LIVRE IV
LA GUERRIÈRE
— Je refuse de me soumettre à la magie cheysulie, elle est maudite, déclara le prince le matin venu.
— Karyon, lui reprocha Alix, debout à côté de Duncan, vous n'avez pourtant pas peur des dons que je possède ?
— Alix, je vous connais. Vous ne chercheriez pas à détruire l'héritier d'Homana.
Duncan soupira.
— Nous non plus. Que vous le croyiez ou non, les Cheysulis n'ont jamais eu l'intention de renoncer à leur place légitime auprès des Mujhars d'Homana. Jusqu'au départ de Hale, ils les ont servis fidèlement. Nous ne vous voulons pas de mal.
Finn arbora son sourire moqueur habituel.
— Mais toi, petit prince, dit-il, je crois que tu nous veux du mal !
Karyon serra les lèvres.
— Je veux seulement rentrer à Homana et libérer la cité des démons ihlinis, et de Bellam.
— Tu n'y arriveras pas sans notre aide, assura Finn. Et la nuit dernière, cela ne t'a pas posé de problème de nous laisser utiliser notre magie sur l'ennemi.
— En user pour libérer votre seigneur est une chose, répliqua Karyon ; pour le mettre à votre merci en est une autre !
Finn eut un rire méprisant.
— Eh bien, tu ne perds pas de temps à te déclarer notre seigneur ! Ne crois-tu pas, petit prince, que nous aurions pu t'imposer notre volonté quand tu étais prisonnier, il n'y a pas si longtemps ? Ou penses-tu être plus important, maintenant que Fergus est mort ?
— Rujho, intervint Duncan.
— Laissez-le parler, dit Karyon. Mon père a péri de la main des Atviens, et il me revient d'agir à sa place. Je serai seigneur d'Homana un jour, métamorphe. Que cela vous plaise ou non.
Finn rougit de colère. Alix sourit de plaisir, sans prendre la peine de cacher sa réaction, ce qui attisa la rage de son beau-frère. Il tourna les talons et s'éloigna du groupe de guerriers.
Jambes écartées et bras croisés, Duncan sourit ironiquement à Karyon.
— Vous êtes peut-être notre seigneur, mais cela ne change rien aux faits. Vous n'arriverez pas à Mujhara dans votre état.
Karyon se leva en s'aidant des deux mains, et se mit péniblement debout. Large d'épaules, il était plus grand que la plupart des guerriers. Seuls ses yeux trahissaient l'effort que lui coûtait la station debout.
— Karyon, dit Alix, cela ne vous fera pas de mal. Au contraire, vous en serez plus fort.
Duncan posa une main sur l'épaule d'Alix, comme pour lui demander de se taire. Elle comprit que rien de ce qu'elle dirait ne ferait changer Karyon d'avis. Mais Duncan y parviendrait peut-être.
— Homana est en train de mourir, dit son époux. Le comprenez-vous ? Les Cheysulis ont refusé d'admettre la véracité de la prophétie, et ils en souffrent toujours aujourd'hui. Si vous niez la vérité, vous en pâtirez aussi.
— Je ne suis pas cheysuli, dit Karyon. Une prophétie de métamorphes ne peut prédire ce qu'il adviendra d'un Homanan.
— Vous ne pouvez pas en être sûr, objecta Duncan. Vous devez laisser les choses suivre leur voie si votre destin est de survivre. Et la prophétie dit que ce sera le cas. Je pense que vous êtes le Mujhar qui mettra fin au qu'mahlin et nous rendra notre terre natale et notre tranquillité. ( Duncan soupira. ) Il nous est impossible d'empêcher la prophétie de se réaliser. Mais nous pouvons lutter contre les arts ténébreux des Ihlinis.
— Vous ne prétendez pas que la mort de mon père était prévue par la prophétie ! s'insurgea Karyon.
— C'est le sort d'un homme de mourir avant que son fils ne devienne adulte, dit Duncan, et je vous assure que les Cheysulis monteront de nouveau sur le trône d'Homana.
L'amertume et le ressentiment vidèrent le visage de Karyon de toute couleur.
— Vous prétendez que le trône d'Homana reviendra aux métamorphes ?
Alix s'avança et se plaça entre eux.
— J'ai appris que cette terre appartenait jadis aux Cheysulis, dit-elle. Ce sont eux qui ont donné le trône à vos ancêtres. Pour qu'il revienne de nouveau à un Mujhar cheysuli, il doit d'abord passer par vous.
— Vous régnerez à Mujhara, seigneur, dit Duncan, mais seulement si vous nous permettez de vous y conduire.
— Karyon, ne pouvons-nous être une seule race au lieu de deux ? suggéra Alix.
Le prince ne répondit pas.
— Je ne les laisserai pas vous faire du mal, je vous le promets, dit-elle en lui souriant.
Sa main se posa sur la joue d'Alix.
— En ce cas je remets mon sort entre vos mains.
— Non, corrigea-t-elle doucement. Votre sort vous appartient. C'est le tahlmorra.
Les Cheysulis entrèrent à Mujhara protégés par l'obscurité. Karyon s'était soumis à la magie de la terre. Depuis, il se sentait beaucoup plus vigoureux. Il chevauchait la monture atvienne volée par Duncan. Alix était en croupe derrière son époux.
Le spectacle qui les attendait à Mujhara les laissa sans voix. La cité était en ruine, détruite par la sorcellerie ihlinie. Leurs murs écroulés, la plupart des habitations avaient été pillées. Il ne restait plus grand-chose de la magnificence de la cité bâtie par les Cheysulis tant de siècles auparavant.
Alix se serra davantage contre Duncan. De temps en temps, une ombre se faufilait dans les décombres, soucieuse de les éviter.
Le cœur d'Alix saignait pour Mujhara. Elle regarda Karyon, assis très droit sur sa selle. Son visage restait impassible, mais ses yeux trahissaient sa peine.
Duncan fit stopper son cheval et attendit que les guerriers le rejoignent.
— Nous arrivons trop tard pour Mujhara, dit-il. Nous devons nous consacrer à Homana-Mujhar. Si le palais cède, le royaume est perdu.
— Le palais a tenu contre d'innombrables ennemis, métamorphe, déclara Karyon. Il ne tombera pas aux mains des sorciers ténébreux.
Duncan leva la tête et montra les ruines fumantes.
— L'odeur de la mort est dans l'air, mon seigneur. Ne continuez pas à vous bercer d'illusions sur l'infaillibilité du Mujhar. Tynstar est puissant. Si Homana-Mujhar peut être prise — et toute forteresse le peut —, les Ihlinis la prendront.
— Je ne nie pas la puissance de ce démon, il me suffit de voir ce qu'il a déjà accompli. Mais il m'est difficile de croire que toute la force d'un royaume réside en son Mujhar. Je ne ressemble pas à mon oncle, je crois. Mais je ferai ce qu'il faut pour protéger ce pays des griffes de Bellam.
L'alezan de Finn piaffa, soulevant une poussière chargée de cendres.
— Nous ne faisons rien de bon ici, rujho. Allons à Homana-Mujhar.
Alix entendit le soupir discret de Duncan. Puis il se redressa.
— Ce que nous allons faire scellera peut-être le futur des Cheysulis. ( Il regarda Karyon. ) Continuez-vous à croire que nous voulons du mal à la lignée du Mujhar, mon seigneur ?
Karyon tira son épée. Le clair de lune et les flammes déclinantes qui s'échappaient des bâtiments détruits firent briller le rubis comme un immense œil pourpre.
— Je vous ai dit que vous sauriez ce que je pense quand je serai Mujhar, métamorphe, et Shaine est toujours vivant. ( Son visage s'adoucit. ) Mais je vous remercie de votre aide.
Finn eut un rire ironique.
— C'est toujours quelque chose, venant de toi, petit prince ! Eh bien, vas-tu nous montrer comment un seigneur d'Homana se bat pour sauver son pays ?
— Je vous le montrerai, métamorphe, n'ayez aucune crainte !
Duncan reprit les rênes de sa monture.
— Nous allons nous séparer. Nous utiliserons la tactique cheysulie. Quand nous atteindrons Homana-Mujhar, nous nous occuperons de la sécurité de Shaine.
Alix regarda les guerriers se fondre dans les ombres.
Finn amena son cheval auprès de celui de Duncan.
— Rujho, j'espère que tu as ce que tu désires depuis si longtemps, dit-il.
— Que voulez-vous dire ? demanda Alix.
Finn regarda son frère.
— Il a toujours empêché le clan de répliquer sans retenue au qu'mahlin. Duncan a influencé le Conseil pour que nous restions dans les forêts d'Elias, au lieu d'attaquer les patrouilles de Shaine. Nous aurions pu tuer un bien plus grand nombre d'ennemis, si mon rujho nous l'avait permis !
— La prophétie n'a jamais parlé de tuerie, Finn. Elle prêche la paix entre les royaumes et les races ennemies.
— Et Shaine préférerait nous voir tous morts.
— Oh, il va nous voir, rujho, mais nous serons bien vivants ! ( Il talonna son cheval. ) Viens-tu avec nous ?
— Non. Je me bats seul, Duncan, comme toujours. ( Il regarda Alix. ) Tu es une femme imprudente, mei jha. Tu devrais être à la Citadelle, avec les autres.
— Je n'aurais pas supporté d'attendre...
Finn ne répondit pas et s'enfonça dans l'ombre. La forme argentée de Storr se glissa à ses côtés.
Alix entoura Duncan de ses bras et se blottit contre lui tandis qu'ils chevauchaient dans les rues dévastées, Karyon à leurs côtés.
— Duncan, j'ai peur.
— Il n'y a aucun déshonneur à cela. Le déshonneur naît de laisser la peur nous empêcher de faire notre devoir.
— Ne me parle pas comme un chef de clan, Duncan. Je ne suis pas d'humeur à écouter en silence !
Karyon lui sourit.
— As-tu jamais été d'humeur à écouter, Alix ? Je ne crois pas, sinon tu ne serais pas là, et tu n'aurais pas besoin d'avoir peur.
Elle lui jeta un regard noir et ne répondit rien.
Duncan finit par se laisser guider par Karyon, qui connaissait mieux la cité que lui. Ils s'arrêtèrent auprès d'une habitation déserte qui semblait encore solide. Il descendit de cheval, puis aida Alix à en faire autant. Elle allait parler, mais Duncan lui mit une main sur la bouche.
— Je veux que tu restes ici, cheysula, à l'abri. Il était déjà dangereux de venir avec moi jusque-là, mais je ne t'emmènerai pas plus loin.
— Vas-tu me laisser ici ? Seule ?
— Je te confie à Cai. II veillera sur toi. Cheysula, je ne peux pas t'emmener à la guerre. Cela détournerait mon attention ; c'est fatal pour un guerrier.
— Duncan, comment vais-je faire ? Tu m'abandonnes dans un bâtiment désert, et tu veux que je me sente rassurée ?
Duncan soupira et conduisit Alix dans l'édifice à demi détruit par la sorcellerie ihlinie.
— Reste ici avec Cai. C'est tout.
— Sans Cai, tu ne peux pas te métamorphoser.
— Les Ihlinis sont là. De toute façon, je ne puis prendre ma forme-lir. Fais ce que je te dis. Reste loin des combats.
Il posa une main sur le ventre d'Alix.
— Je dois nommer l'enfant, dit-il.
— Le nommer ? Maintenant ?
— Oui. La coutume prescrit de nommer un enfant à naître quand son jehan part au combat. Pour qu'il soit béni des dieux, quel que soit le sort de son père.
— Duncan, dit-elle en s'agrippant à lui, tu reviendras ?
— Bien sûr, cheysula. As-tu si peu confiance en mes aptitudes de guerrier ?
— Je ne saurais le dire, je ne suis pas un soldat.
— Tu l'es assez en ce qui me concerne, répondit-il en étouffant ses protestations d'un long baiser, intense et poignant.
Lorsqu'il la relâcha, elle le regarda et reconnut sur son visage la fierté et la force qui lui avaient fait aimer cet homme.
— Il s'appellera Donal, dit-il doucement.
— Et si je donne le jour à une fille ?
Duncan sourit.
— Je crois que ce sera un garçon.
— Duncan...
— Je reviendrai, cheysula, quand tout sera fini. C'est le tahlmorra, petite.
Il l'abandonna dans les ténèbres.
Alix marchait comme une possédée dans la bâtisse à demi écroulée, ne voyant rien de ce qui l'entourait, perdue dans son angoisse et sa colère.
Quand elle regarda autour d'elle, la vue du bâtiment lugubre ne fit rien pour améliorer son humeur. Mais c'était plus sa propre impuissance qui la minait que le délabrement des lieux.
Elle serra ses bras contre sa poitrine, comme s'ils pouvaient lui apporter la sécurité. Puis elle entendit trottiner des rats dans les coins sombres et perçut le gémissement des poutres fatiguées. Elle leva les yeux au plafond, où les étoiles brillaient à travers les trous.
Je suis là, liren, dit Cai doucement.
J'ai du respect pour toi, Cai, mais tu n'es pas Duncan. Tu n'es pas le père de l'enfant que je porte.
L'oiseau se déplaça quelque part au-dessus d'elle.
Il m'a demandé de m'assurer de ton bien-être, liren. Je ne suis pas là pour le remplacer.
Elle sourit.
Cai, il m'arrive d'oublier que tu es un faucon, et de penser à toi comme à un humain.
Je ne suis pas si différent, liren. Même si j'ai des ailes et des serres, je ne reste pas insensible à la peur qui habite un cœur de femme. Ton cheysul est un guerrier valeureux.
— Même les guerriers les plus valeureux meurent, dit-elle à voix haute.
Le faucon « soupira ».
J'ignore s'il vivra ou mourra cette nuit. Je sais seulement qu'il se bat pour la cause à laquelle il croit. S'il meurt, je n’aurai plus de lir, et toi plus de cheysul. Mais il mourra heureux d'avoir servi la prophétie de son mieux.
— La prophétie ! cria-t-elle, en serrant ses mains sur son ventre. Je crois plutôt que c'est une malédiction !
La prophétie est ton tahlmorra, dit doucement le faucon. Et le mien, et celui de mon lir. Et, je crois, celui de ton enfant.
Alix leva la tête.
— Que veux-tu dire ? Que tu sais quel sort nous attend ? Que nous sommes des pions dans un jeu dont seuls les dieux ont le secret ?
Liren, nous étions là les premiers. Les dieux ont fait les lirs, puis les hommes. Nous savons beaucoup de choses.
— Alors, me diras-tu ce qu'il en est ? Révèle-moi ce qui m'attend !
Je ne peux pas, liren. La prophétie se dévoile à chacun en temps voulu. Les lirs ne peuvent pas la devancer.
— Ce n'est pas juste ! S'il meurt, tu prétendras que c'est son tahlmorra et que je ne devrais pas le pleurer, et s'il vit tu me diras que cela aussi était écrit ! Cai, tu parles par énigmes, je n'aime pas la toile que tu tisses autour de moi !
Le faucon resta silencieux un long moment.
Ce n'est pas moi qui tisse cette toile, dit-il enfin. Ce sont les dieux. Ils ont déterminé ce qui doit arriver ; il revient aux shar tahls de te montrer ce qui a été auparavant, et ce qui viendra ensuite.
— Ce n'est pas juste, répéta-t-elle.
Non, admit-il. Et cela ne changera probablement pas.
Alix maudit son âme aventureuse.
— Cai, reprit-elle, je ne suis pas faite pour attendre en silence !
Tu n'es jamais silencieuse, liren.
Cela ne la fit pas sourire.
— Je ne vais pas rester là.
C'est ce qu'il souhaite.
— Et moi, je veux être à ses côtés. Duncan accomplit son devoir, et il exige que je n'aie pas d'objections. Mais j'en ai. Je suis... différente. Je ne peux pas rester là et attendre qu'il revienne.
Liren...
Alix se redressa, sa décision prise.
— Je dois moi aussi accomplir mon devoir. Peut-être est-ce mon tahlmorra qui me pousse.
Liren, ce n'est pas mon rôle de t'en empêcher. J'ai dit ce que j'en pensais.
Alix sourit à l'oiseau.
— Cai, tu es un don des anciens dieux.
Le faucon la regarda de ses yeux brillants.
Comme l'enfant que tu abrites en toi.
Elle lissa ses vêtements froissés et se dirigea vers la rue pavée.
— Je porterai cet enfant à terme, Cai. Cela fait partie de mon tahlmorra. Viens-tu avec moi ?
Je viens, liren.
Alix avança aussi doucement que possible, contente de sentir le poignard caché dans sa botte, même si elle se savait incapable de s'en servir.
Les rues de la cité sentaient la mort ; les flammes léchaient encore certains bâtiments. Elle frissonna en pensant à Tynstar, et à la façon dont il avait disparu devant ses yeux. La crainte l'envahit. Elle posa une main sur son ventre comme pour protéger l'enfant à naître.
Une ombre furtive la fit s'aplatir contre un mur, terrorisée. Mais ce n'était qu'un chat, la fourrure hérissée et les oreilles aplaties, fuyant les terreurs de la nuit.
Tu peux retourner attendre mon lir, comme il le souhaite, dit Cai.
Non, répondit Alix mentalement.
Sa peur était moins forte que celle qu'elle éprouvait pour Duncan, car elle préférait être en danger à ses côtés qu'en sécurité loin de lui.
Un bruit de pas la poussa à se cacher dans l'ombre. Elle tira son poignard et le serra contre sa poitrine. C'était un homme vêtu d'un long manteau à capuche qui se mouvait avec la grâce subtile d'un guerrier. Il ne s'agissait pas d'un Cheysuli, car aucun n'avait emporté de manteau pour l'expédition vers Mujhara.
Il passa si près qu'elle pensa qu'il l'avait vue, mais il ne dit rien et continua son chemin. Quand il fut loin, elle tenta de joindre mentalement Cai, et sentit comme une présence qui tentait de l'en empêcher. Lançant un appel plus puissant, elle fut rassurée d'entendre la réponse du faucon.
C'était un Ihlini, liren.
Ihlini ? Comment se fait-il que je puisse t'entendre, dans ce cas ?
C'est peut-être ta lignée. La puissance du sang ancien est plus forte en toi que la magie ihlinie qui empêche les autres Cheysulis de communiquer avec leurs lirs. Tu as beaucoup de chance.
Elle sentait tout de même la difficulté de la communication, et la fatigue qu'elle entraînait. De peur de faire du mal à son enfant, elle coupa le lien mental avec Cai, et continua, consciente de sa solitude.
Alix s'était perdue. Pour ce qu'elle en savait, elle était peut-être en train de s'éloigner d'Homana-Mujhar !
Elle entendit un enfant pleurer au loin. Comme elle se rapprochait, le vagissement la força à avancer plus vite. Elle tourna un coin de rue, et trébucha sur un corps gisant sur les pavés.
C'était une femme, les vêtements souillés et déchirés. Ses yeux morts étaient grands ouverts. Les pleurs provenaient de l'entrée du bâtiment brûlé qui faisait l'angle. Derrière un amas de pierres, posé à l'abri d'un pan de mur encore entier, se trouvait un bébé nu.
Alix poussa un cri et ramassa l'enfant. Un garçon. Son petit corps était glacé, et sa poitrine se soulevait à peine. Ses membres grêles tremblaient de froid et peut-être de faim. Elle enleva rapidement son justaucorps et en enveloppa le bébé. Puis elle reprit son chemin, frissonnante dans la fraîcheur de la nuit.
Bientôt elle aperçut les murs d'Homana-Mujhar, et les gardes atviens et solindiens qui patrouillaient dans les rues avoisinantes. Elle se demanda si Tynstar avait déjà réussi à forcer l'entrée du palais de Shaine.
Elle s'arrêta, ne sachant plus quoi faire. Elle espérait trouver Duncan. Pourtant elle se demanda si elle n'avait pas eu tort de venir.
Où sont-ils ? Où sont les guerriers cheysulis ?
Le bébé vagit. Elle le serra plus fort en lui murmurant des mots de réconfort. Mais elle craignait pour leur sécurité à tous deux.
Regardant dans la direction d'où elle venait, elle vit une silhouette vêtue d'un long manteau, qu'elle identifia aussitôt. Puis une seconde silhouette sortit des ombres ; Alix sursauta quand elle reconnut l'or d'un bracelet-lir.
— Ihlini ! murmura le Cheysuli.
La silhouette encapuchonnée se retourna. Le Cheysuli approcha. Un rayon de lune tomba sur son visage.
— Duncan ! murmura-t-elle, horrifiée.
La voix de l'Ihlini lui parvint clairement.
— Nous ne devrions pas nous battre, vous et moi, car nous sommes très semblables. Vous avez vos dons, et j'ai les miens. Nous pourrions les utiliser ensemble.
Duncan rit sans bruit.
— Il n'y a aucune ressemblance entre nous, sorcier, à part le désir de servir nos dieux.
L'Ihlini enleva son manteau et le laissa tomber sur les pavés.
— Dans ce cas, je vais servir les miens en débarrassant ce pays d'un autre Cheysuli !
La lutte fut soudaine et brutale. Alix gémit quand elle vit l'éclair des poignards et entendit les grognements des deux hommes qui faisaient de leur mieux pour s'entre-tuer.
— Par les dieux, murmura-t-elle, horrifiée, la guerre est encore pire que je ne l'imaginais !
L'enfant gémit. Elle le berça pour le rassurer, mais son attention était toute sur Duncan.
Elle vit l'Ihlini reculer en vacillant. Un éclat métallique brillait sur son épaule gauche ; c'était la garde du poignard cheysuli. Duncan se redressa. Alix, choquée, réalisa qu'elle avait souhaité ardemment la mort du sorcier.
Celui-ci ne tomba pas. Il retira le poignard enfoncé dans sa chair. Duncan, désarmé, attendait.
Meurs, Ihlini, meurs donc /... implora Alix en pensée, se détestant de souhaiter la fin d'un autre être.
Elle vit que le bras gauche de Duncan se couvrait d'un liquide sombre : le poignard de l'Ihlini n'avait pas entièrement raté sa cible.
Un bruit soudain, derrière Duncan, le fit se retourner. Il était sans arme, mais prêt à se défendre. Alix vit le soldat solindien avancer dans le clair de lune, l'épée haute.
Cai ! cria Alix. Fais quelque chose !
Je ne peux pas, liren, répondit l'oiseau. ( Sa voix mentale était faible. ) Il est face à un Ihlini, et les lirs n'interviennent pas. Cela fait partie de la loi divine.
Le soldat solindien ne fit pas mine d'avancer sur Duncan, mais il se tint prêt à l'attaque. Quand elle vit le sorcier se redresser, Alix comprit en un éclair que le solindien était là pour servir de leurre.
Son cri d'avertissement se perdit dans le hurlement du soldat. Elle virevolta, posa le bébé près d'un mur, et courut vers l'Ihlini.
Elle vit Duncan se raidir quand le sorcier lui enroula une cordelette d'acier autour de la gorge. Les deux mains de Duncan saisirent le fil mortel pour essayer de l'arracher, en vain. L'Ihlini serra lentement jusqu'à ce que du sang apparaisse sur la gorge de Duncan.
— Non ! hurla Alix.
Le soldat leva son épée ; la jeune femme comprit qu'il allait la tourner contre elle.
Mais elle ne pouvait pas hésiter. Sa peur était remplacée par le besoin forcené d'abattre l'Ihlini qui menaçait Duncan. Soudain, toute prétention à la civilisation l'abandonnant, elle sut qu'elle était capable de tuer un ennemi, comme n'importe quel guerrier.
Les genoux de Duncan se dérobèrent. L'Ihlini se pencha en avant, serrant encore la cordelette. Alix vit du coin de l'oeil l'épée du solindien, mais cela n'avait pas d'importance. Elle leva le poignard très haut, à deux mains, et l'abattit de toutes ses forces. Elle ressentit le choc dans tout son corps. La lame traversa le cuir et pénétra dans la chair du sorcier Ihlini, qui poussa un cri. Sa main gantée essaya de déloger l'arme plantée dans son dos, puis elle retomba. Le sorcier bascula par-dessus Duncan ; tous deux s'écroulèrent.
Alix entendit le soldat crier dans une langue qu'elle ne reconnut pas, puis elle le vit lever son épée pour lui porter un coup mortel. Bizarrement, elle n'avait pas peur.
— Par les dieux, cria une voix, vous n'allez pas faire ça !
Alix entendit le claquement des sabots d'un cheval, et, avant que le solindien ait pu se retourner, une épée siffla dans l'air pour séparer la tête de l'homme de son tronc.
Alix recula, prête à vomir quand le sang jaillissant en fontaine l'éclaboussa. Elle se couvrit les yeux de la main ; lorsqu'elle la laissa retomber, elle se trouva face à face avec le regard bleu du prince d'Homana.
Elle ne s'occupa pas de lui, se précipitant vers les corps emmêlés. Du sang coulait sur les pavés, transformant en boue la poussière et les cendres, mais elle ne s'en soucia pas.
Elle essaya en vain de dégager Duncan, coincé sous le corps immobile de l'Ihlini. Karyon sauta de son cheval et l'aida à tirer le sorcier mort loin de Duncan.
— Non ! cria Alix en se jetant à genoux près de lui.
Elle vit que la cordelette avait profondément mordu dans sa gorge, mais sans sectionner la trachée-artère. Elle retira l'arme avec soin, et la jeta au loin dans la rue.
— Il est vivant, Alix, dit Karyon en se penchant sur le guerrier.
Elle posa ses doigts sur la gorge ensanglantée, et chercha le pouls, irrégulier mais présent. Elle plaça la tête de son époux dans son giron, et parvint tout juste à vaincre sa nausée quand elle comprit à quel point il avait été près de mourir.
La main de Duncan bougea ; il cherchait faiblement son poignard. Karyon approcha et dit à voix haute :
— Non, je ne suis pas l'ennemi.
— Duncan ! cria Alix.
Il ouvrit les yeux et resta un moment sans rien dire, allongé contre elle. Puis il s'assit. Karyon recula un peu. Alix essuya ses larmes. Avec sa fierté cheysulie, Duncan ne voudrait pas la voir pleurer par sa faute.
Son époux regarda autour de lui, vit les corps immobiles du soldat et du sorcier. Alors il porta ses doigts à sa gorge.
Il regarda Karyon dans les yeux.
— Dites-moi que j'ai rêvé, fit-il d'une voix rauque. Elle n'est pas vraiment là ?
Karyon sourit ; son regard se posa sur Alix.
— Je ne vais pas vous raconter d'histoire, métamorphe. Vérifiez par vous-même.
Duncan tourna la tête ; il la regarda, troublé.
— Alix...
Elle haussa les épaules.
— Je suis désolée que tu aies une femme si désobéissante, Duncan. Je ne suis pas la cheysula qu'il faut à un chef de clan.
Il examina son visage taché de sang, ses vêtements souillés. Il toucha son bras, puis resta assis, silencieux.
— Duncan..., commença-t-elle.
Elle se souvint tout à coup du bébé. Se levant d'un bond, elle courut jusqu'à l'endroit où elle l'avait laissé.
Elle ramassa l'enfant, toujours enveloppé dans son justaucorps, et le serra contre elle.
— Je vais te présenter quelqu'un, petit, quelqu'un de très spécial...
Elle se redressa, mais quelque chose pulvérisa la joie qu'elle éprouvait.
L'enfant était froid, beaucoup trop froid. Il ne bougea pas et n'émit aucun son quand elle lui caressa le visage. Essayant de ne pas céder à la peur, elle glissa une main dans les plis du justaucorps, et tâta le petit corps.
L'horreur la submergea ; puis vint le chagrin.
— Oh non, cria-t-elle, pas lui !
Il ne respirait plus. Alix frotta de ses mains la chair glacée, comme si leur chaleur pouvait lui rendre la vie. Elle entendit des pas derrière elle.
— Alix, dit Duncan, la voix toujours rauque.
Elle continua de frictionner le corps du bébé.
Duncan lui mit une main sur l'épaule, et l'attira doucement à lui.
— Il n'y a plus rien à faire, cheysula.
Elle se dégagea, et s'agenouilla de nouveau à côté du bébé.
— Il est à moi ! A moi ! Je ne le laisserai pas mourir !
Duncan l'éloigna de l'enfant. Elle vit Karyon s'agenouiller, et poser une main sur la poitrine du nourrisson. Il leva les yeux vers Duncan et secoua la tête.
— Il est à moi, répéta Alix.
— Non, dit Duncan. ( Il posa une main sur le ventre de la jeune femme. ) Notre enfant est ici.
Elle le regarda, égarée.
— Je ne l'ai laissé qu'un instant. Tu avais besoin de mon aide. Cet Ihlini t'aurait tué. ( Elle ferma les yeux. ) Pourquoi les dieux m'ont-ils obligée à choisir entre vous ?
Duncan soupira.
— Ne te torture pas ainsi, Alix, cela ne sert à rien.
— Ce n'était qu'un enfant !
— Je sais, petite. Mais il a eu plus de chance que certains. Il n'a pas su qu'il allait mourir.
Alix frissonna et se pressa contre son époux.
— Duncan, je n'aurais pas supporté de te perdre. Je n'aurais pas pu !
— Et tu as fait en sorte que je continue à vivre, pour le moment. J'ai cru épouser une femme, et voilà que je me retrouve avec une guerrière !
Karyon s'approcha d'eux. Il avait l'air fatigué mais décidé. II montra les murs du palais, qui se dressaient non loin de là.
— Homana-Mujhar nous attend, mes amis.
Duncan fit signe qu'ils partaient. Alix s'écarta de lui.
Après un dernier regard au petit corps toujours enveloppé dans le vêtement, elle se détourna résolument.
Son chagrin ne la quitta pas.
Ils se dissimulèrent dans l'ombre des murs, évitant ainsi les soldats solindiens rassemblés sous la lumière des flambeaux placés dans des niches murales. Cai se percha sur un arbre, puisque la proximité des Ihlinis l'empêchait de toute façon de converser avec Duncan. Alix ressentait une sorte de faiblesse mentale ; elle se retint de parler avec le faucon pour conserver son énergie.
Duncan regarda Karyon.
— Il nous faut trouver un moyen d'entrer, mon seigneur. Je ne peux pas prendre ma forme-lir en ce moment.
Le prince caressa le pommeau de son épée.
— Il y a un chemin. J'ai joué ici quand j'étais enfant, et je connais les secrets de ces lieux. Je suis content que les solindiens les ignorent !
Duncan se tourna vers Alix.
— Si tu le peux, appelle les lirs. Dis-leur d'amener les guerriers ici.
Malgré ses craintes, elle s'adossa au mur, et se concentra sur la recherche des lirs, consciente de la difficulté de la tâche.
Elle trouva enfin un schéma mental qu'elle connaissait, celui de Storr, qui lui demanda ce qu'elle voulait. Elle lui dit d'amener son lir, et de prévenir tous les autres. Elle eut juste le temps d'entendre Storr acquiescer avant que ses forces ne l'abandonnent. Sentant Duncan la rattraper, elle ne put répondre tout de suite à sa question inquiète.
Peu après, elle rouvrit les yeux, et parvint à sourire.
— Ils arrivent. Les lirs et leurs guerriers.
— Je suis désolé..., souffla Duncan, mal à l'aise.
— Ce n'est rien. Ils étaient loin, c'est tout.
Karyon jeta un regard noir à Duncan.
— A votre place, je ne lui aurais pas demandé un tel effort, métamorphe.
— C'est à cause de vous que je le lui ai imposé, petit prince.
Alix se redressa.
— Cela suffit ! Si vous voulez vraiment réconcilier les Homanans et les Cheysulis, vous devriez commencer par vous !
Karyon prit l'air coupable. Duncan eut un sourire ironique qui, un instant, lui conféra une étrange ressemblance avec Finn.
— Les voici, dit Alix.
Storr sortit de l'ombre, suivi par Finn, dont le justaucorps portait une grande trace de sang.
— Tu voulais me voir, mei jha ?
— Duncan voulait vous voir.
Finn regarda son frère. Il fronça les sourcils lorsqu'il vit la marque sanglante sur son cou.
— Comment as-tu acquis ce collier que je ne te connaissais pas ?
— Une cordelette ihlinie, rujho.
— Ces Ihlinis sont des fauteurs de troubles, grommela Finn. Nous devrons leur donner une leçon, un jour ou l'autre ! ( Ses yeux démentaient sa nonchalance. ) Tu n'es pas sérieusement blessé, Duncan ?
— Non. Je serai peut-être dans l'impossibilité de beaucoup parler pendant quelques jours, mais je parierais que tu me préfères silencieux !
Finn eut un sourire carnassier.
— Je crois bien que oui, rujho !
Les guerriers s'étaient approchés. Alix vit qu'il n'en manquait pas un seul.
— Nous allons entrer et apporter l'aide que nous pouvons au Mujhar. Le prince dit qu'il connaît un moyen de nous faire pénétrer discrètement dans la forteresse.
L'expression de Finn trahit ses doutes.
— Je sais que vous avez peu de raisons de me faire confiance, déclara Karyon. Je pourrais facilement vous faire tomber dans un piège. Mais je n'ai jamais été votre ennemi, même si je ne suis pas exactement votre allié.
— Je suis d'accord avec toi pour la première fois, petit prince ! dit Finn, condescendant.
Karyon ne sembla pas affecté.
— Vous avez pourtant besoin de mon aide, métamorphe, fit-il remarquer. ( Il se tourna vers Duncan. ) Je vais entrer, et vous ouvrir un des petits portails annexes. A vous de vous débarrasser des gardes solindiens. Le portail est tout près, de ce côté. ( Il montra la direction. ) Je vous y retrouverai.
Il disparut dans l'ombre.
— J'ai confiance en lui, Finn, dit Duncan. Il va faire ce qu'il a dit.
— C'est un Homanan.
— Oui. Mais le qu'mahlin a été lancé par un seul homme, et il reviendra à un seul homme de le faire cesser. Je suis persuadé que ce sera Karyon.
— Ménage ta voix, Duncan, lui reprocha Alix. Karyon nous attend, nous devrions y aller.
Alix se détourna pendant que les Cheysulis tuaient les gardes solindiens. Le portail s'ouvrit et le prince se montra, trempé, mais l'air triomphant.
— Il y a un conduit d'évacuation pas très connue, par ici. Bienvenue à Homana-Mujhar.
Le chef de clan se tourna vers ses guerriers.
— Il vaut mieux entrer séparément, au cas où le Mujhar enverrait ses troupes contre nous. Ne tuez qu'en cas de nécessité absolue, car ce ne sont pas vraiment nos ennemis. Et tentez tous de gagner la salle d'apparat. ( Il sourit de l'air étonné de Karyon. ) Hale était mon père adoptif, mon seigneur. Je suis venu ici quand j'étais enfant. Shaine m'a appelé par mon nom et m'a dit de bien le servir, comme Hale, quand je serais grand. ( Il eut un sourire triste. ) C'était il y a bien longtemps.
Finn s'avança.
— Je ne suis jamais venu, petit prince. Tu peux me servir de guide.
Personne ne tenta de les arrêter quand ils pénétrèrent dans le palais, mais cela était dû à la présence de Karyon. Ils atteignirent vite les portes d'argent martelé de la salle d'apparat, qu'Alix se rappelait si bien. Elle se souvint de la peur et de la colère qu'elle avait éprouvées, et de la terreur de Shaine quand Cai avait fait son apparition.
— Ce lieu appartient aux Cheysulis, marmonna Finn. Aux Cheysulis...
Karyon ouvrit les portes, que personne ne gardait. Puis il entra dans la grande salle, laissant une traînée d'eau sur le sol. Alix et Duncan entrèrent à sa suite.
Shaine était assis sur le trône, les mains crispées sur les pattes de lion. Il regardait fixement l'énorme foyer, réduit à quelques braises. La salle était glaciale. Absorbé dans ses pensées, le Mujhar ne sembla pas remarquer l'approche de Karyon.
Celui-ci s'arrêta devant le dais.
— Mon seigneur Mujhar, vous vous êtes comporté comme un imbécile.
Shaine se leva lentement. Il regarda son héritier avec stupéfaction.
— Karyon !
— Comme un imbécile, répéta le prince.
Shaine était un souverain d'expérience : l'apparition imprévue de son neveu ne le démonta pas.
— Karyon, abstiens-toi de me parler jusqu'à ce que tu trouves des mots assez respectueux pour t'adresser à ton seigneur.
Le prince se mit à rire.
— Le respect se gagne, mon oncle ! Et vous n'avez pas emporté le mien en restant à l'abri derrière vos murs pendant que d'autres se faisaient tuer à votre place.
— Je t'excuserai pour cette fois, Karyon, car je pense que tu es sous le coup de la mort de ton père. Mais tu ne sais rien des décisions que j'ai dû prendre depuis trois mois, des ordres que j'ai dû donner...
— Et que savez-vous du champ de bataille, seigneur Mujhar ? J'y étais ! J'ai vu mourir des milliers de soldats homanans, dont certains étaient encore des enfants ! Vous ne savez rien de tout cela, mon oncle !
— Tu me ferais donc tuer, Karyon, pour prendre ma place ? Est-ce cela que tu cherches ?
— Je désire la sécurité d'Homana, seigneur Mujhar. Et je vous veux vivant pour en être témoin.
Avant que Shaine puisse répondre, une voix tranquille résonna dans la grande salle.
— Moi aussi je vous veux vivant, Shaine le Mujhar ! Pour avoir le plaisir de vous ôter la vie de mes mains !
Alix se raidit en voyant Finn avancer, flanqué de Storr. Elle faillit le suivre, mais Duncan l'en empêcha.
— C'est son tahlmorra, dit-il doucement. Il lui revient de faire cela.
— Il va le tuer ?
— Peut-être. Tais-toi, Alix. C'est sa responsabilité.
Finn s'arrêta devant le dais.
Shaine écarquilla les yeux. Toute couleur déserta son visage. Des sons inarticulés sortaient de sa gorge. Puis il avala sa salive et parvint à prononcer un mot.
— Hale !
— Non, son fils.
— Hale... a été tué.
— Sur votre ordre.
— II fallait qu'il meure... Il le fallait... Il m'a pris Lindir... ma fille.
— Elle a choisi de partir. Elle a suivi le Cheysuli qu'elle aimait.
— Non !
— Si, mon seigneur !
Karyon s'approcha du Cheysuli.
— Finn...
— Laisse-nous, petit prince. Ceci est une affaire d'hommes. Tu as remis le Mujhar entre mes mains, comme je le désire depuis longtemps. Tu peux partir, maintenant.
Shaine balbutia :
— Hale... C'est Hale !
— Non ! hurla Karyon.
Un peu de vie revint sur le visage du Mujhar ; il sembla reprendre le contrôle de lui-même.
— Je ne souffrirai pas plus longtemps la présence d'un métamorphe dans mon palais ! J'ai ordonné que votre race soit détruite et elle le sera. Elle le sera !
Finn répondit aux vantardises du Mujhar d'un sourire carnassier.
— Il était votre homme lige, Shaine. Il s'est battu pour vous, a tué pour vous... et vous l'avez fait assassiner comme une bête sauvage.
— Finn... dit Duncan.
Les yeux de Shaine se tournèrent vers l'époux d'Alix ; sa poitrine se soulevait spasmodiquement.
— Non, dit-il d'une voix étouffée. Pas les Cheysulis... Je... ne veux... pas d'eux... ici...
— Il semble que vous n'ayez pas le choix, mon oncle, dit Karyon.
— Je ne le supporterai pas !
Il alla jusqu'au trône pour prendre un sac de soie écarlate caché dans les coussins qui le garnissaient. Il se tourna vers ceux qui le regardaient, un air de triomphe sur le visage. Alors il fit lentement tomber des cubes bleus dans sa main.
Karyon le regarda.
— Les Gardiens...
— Hale me les a donnés, il y a quarante ans, pour les cas de danger extrême. Ce sont les derniers d'Homana. Ils ont empêché les Ihlinis de pénétrer dans le palais. Et je les détruirai avec plaisir pour anéantir les Cheysulis !
Si rapide qu'il les prit tous par surprise, le Mujhar se précipita vers le foyer où rougeoyaient encore des braises. Karyon tenta de l'arrêter. Finn avança, son poignard à la main.
Mais c'était trop tard. Des flammes bleues rugirent tandis que les Gardiens brûlaient.
— J'ai lancé le qu'mahlin il y a vingt-cinq ans, grinça-t-il, et il n'est pas terminé !
Son regard tomba sur Alix ; celle-ci gémit devant la haine qui brillait dans le regard de son grand-père.
— Métamorphe... Ma fille a sacrifié sa vie pour donner naissance à une sorcière au sang mêlé !
Finn répondit quelque chose dans la Haute Langue, puis leva son poignard pour frapper. Karyon bondit et détourna le bras armé. Finn se retourna pour se débarrasser de lui, mais un gargouillis sortit de la gorge du Mujhar. Ce son les arrêta tous deux.
Shaine, le visage distordu, les yeux toujours fixés sur Alix, tomba en avant et s'écroula sur les dalles.
Pendant un moment, personne ne bougea ni ne parla. Puis Finn tourna un visage étrangement impassible vers Karyon.
— Est-il mort, petit prince ? Shaine le Mujhar est-il enfin mort ?
Karyon se baissa et retourna le corps de son oncle. Tous purent voir le visage déformé par un rictus inhumain. Le prince se releva.
— Vous avez atteint votre but, métamorphe. Shaine le Mujhar n'est plus.
Alix commença à trembler. L'expression du visage de Finn l'effraya : au soulagement se mêlait une émotion étrange qui la terrorisait.
Ils regardèrent le corps un long moment. Puis Karyon fit mine d'aller vers les portes ; Finn tendit la main pour l'en empêcher.
— Non, dit-il.
Karyon fronça les sourcils.
— Je vais seulement annoncer la mort du Mujhar à ses troupes.
— La mort de l’ancien Mujhar, corrigea Finn à haute voix.
— Et vous en êtes responsable, dit Karyon sèchement.
Finn sourit. Il regarda le poignard, comme étonné de le voir dans sa main. Son regard se posa sur Karyon, et son expression devint étrangement résignée. Il retourna le poignard et en enfonça la pointe dans son avant-bras. Alix sursauta, mais ne tenta pas d'intervenir.
— Est-ce pour expier la mort du Mujhar ? demanda Karyon.
Finn ne répondit pas. Il s'agenouilla, tête baissée.
— Selon les coutumes cheysulies, mon seigneur, le Mujhar est toujours servi par un homme lige. Il y a cinquante ans, Hale a prêté le serment du sang qui le liait jusqu'à la mort à Shaine.
Finn leva les yeux vers Karyon. Il lui tendit le poignard en le tenant par la lame.
— Si vous acceptez, seigneur Karyon... je vous fais le même serment.
Ebahi, Karyon regarda le guerrier.
— A moi ?
Finn resta immobile.
— Vous êtes le Mujhar, qui doit avoir un homme lige cheysuli. C'est la tradition.
— La tradition cheysulie.
Karyon leva les mains au ciel.
— Par les dieux, Finn, nous ne sommes pas capables de nous voir sans nous jeter à la gorge l'un de l'autre !
La bouche de Finn se tordit de dégoût.
— Il est... difficile pour un Cheysuli de reconnaître son tahlmorra alors qu'il préférerait s'en tenir à mille lieues. ( Il soupira. ) Acceptez-vous ?
— Eh bien... Je ne peux pas vous laisser saigner comme un cochon sur les dalles de la salle d'apparat... Même si j'ai dit un jour que je verrai la couleur de votre sang !
— Si vous souhaitez voir sa couleur un peu plus longtemps, je risque de ne plus en avoir pour vous servir !
Karyon tendit la main, et accepta le poignard. Puis il sortit le sien et le donna à Finn.
— Le serment du sang est sacré, dit-il calmement. Même moi, je le sais.
Finn se redressa et haussa les épaules.
— Il est sacré... jusqu'à ce qu'il soit rompu. Cela n'est arrivé qu'une fois... Mais vous avez vu le résultat !
Karyon acquiesça de la tête. Il marcha vers les immenses portes d'argent et s'arrêta devant Alix et Duncan.
— Saviez-vous qu'il allait faire cela ? demanda-t-il à Duncan.
Alix aussi s'était posé la question ; elle attendit la réponse avec impatience.
Duncan sourit.
— Finn ne fait que ce qu'il décide. Je ne puis expliquer ses accès de folie !
Karyon se tourna et jeta un regard dubitatif à son homme lige, qui attendait, silencieux, à côté de son loup.
Alix regarda aussi son beau-frère. Tout à coup, l'ironie de la situation la frappa. Elle sourit largement.
— Je crois que vous voici vengé de la langue acérée de Finn, mon seigneur !
Karyon sourit aussi. Mais son sourire mourut, car des hurlements se firent entendre à l'extérieur de la salle d'apparat.
— Les Ihlinis, dit-il. Mon oncle a détruit les Gardiens.
— Alors il est temps de quitter ces lieux, seigneur Mujhar, le pressa Duncan.
Karyon regarda une dernière fois la dépouille mortelle de Shaine. Suivi des Cheysulis, il quitta la salle.
Dehors, ils furent aussitôt encerclés par des soldats atviens et solindiens. Ils venaient d'assassiner les serviteurs et les gardes homanans et ils avaient commencé à détruire le palais envahi.
Alix se mordit les lèvres quand Duncan la poussa contre un mur pour la protéger de l'attaque d'un Atvien. Elle se laissa glisser sur le sol, impuissante.
Karyon se battait contre un Solindien, beaucoup plus grand et lourd que lui. Lorsqu'il tomba à genoux, en mauvaise posture, Finn se jeta entre lui et le soldat et enfonça dans la gorge du Solindien le poignard qui avait appartenu à Karyon.
Le prince se releva et regarda fixement son féal.
— Ainsi, voilà ce que signifie avoir un homme lige ?
— Je suis encore novice, mon seigneur, mais je sais qu'il est de mon devoir de vous garder en vie. ( Il marqua une pause, pour l'effet dramatique. ) Surtout quand vous vous attaquez à plus fort que vous.
Karyon fronça les sourcils ; Alix vit une lueur de gratitude dans son regard.
Duncan prit le bras de son épouse et l'entraîna dans le hall.
— Shaine a bien fait son travail, dit-il amèrement. Il nous reste peu de temps pour essayer de nous enfuir du palais.
— Nous enfuir ! cria Karyon. Cette forteresse est homanan, je ne la laisserai pas tomber aux mains de l'ennemi !
Duncan se tourna, hurla quelque chose à Finn. Puis il saisit Alix par l'épaule et la poussa dans une petite salle de cérémonie.
La pièce était déserte mais calme, semblable à l'œil d'un ouragan. Alix toucha le dos d'une chaise ornementée, s'étonnant des dessins délicats. Duncan, posté à l'entrée, poussa un cri. Un soldat atvien plongea et fracassa la chaise d'un coup d'épée, envoyant voler des éclats de bois. Alix recula, muette de peur, tandis que l'Atvien cherchait son poignard à sa ceinture.
— Alix ! hurla Duncan en se jetant sur l'homme. Trouve un endroit où te cacher, je ne peux pas me battre et te protéger !
Regardant autour d'elle, Alix aperçut une tenture indigo qui cachait une petite alcôve. Elle s'y glissa et s'entortilla dans les plis de la tapisserie, laissant assez d'espace pour regarder ce qui se passait.
Duncan tua l'Atvien. Il resta penché sur la dépouille, haletant.
— Où sont ton arc si réputé et ton animal diabolique, métamorphe ? demanda soudain Keough, debout sur le seuil.
Duncan ne répondit pas. Il enjamba le soldat mort et se mit en position de combat.
Keough eut un rire gras.
— Il ne te reste qu'un poignard contre mon épée, métamorphe !
Le seigneur était incroyablement agile pour un homme de sa corpulence. Derrière lui, Thorne regardait en ricanant son père acculer le Cheysuli contre un mur recouvert d'une tenture murale aux couleurs vives.
Keough posa la pointe de son épée sur le cou de Duncan.
— On dirait que quelqu'un a déjà essayé de séparer ta tête de tes épaules, métamorphe ! Qu'en penses-tu, vais-je terminer son travail ?
Duncan leva son poignard et tenta de s'en servir, mais la main de Keough, mortellement agile, le lui arracha.
Thorne poussa un cri quand l'animal jaillit de derrière la tenture, la déchirant au passage. Keough se retourna, mais la louve rousse se jeta sur lui, et le renversa. Un cri de terreur jaillit des lèvres de l'Atvien.
Thorne se précipita à la rescousse. Duncan ramassa son poignard et se jeta en avant pour bloquer sa charge furieuse.
Le fils de Keough s'effondra avec un cri de douleur, la lame de Duncan dans la poitrine. Le métamorphe se tourna vers la louve, dont les yeux brillaient de rage.
Keough avait le visage congestionné, mais il ne portait aucune blessure. Pourtant il avait cessé de respirer.
— Cheysula, murmura Duncan, il est mort.
La louve reprit forme humaine ; Alix alla vers son époux, les mains croisées sur le ventre pour protéger l'enfant.
— Il t'aurait tué.
— Je sais, Alix.
— Tu m'as dit que je ne devais pas me métamorphoser, cheysul, mais il allait te tuer. Sans toi, je serais comme un guerrier sans lir.
— Tu as agi par désir de me protéger. Je n'en aurais pas attendu moins, Alix, enfant ou pas !
— Alors tu n'es pas en colère ?
Il la serra dans ses bras.
— Non, petite. Je ne suis pas en colère.
— Duncan... Sommes-nous en train de perdre Homana-Mujhar ?
— Oui. Karyon devra attendre un peu avant d'être Mujhar. Il nous faut sortir d'ici avant que Bellam ne finisse ce que Shaine a commencé.
Thorne gémit. Duncan tira Alix vers la porte.
— Duncan, il est encore vivant !
— Tant pis. Nous n'avons plus le temps de nous en occuper. Viens !
Il leur fut plus difficile de quitter Homana-Mujhar que d'y entrer. Duncan affronta deux soldats solindiens. Finn surgit dans le même couloir qu'eux pour lancer le poignard de Karyon — désormais sien — dans le dos d'un Atvien blessé qui essayait d'attaquer Alix.
— Et le prince ? demanda Duncan.
— Dans les appartements de Shaine, en train de liquider deux Atviens. Notre petit damoiseau a appris à tuer, il n'avait pas besoin de mon aide.
— Tu es prêt à quitter cet endroit ?
Finn eut un rire bref.
— Et comment ! Pour nous, ici, il n'y a que la mort. ( Il soupira. ) Nous prendrons Homana-Mujhar une autre fois.
— Karyon ne voudra peut-être pas venir.
— Il viendra quand je le lui dirai. C'est peut-être mon seigneur, mais j'ai plus de cervelle que lui !
— Dans ce cas, dit Duncan, elle a poussé au cours des derniers mois, car tu n'en avais pas une once auparavant !
Finn ricana. Ils partirent rejoindre Karyon, et parvinrent à le convaincre de fuir le palais. Il accepta quand Finn lui eut expliqué la situation.
Karyon leur fit quitter les lieux par des passages secrets. Ils ressortirent par la petite porte qu'ils avaient empruntée pour entrer.
Soudain, Alix s'arrêta. Devant elle se tenait un homme enveloppé dans les plis d'un manteau à capuche. Il était très semblable à celui qu'elle avait tué dans les rues d'Homana.
Une main gantée repoussa la capuche, révélant des traits fins et un sourire enjôleur.
— Alix, dit-il doucement, et le prince d'Homana. Je ne pouvais pas mieux tomber !
— Tynstar..., murmura la jeune femme.
Il sourit.
— Vous auriez dû rester insignifiante, ma dame. Je vous avais dit que je vous laisserais vivre... pour le moment.
La menace était telle qu'Alix frémit. L'homme, si doux et attentionné lors de leur première rencontre, révélait sa vraie nature.
— Shaine est mort. Keough aussi. Et le prince Thorne agonise, un poignard cheysuli dans la poitrine. Vous avez frappé fort, cette nuit. ( Il baissa la voix. ) Mais cela ne vous servira de rien. Bellam a pris Homana-Mujhar. Le royaume d'Homana est à lui.
— Homana est à vous, souffla Alix, horrifiée.
Tynstar répondit d'un sourire. Puis il se tourna vers Karyon.
— A votre place, mon jeune ami, je quitterais Homana-Mujhar à l'instant.
— Vous me laisseriez partir ?...
— Vous ne m'intéressez pas. Bellam voudrait vous garder prisonnier, pour exhiber votre déchéance, mais cela ne servirait à rien, sinon à faire naître un désir de vengeance dans votre cœur. Et vous avez vu ce que cela a fait aux Cheysulis.
— Le qu'mahlin est terminé, affirma Karyon. Les Cheysulis peuvent aller et venir comme bon leur semble.
Alix sentit la joie enfler dans sa poitrine.
— Partez, mon seigneur, avant que je ne change d'avis.
Karyon fit mine de sortir son épée, mais il n'acheva pas son geste. Avec un cri étouffé, il tomba à genoux, la tête baissée comme s'il se soumettait au sorcier.
Alix gémit et voulut aller vers lui. Duncan l'en empêcha.
— Je tiens ta vie entre mes mains, héritier de Shaine. Je pourrais écraser ton cœur sans même te toucher. Je pourrais te rendre aveugle et sourd, ou faire cesser ta respiration en un instant. Mais je ne le ferai pas, termina-t-il avec un sourire terrifiant.
Alix se campa devant lui.
— Si vous prenez sa vie, vous devrez aussi prendre la mienne, Ihlini. Je ne vous laisserai pas utiliser votre magie noire sur mon cousin. Je fais partie de cette Maison, sorcier !
— Je ne peux pas agir contre quelqu'un de votre race, admit calmement Tynstar, et ma force est minée par votre présence, mais il m'en reste assez. Si tu parles de nouveau, fille de Lindir, tu en subiras les conséquences !
— Vous ne pouvez pas m'atteindre, Ihlini. Ma magie est plus puissante que celle des autres Cheysulis. Je n'ai qu'à montrer mes crocs de louve, et vous mourrez de peur, comme Keough.
Tynstar plissa les yeux.
— Alors, c'est vrai. Lindir t'a transmis le sang ancien... ( Il haussa les épaules. ) Je peux attendre. Le temps n'est rien pour un homme âgé de trois siècles.
Il regarda une dernière fois Karyon, puis recula.
— Bellam tient Homana-Mujhar, Karyon. Tu devras te battre pour ton royaume, mais pas aujourd'hui.
Il leva la main, fit apparaître la flamme pourpre, et disparut.