis il y avait eu Cai, et maintenant ce nouveau faucon...

Par les dieux, pensa-t-elle, je peux communiquer avec les animaux ! Si c'est de la magie, cela ne peut pas être démoniaque. C'est véritablement un don des anciens dieux !

Le faucon la regarda d'un air approbateur.

Tu commences à apprendre. Le lien avec les lirs est vraiment magique, mais il ne fait de tort à personne. Et tu es spéciale, car nul autre ne peut converser avec tous les lirs. Grâce à toi, nous pourrons peut-être regagner une partie de la fierté de notre race.

— Vous l'avez perdue à cause de l'égoïsme de Hale ! dit-elle, étonnée de sa propre audace.

Le faucon eut l'air amusé.

Oui, il aurait mieux valu pour les Cheysulis que Hale n'ait jamais posé les yeux sur Lindir. Mais dans ce cas, tu ne serais pas née.

— Et que suis-je donc ? Une proie facile pour un guerrier sans cervelle ?

Finn laisse parfois ses émotions le gouverner, mais c'est aussi ce qui fait de lui l'homme qu'il est.

— Ce n'est qu'une bête, grommela-t-elle.

Ce n'est qu'un homme. Les bêtes ont plus de sagesse, plus de sens commun et de meilleures manières. Ne le compare pas à ceux qu'il ne peut espérer égaler !

Ces mots ironiques amenèrent un sourire sur les lèvres d'Alix.

— Dommage qu'il ne puisse pas vous entendre, cela lui donnerait matière à réfléchir.

Finn ne réfléchit pas beaucoup.

Elle le regarda un moment.

— Si vous n'êtes pas Cai, qui êtes-vous ?

Je te le dirai plus tard, peut-être. Sache que je suis quelqu'un qui se préoccupe de ton sort.

A ces mots, il prit son envol et disparut dans le ciel bleu.

Alix regarda l'oiseau avec découragement. Un moment, elle avait éprouvé de l'émerveillement à pouvoir ainsi converser avec le lir, mais elle était de nouveau effrayée et se sentait l'esprit peu clair. Avec lenteur, elle se leva et retourna vers le camp cheysuli.

Elle fut surprise de voir que les tentes étaient roulées en petits paquets compacts que les guerriers attachaient sur leurs chevaux. Les feux avaient été éteints et les cendres éparpillées. En regardant la clairière nue où s'était dressé le camp, elle pensa que son âme et l'image qu'elle s'était toujours faite d'elle-même avaient été pareillement dénudées et emportées par la tourmente.

Karyon s'approcha d'elle et lui prit la main.

— Nous ne nous quittons pas, dit-il doucement. Ils m'ont dit que je devais rester avec eux pour l'instant, car je ne suis pas assez vaillant pour la longue chevauchée vers Mujhara. Mais ils n'ont pas menti pour ma blessure : elle est presque guérie.

Elle regarda le poignet de Karyon et vit que l'enflure avait disparu, et que les chairs à vif étaient remplacées par de la peau neuve.

Les anciens dieux leur ont donné le pouvoir de guérison, se dit-elle, répétant les mots de Finn sans s'en rendre compte.

— C'est sans doute préférable, mon seigneur, dit-elle. Je suis heureuse de ne pas vous perdre si vite.

— Je vous ai dit que je vous emmènerai à Homana-Mujhar.

Elle sourit tristement.

— Pour être votre maîtresse ?

Il sourit et lui prit la main, qu'il effleura doucement de ses lèvres.

— Si c'est nécessaire, Alix, je serai tout à fait consentant !

Elle rougit et tenta de retirer sa main, mais il la retint dans la sienne.

— Je ne cherche pas à vous choquer, Alix, j'ai simplement dit ce que je pense.

— Nous sommes cousins, objecta-t-elle.

— Dans les maisons royales, les cousins se marient souvent pour assurer la succession. Cela ne posera pas de problème aux Homanans.

— Mon seigneur..., commença-t-elle.

— Inutile de m'appeler par mon titre si nous envisageons notre avenir sous cet angle, dit-il avec un sourire un peu ironique.

Alix souhaitait depuis longtemps entendre ces mots, même si elle avait craint que ce ne soit à tout jamais impossible. Mais la révélation de son origine avait détruit les certitudes sur lesquelles reposait son existence.

— Un jour, dit Karyon avec insouciance, j'épouserai une noble pour donner un héritier au trône, mais les princes ont souvent des maîtresses.

Alix pensa à ce que Duncan lui avait expliqué sur l'habitude cheysulie d'avoir des épouses et des maîtresses. Et voilà que Karyon lui proposait la même chose !

— Alix ? dit-il d'un ton interrogateur.

— Je ne sais, Karyon. Pour l'instant, nous ne sommes même pas libres de quitter ce lieu.

Finn approcha à ce moment, et se tourna vers Alix.

— Veux-tu chevaucher avec moi, rujholla ?

Elle remarqua le qualificatif plus flatteur, mais se rapprocha de Karyon.

— Je monterai avec le prince, dit-elle.

— Et il tombera sans doute de cheval !

— N'y compte pas, métamorphe, répondit Karyon avec un regard mauvais.

— Tu devrais t'adresser à nous autrement, petit prince. N'oublie pas que tu salis ta cousine en nous insultant. De plus, tu as maintenant de la famille parmi nous.

— De la famille ? dit Karyon d'un ton acide.

— Oui, moi, répondit Finn. Alix est ma rujholla, nous sommes donc cousins, toi et moi. Dire que je suis le parent du prince d'Homana, qui rêve de nous tuer tous ! Mais n'oublie pas que tu devras l'assassiner elle aussi, dans ce cas ! Si tu veux la garder en sécurité, fais attention à ce que tu décides !

Karyon fit mine de sortir son épée ( Alix s'était déjà étonnée que les Cheysulis la lui aient laissée ), mais sa main retomba. Finn leur sourit et s'éloigna.

— Il cherche seulement à vous irriter, dit-elle.

— Eh bien, Alix, avez-vous le don de lire dans les esprits ?

— Non, je dis simplement ce que j'ai cru sentir en lui... Et pour ce qui vous concerne, je pense que vous serez un jour Mujhar.

Il se mit à rire et la prit dans ses bras.

— Alix, je suis heureux que mon cheval ait fait intrusion dans votre jardin ce fameux jour ! Sinon, je ne serais pas en train d'écouter vos doctes paroles !

— Et que pensez-vous des paroles que je vous ai dites quand vous avez piétiné mes jeunes pousses ?

Il la fit tourner dans ses bras, et la reposa avec un sourire penaud.

— Vous m'avez presque fait honte de respirer !

— Etre prince ne vous autorisait pas à dévaster mon jardin, dit-elle avec un sourire. Et peu m'importait vos riches vêtements ou l'or que vous m'avez jeté pour payer les dégâts ! ( Elle releva la tête, soudain sérieuse. ) Je ne suis pas à vendre, mon seigneur, même si vous êtes le prochain maître d'Homana.

— Mais peut-être est-il possible de vous convaincre, la taquina-t-il.

— Je ne saurais le dire, répondit-elle en détournant le regard.

— Alix...

— Je ne sais pas, Karyon.

Duncan arriva près d'eux avant que le jeune homme puisse insister. Il tenait les rênes d'un cheval bai, et portait l'arc qu'il avait huilé la veille.

Karyon regarda l'arme avec intérêt.

— Puis-je le voir de plus près ? Votre arc, ajouta-t-il devant l'air intrigué de Duncan.

Celui-ci lui tendit l'arme, dont le bois poli, orné de runes anciennes, luisait d'un éclat mat.

— Il n'est pas extraordinaire. J'en ai fabriqué de bien meilleurs à la Citadelle.

— Mais c'est un arc cheysuli. J'en ai entendu parler toute ma vie. On dit qu'une flèche décochée par un de ces petits bijoux ne manque jamais son but.

Duncan eut un sourire ironique.

— Ce n'est qu'une légende, mon seigneur. Même si elle nous est utile ! Il vaut mieux que les troupes de Shaine craignent les arcs cheysulis.

— Vous prétendez qu'un homme peut rater son coup avec cette arme ?

— Toute flèche peut manquer son but, même s'il est rare qu'un Cheysuli vise mal. ( Son visage prit une expression implacable. ) Quand on est chassé comme un animal, mon seigneur, on apprend à se battre du mieux qu'on peut.

Le visage de Karyon se durcit.

— La légende glorifiant ces arcs existait avant le début de la purification, métamorphe !

— Disons dans ce cas que la purification nous a permis de perfectionner nos talents.

Karyon lui rendit l'arc. Il le prit sans rien dire et se tourna vers Alix.

— Nous allons partir. Voulez-vous monter avec moi ?

— Je l'ai déjà dit à votre frère, je chevaucherai en compagnie du prince.

Duncan tendit les rênes à Karyon, qui sauta en selle. Avant qu'Alix ait pu réagir, Duncan la souleva et la plaça derrière le jeune noble.

— Si le petit prince tombe de sa monture, je serai heureux de te prendre avec moi, dit Finn qui arrivait près d'eux sur un cheval louvet.

Alix se contenta de l'ignorer. Finn sourit et entreprit de chevaucher à leurs côtés. Le voyage venait de commencer.

 

CHAPITRE VI

La longue chevauchée épuisait Alix, qui se laissait aller contre le dos de Karyon, se redressant uniquement quand Finn passait à côté d'eux.

Les Cheysulis ne leur avaient pas dit où ils allaient, seulement qu'ils se rendaient à la Citadelle. Duncan opposa un refus poli mais ferme aux demandes de Karyon, qui exigeait sa libération et celle d'Alix. La jeune femme observait silencieusement les deux frères, s'étonnant de leur différence. Bien qu'elle ne souhaitât rien plus que quitter les métamorphes avec Karyon, elle préférait la compagnie de Duncan à celle de Finn.

Un soir, elle s'assit devant un petit feu avec Karyon. Le prince avait ôté son manteau vert pour le poser sur les épaules de la jeune fille. Il avait l'air aussi fatigué qu'elle. Malgré l'été commençant, les nuits restaient fraîches, et ils se blottirent au plus près de la chaleur des flammes.

Les Cheysulis, remarqua-t-elle, n'emportaient pas grand-chose lors des expéditions. Les tentes colorées restaient emballées, les guerriers se contentant de dérouler des couvertures et de faire de petits feux pour chauffer leur ration journalière de ragoût.

Alix jeta un coup d'œil à Karyon.

— Je donnerais cher pour être en ce moment bien au chaud dans mon lit à la ferme de mon père, soupira-t-elle.

Le prince releva la tête et sourit.

— Moi, je préférerais dormir dans mes appartements d'Homana-Mujhar. Mais cette nuit votre ferme me semblerait un palais.

— Ce serait mieux qu'ici, dit-elle, morose.

Karyon changea de position, puis se fendit d'un sourire méchant.

— Dès que j'en aurai l'occasion, Alix, je ferai regretter à ces démons leurs impudences !

Un étrange frisson parcourut l'échine de la jeune fille.

— Vous les tueriez tous ?

Il fronça les sourcils à ce ton de reproche.

— Une femme ne peut pas comprendre. Mais un homme doit servir son seigneur, même s'il doit tuer pour cela. La purification est toujours en vigueur, Alix. Et je n'ai pas le droit de laisser vivre ces démons. Ils sont bannis, condamnés à mort par le Mujhar en personne.

Alix s'enveloppa plus étroitement dans le manteau.

— Et s'il n'y avait jamais eu de sorcellerie contre votre Maison ? Si les Cheysulis avaient raison ? Voudriez-vous toujours les tuer ?

— Les métamorphes ont maudit la Maison de mon oncle quand Hale a emmené Lindir. La reine est morte peu après, et la seconde femme de Shaine n'a jamais pu lui donner d'enfants. Si ça n'est pas de la sorcellerie, qu'est-ce donc ?

Alix parla d'une voix volontairement apaisante, même si ses mots ne l'étaient pas :

— C'est peut-être ce que les Cheysulis appellent tahlmorra. La volonté des dieux.

Il lui prit le menton pour mettre son visage en pleine lumière.

— Défendez-vous encore ces démons, Alix ? Les écoutez-vous à cause de ce qu'ils vous ont appris ? Savez-vous bien que le Mujhar les a accusés d'être des sorciers au service de dieux maudits ?

Alix toucha doucement son poignet, et sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure.

— Karyon, lui permettrez-vous de m'accuser de sorcellerie ?

Il soupira et retira sa main.

— Shaine n'est pas facile à convaincre. Si vous vous présentez à lui en disant que vous êtes une métamorphe et sa petite-fille, sa fierté sera mise à rude épreuve. Mais je ne lui permettrai pas de vous faire du mal.

Alix releva les genoux et les entoura de ses bras.

— Parlez-moi d'Homana-Mujhar, demanda-t-elle. J'ai toujours eu peur de vous le demander, mais plus maintenant. Parlez-moi de la grande citadelle du Mujhar.

— C'est une cité de rêve, une forteresse fièrement dressée depuis de nombreuses générations. Aucun ennemi n'a jamais forcé ses murs, ou envahi ses salles et ses couloirs. Homana-Mujhar est plus qu'un palais, Alix. C'est le cœur même d'Homana.

— Et vous avez toujours vécu là ?

— Moi ? Non, je vivais à Joyenne, le château paternel, où je suis né. Il se trouve à trois jours de Mujhara. Mon père a toujours préféré habiter hors des cités, et je suis comme lui. Mujhara est splendide, un joyau, mais je préfère la campagne. J'ai vécu à Joyenne jusqu'au moment où j'ai été proclamé héritier, l'an dernier. Mais je ne suis pas indifférent à la beauté d'Homana-Mujhar.

— Et je ne l'ai même jamais vue, dit Alix tristement.

— Pourquoi ? La cité est sûre, même pour les femmes et les enfants.

— Je ne sais. Peut-être Torrin a-t-il promis au Mujhar de ne pas laisser l'enfant métamorphe de Lindir pénétrer dans la cité.

— Si vous êtes cette enfant.

— Je commence à penser que je le suis.

— Alix...

Elle tourna la tête et regarda Karyon d'un air solennel.

— Je peux parler avec les animaux, mon seigneur, et je les comprends. Si cela n'est pas de la sorcellerie cheysulie, qu'est-ce donc ?

Il posa sa main sur l'épaule de la jeune fille.

— Alix, ne dites pas cela. Vous n'avez pas été enfantée par les démons.

— Et si je suis vraiment une Cheysulie ?

Les yeux de Karyon examinèrent le camp, les guerriers aux cheveux noirs et aux yeux jaunes, leur accoutrement barbare fait de cuir souple et d'or. Puis il se tourna vers elle.

— Cela n'a pas d'importance. Quoi que vous soyez, je l'accepte.

— Si vous m'acceptez, alors vous devez accepter les autres.

Il ouvrit la bouche pour signifier son indignation. Lisant de la fatigue et du découragement dans ses yeux, il se contenta de l'attirer de nouveau contre sa poitrine.

— Alix, je vous ai dit que ce que je pense n'a pas d'importance.

Mais quand vous serez Mujhar, songea-t-elle, ce que vous pensez sera très important. Est-ce que vous assassinerez mes semblables ?

Au matin, Duncan rendit son cheval de guerre à Karyon. Finn, debout à côté de son frère, jeta un coup d'œil salace à Alix, qui choisit de l'ignorer.

— Vous avez l'air suffisamment remis, mon seigneur, dit tranquillement Duncan. Nous vous permettons de partir. Finn vous accompagnera.

— Je suis capable de retrouver mon chemin tout seul, métamorphe !

— Je n'en doute pas, mais voilà vingt-cinq ans que les Cheysulis fuient la colère injustifiée du Mujhar, et nous ne serons pas assez bêtes pour conduire son héritier à la Citadelle. Finn aura pour mission de vous empêcher de nous suivre.

Karyon rougit de colère, mais ne dit rien. Il prit les rênes des mains de Duncan, et se tourna vers Alix.

— Vous pouvez monter en selle devant moi.

Duncan s'interposa quand Alix essaya de s'approcher de l'animal.

— Vous restez avec nous.

— Vous ne pouvez pas m'y obliger ! cria-t-elle. J'ai écouté ce que vous aviez à dire, et je respecte vos paroles, mais je n'irai pas avec vous. Ma place est auprès de mon père.

— Votre place est auprès du peuple de votre père.

Alix se figea. Elle parlait de Torrin, mais d'un mot le chef du clan venait de lui rappeler qu'elle n'était plus une simple fille de fermier homanan.

Elle reprit son calme avec peine.

— Je veux partir avec Karyon.

— Non, dit Duncan.

Finn se mit à rire.

— Tu ne peux pas vouloir déjà nous quitter, rujholla. Nos noms te sont à peine connus. Tu as encore beaucoup à apprendre sur le clan.

— Je suis à demi homanan, répliqua-t-elle, et libre de mes choix. Je pars avec Karyon.

Le prince s'approcha d'elle, et posa une main possessive sur son épaule.

— Vous avez dit vous-même qu'elle est ma cousine. Je la ramènerai à Homana-Mujhar. Vous ne pouvez pas lui refuser cela.

— Crois-tu, petit prince ? dit Finn. Le Conseil a décidé de votre sort hier soir, et j'étais d'avis de vous garder tous les deux. Mais mon rujholli a décidé que tu serais rendu à ton oncle, qui n'hésitera pas à envoyer ses troupes pour nous éliminer. ( Il haussa les épaules. ) Si tu avais passé un peu de temps avec nous, certains croyaient pouvoir te persuader que nous ne sommes pas des démons, mais des hommes comme vous. Moi, je crois que tu ourdirais simplement des plans pour nous faire autant de mal que possible. ( Il eut un sourire sans joie. ) Qu'aurais-tu fait, petit prince, si nous t'avions gardé avec nous ?

— Vous avez raison, métamorphe. Je me serais enfui aussitôt que possible pour retourner à Mujhara. Et j'aurais aidé mon peuple à envoyer des troupes contre vous.

— Au risque de sa vie ? demanda Finn en montrant Alix.

La jeune femme frissonna.

— Vous n'oseriez pas lui faire du mal, métamorphe !

— Nous ne faisons pas de mal aux nôtres, affirma Duncan: Mais croyez-vous que Shaine ordonnerait que l'on épargne une Cheysulie ? S'ils nous suivent et nous attaquent, la vie de la jeune fille sera en danger.

— Alors, laissez-moi partir, dit Alix. Le Mujhar n'enverrait peut-être pas ses troupes...

— Alix ! la fustigea Karyon.

Finn eut un sourire cynique.

— Tu vois, mei jha, quel homme est ton petit prince ? Et il voudrait te faire croire que nous sommes des démons assoiffés de sang. Les Homanans ont commencé le qu'mahlin et le perpétuent. Les Cheysulis n'y sont pour rien.

— C'en est assez ! cria Alix. Assez !

Karyon s'éloigna d'elle et tira son épée. La lame scintillait entre ses mains, et les runes qui l'ornaient paraissaient très semblables à celles de l'arc de Duncan.

— Vous ne la garderez pas, dit-il. Elle vient avec moi.

Finn croisa les bras sur sa poitrine et attendit en silence, ses bracelets reflétant la lumière. Alix eut l'impression que le temps s'arrêtait. Karyon était là, l'épée au clair, menaçant, et Finn restait calmement devant lui comme si cela ne le concernait pas.

Elle frémit d'appréhension. Vais-je voir un homme se faire tuer par ma faute ? La purification a commencé à cause de Lindir ; étant sa fille, ne suis-je pas responsable aussi ?

Duncan eut un étrange sourire.

— Vous feriez mieux de vous souvenir du nom de celui qui a fabriqué cette épée, mon seigneur.

Finn montra les dents en un sourire sauvage.

— Une épée cheysulie reconnaît toujours son premier maître.

Alix regarda de nouveau les runes de la lame, fascinée par leurs formes étranges et leur signification plus mystérieuse encore.

Karyon ne recula pas.

— Vous n'utilisez même pas d'épées, métamorphes ! cracha-t-il.

— Nous préférons donner la mort de près. Nous nous battons avec nos poignards... et notre forme-lir.

— Et les arcs, alors ?

— A l'origine ils étaient destinés à la chasse. Quand le qu'mahlin a commencé, nous les avons utilisés contre ceux que nous servions autrefois.

Finn s'approcha si près que la lame toucha sa gorge nue.

— Frappe, petit prince, dit-il en un murmure moqueur. Sers-toi de ton épée, si tu peux.

Comme pétrifié par l'étrange demande, Karyon ne bougea pas. Alix, malade de tension, se mordit la lèvre inférieure.

Finn sourit et posa sa main sur l'arme.

— Dis-moi à qui l'épée de Hale répondra, petit prince. A l'héritier de l'homme qui a commencé le qu'mahlin, ou au fils unique de Hale ?

— Finn, dit Duncan, un reproche dans la voix.

— Karyon, souffla Alix, entendez-vous continuer le travail que votre oncle a entrepris ?

— Si je le peux, répondit-il.

Les doigts de Finn se déplacèrent un peu sur la lame. Alix crut qu'il allait la lâcher et passer en position défensive, mais il n'en fit rien. D'un geste si rapide qu'elle n'eut même pas le temps de crier, il détourna la lame de la main gauche, et la droite, tenant un poignard, trouva la gorge de Karyon. Celui-ci serrait toujours son épée, mais sous un angle où il lui était impossible de frapper un adversaire aussi proche.

— Vois-tu ce que c'est de rencontrer un Cheysuli sur le champ de bataille, petit prince ? demanda Finn. Je ne doute pas qu'on t'aie appris à te battre dans ton palais, mais ce n'est pas la même chose.

Karyon ne bougea pas, serrant les dents.

Finn regarda Alix.

— Me supplieras-tu d'épargner sa vie, mei jha ? demanda-t-il.

— Non, dit-elle à voix haute. Mais si vous le tuez, je m'assurerai personnellement de votre mort.

Il défia Alix du regard avant de sourire à Karyon.

— Eh bien, petit prince, tu connais des femmes de caractère, et cela parle en ta faveur. ( Il remit son couteau à sa ceinture et s'éloigna de Karyon. ) Mais elle est cheysulie, et c'est ma rujholla. Je ne veux pas risquer de la perdre.

Duncan se baissa et ramassa les rênes que Karyon avait lâchées. Il les tendit au prince.

Celui-ci rengaina son épée et les prit.

— Finn va vous escorter jusqu'à Mujhara.

Karyon n'avait d'yeux que pour Alix.

— Je reviendrai vous chercher, dit-il.

— Karyon...

— Je reviendrai.

Alix fit signe qu'elle comprenait. Il lui était impossible de la libérer sans se faire tuer, ce qui ne lui rendrait pas sa liberté.

Il monta le cheval de guerre. Du haut de l'impressionnant animal, il jeta avec raideur :

— Vous êtes des imbéciles de me libérer sans demander de l'or en échange.

Finn éclata de rire.

— Et tu n'es pas très intelligent de nous le dire !

— Les Cheysulis n'ont pas besoin d'or, mon seigneur, intervint Duncan. Sauf pour les gages-lirs et les ornements que portent nos femmes. Notre seul désir est de voir cesser la guerre que le Mujhar mène contre nous, et de vivre libres comme autrefois, sans craindre que nos enfants soient assassinés parce qu'ils ont les yeux jaunes.

— Si vous n'aviez pas rejeté la loi d'Homana...

— Nous ne l'avons pas rejetée. Hale, lorsqu'il a emmené Lindir, lui a évité un mariage qu'elle ne souhaitait pas. Ce faisant, il était au service du Mujhar, mais peut-être pas de la façon que Shaine aurait souhaitée.

Finn se tourna vers Alix.

— Ta jehana était une femme volontaire, dit-il. Es-tu comme elle ?

Elle releva la tête fièrement.

— Si je vivais à Homana-Mujhar, je ne m'enfuirais pas dans la forêt avec un guerrier cheysuli. Ne me jugez pas à son aune.

Finn eut un sourire de triomphe.

— Je t'aurai au moins amenée à avouer à quelle lignée tu appartiens, dit-il.

Il se tourna et partit avant qu'elle puisse répondre. Il revint un peu plus tard, monté sur son cheval.

Duncan s'approcha de celui de Karyon, et regarda le prince.

— J'enverrais mes salutations à Shaine, si je pensais qu'il les accepterait. Nous ne souhaitons pas que cette guerre continue.

— Je crois que le Mujhar a été clair sur ce qu'il souhaitait pour sa part ! répondit Karyon.

Duncan posa une main sur le garrot du cheval.

— Si vous cherchez à continuer le qu'mahlin, mon seigneur, vous n'êtes pas l'homme que je croyais. Celui dont parle la prophétie. ( Il sourit et le salua. ) Tahlmorra, Karyon.

— Je refuse votre prophétie, cracha le prince.

Le chef du clan attira Alix vers lui d'un geste impérieux.

— Si vous faites cela, mon seigneur, dit-il, vous renoncez à elle.

Alix frissonna au contact du barbare.

— Laissez-moi partir avec lui.

— Non.

Finn immobilisa son cheval à côté de l'alezan du prince, et sourit sardoniquement.

— Ne perdons plus de temps, dit-il. Je ne voudrais pas que le Mujhar soit plus furieux que nécessaire. Viens, petit prince. Nous partons.

Il donna une petite tape sur la croupe du cheval de guerre, et lança aussi le sien au trot. La dernière image qu'Alix eut du prince fut sa tête aux cheveux fauves se baissant pour éviter une branche.

Duncan la retint lorsqu'elle fit un mouvement involontaire pour le suivre.

— Vous verrez, ce ne sera pas si terrible. Vous avez beaucoup à apprendre, mais ce sera plus facile quand vous aurez accepté votre héritage.

Alix le regarda avec détermination.

— Je ne crois pas que vous mentiez, métamorphe, mais je ne me soumettrai pas à vos lois. Si j'accepte votre... tahlmorra, ce sera à ma manière.

— Une Cheysulie ne peut agir qu'ainsi.

Alix lui coula un regard hargneux. Puis elle le suivit jusqu'aux chevaux.

 

CHAPITRE VII

Quand le soir tomba Alix était si fatiguée qu'elle laissa sans dire un mot Duncan la conduire auprès du feu et l'installer sur une couverture en fourrure. Une fille de fermier ne passant pas beaucoup de temps à cheval, elle avait mal partout. Elle s'enroula tant bien que mal dans ses jupes déchirées.

Après lui avoir donné un bol de ragoût, Duncan s'assit en face d'elle et entreprit de polir l'arc que Karyon avait admiré.

Alix se sentit mieux après avoir avalé la nourriture, malgré son goût étrange. Plus alerte, elle réalisait mieux les dangers qu'elle courait. Toujours remplie d'appréhension, elle n'était toutefois plus terrorisée. Duncan la traitait avec une calme courtoisie ; le départ de Finn avait supprimé la menace la plus directe contre sa personne et son équilibre.

— Est-ce que vous allez répondre à mes questions, métamorphe ? demanda-t-elle.

— Je vous ai dit mon nom, répondit Duncan sans lever la tête. Utilisez-le quand vous voulez me parler.

Alix le regarda un moment en silence.

— Comment trouve-t-on un lir, Duncan ?

Sans cesser son travail, l'homme leva la tête.

— Lorsqu'un Cheysuli devient adulte, il fait retraite dans la forêt ou la montagne, à la recherche de son lir.

Cela peut durer quelques semaines. Il s'isole, et il attend que l'animal qui deviendra son lir le trouve.

— C'est l'animal qui choisit ?

— C'est le tahlmorra. Chaque Cheysuli est destiné à un lir, et vice versa. Il suffit qu'ils se rencontrent.

— Et que se passe-t-il si le Cheysuli ne trouve pas son lir ?

— Un Cheysuli sans lir n'est pas complet. Notre âme est ainsi faite. Sans lir, il nous manque la moitié de nous-même. C'est une chose que vous ne pouvez pas comprendre, mais un homme incomplet n'a pas de but. Il ne peut pas servir la prophétie.

Alix le regarda pensivement.

— Et que vous arriverait-il si Cai était tué ?

Duncan se raidit. Il regarda le faucon perché sur un arbre, puis posa l'arc et accorda toute son attention à Alix.

— Vous ne me demandez pas cela par pure curiosité. Si vous essayez de fuir en tuant mon lir, vous serez victime de la malédiction cheysulie, et cela n'est pas chose facile. ( Il eut un étrange sourire. ) Mais vous ne vivriez pas assez longtemps pour en souffrir vraiment.

Elle frémit de la menace implicite.

— Je vais vous le dire, quelles que soient vos intentions. ( Il l'observa un instant. ) Je mets ma vie entre vos mains, Alix. Si quelqu'un veut assassiner un Cheysuli, il lui suffit de tuer son lir. Mettez le lir en prison, et le Cheysuli sera prisonnier aussi, incapable d'utiliser les dons que les dieux lui ont donnés. Vous connaissez maintenant le prix du lien avec les lirs.

— Mais pourtant, vous êtes un homme, et Cai un oiseau. Comment un tel lien est-il possible ?

— Je ne saurais le dire. C'est un don des anciens dieux. Cela existe depuis des siècles, et ça continuera sans doute pour ceux qui sont à venir. ( Il grimaça. ) Sauf si le Mujhar nous extermine. Homana aura alors perdu ses fondateurs.

— Ses fondateurs ! Vous voudriez me convaincre que vous avez fait de ce pays ce qu'il est ?

— C'est la vérité.

— Je ne vous crois pas !

— Croyez ce que vous voulez. Demandez au lir, il vous dira.

Elle regarda le faucon, mais refusa de lui poser la question. Elle préférait interroger Duncan.

— Et si vous êtes tué, qu'advient-il du lir ?

— Il retourne à la vie sauvage. Les créatures ont toujours été plus fortes que les hommes. Pour le lir, la rupture du lien n'est pas aussi grave. Cai serait affecté pour un temps, mais il survivrait.

Ne minimise pas mon chagrin de la sorte ! s'insurgea l'oiseau. Sinon tu tournes notre lien en dérision.

Duncan eut un rire silencieux qui surprit Alix. Sa solennité n'était apparemment pas sans faille.

— Que se passe-t-il, si le lir est tué ? demanda-t-elle de nouveau.

— Comme je vous l'ai dit, un Cheysuli sans lir est un homme incomplet. Il est vide. Il choisit de ne pas continuer à vivre.

— Choisit de ne pas...

— Un rituel mortuaire...

— Un rituel !

Duncan regarda Cai.

— Le Cheysuli abandonne son clan et va chercher la mort dans la forêt, au milieu des animaux. Sans armes, il est prêt à accepter la fin, sous quelque forme qu'elle se présente. ( Il haussa les épaules. ) Pour un homme sans lir, le néant est bienvenu.

Alix le regarda avec révulsion.

— C'est de la barbarie !

— Les ombres n'ont pas de vie.

— C'est inhumain !

Il soupira.

— Les mots ne suffisent pas à exprimer cela. Un homme sans lir n'est pas un homme, mais une ombre. Et aucun Cheysuli ne peut vivre ainsi.

— Je dis que c'est barbare !

— Pensez ce que vous voulez.

— Et que puis-je penser d'autre ?

Il se pencha et ajouta du bois dans le petit feu.

— Quand vous connaîtrez mieux votre clan, vous changerez d'avis.

Il étudia le visage d'Alix avec attention. Puis, poussé par la curiosité, il demanda :

— Est-ce que vous épouseriez Karyon ?

Alix le regarda fixement.

— Karyon ?

— Oui. J'ai vu ce qu'il y avait entre vous.

Un instant elle resta sans voix. Dans tous ses rêves concernant le jeune prince, jamais elle n'avait envisagé le mariage, consciente que c'était une chose impossible.

— Non, dit-elle enfin. Karyon ne me prendrait pas pour épouse. Il est destiné à une princesse étrangère, d'Erinn ou de Solinde, si la guerre cesse un jour avec eux.

— Dans ce cas, vous serez sa maîtresse, sa mei jha.

Son assurance lui déplut profondément.

— Cela me semble difficile, dit-elle, acide, du moins si je dois rester dans ce clan dont vous n'arrêtez pas de me vanter les mérites !

Duncan eut un sourire narquois qui le fit ressembler à Finn.

— Vous n'êtes pas prisonnière, même si vous en avez l'impression. Quant au prince... Je pense qu'il reviendra vous chercher. Je ne sais pas quand, mais je suis persuadé qu'il viendra.

— Il sera le bienvenu, métamorphe !

Duncan la regarda, plus solennel que jamais.

— Pourquoi avoir si peur de nous ? Je vous ai dit que nous ne faisons pas de mal aux nôtres.

— Et je vous ai dit, répondit-elle, que j'ai été élevée dans la crainte de votre magie. On m'a répété que les Cheysulis sont des démons, des êtres dangereux. Vous volez les récoltes et le bétail, des gens sont blessés ou tués... Si cela ne s'appelle pas faire du mal... C'est une étrange façon de montrer vos intentions pacifiques.

Duncan sourit.

— C'est vrai. Mais n'oubliez pas que Shaine nous a forcés à ces extrémités. Auparavant, nous étions un peuple de chasseurs qui vivait en paix dans la forêt, sans aucun besoin de voler notre nourriture. C'est le qu'mahlin qui a fait de nous des chapardeurs, par nécessité. Shaine ne nous a pas laissé le choix.

— Et si vous l'aviez ? Retourneriez-vous à votre mode de vie précédent ?

Il toucha la garde du poignard qu'il portait à la ceinture, l'air absent. Lorsqu'il parla, Alix entendit des échos prophétiques dans sa voix.

— Nous ne retournerons jamais à notre ancien mode de vie. Nous sommes destinés à autre chose, les dieux nous l'ont dit.

Elle frissonna, troublée par les implications de ses paroles.

— Vous serez la maîtresse de Karyon ? reprit-il.

— Je ne serai la maîtresse de personne ! dit-elle avec détermination.

Duncan eut un sourire incrédule.

— Pourtant la plupart des femmes seraient prêtes à tuer pour un tel honneur !

— Je ne suis pas la plupart des femmes ! rétorqua-t-elle. ( Elle soupira. ) De toute façon, je n'ai pas besoin d'y penser, cela ne risque plus d'arriver...

— Vous abandonneriez tout espoir aussi aisément ? s'enquit-il avec gentillesse.

Alix le regarda, surprise. Oubliant qu'il était son ennemi, elle entendit seulement la compassion dans sa voix.

— Je ne sais pas ce qui arrivera. Je ne sais même pas ce que je veux !

— Cela est dû à votre éducation homanan. Parmi les Cheysulis, les choses se passent autrement : une femme peut être sans déshonneur épouse ou maîtresse.

— Mon père ne m'a pas élevée pour être la maîtresse de quiconque, dit-elle fermement. Un jour, j'épouserai un fermier comme lui, ou un villageois.

— Votre père ne vous a pas élevée du tout, dit Duncan.

Elle ouvrit la bouche pour protester, puis réalisa que Duncan parlait de Hale. Elle se souvint de nouveau de l'étonnante histoire de sa naissance — à condition de la tenir pour vraie. Elle se contenta donc de répéter ce qu'elle avait dit plus tôt.

— Karyon épousera une princesse, bien sûr.

— Oui, répondit Duncan, s'il vit assez longtemps.

— S'il vit !

Duncan se frotta les paupières.

— Les Ihlinis feront en sorte qu'il ne voie pas le jour de ses noces.

Alix le regarda, horrifiée.

— Les Ihlinis ? Les sorciers qui servent les dieux des ténèbres ? Pourquoi ? N'est-ce pas Bellam qui dirige Solinde ? Que lui importe Karyon ?

Duncan reprit son arc et recommença à le huiler. Sa voix se fit plus profonde.

— Solinde a toujours été un pays puissant, mais ses rois sont ambitieux. Ils veulent annexer Homana ; Bellam en a assez des escarmouches incessantes aux frontières. Il veut Homana, et il est prêt à tout pour l'avoir.

— En s'adressant aux Ihlinis ?

— Bellam cherche à s'allier le pouvoir surnaturel de Tynstar, le chef des Ihlinis. C'est lui, la volonté qui anime Solinde, pas Bellam.

— Tynstar...

Alix se souvint des jours où sa mère, quand elle était enfant, l'avait menacée de la donner aux Ihlinis pour lui faire accomplir quelque tâche. Son père avait souvent dit qu'il ne fallait pas, car mentionner Tynstar, c'était risquer de s'attirer ses foudres.

— Tynstar l'Ihlini, comme on l'appelle, est le plus puissant serviteur des dieux du mal. Il maîtrise les arts maudits, et il les a mis au service de Bellam. Homana ne pourra pas résister à de tels ennemis.

Alix se redressa, les joues en feu.

— Homana n'a jamais été vaincue. Et pourtant les rois de Solinde ont essayé. ( Elle releva le menton avec défi. ) C'est ce que mon père m'a dit.

Il la regarda avec une telle expression de tolérance amusée qu'elle eut envie de le frapper.

— Pendant toutes ces années, les Mujhars d'Homana avaient les Cheysulis à leurs côtés. Nous avions mis nos dons à leur service ; et même les Ihlinis ne pouvaient rien contre nous. Il y a vingt-cinq ans, nous avons aidé Shaine à défendre les frontières d'Homana contre Bellam. La paix aurait pu être renforcée par l'union de Lindir et d'Ellic, le fils de Bellam. L'échec de ce mariage a sonné le glas de la paix. Maintenant Shaine veut nous exterminer et Homana va tomber aux mains des Ihlinis.

— Vingt-cinq ans...

— Lindir s'est cachée avec Hale pendant huit ans. Quand il a été tué, elle est revenue vers son jehan, et tu es née quelques semaines plus tard.

— Comment se fait-il que vous puissiez résister aux Ihlinis, s'ils sont si puissants ?

— Je ne saurais dire. La magie noire des Ihlinis est sans effet sur nous. Il leur reste leurs pouvoirs mineurs... Quant à nous, nous ne pouvons pas prendre notre forme-lir en leur présence, ni parler à nos lirs. En face d'eux nous sommes de simples hommes.

Alix ne dit rien, étonnée par ses paroles. Il semblait que les Ihlinis fussent les démons, pas les Cheysulis, et cela perturbait ses idées préconçues. Duncan, décidément, semblait s'être donné pour mission d'ébranler les fondations de son existence.

C'est trop, pensa-t-elle. Trop de choses changent ou sont détruites... Ils me bousculent, me disant de ne pas redouter ce qu'on m'a toujours appris à craindre...

— Tenez, dit Duncan gentiment.

Elle leva les yeux, et vit qu'il lui tendait quelque chose. C'était un peigne en argent, brillant à la lumière du feu. Elle le prit avec hésitation, caressant les runes qui l'ornaient.

— Vous pouvez le garder, dit Duncan. Je le destinais à une jeune fille de la Citadelle, mais vous en avez plus besoin qu'elle. Utilisez-le.

Alix hésita. Elle ne parvenait pas à voir en lui un ennemi, au contraire de Finn.

Peut-être cache-t-il mieux son jeu...

Elle posa le peigne et défit ses tresses. Duncan attisa le feu avec un bâton.

Elle commença à peigner ses mèches brunes, retirant les feuilles et les brindilles qui s'y étaient accrochées. Certains nœuds étaient si épais qu'elle serait sans doute obligée de les arracher. Elle s'adressa à Duncan.

— Vous avez une épouse ?

— Non, je n'ai pas de cheysula.

— Vous avez une... mei jha, alors ?

— Non.

Elle fronça les sourcils.

— Pourquoi donc m'avez-vous expliqué en détail les coutumes de votre peuple, si vous ne mettez pas à profit votre liberté en ce domaine ?

Duncan continua à attiser le feu, qui n'en avait pas particulièrement besoin.

— Je suis chef de clan depuis que Ternan est mort, il y a huit mois. Cela entraîne de nombreuses responsabilités. J'ai choisi de ne pas me partager entre ma charge et une cheysula, au moins cette année. L'an prochain, je verrai.

Alix hocha la tête d'un air absent en continuant à démêler ses cheveux. Elle sentait comme une tension en Duncan, dont les yeux suivaient le mouvement de ses mains tandis qu'elle tirait le peigne en argent à travers sa chevelure.

— Je vous remercie, dit-elle sans ironie.

Puis elle lui sourit.

Duncan se leva d'un bond, murmurant quelque chose dans la Haute Langue. Il la dévisagea, soudain hostile.

— Que se passe-t-il ? cria-t-elle. Qu'ai-je fait ?

— Vous ne le sentez pas ? N'entendez-vous pas le tahlmorra en vous ?

— De quoi parlez-vous ? murmura-t-elle.

Il jura à voix basse, puis se détourna, saisit un paquet de couvertures et le lui lança violemment.

Alix l'attrapa au vol avant que les couvertures ne tombent dans le feu, et recula jusqu'à ce que son dos bute contre un tronc d'arbre. Alors elle se redressa et affronta le regard bestial de l'homme.

— De quoi parlez-vous ? répéta-t-elle.

— Le tahlmorra... et vous ne savez même pas de quoi il s'agit ! cracha-t-il.

— Non ! ( Elle criait aussi. ) Je n'en sais rien ! Cessez de marmonner des choses auxquelles je ne comprends goutte ! Comment espérer que je me comporte correctement si vous ne me dites rien ?

Duncan respira à fond puis reprit son contrôle.

— J'avais oublié, avoua-t-il. Vous ne pouvez pas savoir. Je doute pourtant que vous n'ayez rien perçu.

— Perçu quoi ?

— Nous servons la prophétie, dit-il, mais nous ne pouvons la connaître parfaitement. Les shar tahls nous disent ce qu'ils peuvent, mais ils ne savent pas tout ce que les dieux ont prévu. Le tahlmorra, dans sa totalité, nous est inconnu. Mais il nous arrive parfois d'en percevoir une partie.

Il soupira et passa une main dans sa chevelure noire.

— Je me suis trouvé face à un aspect de mon tahlmorra que je ne connaissais pas. Je devrais l'accepter, mais... je n'y parviens pas. Je ne peux pas m'y plier, c'est comme si je niais une part de mon héritage.

Alix sentit qu'il souffrait, et fut étonnée de la profondeur de son trouble. Son assurance et son calme avaient disparu. Il n'était pas si différent d'elle, mais elle ne comprenait pas, et le lui dit.

— Non, admit Duncan, vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes trop jeune... et trop homanan. D'ailleurs Karyon a déjà gagné votre cœur.

— Karyon !

Il montra les couvertures.

— Dormez. Nous partons tôt demain matin.

Alix le regarda s'enfoncer dans l'ombre et disparaître comme s'il faisait partie de la nuit.

Les dieux lui octroyèrent un sommeil sans rêves.

 

CHAPITRE VIII

Le jour suivant, Alix chevaucha avec Duncan, les mains agrippées à la selle et le corps raide pour toucher le moins possible son dos. Avec Finn, elle avait été obligée de se protéger d'avances inconsidérées. La réserve qu'affichait Duncan semblait demander la même réponse de sa part. Elle ne pouvait pas s'imaginer s'accrochant à lui, ni intervenant dans ce qu'il faisait. Depuis la conversation de la veille, il s'était replié sur lui-même, restant courtois, mais froid.

Quand vint le soir, Alix se retrouva en train de s'occuper du feu de Duncan, comme si elle était une servante. Cela la fit se sentir vraiment prisonnière, même si elle était traitée la plupart du temps comme une invitée.

Elle venait de jeter une branche dans le feu lorsqu'elle sentit une présence. Elle leva la tête et vit un loup à la fourrure rousse la regarder avec des yeux brillants.

La silhouette animale se brouilla et devint celle de Finn.

— Cherchez-vous à me faire mourir de peur ? demanda-t-elle.

Finn se mit à rire et s'accroupit près du feu pour se servir une coupe de la boisson au miel que Duncan avait mise à chauffer. Il leva les yeux vers elle.

— Voilà, j'ai raccompagné ton petit prince en lieu sûr.

Alix s'assit sur les couvertures de fourrure.

— Vous ne l'avez donc pas tué ?

— Karyon mourra un jour, comme tout le monde, mais pas de ma main.

Elle eut l'air dubitatif.

— Pourtant, vous seriez capable de tout pour nuire au Mujhar, même d'assassiner son héritier, si vous en aviez l'occasion.

— Duncan ne m'a pas laissé faire. ( Il rit à son regard choqué. ) Non, je n'aurais pas tué Karyon. Il a son rôle à jouer dans la prophétie, s'il est bien celui dont les runes nous ont parlé. La prophétie ne précise pas de nom, les actions seules sont écrites. Et elle ne semble pas prévoir la mort du prince de sitôt, tu peux être tranquille. D'abord, il doit devenir Mujhar.

Finn l'observa par-dessus la coupe dont il sirotait le contenu.

— Tu ne sembles pas très inquiète pour lui, mei jha. Lui as-tu déjà repris ton cœur ?

Alix releva le menton.

— Nous serons bientôt réunis. Il reviendra me chercher.

— Ta place est avec nous, nous sommes ton peuple. Tu n'appartiens ni aux fermiers de la vallée ni à l'héritier du Mujhar.

Elle se pencha en avant, l'air suppliant.

— Vous m'avez enlevée aux miens, comme Hale l'a fait avec Lindir, d'après ce qu'on dit. Imaginez-vous ce que je ressens pour la race que vous prétendez être mienne ? Par les dieux, Finn, vous avez même tenté de me violer !

— Je ne pensais pas que tu voudrais de moi de ton plein gré.

Exaspérée, Alix poussa un soupir.

— Les autres n'ont-ils donc aucune importance pour vous ? Je me demande si vous êtes aussi bête que vous en avez l'air !

— Bête ?

— Vous arrive-t-il de réfléchir aux conséquences avant d'agir ?

— Le qu'mahlin nous a laissé peu de loisir pour la réflexion ! La plupart du temps, nous agissons parce que nous y sommes forcés.

— C'est une bonne excuse ! cria-t-elle. Vous parlez sans arrêt du qu'mahlin comme si vous étiez le seul à en avoir souffert. Duncan essaie de me prouver que vous êtes des hommes normaux, et vous ne cessez de vous comporter comme si les Cheysulis étaient vraiment des démons.

— Tu dois apprendre, dit-il. Quand nous serons à la Citadelle, tu parleras au shar tahl, et tu comprendras mieux ce que c'est d'être cheysulie. Pour le moment, tu ne sais pas.

— Ramenez-moi chez moi, dit-elle doucement.

Il posa la tasse et la regarda.

— C'est ce que je fais...

Elle se frotta les yeux vivement, car elle ne voulait pas pleurer devant Finn.

— Je m'enfuirai. Dès que j'en aurai l'occasion, je me libérerai de vous. Même si pour cela je dois vous poignarder.

— Tu ne pourrais pas. Tu n'en as ni la force ni la détermination.

Furieuse, Alix prit le pot de boisson au miel et le lui jeta au visage. Puis elle se leva et se mit à courir.

Finn la rattrapa aisément et lui tordit un bras derrière le dos. Il se pencha sur elle, si près qu'elle sentit son souffle sur son visage.

— Si tu es assez hardie pour faire ça, mei jha, et assez bête pour te laisser attraper, ne te plains pas de récolter ce que tu as semé...

Alix sentit les dents de l'homme s'enfoncer dans ses lèvres. Mais soudain quelqu'un arracha littéralement Finn à sa proie, l'envoyant voler dans les airs.

Sous le regard terrifié d'Alix, il se releva, prêt à sortir son poignard. Par bonheur, il se figea, les yeux rivés sur son assaillant.

— Je t'interdis de violer une Cheysulie, dit Duncan, glacial.

Finn laissa retomber sa main.

— Elle est peut-être de notre sang, mais elle a été élevée comme une Homanan. Elle a besoin d'être remise à sa place. Laisse-la-moi un peu, et j'y veillerai !

— Ce n'est pas ainsi que nous agissons avec les femmes de notre race. Fiche-lui la paix ! ordonna Duncan.

— Pourquoi ? Tu la veux pour toi ?

— Non.

— Si tu la veux pour cheysula, continua Finn, têtu, tu ferais mieux de suivre la tradition et de demander au Conseil l'autorisation de l'épouser.

— Je n'ai pas l'intention de demander cette année l'autorisation de me marier, rujho. Mais si tu as tellement envie d'elle, fais-le toi-même, dès qu'elle sera reconnue comme membre de notre clan.

Finn le regarda méchamment.

— Je n'ai pas besoin de cheysula, je peux avoir une femme quand je veux !

— Arrêtez ! hurla Alix, si fort que tous deux la regardèrent avec étonnement. Je ne connais pas les traditions dont vous parlez, mais sachez que je ne ferai rien contre ma volonté ! Vous m'avez obligée à vous suivre. Dès que vous ne me surveillerez plus, je m'enfuirai. C'est bien compris ? Vous ne me garderez pas de force !

— Vous resterez, dit Duncan. Personne n'échappe aux Cheysulis.

— Tu as entendu le chef du clan, dit Finn avec un sourire mauvais. Mon rujho et moi sommes souvent en désaccord, mais pas sur ce point !

Alix sentit ses yeux se remplir de larmes. Malgré ses efforts, elle ne put retenir un sanglot étouffé. Elle fit volte-face et se mit à courir, se demandant quel animal ils allaient envoyer à sa poursuite.

Elle s'écroula sous un grand arbre, non loin du camp, et resta à fixer l'obscurité, la tête sur les genoux, se demandant avec désespoir si elle reverrait jamais sa maison et son père.

Liren, dit une voix avec tant de compréhension qu'elle faillit éclater en sanglots.

C'était Storr ; après un bref accès de ressentiment, Alix sut que le loup était venu de son seul chef.

Personne ne m'a envoyé, confirma la voix mentale. Je suis venu parce que tu es troublée, et que tu as besoin d'un ami.

— Tes paroles sont celles d'un vieil homme avisé, dit-elle.

Je suis un vieux loup avisé, paraphrasa-t-il, de l'amusement dans la voix, cela ne fait guère de différence.

Alix lui sourit et lui caressa la tête, étonnée de sa propre audace. Storr était patient et doux, il ne lui faisait pas peur.

— Comment peux-tu être le lir de Finn, et te montrer si compréhensif et sage ?

Mon lir n'est pas toujours aussi brusque et peu raisonnable. Tu l'as empli de confusion.

— Moi ?

Il t'a vue, et il t'a désirée. Puis il a appris que tu étais cheysulie, et sa rujholla ! Il y a si longtemps qu’il est seul, excepté Duncan.

— Eh bien, il ne m'aura pas ! Et dès que je le pourrai, je rentrerai chez moi. Mon vrai chez-moi, tu comprends, pas cette... Citadelle dont ils parlent tous.

Même si tu sais que tu n’es pas comme les autres ?

— Oui. Et d'ailleurs, je suis comme les autres !

C'est faux, et tu le sais. Et puis, pense au qu'mahlin. Le décret du Mujhar s'applique aussi à toi. Tu ne connais pas Shaine. Si votre lien de parenté avait été plus important à ses yeux que ta race, tu aurais été élevée à Homana-Mujhar.

Elle savait que Storr avait raison, mais elle refusait de le reconnaître. Le loup frotta son museau dans sa main en signe d'adieu, puis s'éloigna.

— Je suis désolé pour mon rujholli, dit Duncan en sortant de l'ombre des arbres. Ne faites pas attention à ses paroles. Finn parle trop souvent sans réfléchir.

Alix aurait voulu être à cent lieues des deux frères. Mais elle se força à répondre à Duncan.

— Vous n'êtes pas du tout comme lui.

— Je lui ressemble beaucoup. Vous ne vous en êtes pas encore aperçue, c'est tout.

— Vous ne me ferez pas croire que vous êtes aussi cruel, ou aussi coléreux. ( Elle soupira. ) Ou alors, vous le cachez bien.

— Essayez de comprendre, dit-il. Finn n'avait que trois ans quand le qu'mahlin a commencé. Il n'a presque aucun souvenir de la paix. Il connaît surtout les tueries et les souffrances que nous a apportées la guerre que nous livre Shaine.

— Et vous ? demanda-t-elle en déchiquetant de la mousse entre ses doigts nerveux.

Il la regarda un long moment.

— J'avais cinq ans, répondit-il enfin. Nous avons été réveillés en pleine nuit quand les hommes du Mujhar ont mis le feu à notre tente... Vous devez comprendre. ( Il lui prit la main. ) Nous n'étions que des enfants, mais ce genre de choses ne s'oublie pas.

— Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle.

— Que vous devez comprendre pourquoi il vous tourmente. Il est haineux envers tous les Homanans. Karyon est l'héritier du Mujhar. Et c'est lui que vous désirez, pas Finn.

— Si ce que vous dites est vrai, Finn est mon frère !

— Vous n'avez pas été élevés ensemble... Pour lui, vous êtes une femme, non sa sœur.

Alix se tut, partagée entre son ressentiment envers Finn et l'intérêt pour ce que ce guerrier à l'air sérieux voulait lui faire comprendre. Elle sentait obscurément qu'elle détenait un pouvoir qu'elle ne maîtrisait pas, et cela la remplissait de perplexité.

— Duncan..., dit-elle, quel est le tahlmorra que je devrais sentir, d'après vous ?

— Vous le saurez, le moment venu.

— Comment ?

— Vous le saurez. Tous les Cheysulis le sentent, ou le devraient. Ce pouvoir a été affaibli parce que nombre d'entre nous ont été obligés de prendre femme parmi les Homanans. Je n'en suis pas fier, mais c'était nécessaire pour survivre. Mon tahlmorra m'a révélé ce qui allait se passer. A la Citadelle, pour être sûr, je demanderai au shar tahl de me montrer les runes de la prophétie. Mais je sais déjà ce qui se passera.

Alix le regarda, mal à l'aise.

— Cela n'a rien à voir avec moi.

— La prophétie ne se trompe jamais. Elle nous vient des Premiers Nés, qui ont été engendrés par les anciens dieux. Elle se dévoile en temps voulu, à ceux qui écoutent et comprennent. Je suis un de ceux qui lui obéissent, Alix. Je donnerais ma vie pour la servir. Cela est écrit.

— Vous connaissez l'heure et le moment de votre mort ? chuchota-t-elle.

— Je sais seulement que je mourrai en servant le tahlmorra de la prophétie. Ainsi l'ont décrété les Premiers Nés.

Alix détourna le regard.

— Ce que vous dites me trouble beaucoup, souffla-t-elle.

— Quand vous aurez parlé au shar tahl, le trouble vous quittera, soyez-en assurée.

— Et Finn ? Est-ce qu'il suit le tahlmorra ?

Duncan se mit à rire.

— En quelque sorte. Mais je crois qu'il fabrique son propre tahlmorra.

— Et je n'en fais pas partie.

— Non. Les fils de votre tahlmorra se mêlent à celui d'un autre homme.

— Karyon ? demanda-t-elle, pleine d'espoir.

Il ne répondit pas. Elle comprit ce qu'il voulait dire, et se leva d'un bond.

— Si je suis cheysulie, je détermine moi aussi mon tahlmorra ! Vous ne pouvez pas me forcer, Duncan !

— Cela ne sera pas nécessaire. Votre tahlmorra le fera, répondit-il en lui touchant le visage avec délicatesse.

Elle recula, refusant ce qu'elle lisait sur le sien. Puis elle se tourna et s'enfuit vers les ombres du campement.

 

CHAPITRE IX

La colonne de guerriers reçut l'avertissement alors qu'elle chevauchait dans la forêt. Cai surgit d'entre les arbres et se dirigea vers Duncan, avant de se poser sur une branche proche.

Ils arrivent, lir, dit l'oiseau. Des cavaliers portant les couleurs du Mujhar. Ils sont à une demi-lieue, pas plus.

Duncan arrêta son cheval. Alix fut obligée de s'accrocher à lui pour rester en selle. Elle sentit la tension soudaine dans le corps du Cheysuli.

Il se tourna sur la selle et marmonna quelque chose d'incompréhensible. Puis il s'adressa à elle :

— Je dois trouver un endroit où vous cacher.

— Vous allez livrer bataille ?

— Ils ne nous laisseront pas le choix, Alix. Pourquoi pensez-vous qu'ils nous suivent, sinon pour essayer de nous tuer ?

La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre, mais dans son crâne résonna soudain un tel vacarme qu'elle comprit que ce n'étaient pas ses oreilles qui l'enregistraient. Elle ferma les yeux, luttant contre l'assaut des multiples voix, puis entendit un cavalier approcher et resta en selle uniquement parce qu'elle s'accrochait à Duncan. Celui-ci ne s'aperçut pas de sa soudaine faiblesse.

— Eh bien, rujho, dit Finn, le petit prince n'a pas menti. II ne nous a guère laissé de répit !

N'entendent-ils pas ces voix ? se demanda Alix, se forçant à ouvrir les yeux.

— Emmène-la, rujho, dit Duncan.

II fit descendre Alix de son cheval.

— Occupe-toi d'elle. Ces hommes la verraient comme une femme métamorphe, à qui ils ne manqueraient pas de faire du mal. Je te la confie.

Finn sourit du haut de sa monture.

— Tu vois, mei jha ? Le chef du clan t'a donnée à moi.

— Je ne veux ni de vous ni de lui, dit-elle avec peine, écrasée par le poids des voix étrangères.

Duncan parla, mais Alix n'entendait plus. Elle couvrit ses oreilles de ses mains et tenta de supporter la clameur du mieux possible.

— Est-ce de la sorcellerie ? haleta-t-elle. Essayez-vous de me rendre folle ?

— Je ne sais pas de quoi tu parles, mei jha. Mais je n'ai pas de temps à perdre. Tu ne les entends pas ?

— J'entends leurs voix ! cria-t-elle, tremblante.

— Leurs voix ? Je parle du bruit de leurs chevaux, c'est tout. Viens, mei jha, hâte-toi, ou ils vont te tuer !

Couvrant le brouhaha des voix mentales, elle entendit le galop des chevaux. Epuisée, elle ne protesta pas quand Finn l'entraîna dans la forêt.

— Et Storr ? demanda-t-elle à voix basse.

— Il reste. Il luttera avec les autres contre les troupes du Mujhar.

Finn la tira vers l'épais sous-bois où ils se cachèrent derrière des buissons. Elle le regarda encocher une flèche et faire jouer son poignard à sa ceinture.

— Surveille mes arrières, mei jha ! dit-il brusquement.

Il lui montrait son dos, une cible parfaite... Mais la précarité de leur situation la fit réfléchir. Elle se retourna pour surveiller le sous-bois, comme il le lui avait demandé.

Alix avait si mal à la tête qu'elle se frotta le front. En vain. Les voix étaient parties, mais elles laissaient derrière elles une sorte de malaise. Et puis son corps était endolori à la suite de ce qu'elle avait subi les jours précédents.

Le cavalier qui déboula sur leur maigre cachette n'était pas un Cheysuli, comme elle le pensa un bref instant. Mais son soulagement fut de courte durée ; elle comprit que le soldat du Mujhar la considérerait comme une métamorphe et n'hésiterait pas à l'abattre. L'épée levée ne lui laissa aucun doute. Elle se jeta sur Finn, qui se retourna sans un mot. Un instant plus tard, la gorge de l'assaillant était transpercée d'une flèche.

Alix recula, une main sur la bouche pour ne pas hurler. Finn affrontait un autre soldat en combat singulier.

Une branche déchira sa robe et lui entama la peau, mais elle ne sentit pas la douleur.

Finn repoussa le bras armé du guerrier, qui menaçait sa gorge. Il parvint à plonger son poignard dans le ventre de son adversaire, mais celui-ci eut le temps de lui porter un coup, qui pénétra dans sa cage thoracique.

Alix cria quand elle vit devant ses yeux Finn adopter sa forme de loup. L'animal se jeta sur le garde, et lui déchira la gorge.

Horrifiée, elle partit droit devant elle, sans réfléchir, ni tenir compte de l'appel angoissé de Finn, qui avait déjà repris forme humaine.

Un cavalier arriva à bride abattue et arrêta son cheval à côté d'elle. Un des sabots de la bête la rata de peu. Elle leva la main pour se protéger de l'épée brandie du soldat.

— Sorcière métamorphe !

— Non ! cria-t-elle.

— Je ne te laisserai pas vivre et enfanter d'autres démons ! hurla-t-il, faisant décrire à son épée un arc mortel.

Elle se jeta au sol, échappa de peu aux sabots du cheval et sentit la lame siffler près de sa tête. Alors le loup se jeta sur l'homme et le fît tomber de cheval. Le soldat se releva et plongea son poignard dans l'épaule de l'animal. Alix se suspendit au bras de l'homme ; quand il parvint enfin à la chasser, le loup avait disparu et le couteau de Finn trouva la gorge du soldat, dont le sang éclaboussa Alix.

Malgré ses blessures et le liquide poisseux qui souillait son justaucorps, Finn se tenait debout et souriait.

— Ainsi, mei jha, tu t'intéresses assez à moi pour risquer ta vie en me protégeant !

Elle se leva, tremblante de rage et de dégoût.

— Je ne souhaite la mort de personne, métamorphe, pas même la vôtre !

Le bruit d'un autre cavalier les fit se retourner. C'était Karyon, monté sur son alezan de guerre. Il portait son épée cheysulie, mais il ne l'avait pas dégainée.

— Vas-tu me tuer, petit prince ? demanda le Cheysuli, dont l'arme gisait toujours au sol.

Karyon l'ignora et tendit la main à Alix.

— Vite ! Sur mon cheval !

Finn tenta de l'arrêter d'une main ensanglantée.

— Mei jha, reste avec ton clan...

— Je rentre chez moi avec Karyon ! jeta-t-elle, se dégageant pour prendre place derrière le prince.

Karyon eut un sourire étrange. Il tapota la garde de son épée.

— Nous nous reverrons, métamorphe, dit-il avant de lancer sa monture au galop.

Alix s'accrocha à lui, horrifiée par le carnage qu'elle découvrit dans la forêt : la plupart des soldats morts portaient des blessures infligées par des animaux.

Le cheval de Karyon arriva sur un terrain découvert, laissant loin derrière lui la forêt et les cadavres mutilés qui jonchaient le sol.

— J'avais dit que je reviendrais vous chercher ! cria le prince pour se faire entendre au-dessus du bruit des sabots.

— Tant de morts..., dit-elle.

— C'est la vengeance du Mujhar.

Alix passa une main ensanglantée dans ses cheveux.

— Je n'ai vu que des soldats morts, Karyon, pas de Cheysulis...

Il se raidit, mais ne répondit pas. Le regard d'Alix se porta sur l'épée : sur sa garde scintillait l'énorme rubis.

L'épée de Hale...» pensa-t-elle. Mon père ?

Un faucon se détacha des arbres et vola en cercle au-dessus d'eux. Le cheval de guerre hennit quand l'oiseau s'approcha de lui.

Alix le reconnut : c'était le petit faucon qui lui avait parlé dans la forêt ; sous le choc, surprise par le soudain mouvement du cheval effarouché, elle tomba sur le sol avec un cri.

Elle se redressa, tâtant la bosse qui poussait sur sa nuque, et vit Karyon tenter de maîtriser sa monture. Le faucon s'approcha d'elle.

Reste avec moi, dit-il.

— Laisse-moi partir !

Reste.

— Non ! Je pars avec lui ! C'est ce que j'ai choisi !

Cela ne sert pas la prophétie.

— Peu m'importe ! Ce n'est pas ma prophétie ! cria-t-elle en levant le poing vers le faucon.

Et le tahlmorra ?

— Alix ! cria le prince, qui avait calmé son cheval et sauté à terre.

Elle regarda le faucon repartir vers le ciel.

— Ce n'est pas ma prophétie, ni mon tahlmorra, dit-elle calmement.

Mais ce sont les miens...

Alix se tourna vers Karyon.

— Si vous persuadez votre cheval de se tenir tranquille, j'essaierai de ne plus en tomber, dit-elle avec un humour forcé.

Elle vit son regard interrogateur mais se contenta de faire un signe en direction du faucon.

Elle leva les yeux vers l'oiseau et capta un sentiment de regret. Le faucon ne dit rien de plus. Après avoir dessiné un dernier cercle, il grimpa en flèche et disparut.

Karyon lui toucha l'épaule.

— Alix ?

— Vous pouvez m'emmener à Homana-Mujhar, mon seigneur, auprès de mon grand-père.

La main de Karyon se posa sur son épaule.

— Je vous ai prévenue de l'accueil qu'il risque de vous réserver.

— Je tenterai ma chance.

Karyon la saisit par la taille et la fit grimper sur le cheval. Il monta derrière elle, la laissant s'accrocher à la selle. Puis il saisit les rênes, les bras passés autour de la taille d'Alix.

— Je crois que le Mujhar s'apercevra que sa petite-fille n'est pas une simple gosse de fermier.

Alix lui jeta un sourire fatigué alors que l'étalon se lançait en avant.

— Il m'a élevée pour avoir du caractère. Voyons si cela apporte quelque avantage à la fille de Lindir.