CHAPITRE VI
Onze heures.
C’était le moment de la première ronde. André Vogenski se dressa, fit craquer ses vertèbres en s’étirant, remua les épaules. Il se leva tout à fait, glissa, le roman-photo porno sous le traversin du lit de camp, prit sur la table de nuit le trousseau de clés, la torche et sa casquette. Puis il sortit de la cage vitrée du petit local qui était son domicile du crépuscule au petit matin.
André Vogenski était vigile à la Compagnie des Bois Bernard (Abattage – Conditionnement – Vente), dont l’entrepôt principal s’étendait en bordure de la ville, juste à côté de la rivière. Il avait trouvé ce boulot depuis quelques mois, depuis qu’il avait définitivement quitté l’armée. Engagé à dix-huit ans, quatorze ans sous l’uniforme ! Et sans avoir pu monter plus haut que sergent-chef… Bordel ! C’était pas trop tôt qu’il arrive au bout de son contrat… C’était pas trop tôt, seulement on ne pouvait pas dire que la vie civile lui ait ouvert les bras. Évidemment, il n’avait aucune spécialité, et pas question qu’il aille faire le manœuvre. Pourtant, à trente-deux ans, c’était un gars solide, avec des épaules larges et des muscles épais. Eh bien, bernique ! Toujours la même réponse : « Nous sommes désolés, nous n’avons pour le moment aucun emploi qui puisse vous convenir…»
Alors il avait été bien heureux, après avoir dépensé les trois quarts de ses maigres économies avec des filles, de trouver ce poste. « Un poste de confiance, monsieur Vogenski, lui avait dit Collin, le chef du personnel ! Et surtout, pour un ancien militaire…»
De confiance ! Et pour un ancien militaire ! Tu parles… Trois rondes par nuit, à 23 heures, à 3 heures et 6 h 30 dans les entrepôts, à rôder parmi les arbres débités et, naturellement, pas une seule rencontre suspecte, pas une seule alerte qui lui aurait permis de se dérouiller un peu, de prouver sa valeur…
Tu parles !
Qui s’amuserait à venir piquer des morceaux de bois dont le plus petit pesait au moins cinquante kilos ? Alors, il stagnait, ici. Il stagnait. Il passait la nuit à lire des bouquins de cul et à boire du café, traînait dans les cafés jusqu’à 10 ou 11 heures du matin, allait se coucher, roupillait comme une bête jusqu’au soir où il fallait reprendre le boulot… Pas une vie ! Ce qu’il aurait aimé, c’est devenir flic. Pas en uniforme, pour faire la circulation et la sortie des écoles, non… Flic en civil, avec le pistolet dans le holster sous la veste, comme dans le films américains ou ces histoires avec Alain Delon. Mais il savait bien qu’il n’avait pas l’instruction, que ce n’était qu’un rêve, et que si vraiment il finissait flic, ça serait dans les C.R.S. Mais quitter le kaki pour le bleu marine…
Il éteignit la torche, referma la porte du hangar numéro un, releva sur son cou le col de sa veste de cuir, pataugea dans l’herbe mouillée jusqu’au hangar numéro deux. Et cette saloperie de pluie qui n’arrêtait pas ! La quille, bordel ! Tout en repassant dans la petite noix qui lui tenait lieu de cervelle les aléas de sa vie décevante, il déverrouilla la porte du second hangar, ralluma sa torche, parcourut son cheminement habituel entre les monceaux de planches coupées soigneusement empilées au carré. La lumière de la lampe courait, morcelée, sur la tranche des planches, puis redevenait un cercle ovalisé en passant rapidement sur les parois. Le hangar était humide, et Vogenski donnait de temps à autre un coup de botte contre une planche qui dépassait, dans le seul but de cogner sur quelque chose pour passer sa mauvaise humeur.
Rien de suspect dans le hangar numéro deux.
Sous la pluie qui battait toujours la nuit, il fit le tour du bâtiment, se dirigea vers les deux préfabriqués qui avaient été récemment construits parallèlement aux deux corps principaux de bâtiment, pour entreposer l’excédent de bois. C’est que ça marchait bien, les affaires du père Bernard ! Ce qui ne l’empêchait pas de lui payer à lui, Vogenski, un salaire de misère… Les lancettes de pluie traversaient le cône jaunâtre de sa lampe comme autant de larmes d’argent. Il longea en grommelant le premier entrepôt, atteignit le second, commença son arpentage le long de la façade, s’arrêta pile. Sa bouche s’arrondit pour lancer un sifflement d’intérêt, mais il se retint à temps. Mieux valait ne pas faire de bruit…
Il éteignit la torche, écouta intensément. Est-ce que la chance lui souriait enfin ? Est-ce qu’il allait pouvoir mettre la main au collet d’un salopard ? Il se vit déjà traînant en triomphe un voleur jusque chez Collin, dont la villa était à cent mètres des entrepôts… Car, dans la paroi de la baraque, un trou béait : trois planches brisées, largement de quoi laisser passer un gus qui serait venu chaparder sa petite provision de planches.
Vogenski, pourtant, n’entendait rien. Serait-il venu trop tard ? Il se voyait maintenant confesser à Collin sa découverte, sans qu’il ait pu mettre la main sur le coupable… Mais il était vrai que le martèlement incessant de la pluie pouvait couvrir le bruit furtif du, ou des voleurs au travail.
La seule manière d’en avoir le cœur net, c’était d’aller voir. Vogenski enjamba les planches brisées, passa à l’intérieur, retenant son souffle. Comme il regrettait de n’être pas armé ! Quand il avait pris sa fonction, il avait suggéré au chef du personnel que, peut-être, un revolver… Mais le père Collin avait été inflexible. « Pas d’arme ! Un accident est si vite arrivé…» Ouais ! C’est à lui, maintenant, qu’un « accident » pouvait arriver, s’il tombait sur un type armé et décidé. De nos jours, les truands, ça a la gâchette facile… Vogenski se courba en avant, franchit l’espace entre la paroi et le premier empilement de bois, s’aplatit contre les rondins, aux aguets.
Sa main se serra sur un revolver imaginaire, mais seul le gros tube d’aluminium de la torche pouvait à défaut lui donner l’illusion qu’il n’était pas tout à fait démuni. Bah !… Un bon coup sur le coin de la tronche ! Mais où ils étaient, ces visiteurs nocturnes ?… Il ne voyait toujours rien, n’entendait toujours que le familier clapotement de la pluie. Il profita de la marée violette d’un éclair, dont la lueur avait filtré par une fenêtre, illuminant de fantomatiques blocs géométriques, pour se repérer ; puis, pendant que le tonnerre roulait, il contourna en courant la pile contre laquelle il s’était adossé, profitant de ce camouflage sonore. Et c’est une fois de l’autre côté qu’il vit enfin le visiteur.
Mais il se passa de longues secondes avant que son cerveau fasse une évaluation correcte de ce qu’il voyait. Car, malgré l’obscurité compacte qui régnait dans l’entrepôt, il voyait… La chose énorme et sans forme qui remplissait toute une travée entre deux masses de planches empilées était légèrement lumineuse, phosphorescente plutôt, comme ces vers luisants qu’on voit la nuit, dans les chemins de campagne. Et, en fait, la première chose qui vint à l’esprit du gardien fut qu’il avait affaire à un gigantesque vers luisant, à l’abdomen vaguement annelé, boursouflé, hideusement translucide. Mais naturellement, un ver luisant de cette taille, ça n’existe pas.
Sa stupéfaction passée, Vogenski avança vers l’impensable envahisseur. Il ne savait pas encore quoi penser de cette présence flasque qui tremblotait entre les planches empilées. Lorsqu’il fut tout près de la chose, l’ancien militaire sentit nettement, par-delà les effluves forts du bois humide, un relent de pourriture qui surnageait, une odeur agressive qui évoquait celle des champignons moisis qui achèvent de se désagréger dans la mousse des sous-bois. Et la chose fit un mouvement vers lui.
Une grappe de tentacules surgit de la peau huileuse de la chose, progressa vers son bras tendu en tâtant l’air comme les cornes d’un escargot. Sur sa main qui tenait la torche, Vogenski sentit un attouchement froid, gluant, tout de suite suivi d’une sensation de brûlure intense. Il poussa un bref cri de surprise, retira la main, fit trois pas en arrière, sentit que son dos butait contre un mur de bois. Il avait nettement eu l’impression que la protubérance de chair glacée qui l’avait touché avait cherché à adhérer à sa peau, comme pour le retenir.
— Qu’est-ce que c’est que cette saloperie, nom de Dieu !
Sa voix avait enflé, il cria presque les derniers mots. Curieusement, Vogenski n’éprouvait toujours aucune peur. La bizarrerie même de la situation, et peut-être aussi son peu d’imagination, empêchaient ce sentiment de sourdre. Et sans doute aussi ne pouvait-il pas vraiment croire que ce qu’il voyait pouvait présenter un danger véritable, malgré l’attaque dont il avait été l’objet. Il alluma à nouveau sa torche, chercha autour de lui s’il n’y avait pas un objet, un bâton par exemple, dont il eût pu se servir comme arme.
Mais il n’y avait rien.
Et pendant qu’il cherchait, la grosse masse adipeuse avait roulé en avant, se dégageant de l’étroite travée où elle s’était tenue tapie. Il y eut un bruit mouillé sur le sol, une bouffée plus forte de l’odeur de moisi… et la créature phosphorescente fut presque sur lui ! Il lança en avant son bras armé de la torche, mais sa main s’englua dans un magma froid et brûlant à la fois. Il crut bien que ce coup-ci, il ne pourrait pas se dégager. Mais, la main en feu, il parvint pourtant, en ruant, à se glisser hors d’atteinte le long de la pile de bois. Sa torche était tombée par terre, s’était éteinte. Mais, dans l’ombre, le terne éclat verdâtre de la chose continuant de puiser. Vogenski, frottant sa main qui lui cuisait, fit à tâtons le tour de la pile de planches. Il se cogna le front, glapit un juron. Il étendit les mains autour de lui, poussa vers la gauche, la droite… pour ne trouver qu’un rempart solide de planches ou de rondins empilés.
— Merde !
Devant lui, à trois mètres, la chose arrivait, se propulsant sur un tapis fourmillant de petits tentacules. Irréelle, comme éclairée du dedans, elle se glissait silencieusement dans la travée, aveugle, et pourtant acharnée à sa poursuite. La créature n’avait pas de face, pas de tête et malgré ça il sembla au veilleur de nuit qu’elle le regardait, de tout son épiderme marbré qui frémissait sans cesse. Dans le cerveau fruste de l’homme, une petite pointe aiguë de frayeur pénétra enfin.
« Elle va me bouffer », pensa-t-il. Il fouilla avec fébrilité dans sa poche, en tira une boîte d’allumettes. Il en craqua une, la promena autour de lui dans l’espoir de trouver quelque chose, n’importe quoi qui pourrait lui servir à se défendre. Par terre, il y avait un seau plein d’un liquide sombre et épais. Il le souleva. Son allumette s’éteignit à ce moment-là. La chose avait parcouru la moitié du chemin. Il coinça le seau sous son bras, craqua une nouvelle allumette. Elle grésilla, s’éteignit aussitôt. Jurant à nouveau, il en alluma une autre. La flamme éclaira le seau qu’il tenait, il put lire l’inscription sur ses flancs. C’était du vernis, mais il y avait aussi marqué : Tenir éloigné du feu.
Il sentit un frôlement le long de sa jambe. Le monstre adipeux était à moins d’un mètre de lui. Il laissa tomber l’allumette allumée dans le seau, le projeta d’un même mouvement vers la chose.
Une grande flamme jaune pâle avait jailli, dont il sentit le souffle sur sa figure, en même temps que l’odeur âcre de ses cheveux qui avaient grésillé. Le seau atterrit sur la limace rebondit, roula. Des parcelles crépitantes de vernis enflammée s’éparpillèrent sur la peau de la chose, sur le sol les avancées de planches, sur ses vêtements. Le vernis brûlait en fusant, et la pâte collante adhérait puissamment sur tout ce qu’elle touchait. Une longue flamme monta le long de la jambe de Vogenski qui hurla de douleur. Le monstre reflua, tandis que de grandes rigoles de feu passaient en sifflant sur son épiderme. Vogenski se débattait, criait, essayait d’éteindre l’incendie qui commençait à lui dévorer le ventre.
La douleur l’embrasa, il ne savait plus ce qu’il faisait, où il était. Il courut droit devant lui pour essayer d’échapper à la morsure terrible du feu, se jeta dans la masse protoplasmique qui se convulsait. Il lui sembla qu’il s’enfonçait dans une eau incroyablement épaisse et froide qui s’ouvrait au passage de son corps. Il étouffa, ouvrit la bouche pour lancer un cri qui ne sortit jamais, puis son corps se tétanisa sous l’impact des sucs dissolvants de la chose. Il lui sembla qu’un million d’insectes voraces venaient de se frayer en même temps un passage à travers chaque millimètre carré de sa peau. Ce fut sa dernière sensation, sa dernière pensée consciente.
*
* *
— Oui, je comprends bien votre problème, disait le commissaire Léonard. Mais vous me dites vous-même que vous n’êtes sûr de rien, et que, de toute façon, ce n’est pas contagieux… Vous comprenez, je vous connais pas, il n’y a pas de liaison entre l’institut Pasteur et mon service et… Enfin, je ne trouve pas la situation bien nette ni très régulière…
Il mouilla soigneusement ses lèvres avec sa langue, alluma une cigarette.
— Mais croyez bien que je ne veux pas vous mettre des bâtons dans les roues, que j’apprécie votre aide et que je ne mets pas au rancart les renseignements… bien maigres, que vous m’apportez. Vous comprenez, nous sommes ici dans une ville tranquille… Il ne s’y passe pas grand-chose… Et voilà que d’un seul coup j’ai cinq disparitions sur les bras, dont une paraît avoir été accompagnée d’une mutilation assez… assez horrible, il faut bien le dire.
Le commissaire Léonard écarta les bras dans un geste d’impuissance. Il ne savait comment manier ce type venu de Paris, ce docteur Dalban, qui se disait ami d’un disparu, le mutilé, justement, qui parlait sans en parler d’une maladie dont le dénommé Lipstein aurait été atteint, qui voulait participer à l’enquête pour pouvoir retrouver le plus vite possible ledit Lipstein… Oh ! la la !
— C’est que vous comprenez, docteur, nous n’avons pas l’ombre d’une piste. Pas l’ombre d’une ! Par où commencer, je vous le demande ? Et s’il y avait au moins un lien quelconque entre les disparus…
— Mais pardon…, répliqua le gros homme aux cheveux en brosse qui buvait à petits coups le café offert par le commissaire, il y a des liens entre quatre des disparus : le docteur Lipstein soignait ce Jérôme Tachant, cela a été confirmé par son épouse. Tachant était un collègue de bureau d’un autre disparu : Jean Coutin. Et le quatrième disparu, euh… je ne sais plus son nom, était le gardien de l’immeuble où demeurait Coutin. Il n’y a que le cas de la jeune fille qui ne colle pas, mais on peut imaginer…
— Ah ! mais, c’est à mon tour de vous arrêter ! répliqua le commissaire. Cette fameuse maladie… Ce n’est pas contagieux, dites-vous ? Ou les cinq disparus se sont contaminés l’un l’autre ? Il faudrait savoir, n’est-ce pas ! Enfin, de quoi s’agit-il, crénom ? La peste ? Le choléra ? Parce que je peux prévenir les services de santé de la préfecture, vous savez…
— Mais non ! Ce serait inutile… Rien de tout cela, je vous assure… Il s’agit seulement d’un… d’une sorte de médicament expérimental, que deux disparus au moins auraient absorbé, et dont les effets doivent être suivis. C’est tout…
Aristide Dalban tassa son grand corps sur sa chaise, avala d’un trait le reste de son café. Au-dedans de lui, il était furieux. Dans quel guêpier était-il venu se fourrer ? Il n’aurait jamais dû quitter Lipstein… Et maintenant où le retrouver, lui et les autres contaminés ? Car dans l’esprit de Dalban, le doute n’était plus de mise : tous les disparus, qui avaient été en contact d’une manière ou d’une autre, avaient été atteints par la gangrène radioactive. Et il ne pouvait rien dire au commissaire, bien sûr… Tout ce qui touche à la radioactivité, c’est tabou. Ça fait peur, ça évoque on ne sait qu’elle malédiction, c’est le cancer collectif de l’époque.
Dalban se resservit une rasade de café brûlant. Et ce pauvre Lipstein qui s’était tranché le bras ! Le professeur revit en pensée la « pièce à conviction », ce membre carbonisé roulé dans un métrage de plastique, que le policier réticent lui avait rapidement montré. Tranché et brûlé ! Qu’est-ce qui avait tant effrayé Lipstein pour qu’il ait le courage, la volonté de s’amputer lui-même, et d’essayer de faire disparaître dans les flammes le bras infecté ? « Oh ! inutile de te cacher la vérité, vieil âne ! Tu le sais bien, ce qui a effrayé ton pauvre camarade : c’est la certitude qu’il était en train de se transformer en… en quoi ? En quoi ? En champignon unicellulaire. Ridicule !… Ridicule ? Tu sais bien que non, que ce n’est pas ridicule ; tu as vu, au microscope, l’action des adéno-virus…»
Le commissaire Léonard se détourna du professeur de l’institut plongé dans ses pensées, vint se planter devant la paroi de verre du bureau, laissa son regard errer dans la salle où plaignants et témoins étaient encore interrogés, chacun dans un coin, individuellement. Ici, les deux gros entre deux âges, c’était le couple Bonaventure, les parents de la première disparue, Marie-France. Ça datait déjà de ce matin, quand ils avaient découvert que leur fille n’était pas rentrée de la nuit. Un peu plus loin, Robert Martinelli, un jeune en blouson de cuir noir. Le petit ami de la disparue s’était présenté spontanément après avoir su par les parents que la mignonne avait pris du champ… Là, une petite vieille en larmes : Mme Borrois, concierge, qui avait signalé dans la soirée la disparition de son mari et celle, probable mais non certaine, d’un des locataires de l’immeuble, Jean Coutin, dont la porte palière grande ouverte bâillait sur un appartement vide en désordre. Ici, une autre petite vieille : la bonne du docteur Lipstein, l’homme au bras coupé. Et là, enfin, cette petite blondinette mignonne comme tout, c’était la femme du dernier supposé disparu, Jérôme Tachant.
Bon Dieu ! Quel imbroglio !… Et si, à part l’agression subie par le docteur et commise par un fou ou un sadique, le reste s’expliquait simplement par des fugues : la mineure, le mari, le célibataire, rien de plus courant. Restait le concierge…
Le commissaire Léonard en était là de ses réflexions lorsque le téléphone sonna. Il décrocha, écouta attentivement la voix haletante qui parlait à l’autre bout du fil. Comme une petite bête rose agitée, sa langue pointait hors de sa bouche, circulait furtivement sur ses lèvres.
— Oui…, disait-il. Oui… Où ça ?… les Établissements Bernard. Et ça se trouve ?… Dites-moi, c’est bien au bord de la rivière, hein, juste après l’usine d’incinération ? Bien. Ne bougez pas, j’envoie quelques hommes.
Le commissaire raccrocha, se tourna pensivement vers Dalban.
— J’ai peut-être bien le début d’une piste…, dit-il.
— Oui ? fit Dalban en se levant.
— Oh ! ne vous excitez pas… J’ai dit le début. Et encore, rien n’est sûr. Un type m’a téléphoné pour me signaler un incendie dans un entrepôt de bois. Il aurait entendu des cris… Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est que ce dépôt de bois se trouve près de l’endroit où la première disparue, la petite Bonaventure, aurait donné rendez-vous à son galant. Un rendez-vous où elle n’est pas venue. Alors…
Le feu… Des cris. L’image de Lipstein se tranchant le bras et cherchant à le détruire par le feu traversa l’esprit de Dalban.
— Il ne faut rien négliger ! Vous y allez ? Je peux vous accompagner ?
Le commissaire haussa les épaules, fataliste.
— Tant qu’à faire… Oui aux deux questions.
Il fonça dans le commissariat, attrapa par les revers de sa veste un jeune inspecteur.
— Allez, De Groot, prenez deux hommes, trois voitures, et embarquez-moi tous les témoins des soi-disant disparitions. On décolle immédiatement.
*
* *
Amédée Collin, le chef du personnel des Établissements Bernard était allé au cinéma ce soir-là, avec son épouse. Et c’est au retour, en sortant de sa voiture que, jetant un coup d’œil machinal vers les entrepôts qui étaient à moins de cent mètres de sa villa, il avait aperçu une lueur suspecte à travers les fenêtres d’un des préfabriqués. Il n’avait jamais eu confiance dans ces baraquements, qui auraient dû être très provisoires, et qui pourtant duraient. Mettre du bois dans du bois !… Il avait toujours craint l’incendie. Et maintenant, il y avait un incendie !
— Reste là ! dit-il à sa femme qui s’extirpait à son tour de la voiture.
Sous la pluie crépitante, il courut, malgré son âge, vers l’alignement sombre des entrepôts. Là-bas, trois ou quatre fenêtres étaient illuminées de lueurs dansantes, des lueurs qui gagnaient à chaque seconde en intensité. Et soudain, un cri éclata. Collin stoppa net. C’était un cri terrible, comme il n’en avait jamais entendu. Un cri de désespoir, de peur et d’agonie, le cri de quelqu’un qui était en train de brûler vivant. Cela l’électrisa.
Il tourna les talons, se précipita dans la villa, appela les pompiers.
Puis, après un instant d’hésitation, la police.
On ne sait jamais. En cas de malveillance…
*
* *
La chose hurlait et mourait.
Les flammes la cernaient de toutes parts, et malgré ça son corps plastoïde se gonflait, s’étirait, s’allongeait, se rétractait dans l’espoir de leur échapper. La chaleur racornissait son épiderme qui grésillait sous l’attaque et dégageait de grandes volutes de fumée grise et puante. La cellule géante, inexorablement, perdait toute son eau, se desséchait, se scarifiait.
Dans l’enfer orange du bois crépitant, la grande limace verte se tordait sur elle-même, lançait de tous côtés des pseudopodes sensibles qui ne rencontraient que la morsure mortelle du feu, bouillonnaient, s’ouvraient en bavant, déglutissaient leur protoplasme qui fusait en sifflant.
Elle luttait et mourait, mais sans avoir conscience de lutter et de mourir. Ce n’était qu’une structure vivante instable qui se cherchait encore, dont la cohésion interne n’avait pu encore être fixée définitivement par codage génétique. Et sous l’assaut de la flamme, le travail effectué par les virus radioactifs se défaisait. Dans le chuintement déchirant du cytoplasme qui se répandait en fumée graisseuse, la chose subissait une nouvelle transformation, une transformation à rebours, qui tendait à lui faire retrouver ses composantes originelles, à la faire retourner à son état antérieur.
C’était impossible, bien sûr, car elle brûlait, perdait sa substance, mourait. Mais quand même…
Quand même, au milieu de la bourrasque de flammes qui l’assaillait, la grosse limace se scindait en quatre, cinq… sept parties distinctes, qui se tordaient frénétiquement dans les douleurs de ce nouvel enfantement. Sept, oui, sept formes grossièrement humanoïdes enveloppées d’un manteau de feu rouge, sept sculptures de boue chaude qui surgissaient du magma originel, qui tentaient de retrouver une forme perdue à travers la panique de leur chromosomes broyés.
Dans la tornade de flammes, les sept créatures inachevées levaient désespérément vers le ciel des bras d’argile sans main ni doigts. Leur poitrine, où l’arche des côtes essayait de se ressouder, s’enflait dans un réflexe illusoire sous l’effet d’une respiration factice. Et l’ombre des faces écailleuses se creusait, à se doter de bouches pour crier leur rage et leur souffrance.
Mais elles n’avaient pas de bouche…
Elles n’avaient pas de bouche et pourtant elles criaient, elles hurlaient dans les affres de la mort, et ce cri unique issu de sept fantômes au crâne de braise et aux cheveux de flammèches passa sur la tourmente, la traversa, poussa sa plainte au-dehors, dans l’air strié de pluie, comme la voix grondante d’un titan aux poumons crevés.
*
* *
Lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux de l’incendie, les pompiers étaient déjà au travail. Le feu était circonscrit dans un des baraquements préfabriqués, placé pour l’heure sous les jets croisés de plusieurs lances en batterie. Les flammes jouaient encore en reflets fugaces sur les trois gros véhicules rouges garés dans la cour principale de l’entreprise et sur les casques dorés des pompiers. Mais l’incendie était en train de perdre la partie.
Le commissaire Léonard, le chef du personnel Collin et le capitaine des pompiers Martin eurent un bref conciliabule.
— Nous n’avons vu personne…, disait le capitaine Martin.
— Mais j’ai entendu crier, disait Collin. Un cri d’horrible. Et le veilleur de nuit ne se montre pas. J’ai peur qu’il ait été pris par les flammes au cours de sa ronde et que…
— Moi, j’ai plusieurs disparitions sur les bras, disait le commissaire. Et l’une des disparues aurait eu les environs comme dernier point de chute connu. Ce qui explique ma présence ici…
— Écoutez ! dit soudain Collin. Ça recommence…
— Quoi ? dit le capitaine des pompiers.
À ce moment, le toit du baraquement s’effondra dans une gerbe d’étincelles qui plongèrent dans la nuit barrée par la pluie et cisaillée par les jets des lances. Mais à travers le bruit du bois fracassé et le crépitement des flammes mourantes, ils entendirent…
Dalban s’était approché le plus près qu’il le pouvait du bâtiment en feu. Il était en sueur, mais n’en avait cure. Ses yeux couraient sur la tapisserie des flammes, à l’affût du moindre indice qui aurait pu lui faire penser que son ami Lipstein était prisonnier du brasier. Mais c’était une idée folle, une idée en l’air, complètement illogique, et qui n’était issue que d’une image obsessionnelle, d’une association d’idées. Il ne se trouvait ici que par hasard, pour avoir voulu suivre le commissaire dans ce qui n’était qu’une affaire banale sans rapport avec…
Le cri l’atteignit de plein fouet. Le cri qui était plus qu’un cri, qui était une rumeur de souffrance, un vent d’agonie, un ample murmure de désespoir qui venait du cœur de l’incendie et passa autour de lui comme une nuée d’oiseaux nocturnes dont les ailes battantes charriaient le froid, l’obscurité la mort.
— Jérémie ! cria-t-il.
Simone Tachant était complètement dépassée par les événements. Depuis qu’elle avait mis les pieds dans ce commissariat, elle avait perdu toute notion de réalité, se mouvait dans un cauchemar qui n’en finissait plus. Des tonnes de coton s’étaient accumulées autour d’elle, à travers lesquelles elle glissait pesamment, sans avoir vraiment conscience des forces qui la manipulaient. Au fond de son esprit flottait l’image perdue de Jérôme, mais elle était si loin, si loin, qu’elle n’en éprouvait aucun soulagement, au contraire. Jérôme était cloîtré dans la prison obscure de ses souvenirs, ce n’était pas son image vivante qui l’habitait, mais un portrait figé, propre à décorer un catafalque.
Simone était passée de main en main, avait subi des interrogatoires à n’en plus finir auxquels elle ne pouvait répondre que par des fragments de phrases qui s’embrouillaient dans son esprit, et plus encore au seuil de sa bouche. Ensuite, on l’avait poussée presque de force dans une voiture, en compagnie de plusieurs autres personnes, dont une petite vieille qui sanglotait sans arrêt. La voiture s’était enfoncée dans la nuit pluvieuse, et elle ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait, où on la menait si vite.
Et puis la voiture s’était arrêtée, elle avait entendu le tumulte, vu les lueurs dansantes de l’incendie. Sans savoir pourquoi, elle était sortie de l’auto, s’était approchée du bâtiment en flammes, sans prendre garde à la pluie qui la cinglait, qui détrempait son tailleur blanc et son T-shirt rose. Elle était hypnotisée par le feu, ne pouvait détacher son regard du spectacle trouble des flammes ronflantes et grésillantes.
Et puis le cri l’avait frappé, avait fait éclater le cocon épais d’aveuglement et de surdité qui la protégeait de l’extérieur. Le cri… Pas un cri dénué de signification, non. Pas seulement l’expression de la douleur, de l’horreur, pas seulement le bruit déchirant d’un corps qui éclate dans le passage de la vie à trépas, non.
Mais son nom !
Son nom à elle, son nom « Simone ! » lancé par une bouche sans bouche, crié par une gorge sans gorge, son nom qui avait crevé la barrière du feu et de la mort, et qu’elle n’avait pas entendu avec ses oreilles mais perçu par toute sa tête, par tout son corps. Son nom, dit de manière indicible par la voix sans voix de Jérôme en proie aux tortures de l’enfer, et qui était passé en elle, entré en elle, la brisant, la disloquant, la délivrant, la projetant dans le désespoir fou.
— Jérôme !
Elle voulut se précipiter dans les flammes, alors même que le cri fantomatique s’était tu mais que son écho sonore vibrait encore dans toutes ces cellules. Une poigne solide la retint. Un homme au casque brillant et au blouson de cuir sombre l’avait empoignée, une voix anonyme lui murmurait dans la nuque des paroles apaisantes qu’elle ne comprenait pas. Elle s’amollit dans les bras qui desserrèrent leur étreinte, elle se laissa glisser à terre, à genoux dans l’herbe mouillée, sans souci de la pluie qui tombait, toujours et toujours, la couvrant d’un humide linceul. Elle ne réagit même pas quand une main secourable lui couvrit les épaules et la tête d’une cape de grosse laine qui sentait la poussière et le vieux. Elle avait enfoui son visage entre ses mains, et elle pleurait, pleurait, sans pouvoir s’arrêter, sans savoir pourquoi.
— Marie-France ! avaient crié ensemble les époux Bonaventure.
Le cri, la voix, était passé sur eux comme une vague imprécise d’embruns. Ils avaient répondu à cet appel, mais maintenant ils ne savaient plus, vraiment, s’ils avaient bien entendu quelque chose. Le gros M. Bonaventure prit la main de la grosse Mme Bonaventure. Ils ne savaient plus, ils avaient simplement froids, ils étaient simplement trempés. Mais quelque chose au fond de leur grosse carcasse tremblait encore d’effroi, et cet effroi remontait lentement vers leur esprit, les submergeant de l’intérieur d’une intense et définitive tristesse dont ils ne pouvaient encore analyser la cause.
— Marie-France ?
Bobby Martinelli haussa les épaules. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Personne n’avait crié. Personne. C’était la suggestion, rien d’autre. Personne n’avait crié. Il avait rêvé. Il tira nerveusement une cigarette de son blouson, mais dut s’escrimer plusieurs fois sur la molette de son briquet avant de pouvoir l’allumer.
Non loin de lui, deux petits vieilles presque pareilles, confondues dans la nuit rougeoyante, ouvraient vers le feu mourant les mêmes yeux myopes. La petite Mme Barrois, la petite demoiselle Clotilde, qui ne se connaissaient pas mais se trouvaient unies par la même appréhension géante, avaient été frappées, elles aussi, par le cri désincarné, et ce cri avait glacé en elles ce qui pouvait leur rester d’espoir. Maintenant, elles savaient, et elles devinaient obscurément que les quelques années qui leur restaient à vivre seraient mouillées de la même tristesse paisible et interminable…
Le feu avait jeté au ciel ses dernières braises, il était éteint, boue noirâtre stagnant dans la carcasse éventrée du bâtiment. Les pompiers y patrouillèrent un instant, dégageant la cendre à la pelle, élaguant à la hache les masses de bois incomplètement carbonisées enchevêtrées.
Et lorsqu’ils eurent bien fouillé les décombres à la lueur crue des projecteurs portatifs, ils rendirent compte au capitaine et au commissaire.
Dans l’entrepôt, ils avaient trouvé sept squelettes.
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Les phares puissants nageaient dans un océan de brume qui semblait couvrir le monde, avoir envahi l’univers. La pluie avait cessé, mais cette brume était venue, était née de l’humidité de la vallée encaissée où se glissait sinueusement la rivière. La route était maintenant déserte. Dalban écrasait le champignon, il voyait sur le compteur l’aiguille verte osciller entre cent trente et cent quarante. Il ralentissait à peine dans les virages qu’il cisaillait, roulant pleine gauche sur sa lancée pour ne pas perdre son élan. Il n’était pas partisan de la vitesse, mais il était vraiment fatigué, il voulait vraiment se retrouver chez lui, se retrouver dans son lit où il pourrait plonger, du moins l’espérait-il, dans un sommeil immédiat et sans rêve qui le laverait de cette journée harassante. Après… il verrait bien.
La voiture traversa un village en ralentissant au minimum. Entre les façades aveugles des maisons, la brume était plus légère, et quelques lampadaires trouaient de leur éclat lugubre l’enveloppe vaporeuse du monde. Mais au sortir de l’agglomération le brouillard redevint une masse compacte qui se disloquait en partie sous l’impact des phares, se dissolvait en strates fuyantes pour se reformer aussitôt dans le sillage du véhicule.
Il était près de 3 heures du matin. Dalban gardait la tête droite, ses yeux ne se fermaient pas, ses mains étaient fermes sur le volant. Mais quand même… Quand même, il devait faire un effort considérable pour la garder droite, sa tête qui, pour rien, aurait dodeliné sur ses épaules, et pour garder fixement ouverts ses yeux dont les paupières avaient la lourdeur du plomb, et pour que ses mains engourdies ne glissent pas traîtreusement le long du volant fuyant. On a beau être « bien conservé », on a beau être une « force de la nature », soixante-dix ans, c’est un poids qu’on commence à sentir lorsqu’on n’est pas encore couché à 3 heures du matin, et qu’on est à sa septième heure de route depuis la fin de la matinée…
Mais après la fin de l’incendie, après la fin de l’affaire, Dalban avait tenu à retourner à Paris. Il ne se serait pas vu du tout prendre une chambre d’hôtel pour n’avoir à rentrer que le lendemain. Il détestait les hôtels ! On peut bien avoir quelques petites manies, à son âge… Et puis il se sentait encore en pleine forme, alors. Physiquement, s’entend. Parce que moralement, il était tout de même pas mal secoué. La mort de Lipstein, qui avait dû être effroyable, et surtout les suites qu’impliquait cette stupéfiante tragédie…
Dalban lorgna d’un rapide coup d’œil sa serviette posée sur le siège avant de la voiture. Tout ce qui restait comme preuves était là-dedans, dans les biotypes conservés dans les tubes stériles. La fin de l’affaire… Elle commençait, au contraire ! Dalban revoyait les sept squelettes grossièrement alignés par les pompiers sur une bâche, et le commissaire Léonard, en apparence grave, mais secrètement réjoui de pouvoir conclure aussi vite une enquête qui s’était annoncée longue et difficile, qui lui glissait :
« — Eh bien ! On dirait que le hasard, ou le sort, nous a grandement aidés, hein ?… L’enquête n’est pas classée, bien sûr. On n’a aucune preuve que ce soient bien les disparus. Mais… la coïncidence serait tout de même trop énorme. Tout colle. L’un des morts, le moins abîmé, c’est le veilleur de nuit. Aucun doute là-dessus. Des fragments d’habits presque intacts adhéraient encore aux… aux restes. Les six autres, curieusement, sont beaucoup plus esquintés. Comme s’ils étaient restés au contact des flammes plus longtemps. Vous avez vu ces squelettes ? Tout ramollis, presque liquéfiés… Vraiment curieux ! Et je me retrouve avec une victime de plus… Remarquez, elle n’avait peut-être pas de proches. Ou alors, nous nous trouvons en présence de l’instigateur des disparitions… Mais quels sont les dessous de l’affaire ? Qu’est-ce qu’ils venaient faire en pleine nuit dans cet entrepôt, tous ces particuliers ? Une drogue-party ?… L’enquête nous le dira. Ou ne nous le dira pas ! Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? Et votre épidémie ? Enfin… votre maladie ? » Dalban avait grogné qu’il n’était pas de la police et qu’il ne pensait rien du tout. Quant à sa propre enquête, la mort supposée des gens qu’il recherchait y mettait fin. Il avait salué le commissaire, était encore aller rôder un moment, songeur, auprès des squelettes allongés sous la pluie qui s’atténuait, devenait plus fluide, un mince rideau de gouttelettes qui ne tarda pas à se tarir complètement. Il avait vu, oui. Il avait vu les sept dépouilles dégarnies de chair, il avait vu ces squelettes mous, comme composés de cartilage mal formé, qui avaient fondu dans les flammes au lieu de se carboniser lentement comme du charbon. Des crânes aux orbites à peine creusées, des côtes à moitié soudées entre elles, des colonnes vertébrales grossières, des maxillaires sans dents, des bassins qui ressemblaient à de maladroites sculptures de plâtre…
Il avait vu, mais il n’avait rien dit. Il espérait même que ces restes dramatiques seraient rapidement enterrés au plus profond d’une fosse commune, avec le bras du pauvre Lipstein, et que le médecin légiste ne s’attarderait pas sur ces malformations, n’y verrait que le résultat de l’action prolongée du feu.
« Paris 87 km », lut-il sur un panneau indicateur. Allons ! Dans moins d’une heure il serait chez lui. Dormir… dormir. Oui, mais quoi faire, après ? Qui voir en premier, qui le croirait ? Et quelle action entreprendre ?… Malgré Tchernobyl, le nucléaire avait encore la cote, en France. Mais…
Ces squelettes… Ces squelettes ! Distordus par une force maléfique, transformés par l’action de simples petits virus mutants transmis par une araignée vraisemblablement irradiée. Non ! On ne pouvait pas permettre ça. On ne pouvait pas accepter ce pari !
Le pied d’Aristide Dalban se fit lourd sur l’accélérateur. La brume pesait sur le paysage noyé qu’écrasait le grand silence de la nuit. Il prit à la corde un virage à gauche, vit subitement les phares devant lui. Un camion. Il donna un brusque coup de volant à droite, la voiture s’envola, se retourna, glissa sur le flanc, défonça une balustrade qui vola en éclats, chuta avec une irréelle lenteur dans un profond ravin en contrebas. Retenu par sa ceinture de sécurité, parfaitement froid et lucide. Dalban vit les bancs de brume tournoyer follement devant lui à travers le pare-brise.
— C’est trop con ! dit-il à haute voix.
Puis une grenaille serrée de métal, de verre, de plastique, de terre et de rocher lui pénétra la tête, la gorge, la poitrine, le ventre. La Mercedes sonna sur le lit de pierrailles d’un ruisseau grossi par les pluies, fut presque tout de suite environnée par une dentelle mouvante de flammes qui gonflèrent avant de se répandre dans le souffle de l’explosion du réservoir.
Et il ne resta plus dans la nuit blanche que des flaques éparses de flammes oranges qui palpitaient comme des signaux secrets.