CHAPITRE V
Samedi 17 juin.
— C’est à peine s’il m’a dit bonjour. Et toi ?
— Pareil !… Et il a vraiment une sale mine, hein ?
— Tu parles ! Il ferait mieux d’aller se coucher, oui ! Si c’était moi…
Annette fit une moue et un geste de la main qui signifiaient bien qu’au moindre malaise, elle n’hésiterait pas à abandonner l’Entreprise Colson pour un lit douillet et la quiétude du logis. Elle jeta encore un coup d’œil à travers la large vitre qui séparait le secrétariat de la comptabilité. De l’autre côté, Jérôme Tachant était penché sur son bureau, le dos courbé, dans une concentration factice. Mais le jeune comptable ne semblait vraiment pas être dans son assiette. Son visage d’un vert maladif était luisant de sueur et, d’un geste machinal, il promenait sa main droite tout le long de son bras gauche, en avant, en arrière, en avant, indéfiniment.
— Eh bien ! Eh bien ! mesdemoiselles… Je sais bien que c’est samedi, mais il y a tout de même du travail, hein !
C’était le père Casplana, droit comme un i, sec comme un arbre mort, gris comme un mannequin de suie. Il frappa à petits coups, du plat de la main, sur la corbeille du courrier à frapper, s’éloigna d’un pas digne après avoir parcouru du regard la volière bien lente à se mettre en train.
Annette, dans son dos, lui fit un « bras d’honneur » très masculin et, avec une grimace, prit quand même sur la pile la première feuille à dactylographier.
De l’autre côté du mur de verre, Jérôme luttait pour pouvoir conserver au moins un semblant de dignité face à son écran dont les chiffres se dissolvaient et se reformaient sous ses yeux dans un grouillement continuel qui évoquait une moisissure végétale proliférante. Il n’avait pratiquement pas fermé l’œil de la nuit, et s’était levé avec une immense fatigue chevillée au corps. Mais, pour ne pas inquiéter davantage Simone qui ne l’avait pas lâché des yeux, couvant avec une expression soucieuse son visage contracté, il était quand même allé au travail. Pour une demi-journée… Il aurait ensuite le week-end pour se reposer. Et puis, à demi consciemment, c’était lui-même aussi qu’il voulait rassurer, en se prouvant qu’il était encore capable de se lever, de conduire, de faire ses calculs comme d’habitude.
Mais maintenant, courbé sur sa table, il se rendait compte qu’il avait trop présumé de ses forces, il n’arrivait pas à s’y mettre, le simple fait de mémoriser un chiffre ou de le taper lui paraissait un effort bien au-delà de sa simple volonté. Il espérait simplement que les trois heures passeraient sans qu’il s’écroule sur son bureau, et qu’après il aurait encore le courage de conduire sa voiture jusque chez lui. Son bras gauche, toujours recouvert au poignet du pansement vieux de trois jours qu’il ne s’était pas encore décidé à enlever pour passer la cortisone, était maintenant complètement insensible. Discrètement, il le pinçait parfois, enfonçait ses ongles dans sa chair durcie. Mais il ne sentait rien, et la peau qu’il essayait de meurtrir pour se prouver que ce membre lourd faisait encore partie de son corps était à son toucher froide et lisse, horriblement étrangère.
C’était cette sensation de froid, nouvelle, qui l’effrayait surtout. Son corps était toujours humide de chaleur moite mais, depuis la nuit dernière, son bras était tombé en hypothermie, et cela fortifiait cette impression terrifiante d’avoir attaché à son buste quelque chose de mort qui ne lui appartenait plus.
Sa main remonta vers son épaule, tâta prudemment la chair sous sa chemise. Est-ce que le froid ne montait pas, maintenant, pour l’envahir tout entier ? Il se vit en train de geler complètement, de tomber raide et de crever de froid, misérablement. Ou de devenir paralysé, ce qui revenait au même. « Qu’est-ce qui m’arrive, bon Dieu ? Qu’est-ce qui m’arrive ? Et pourquoi moi ? Pourquoi moi ! » Des noms de maladies hideuses passaient dans sa tête : congestion cérébrale, tétanos, gangrène. C’était une litanie qu’il ne pouvait arrêter, qui évoquait les fantômes malfaisants de morts d’autant plus horribles qu’elles étaient imprécises dans on esprit.
— Vous ne semblez vraiment pas bien, monsieur Tachant. Vous voulez une aspirine ?
C’était Rageaud, le chef comptable. Le vieil homme se penchait avec sollicitude vers lui. Cette attention lui fit provisoirement du bien, il parvint à sourire, dit :
— Merci, oui, volontiers… Je crois que ça me fera du bien.
Mais le cachet effervescent qui fusa dans le demi-verre d’eau avec de jolies bulles et un agréable chuintement ne le soulagea en aucune façon, comme il s’en était douté. Toutefois, cet intermède lui permis de rogner au temps qui coulait avec une lenteur d’escargot, un petit quart d’heure de répit.
Et puis il lui fallut à nouveau se battre avec sa fatigue, son angoisse et les perturbations de son cerveau qui, parfois, étaient proches de l’hallucination. Car les chiffres qui dansaient devant ses yeux ne se contentaient plus, maintenant, de jouer au grouillement de fourmis. Ils prenaient corps individuellement, se muaient en insectes vivaces qui débordaient de la surface de l’écran, commençaient à circuler en tous sens sur le dessus du bureau. Parfois, Jérôme essayait d’en écraser un du plat de sa main, mais les bestioles l’évitaient toujours, comme si elles eussent pu avoir prescience de ses mouvements.
— Attrape ! criait-il.
Et il frappait. Aussitôt après il était conscient de l’étrangeté de sa conduite et il rencontrait, honteux, le regard morne de son vis-à-vis, le froid Éric Charpentier. Confus, il se courbait alors davantage sur sa table, mais quelques secondes après son regard était attiré par une nouvelle forme qui se déplaçait à la limite de son champ de vision, une forme sournoise, évanescente, sombre, munie de pattes en grande quantité, des pattes velues qui couraient sur le bois du bureau avec un tapotement irritant qu’il était seul à entendre. Et sa main droite se déplaçait doucereusement vers l’insecte, pour le stopper en pleine course, l’écrabouiller, le réduire en pulpe.
— Tiens donc !
Mais à chaque fois il n’y avait rien sous sa paume, rien que le bois sec de la table vide.
Dans ses moments de lucidité, Jérôme Tachant se disait qu’il était en train de devenir fou, qu’il délirait tout éveillé. Et puis la ronde des insectes – mais n’était-ce pas plutôt des araignées ? – recommençait. Vers la fin de la matinée, le jeune comptable se rendit compte avec horreur que les sales bêtes avaient tissé entre son bras gauche et le bord de la table une toile si serrée que son membre n’apparaissait plus qu’au travers d’une sorte de taie grise et pulpeuse, qui l’immobilisait complètement. Il essaya de tirer sur son bras, mais les millions de fils impalpables résistaient, et il ne pouvait remuer plus que de quelques centimètres.
Puis, dans la matière translucide, il commença à voir au travail les diaboliques tisseuses. Quelques-unes tout d’abord, puis des dizaines, puis des centaines. Les arachnides se déplaçaient à toute allure au milieu de l’entrelacs de la toile, comme des petites billes velues pourvues de pattes, elle sortaient de la manche de sa chemise et y retournaient sans cesse, un va-et-vient anarchique qui se précipitait de seconde en seconde. « Elles me bouffent… Elles me bouffent tout vivant ! » hurla silencieusement Jérôme en constatant que les répugnantes bestioles arrachaient méthodiquement à son bras de petites parcelles de peau qu’elles ingéraient ensuite dans une mastication forcenée de leurs mandibules.
Il hurla. Son bras gauche s’arracha à la table, il se leva à demi hagard. Et à ce moment-là, la sonnerie de midi retentit.
— Eh bien ! Ça ne va pas ? jeta du bout des lèvres Charpentier, en le considérant avec suspicion, tout en se levant et en se dirigeant vers la porte.
Sans même répondre, Jérôme frotta son bras glacé de sa main valide, essayant de rétablir dans ce membre raide une circulation qui ne se faisait plus. Bien sûr, aucune araignée n’avait tissé de toile entre son membre et la table. Il avait dû s’assoupir, rêver, crier dans son cauchemar.
La sortie des bureaux se fit dans un brouhaha qui le laissa indifférent. Il était à l’écoute de son membre malade, à l’intérieur duquel, maintenant, il lui semblait que des nerfs ou des muscles de glace se tendaient et se détendaient, faisant frémir sa peau de la main à l’épaule. « Il faut que je retourne chez Lipstein, pensa-t-il. Ce vieux fou ! Il faudra bien qu’il me reçoive. Ou alors, j’irai chez un autre docteur. »
Il remit sa veste avec peine. Et ce n’est qu’en se retournant que son regard tomba sur le bureau vide de Jean Coutin. C’était un fait qu’il avait oublié – ou qu’il avait voulu oublier, mais… Coutin n’était pas venu au bureau, ce matin. Oui, il n’était pas venu. La veille, il avait semblé aussi peu vaillant que Jérôme. Et ces sparadraps sur la paume et le menton. Il soupira. L’essentiel, pour le moment, était d’avoir terminé la matinée sur ses jambes. Il fallait maintenant rentrer chez soi, et vite.
Les bureaux s’étaient vidés comme par enchantement, l’enchantement bien compréhensible du week-end qui, par un coup de baguette magique, transforme les besogneux centres d’activité en coquilles vides où un silence presque surnaturel pèse sur meubles et machines figés que la lumière pâle enrobe d’une gaine luisante. Jérôme n’avait pas effectué un seul calcul de toute la matinée. Mais il s’en foutait. Oh ! oui. Il était bien au-dessus de cela… Seule importait la turbulence glacée de son bras en panne qu’il portait à son côté comme un greffon mal implanté.
Dans le couloir, il frôla Hubert Colson, qu’il dépassa sans saluer. Vite ! Sa voiture… Et il était dans sa voiture, et sa main tremblait sur la clé de contact. Vite ! Chez lui… Et il conduisait dans la circulation bloquée de midi, avec ce bras lourd sourdement tiraillé de l’intérieur par des contractions qui gonflaient sa chair morte. Vite ! L’escalier… Et il soufflait en montant marche après marche ses trois étages familiers qui, aujourd’hui, semblaient pourtant flotter à des hauteurs himalayennes. Vite ! La porte… Et sa main tremblait encore à la recherche de la serrure. Vite ! Son fauteuil… Et il s’y écroulait devant la statue d’inquiétude de Simone.
— Pfff… Crevé ! ne put-il que dire.
Et déjà elle était à genoux devant lui, le masque creusé, passant une main sur son front moite, sur sa tempe où battait une artère bleue.
— Tu veux que j’appelle le docteur ?
Il eut la force de sourire, puisa un peu de courage et de réconfort dans la vision de ce tendre visage levé vers lui, ces lèvres douces marquées du pli de l’inquiétude, ces clairs yeux bleus qui interrogeaient.
— Non… Non ! Ça va aller. Tu sais, j’ai sans doute eu tort de me lever et de reprendre le boulot trop tôt… Mais ce week-end me retapera. T’en fais pas pour moi. Je crois simplement que je vais faire une bonne sieste. Je n’ai vraiment pas faim. Mange, toi, et ne t’occupe plus de moi.
Tout, plutôt qu’inquiéter encore l’impressionnable Simone. Tout, même l’écarter par une fausse insouciance, même rester seul quelques heures encore avec ses pensées morfondues. Il la repoussa, alla s’étendre sur le lit de la chambre bleue après avoir enlevé veston et chaussures.
— Tu es sûr…
— Que je veux rien ? Oui, sûr. Mais je te dis, je suis crevé. Laisse-moi me reposer un moment. Après ça ira mieux.
Elle resta pourtant encore un peu auprès de lui, puis le quitta pour aller dans la cuisine. Mais entre chaque plat, elle revenait s’assurer qu’il ne voulait vraiment rien, qu’il n’avait besoin de rien. À chaque fois, l’intrusion de Simone le coupait des cauchemars toujours prêts à infiltrer dans sa somnolence leur museau humide. Brave, aimante, adorable épouse !
— Bon, il faut que j’y aille, dit-elle à 13 h 30: tu sais, le samedi, c’est la grosse affluence. Mais promets-moi que si ça ne va pas mieux, tu me donnes un coup de fil tout de suite !
— Mais bien sûr, dit-il. Si j’agonise…
Il n’eut pas le courage d’en dire plus. Et s’il était réellement en train d’agoniser ?
Simone partie pour son travail d’antiquaire, il se tassa sur le lit en position fœtale, écoutant intensément, dans toutes les fibres gelées de son bras, le travail de sa chair morte qui craquait dans ses soubresauts internes. Sa main reposait sur la couverture à quelques centimètres de son visage. Incrédule, il vit son index se recourber, se crisper sur le tissu sans qu’il eut le moins du monde commandé à ses tendons. Ensuite ce fut son pouce qui commença à trembloter de manière incoercible, frottant contre l’intérieur de sa paume. Il ne put plus le supporter, se releva d’un bond, enfila veste et chaussures, repoussa au fond de sa poche cette main qui ne lui obéissait plus. Il allait courir chez le docteur. Il fallait savoir, ça ne pouvait plus durer !
Mais avant… Il revoyait en esprit la place de Coutin, vide. Avant, il allait passer chez son collègue. Coutin n’habitait pas loin. Ce n’était qu’un pressentiment, mais ce pressentiment se mua vite en certitude : Coutin était malade, il lui était arrivé la même chose qu’à lui !
Il sortit, dévala les escaliers, accroché à la rampe.
*
* *
— Entre, Aristide, entre.
Jérémie Lipstein poussa son vieux camarade dans son cabinet.
— Attends un moment, veux-tu.
Il fit volte-face, attrapa familièrement par la manche Mlle Clotilde qui rôdait dans le hall, en attente.
— Vous pouvez vous en aller, maintenant, lui dit-il avec son bon sourire d’autrefois, de toujours. Il n’y aura plus de clients, et j’ai à parler avec le docteur Dalban.
Le samedi, c’était l’après-midi de sortie de la fidèle domestique. Elle hocha la tête, soupira, hésita. Le patron n’était pas normal, depuis la veille. Mais elle ne voulut pas le contrarier.
— J’ai préparé votre repas de midi, docteur. Tout est sur le feu, vous n’aurez qu’à faire réchauffer. Eh bien, je m’en vais ! Mais je serai de retour pour 19 heures !
Elle lui lança un dernier regard inquisiteur, fut rassurée par le sourire du docteur, qui effaçait en partie la pâleur jaune de son visage et l’incongruité du gros pansement au bras. Puis elle mit manteau, chapeau, prit son sac à main et trottina vers la porte. Lipstein avait déjà regagné son cabinet, dont il referma la porte avec soin, de sa main gauche, seule valide.
— Assieds-toi, Aristide, assieds-toi.
Il lui désignait le fauteuil des consultants, en face de son bureau. Lui-même tira sa chaise de derrière le meuble, pour qu’il n’y ait pas de barrière entre eux. Aristide Dalban avait retiré son manteau et l’avait négligemment jeté sur le dossier du fauteuil, mais il restait debout devant son ami, massif et immobile. De même âge que Lipstein, il était physiquement son envers total : grand, gros, la figure épaisse et rougeaude, les yeux enfouis entre des paupières bouffies et couronnés par d’épais sourcils blancs, le crâne recouvert par des cheveux gris fer coupés à ras et aussi épais qu’à vingt ans, le docteur Dalban avait fait ce qu’on appelle « une carrière ».
Mais Lipstein ne le jugeait pas. Pas plus que la rudesse et le caractère entier de Dalban, qui en indisposaient plus d’un, ne le troublaient. Ils se connaissaient depuis si longtemps ! Maintenant, bien sûr, avec l’âge, la vie les avait peu à peu séparés, et ils ne se voyaient guère plus qu’une ou deux fois l’an. Mais il y a des amitiés qui n’ont pas besoin de grands mots pour s’exprimer, qui ne meurent qu’avec la mort.
Pourtant, Lipstein sursauta quand il vit ce que Dalban tenait à la main : une petite caisse métallique, prolongée par un câble où était rattaché un objet qui ressemblait à un séchoir à cheveux. Le gros homme approcha le canon de l’objet du bras de son ami, dit :
— Avant toute chose, je veux vérifier ton taux d’irradiation.
C’était dit sans périphrase, et Lipstein reconnut bien là le caractère de son camarade : droit au but, et tant pis pour les sensibilités à vif ! Il tendit docilement le bras au pansement, et Dalban promena l’extrémité du tube de la main à l’épaule. Dans le ventre de la boîte grise qu’il tenait à la main gauche, un crépitement naquit, sec et léger, un peu comme celui produit par certains parasites à la radio. Le tube passa au buste, au visage, à l’autre bras, au ventre, aux jambes… et le crépitement ne varia pas d’intensité. Sans que son visage ait changé d’expression, Dalban, qui n’avait pas quitté des yeux le cadran de son appareil, raccrocha le « sèche-cheveux » à la caisse, posa l’instrument sur le sol, daigna enfin s’asseoir. Buste penché en avant, le menton dans la main, il fixa son vieux camarade de ses petits yeux verdâtres.
— Alors ? interrogea Lipstein.
— Moins de trois rems… Ce n’est pas très important. Enfin… pas trop.
— Oh…, souffla Lipstein
Il n’était pas très au courant des normes de tolérance radioactive et, bien qu’il eût consulté la veille au soir des revues traitant de ce sujet, il ne savait pas encore quoi penser.
— Mais, est-ce que c’est dangereux… ? Je veux dire…
— Pour ton entourage, non. Pour toi, difficile à dire encore. Faudrait des examens approfondis…
— Mais, est-ce que je ne devrais pas me faire décontaminer ?
Dalban eut un rire bref.
— Décontaminer ? Qu’est-ce que ça veut dire décontaminer ? Tu crois à la propagande de l’EDF, à ce que je vois ! On vous contamine, on vous décontamine… Non ; ça c’est valable pour les irradiations externes, par poussière ou eau tritiée. Toi, c’est interne, mon vieux. Mais quoi ! À notre âge, hein !… Tu n’as plus d’inquiétude à avoir pour tes gonades !
— Tu n’es pas très réjouissant…, souffla Lipstein.
Puis, après un temps :
— Mais comment as-tu eu l’idée d’amener ce truc et de vérifier si j’étais irradié ?
Dalban souleva sa lourde masse du fauteuil, se mit à faire les cent pas devant son ami.
— Je te l’ai dit au téléphone. Le biotype provenant de ton client était radioactif. Faiblement : le même taux que toi, à peu près. J’ai eu l’idée de le passer au compteur après avoir vérifié cette histoire de virus non identifié. Pourquoi un virus est-il non identifié, dans un premier stade ? Parce qu’il a muté, parbleu ! Et quelle est la première cause des mutations virales ? La radioactivité. Simple comme bonjour… Au début, remarque, je n’y croyais pas trop à ton histoire. Une piqûre d’araignée ! Et puis j’ai vérifié : les virus mutants étaient bien une forme dérivée de certains de ceux qu’on peut trouver dans les sucs digestifs des araignées. Une morsure d’araignée de nos climats, naturellement, c’est complètement inoffensif. Mais dans ce cas précis, et aussi bizarre que ça puisse paraître, l’animal avait dû être irradié et les virus mutants ont attaqué l’édifice cellulaire de ton bonhomme. Toi, tu y as eu droit à ton tour.
— L’édifice cellulaire… Tu veux dire…
— Pas très beau à voir, oui, ton échantillon ! Destruction de la membrane, atomisation du noyau qui se fond au cytoplasme. Pas mal actif, le virus… Je n’ai jamais rien vu de pareil, en vérité.
— Si je comprends bien tu me décris là un processus de cancérisation accélérée.
— Oui et non. Et plutôt non que oui. Il n’y a pas prolifération, ici. Rien à voir avec l’effet du virus de Bittner sur la souris. Je te dis, il y a destruction de l’autonomie cellulaire au profit d’une reconstruction en chaîne… Jamais vu ça ! Tiens, tu te souviens de ce champignon qui nous faisait tellement rigoler à la faculté : le mycétozoaire, qui n’est formé que d’une seule cellule géante et qui peut se déplacer arrivé à un certain stade de son développement… Eh bien ! le travail des virus radioactifs, qui « cassent » les cellules sur leur passage, tend à restructurer le tissu organique en une seule cellule hypergéante ! C’est en tout cas ce qu’aurait tendu à devenir l’échantillon examiné s’il n’était pas… mort avant.
Le docteur Lipstein crispa sa main gauche sur son bras qu’une contraction interne avait fait tressauter.
— C’est… c’est fou, ce que tu me dis là. À te croire, je serais en train de devenir une sorte de gros champignon unicellulaire !
— N’allons pas jusque-là, Jérémie… Je pense que la forme virale mutante n’est pas viable longtemps, surtout dans un organisme humain sain. Mais j’aimerais voir… Oui, j’aimerais voir quand même. C’est pour ça que je suis venu jusqu’ici. Tu as des tubes stériles, ici ? Bon. Je vais procéder à deux petites biopsies. Une sur ton bras infecté, l’autre n’importe où. L’épiderme fessier fera très bien l’affaire. Allez ! Passe-moi le nécessaire.
Il n’y avait rien à répliquer à l’argumentation du chercheur. Dalban ne fit aucune remarque quant à l’aspect boursouflé et comme plastifié du bras et de la main de Lipstein, et sa main ne trembla pas lorsqu’il y recueillit une petite parcelle de cette chair verdâtre qui semblait avoir remplacé les tissus normaux. Le docteur ne vit pas quelle était l’apparence du biotype prélevé sur sa hanche, que Dalban plaça aussitôt dans le tube stérile, lequel prit place, avec le premier échantillon, dans sa serviette de cuir. Dalban aida alors son camarade à replacer le bandage sur le bras presque paralysé et curieusement froid et, la chose faite, se mit à siffloter une marche militaire en reprenant ses allées et venues dans le cabinet.
— Bon ! Quelle est la suite du programme maintenant ? hasarda Lipstein.
La marche militaire s’interrompit au milieu d’une mesure. Les petits yeux gris vert se fixèrent sur la silhouette chenue et maladroite.
— Je vais retourner à Pasteur faire analyser tes biopsies, bien sûr. Lorsque j’aurai les résultats, j’aviserai. Et je te téléphone aussitôt, naturellement. Toi, tu vas aller voir ton malade. Tu te sens bien, oui ? Bon… Tu vas aller voir ton malade et lui faire également deux ou trois biopsies sous-cutanées. Voyons… Nous sommes aujourd’hui samedi, la poste est fermée. Bon, tu gardes les échantillons, il est bien possible que je repasse te voir avant lundi, donc je les récupérerai à ce moment là. D’accord ?
— D’accord.
— Bien. Je remonte tout de suite à Paris. Mais je mangerais bien quelque chose, avant ça. Tu n’aurais pas de quoi faire un sandwich ?
— Mais bien sûr. Excuse-moi, j’aurais dû y penser avant. Mais cette histoire me trouble tellement… Pas pour moi, tu peux me croire, mais…
— Ne t’en fais pas ! Et puis, dis donc, quand tu verras ton malade, essaye de savoir où il se trouvait exactement quand il a été piqué. On ne sait jamais. Où il y a une araignée, il peut y en avoir dix. Ou mille.
— Tu as raison, j’y penserai. Mais cette histoire me paraît tellement extravagante…Comment une araignée pourrait-elle se faire irradier ?
— Comment ? Dans une centrale nucléaire, parbleu ! Ou à ses abords… Ce n’est pas ce qui manque. Rien que dans la région, il y en a au moins deux, alors tu sais…
Lipstein eut un vague grognement, entraîna son ami dans la cuisine, souleva les couvercles de plusieurs casseroles qui se trouvaient sur la cuisinière électrique, alluma les plaques.
— Cette bonne Clotilde a fait à manger pour six ! Tu vois, c’est bien mieux que des sandwiches.
Quelques minutes plus tard, les deux médecins étaient attablés l’un en face de l’autre, Lipstein grignotant du bout des dents, Dalban dévorant le pot-au-feu avec un appétit qui aurait fait plaisir à la bonne. « À soixante-dix ans, ce n’est pas très indiqué…», pensait à part lui son ami, en le regardant distraitement mastiquer. Mais ce n’était qu’un réflexe professionnel, ses vraies pensées étaient ailleurs, voguant avec répugnance parmi l’incohérent tableau d’araignées radioactives transformant par leurs piqûres empoisonnées les humains en champignons unicellulaires !
— Au fait, dit-il au bout d’un moment, je ne t’ai même pas remercié d’avoir fait tout ce trajet pour moi, et si vite… Tu as pris le train ?
— Le train ? Non, je suis venu en auto. Tu sais, de Paris, il faut à peine deux heures, en roulant bien. D’ailleurs…
Dalban s’interrompit pour avaler quelques gorgées de vin rouge.
— D’ailleurs, il est temps que je file, maintenant. 13 h 30. Bon, je serai à Pasteur à 15 h 30 et je me mets au travail immédiatement.
Il se leva, dominant son collège de toute son imposante stature, lui tendit une main épaisse comme un battoir.
— Je te remercie encore pour ton dîner. N’oublie pas de passer voir ton type, et attends mon coup de téléphone. Je te tiens au courant de tout. De ton côté, si tu as du nouveau, tu m’appelles immédiatement.
Le pas lourd de Dalban ébranla la maison, il avait repris son manteau, sa serviette, le compteur Geiger, il était déjà reparti. Et le docteur Lipstein se retrouvait plus misérable que jamais, plus solitaire que jamais.
*
* *
27, rue Marcelin-Berthelot. Enfin, il y était ! Il avait parcouru le centre-ville avec la boue épaisse et grasse des cauchemars attachée à ses talons, naviguant à contre-courant d’une eau grise, agressé par la foule pressée du samedi après-midi. Le temps était plutôt doux, mais comme il s’en foutait, du temps ! Seule importait sa température intérieure, le gel de son bras et de son épaule, la chaleur moite de son buste et de son visage qui reculait, reculait…
Avançant en automate dans la foule colorée, il avait senti des regards insistants peser sur lui ! Déjà, il se sentait prisonnier du ghetto de la maladie, de la différence. On le clouait au décor remuant et insouciant de ce début de week-end, il savait qu’il y faisait tache, qu’il était sale, incongru avec son teint vert, sa figure luisante de sueur, son allure saccadée, ses vêtements froissés, ce bras replié sur sa poitrine qui, parfois, se crispait, se détendait comme pour faucher l’air.
Imagination, peut-être… Peut-être qu’au sein de la foule en fait indifférente, personne ne le remarquait. Peut-être… Mais cette fille aux cheveux rouges de henné et les seins libres sous son T-shirt qui avait ri dans son dos ? Mais ce couple d’agents de police déambulant dans une rue piétonnière qui l’avaient suivi des yeux un moment ? Mais ce vieil homme en noir et raide comme la justice qui avait grommelé quelque chose au moment où il le croisait ?… Imagination. Peut-être…
En tout cas, il avait atteint son but, montait maintenant les escaliers qui conduisaient à l’appartement de son collègue de bureau. Même pas huit cents mètres de chez lui, et cela lui avait paru ne plus devoir finir ! Comme il allait être bon de s’enfoncer dans un fauteuil, de boire un verre d’eau fraîche, de retrouver ce cher vieux Coutin, de bavarder avec lui de choses et d’autres… Et alors qu’il se disait cela, une voix discordante venait couvrir ces projets aimables pour lui rappeler que, précisément, s’il venait voir son camarade, c’était parce que celui-ci n’était pas venu au bureau le matin, et que cela présageait peut-être…
Il sonna. Savoir. Savoir… Tout de suite ! Et les conjectures menaçantes s’effaceraient devant la réalité, quelle qu’elle fût. Nette et claire, la sonnerie avait retenti dans l’appartement. Jérôme attendait, respirant lourdement. Il résonna se mit instinctivement à compter mentalement : Un… deux… trois…» Arrivé à douze, il sonna une troisième fois, puis, presque aussitôt, frappa du poing, plusieurs fois, contre le panneau immobile. La déception le submergea. Coutin n’était pas là ! Il avait fait tout ce trajet éprouvant pour rien. Il eut beau se dire que si son ami n’était pas chez lui, cela signifiait qu’il n’était pas si malade que ça et qu’il avait eu tort de s’alarmer, le fait de trouver porte close le désespérait. Au bord des larmes (des larmes nerveuses, des larmes de fatigue), il allait tourner les talons quand un bruit venu de l’intérieur le figea sur place. Un bruit, comme un glissement furtif, quelque chose de mou traînant sur le parquet. Il n’était sûr de rien, l’épaisseur de la porte étouffait les sons. Il plaqua l’oreille contre le panneau, écouta intensément. Oui ! Cette fois, il en était sûr : il y avait quelque chose, un bruit d’étoffe mouillée, un clapotement humide et… ce rauquement à la limite de l’audibilité, n’étais-ce pas un râle ? Jérôme s’affola.
— Coutin ! Coutin !… Jean !
Il frappait sur la porte, et la porte gémissait dans son chambranle, résonnait sur le palier. Dans l’appartement clos, un bruit plus net retentit, peut-être une chaise bousculée roulant sur le sol. Jérôme imagina son ami agonisant, se traînant de pièce en pièce, râlant, incapable d’appeler au secours… Cette vision le galvanisa. Il se précipita dans l’escalier, alla cogner à la porte de la concierge.
— Madame ! Madame !
— Voilà… Voilà, lui répondit-on.
Un vieil homme en gilet et casquette, manches de chemise retroussées sur ses bras maigres, était venu ouvrir.
— Vite !… Il y a… il y a… Au second… C’est grave… Il faut ouvrir…
Le bonhomme le regardait avec des yeux ronds. Jérôme s’énerva :
— Bon Dieu ! Remuez-vous !… Quelqu’un est en train de mourir dans la maison !… Il faut ouvrir la porte ! Appeler un serrurier, je ne sais pas…
— Mais qu’est-ce que vous me racontez ? grogna enfin le vieux bonhomme. Et d’abord, qui êtes-vous, hein ?
Jérôme respira à fond. Allons… Il fallait qu’il s’explique calmement, sinon son interlocuteur lui claquerait la porte au nez. Il le fit. Le vieillard hocha la tête, une lueur de compréhension filtra enfin de ses yeux éteints.
— Ah ! bon…, marmonna-t-il en se grattant les côtes sous son gilet. Eh bien, on a de la chance… Ma femme fait le ménage chez ce M. Coutin. Un célibataire, hein ? On a un passe. Mais ma femme n’est pas là, et je ne sais pas si je vais trouver. Et puis, il ne faudrait pas qu’il y ait le verrou, hein ?
— Oui… Merci, mais… dépêchez-vous, s’il vous plaît !
À la torture, Jérôme, qui avait pénétré dans la loge à la suite du vieillard ; le regardait fureter autour de la table, sur le dessus du buffet, dans un placard.
— Voyons… voyons… Où est-ce qu’elles sont, ces foutues clés…, grognait le concierge.
Enfin, il mit la main sur un trousseau qui était suspendu à un clou contre le mur.
— Bon !… Laquelle est-ce ?… Celle-là ? Celle-là ?
— Donnez-moi ça ! hurla presque Jérôme en lui arrachant le trousseau des mains.
Il se précipita à nouveau dans l’escalier, il ne sentait plus sa fatigue ni les tiraillements de plus en plus fréquents qui tordaient son bras glacé. Le concierge le suivit en grommelant de plus belle. Arrivé devant la porte de Coutin, Jérôme essaya une clé au hasard. Une autre. Une autre… Mais ce n’était jamais la bonne, sa main tremblait, la serrure tremblait, la porte elle-même tremblait.
— Allons, donnez-moi ça ! dit le vieux qui était enfin parvenu à l’étage.
Jérôme se laissa reprendre le trousseau, observa d’un œil vide le bonhomme qui essayait une clé après l’autre, sans plus de succès. Derrière la porte, un silence pesant régnait maintenant dans l’appartement.
— Ah ! ça y est !
La porte s’ouvrit, béa sur les profondeurs de l’appartement. D’abord les deux hommes ne virent rien. Les volets devaient être fermés, le petit hall qui s’offrait aux regards était noyé dans la pénombre.
— Ça sent drôle, ici, fit remarquer le concierge.
Jérôme renifla. Ça sentait drôle, oui. De la porte ouverte comme une bouche sur un gosier obscur, montait une haleine rance, un curieux remugle de décomposition végétale.
*
* *
La chose n’avait pas conscience d’elle-même en tant que créature douée de désir ou d’un quelconque libre arbitre. Elle n’était encore que bouillonnement interne, elle n’était qu’une entité terriblement vivante qui achevait sa métamorphose. Le passé, pour elle, n’existait pas, non plus que le futur. Seul le présent battait en elle au rythme des secondes, et chaque seconde qui passait ajoutait un chapitre au défi biologique que son existence même constituait.
Même les chaînes d’acide désoxyribonucléique avaient été cassées, elles ne se souvenaient plus de leur message génétique, et leur réajustement atomique portait sur un futur encore en germe, une finalité non définie. La chose était encore instable, ce n’était qu’un magma qui se cherchait, une soupe protéique qui se réajustait, se solidifiait. Un observateur aurait pu croire au rejet d’une substance chimique semi-liquide, un composé polymérique encore en fusion, un amoncellement vert qui pétillait, se morcelait, frémissait, pustulait… En se penchant sur le conglomérat, l’hypothétique passant aurait pu déceler dans la masse mouvante et tremblotante dont la translucidité verdâtre évoquait une gelée colorée, de longues ombres un peu plus sombres qui se troublaient : les os des squelettes, qui achevaient de se dissoudre, de se fondre à l’ensemble, de se chercher une autre fonction.
Et l’observateur aurait peut-être aussi observé les débris épars de vêtements déchirés, comme éclatés, réduits en charpie, qui s’étalaient autour de la chose : restes d’un pantalon à rayures, d’un pull kaki, d’une jupe à carreaux, d’un T-shirt rose…
Mais il n’y avait pas d’observateur.
Pas de passant, pas de promeneur attiré vers ce ponton lépreux qui penchait vers le courant d’eau grise… Et la chose put achever en toute quiétude sa transformation.
*
* *
— Jean… Jean… Tu es là ?
Un frôlement.
Qui venait d’où ? De cette porte (fermée) qui donnait sur la chambre ? De cette autre porte (également fermée) qui conduisait à la cuisine ? Ou de cette troisième porte qui devait déboucher sur le petit salon ?
— Jean…
La voix de Jérôme faiblissait déjà. Il sentait qu’une terreur sans nom, une terreur abjecte l’emplissait, pénétrait en lui par tous les pores de sa peau. C’était peut-être l’attente, c’était peut-être l’état déplorable de son corps qui lui faisait tout assimiler au travers d’un voile déformant…
C’était peut-être aussi cette odeur qui flottait dans ce hall pénombreux. Une vague odeur de moisi, de viande en décomposition, de… Il n’aurait su le dire. Ce qui était sûr, en tout cas, c’est que cette odeur de poubelle ou de marais remuait au fond de lui des peurs frissonnantes qui venaient en grandes houles battre ses tempes fiévreuses, son ventre crispé, son bras gauche qui ne lui appartenait plus, qui se gonflait et se rétractait sous sa manche dans les convulsions de sa chair glacée.
Un nouveau glissement, un choc sourd comme une poupée de son heurtant un mur creux.
— Ça vient d’ici, grommela le vieux concierge en désignant la porte de gauche, celle de la chambre. Allons ! Remuez-vous donc…
Il lança un regard torve et dédaigneux à Jérôme, le dépassa, alluma le petit hall qui prit subitement, sous la pâle lumière de la lampe plafonnière nue, un air prosaïque, miteux, sans mystère.
Adossé au chambranle de la porte, Jérôme ne pouvait plus faire un mouvement, comme si la gangue de glace qui emprisonnait son bras avait gagné son corps tout entier. Il vit le concierge se précipiter vers la porte de gauche, tourner la poignée, pousser le battant vers l’extérieur. Et il vit…
Il vit l’horreur s’encadrer dans le rectangle obscur.
L’horreur brusquement matérialisée, l’horreur concrète, ayant pris un moment, au sortir des limbes ténébreuses, forme humanoïde. L’horreur frappée de plein fouet par l’ampoule du hall, et qui avançait pesamment vers le petit homme frêle et courbé qui lui avait ouvert la porte…
Le concierge laissa couiner un petit cri étouffé, recula d’un pas, de deux. Mais l’horreur avançait en même temps qu’il faisait marche arrière, l’horreur qui le surplombait de toute sa masse, l’horreur aux grands bras de branches pourries, l’horreur aux mains de boue purulente, l’horreur à la face dégoulinante, et sans yeux, et sans bouche, et sans nez, l’horreur qui laissait derrière elle, en flaques, des traces baveuses – sa propre substance qui suintait.
Jérôme n’avait pas pu faire un geste, dire un mot. Il était devenu rocher, minéral, un simple bloc inerte, une statue de la frayeur à l’état brut. Et le concierge aussi s’était immobilisé, comme si la vision de cauchemar avait été douée d’une force hypnotique qui le figeait. L’odeur débordante de champignon pourri passa en vent fétide dans le hall. La créature des ténèbres oscilla sur place, les bras à demi levés, comme ces monstres factices des films de série B.
Sur son corps boursouflé, adhéraient encore des lambeaux de tissu déchiré par le gonflement des chairs – un pyjama peut-être. Le magma de pourriture verdâtre qui lui tenait lieu de face et évoquait un nœud de vers à l’abdomen annelé se plissa soudain, comme si l’être avait voulu ouvrir en travers de ce grouillement une large bouche caverneuse. Un souffle rance s’en échappa, et un gargouillement de lavabo bouché qui se vide avec peine. Puis l’oscillation se mua en chute lente, et la créature s’effondra en plein sur le vieillard qui n’avait toujours pas bougé de place.
Ils tombèrent ensemble, lentement, et leur chute commune sur le carrelage du hall ne fit pas d’autre bruit que celui qu’aurait produit une serpillière mouillée lâchée par une main négligente. Le monstre resta étendu sur sa victime qu’il recouvrait entièrement. Sa peau se crevassait, pustulait sans cesse, et sans cesse il y naissait des cloques, il s’y ouvrait des crevasses, tandis qu’un liquide poisseux comme de la sève résineuse s’écoulait des plaies bouillonnantes et changeantes.
Et cela clapotait, et cela bavait, et cela poissait le carrelage. Le bruit qu’aurait fait un ruminant adipeux lapant avec peine une eau épaisse. Et c’était bien ce qui se passait : le monstre lapait la substance du vieillard.
Jérôme sortit à ce moment-là de son immobilité. Et sa fuite ne fut qu’un réflexe fou, qu’il ne pouvait stopper ni infléchir. Il fit demi-tour, dévala les escaliers, déboucha dans la rue en courant, et continua à courir, droit devant lui, bousculant les passants, courant, courant, sans plus savoir à quoi il devait échapper…
… Et qui, là-haut, continuait à se repaître.
*
* *
Dix-sept heures. Cinq coups égrenés par la pendule rococo trônant sur la cheminée du cabinet de Jérémie Lipstein. Jérémie Lipstein, toujours prostré dans son fauteuil, sursauta. Comme il avait sursauté aux quarts d’heure, aux demi-heures frappés par le gong cristallin. Il n’avait pas bougé depuis le départ de Dalban et, depuis, il attendait… Quoi ? Il n’aurait su le dire. Un coup de téléphone de son ami, sans doute. Mais, plus profondément que cela, il attendait que quelque chose se passe. Quelque chose en lui, dans cette chair qui ne lui appartenait plus, dans cette masse dure et froide qui commençait à l’extrémité de ses doigts droits, et gagnait confusément son cou, la partie droite de son visage, son buste, son bassin.
« Quand je serai envahi en entier »…, pensait-il. Mais il n’allait pas plus loin. Non par peur de la mort. Car l’ombre qui l’enveloppait, il le savait maintenant, n’était pas celle de la mort. Non, pas celle de la mort. C’était autre chose. Et, en un sens, c’était pire. Le mycétozoaire… Ce champignon formé d’une seule cellule géante. Le nom lui trottait dans la tête, revenait sans cesse le marteler. Il voyait, dans son imagination enfiévrée, de gigantesques champignons. Champignon… champignon… Le mot évoquait une autre sorte de « champignon », le champignon atomique, bouillonnant de radio-activité. C’était logique, c’était logique… Quand on touche de trop près à la nature profonde des choses, à la structure de la matière, de la cellule…
« Allons ! Qu’est-ce que je raconte !… se morigénait-il aussitôt. Je fais de la philosophie passéiste, maintenant ? » Mais les pensées revenaient, insistantes, coriaces, butées, avec leur litanie de mots : champignon, cellule, atomique… Et c’est ainsi que l’après-midi s’écoula. Deux fois on avait sonné, et le timbre avait grelotté de manière sinistre dans l’appartement vide et silencieux. Des clients, sans doute, ignorant que le cabinet était fermé le samedi après-midi. Ou alors des urgences. Mais tant pis. Tant pis ! Pour une fois… Il n’aurait pas été capable de porter secours à quiconque, de toute façon. Un médecin a bien le droit d’être malade, non ?
Malade… Malade… Si seulement ce mot familier avait pu être appliqué à son cas ! Il aurait pu se soigner, faire quelque chose… Mais là, c’était sans espoir. Ou alors Dalban, peut-être… Et, pensant à Dalban, il se rappelait que son camarade lui avait bien recommandé d’aller voir le jeune Tachant, point de départ de l’effrayante affection. Mais il n’avait pas même le courage de se lever de son fauteuil, où la torpeur glaciale qui l’avait envahi le clouait. Pourtant, un peu après 17 heures…
Un peu après 17 heures, le tissu de la manche de son veston se crevassa. Un pseudopode de chair verte en surgit, se balança dans l’air un moment, comme l’aurait fait la corne d’un escargot, puis se résorba. Le bras de Lipstein s’écarta de son corps, s’éleva, nagea un moment dans l’air avec des mouvements ondoyants d’algue balancée par un léger courant marin. Puis il vint se reposer sur ses genoux avec douceur. Mais le pouce droit commença alors à s’aplatir, à se plisser, disparut tout à fait dans la paume de la main, sous la bande qui craqua, se déroula, laissant apparaître une masse informe de chair verte. L’index à son tour enfla et se raccourcit, l’ongle s’en détacha, chut avec un petit bruit sec sur le sol.
Lipstein avait observé toutes ces transformations monstrueuses à l’œuvre dans sa chair avec un calme parfait. Son visage n’avait pas changé d’expression. Il se leva, marcha sur sa table de métal blanc, ouvrit un tiroir de la main gauche, sortit un fin scalpel d’acier étincelant, le fit miroiter un moment dans le rayon de soleil qui passait par les vitres de la fenêtre. Il ne regardait même plus son bras droit, qui se tordait doucement à son côté comme un absurde serpent greffé sur son épaule.
Il s’appuya au mur, ferma les yeux, retint sa respiration. Puis, d’un geste vif, il enfonça le couteau dans la chair de son bras, juste au-dessous du biceps. En cédant sous la lame, le tissu de la veste, la soie de la chemise, l’épiderme et la chair et les muscles et des tendons firent entendre un même chuintement léger.
Lipstein rouvrit les yeux, regarda. Son bras était incisé profondément (jusqu’à l’os ?) sur un bon tiers de sa circonférence. Une douleur intense aurait dû fouailler sa chair, le faire hurler, un flot de sang aurait dû puiser hors de l’artère humérale tranchée. Mais rien de tout ça ne se produisit : la lame avait fouillé une chair insensible et n’avait mis à jour qu’une masse spongieuse, verdâtre, qui semblait plus végétale qu’animale. À ce moment, le bras se tordit et battit la cuisse du médecin, comme si ce membre indépendant avait été conscient de l’agression dont il était l’objet. Lipstein resserra sa prise sur le scalpel, attaqua à nouveau cette chair envahissante qui n’était plus la sienne.
Et c’est avec de petits gestes précis qu’il termina de détacher le bras. Pour l’os, il aurait dû normalement user d’une scie circulaire électrique – un de ces instruments qu’on emploie en chirurgie pour les amputations, et qu’il ne possédait pas. Mais il n’en eut pas besoin : de même que les muscles s’étaient transformés en une sorte de pâte à demi végétale, l’os lui-même était devenu une substance cartilagineuse molle qui était en train de se fondre à l’ensemble et que le médecin put cisailler sans peine avec le scalpel. Enfin le bras se rompit tout à fait, tomba sur le sol, à ses pieds.
Le visage de Lipstein n’avait toujours pas changé d’expression. Il s’était figé définitivement, dans un raidissement des muscles faciaux qui lui faisait une figure de cire, lisse et luisante, d’un jaune verdâtre sépulcral. Seuls ses yeux vivaient encore derrière les verres épais de ses lunettes, d’une petite lueur d’absinthe. Le médecin s’écarta vers le centre de son cabinet, se retourna vers la glace qui surplombait la cheminée, s’examina longuement. Son bras tranché net donnait à sa silhouette un air curieusement asymétrique. Il tenta de remuer l’épaule droite, mais ne le put pas : toute cette partie de son corps ne lui obéissait plus. Il leva le bras gauche, s’aperçut alors qu’il tenait encore à la main le scalpel où adhéraient quelques fragments moussus de la substance verte, le lâcha. Et c’est alors qu’il sentit une légère traction au bas de son pantalon. Mais il ne porta pas encore le regard vers le sol. Il nageait dans un brouillard doré qui estompait tout, le décor comme ses pensées, les sentiments comme ses réactions. Quelque chose, pourtant, tirait le bas de son pantalon avec force, comme pour le faire trébucher. Il regarda enfin.
Le bras tranché avait rampé vers lui sur le tapis, laissant derrière lui, comme s’il perdait à mesure par une plaie ouverte de longs intestins blanchâtres, la bande Velpeau déroulée. Et, maintenant, la main, sa main, venait d’agripper la jambe droite de son pantalon et tirait, tirait, progressant millimètre par millimètre, hissant le membre détaché vers le haut.
— Lâche-moi ! Lâche-moi, cochonnerie !
Le hurlement était parti tout seul, et sous l’impact de cette imprécation stridente, la statue de cire reprit vie. Le visage explosa en folles contractions, la bouche ne fut plus qu’un orifice vociférant. Le petit médecin bondissait de droite et de gauche, sautait à cloche-pied, dans un effort désespéré pour faire lâcher prise à ce qui s’accrochait à sa jambe, à cet animal noueux qui tentait de reprendre sa place sur son corps.
Enfin, la main aux moignons verts et pustuleux céda, le bras voltigea, heurta le bureau, s’affala sur le tapis, y resta tassé, comme un animal aux abois. Lipstein, déséquilibré, tomba sur le côté, roula, se retrouva le nez sur le tapis, juste en face du membre. Un très court instant, il eut l’impression absurde que le bras le regardait ; puis la chose hideuse sortit de son immobilité, commença à progresser vers lui. Hagard, le médecin voyait les doigts boudinés et bourgeonnants se planter dans les poils du tapis et tirer la grosse masse trapue du bras enflé et toujours à moitié emmailloté par la bande. Il se releva juste au moment où la chose allait l’atteindre. Haletant, il se précipita dans le couloir, ouvrit un placard, en sortit une vieille hache.
— Tu vas voir… Tu vas voir…
Ce qu’il avait à faire était très net dans son esprit, comme si celui-ci avait accepté sans réticence la fantasmagorie morbide de la situation : il devait « tuer » le bras, le déchiqueter, le réduire en morceaux.
— Tiens !
La hache traça dans l’air un demi-cercle étincelant. Mais Lipstein n’était pas très adroit de la main gauche, et le fer heurta le carrelage avec un bruit cinglant à vingt bons centimètres de la chose qui se tortillait, lançant devant elle ses doigts furtifs et tremblotants.
— Tiens ! Tiens ! Tiens !…
Il frappa de nouveau, encore et encore et encore. Et cette fois, il atteignit son but. Le membre s’ouvrit en plusieurs endroits dans de grands éclaboussements de matière gluante. La main s’agitait en tous sens, résorbant ses doigts, sans doute pour offrir moins de prise à la morsure de la hache. Mais un coup mieux ajusté l’ouvrit en deux comme un fruit trop mûr.
Enfin le docteur, à bout de souffle, interrompit son travail de bûcheron. Le membre tronçonné était éparpillé au milieu du couloir, mais tout mouvement n’avait pas cessé pour autant. Les parcelles, avec la ténacité aveugle d’une limace, rampaient l’une vers l’autre, mues par un tropisme infatigable. La hache sonna sur le sol. Il courut vers la cuisine, en revint avec une bouteille d’essence. Il arrosa le bras qui s’était presque entièrement reformé, craqua une allumette, la jeta sur le membre dont les débris se ressoudaient avec un affreux bruit de succion. Une grande nappe de flammes jaunes jaillit vers le plafond. Le bras grésilla, se tordit sur lui-même comme un serpent à l’agonie. Lipstein n’avait eu que le temps de faire un saut en arrière pour ne pas être enveloppé par les flammes dont la lueur se reflétait maintenant dans ses lunettes, couvrant la folle étincelle de son regard.
Il resta debout, penché en avant, jusqu’à ce que le membre se fût complètement carbonisé et que le petit incendie se fût éteint. Dans le couloir, une atroce odeur de chair brûlée stagnait. Mais le docteur ne la sentait même pas. Le menton toujours gluant de salive, il contemplait la forme noire et recroquevillée de ce qui avait été son bras, et ses lèvres s’agitaient, déglutissant des mots sans suite.
Au bout d’un très long moment il se redressa, alla au portemanteau, y prit son chapeau qu’il coiffa, et un manteau qu’il passa tant bien que mal. Une dernière lueur de conscience l’avait-elle averti qu’il ne pouvait pas sortir comme ça, avec sa manche droite cisaillée sur un bras manquant, avec ce visage qui commençait à se déformer lentement, à se crevasser comme la face d’un lépreux ? Quoi qu’il en soit, il sortit, referma avec soin la porte derrière lui, descendit l’escalier sans hâte apparente, le manteau refermé sur son corps, son chapeau rabattu sur son visage. Quelqu’un qui l’eût frôlé aurait senti à son passage une légère odeur de viande carbonisée.
Mais, dans la rue, le docteur Lipstein marcha d’un bon pas vif et nerveux en regardant le bout de ses pieds. Et personne ne trouva quoi que ce fût de bizarre dans cette silhouette rabougrie qui s’éloignait, fendant rapidement la foule compacte.
Le docteur ne marchait pas au hasard. Il allait vers l’est, vers un point qu’il n’aurait su encore définir.
D’ailleurs, il ne se posait pas de questions. Il marchait, et ses jambes connaissaient la bonne direction. Là-bas… là-bas…
Là-bas, où quelque chose l’appelait.
*
* *
Dix-huit heures… Et roule la rivière dans son lit d’argile, et défilent les automobiles sur la route lointaine, et fume la haute cheminée de l’usine… Rien de tout cela n’avait de réalité pour la chose. Elle seule existait, neuve dans un monde neuf dont les dimensions lui échappaient, car ses centres de perceptions encore mal organisés ne lui permettaient que de sentir la texture humide du sol sur lequel elle reposait, d’enregistrer la pression de l’air sur son enveloppe externe, de mesurer faiblement l’impact des photons lumineux sur sa peau.
Extérieurement, elle avait achevé sa métamorphose : c’était une grosse larve spongieuse beige verdâtre, avec des flancs ambrés, tachés de plaques d’un vert plus sombre. Elle n’avait pas de tête visible, car elle respirait par sa peau, elle voyait par sa peau, elle mangeait par sa peau.
Au bas des flancs, courant tout le long de sa masse, grouillaient d’innombrables tentacules fins et translucides qui se tordaient comme des vers : ses organes de locomotion. Pour nous résumer, ou résumer l’opinion qu’aurait pu concevoir un homme apercevant brusquement la chose (mais personne ne l’avait encore aperçue), c’était une sorte de limace fuselée à l’épiderme lisse et gluant, légèrement phosphorescent dans la pénombre, un monstre adipeux et amorphe, une créature hideuse, génératrice de nausée.
La chose n’avait pas de cerveau. Dans la réorganisation de son corps (mais il serait plus juste de dire : dans l’amalgame des deux organismes humains qui la composaient), les masses cérébrales n’avaient pas survécu. Tout au moins en tant que telles. Les insatiables virus radioactifs n’avaient rien laissé subsister sur leur passage des organes qu’ils avaient attaqués, les démembrant cellule par cellule pour les réorganiser ensuite en une seule hypercellule anomorphe qui était elle-même un corps nouveau défiant les lois séculaires de l’évolution… Une hypercellule autonome dont la membrane formait la peau, le cytoplasme, la chair parcourue d’une sève lymphatique hybride, le noyau, le centre nerveux.
Et ce centre nerveux disait au corps qui le prolongeait qu’il pouvait être dangereux de rester en place. Il ne le lui disait pas avec des pensées conceptuelles, encore moins avec des mots. Simplement, le sentiment de se trouver isolé dans un espace vide, en proie à l’agression perpétuelle du vent et de la lumière, déplaisait au noyau cervical. Il y avait « danger », un sentiment confus qui habitait la chose sans qu’elle puisse analyser l’origine de ce sentiment.
Elle s’ébranla.
Lentement d’abord, posant avec précaution sur le sol spongieux le grouillement fébrile de ses tentacules innombrables, puis plus vite, aussi vite qu’elle le pouvait, traversant terrains vagues et jardinets mourants comme une monstrueuse limace de dessin animée laissant derrière elle sa trace huileuse.
Si quelqu’un avait pu la voir…
Mais personne ne la vit. Et personne ne la vit buter contre le mur en planches d’un entrepôt de menuiserie qui s’était trouvé en travers de son chemin. La chose fit tactilement connaissance avec l’obstacle rencontré, pesant de tout son poids contre les planches, avec une obstination peu subtile. Les planches se déclouèrent, elle se glissa dans l’entrepôt, ayant réduit son corps plastoïde dans le sens de la largeur. La chose était forte, très forte, quand elle le voulait : elle pouvait se tendre, se détendre, devenir une masse compacte et dure qui s’abattait comme un poing massif… Elle s’était ainsi comportée, jouant de ses facultés, sans en avoir clairement conscience, et maintenant elle se trouvait dans un endroit abrité, un endroit sombre qui plaisait aux capteurs sensoriels de son épiderme.
Elle se ramassa, se fit plus compacte, s’immobilisa dans un angle de l’entrepôt, devant un paysage de planches entassées qu’elle ne voyait pas vraiment mais qui lui sembla rassurant, baignant dans l’odeur forte du bois fraîchement coupé, qu’elle ne sentait pas vraiment mais qui lui était agréable…
Et, toujours sans que sa conscience absente en fût la cause, elle commença à lancer des messages. Ces messages n’avaient rien à voir avec la télépathie ; très prosaïquement, il s’agissait de banales émissions électromagnétiques que son corps transformé produisait. Chaque cellule contient une charge électrique précise… Mais une cellule ordinaire se mesure en microns, sa charge est infime. En revanche, une unique cellule géante de plus de cent kilos est un véritable petit générateur. Ce générateur venait de se mettre en action. Les ondes rayonnaient, touchaient les récepteurs ouverts.
La chose n’avait plus qu’à attendre.
*
* *
Il reprit vaguement conscience de son identité alors qu’un vol subit de pigeons tournoyait autour de sa figure, se perdait vers un autre bosquet du jardin. Le jardin… Il était dans un jardin, en effet : pelouses bien vertes et bien entretenues garnies de corbeilles florales rouges et violettes, arbres épanouis dans la verdeur robuste du printemps. Un petit jardin, toutefois ; autour, pas loin, la ronde des voitures emplissait la chaussée de leur grondement monotone coupé parfois d’un coup de klaxon rageur.
Il était assis sur un banc, dans un coin discret, dans la courbe rentrante d’un massif. Des gens pressés passaient non loin de lui, sans jamais le regarder. Il considéra un moment ces promeneurs hâtifs d’un regard complètement vide d’expression. Puis ses yeux enregistrèrent mieux le décor dans son ensemble. Square du Cloître-Saint-Michel. Le nom lui revint d’un coup, tourna un moment dans son cerveau passif, disparut comme il était venu. Autre réflexe : l’heure. Un coup d’œil à sa montre. 18 h 35. Renseignement ne s’intégrant à aucune équation vitale. Un souffle mental déjà disparu, déjà balayé par l’absence qui creusait en lui un gouffre de plus en plus profond.
Il n’avait plus la moindre conscience de son corps, bloc figé, banquise à la dérive. Il n’était qu’une étincelle spirituelle qui allait sombrer sans recours dans la nuit. Le passé récent avait été effacé de ses neurones en pleine liquéfaction, le passé plus lointain avait été depuis longtemps emporté par les brumes de l’oubli. Il savait encore son nom : Jérôme Tachant. Mais c’était là aussi un renseignement abstrait qui allait comme le reste être emporté par le torrent génétique remontant vers sa source. Il ne savait pas non plus comment il était parvenu jusqu’ici, dans un quartier qu’il avait peu l’occasion de fréquenter… Mais son corps, pourtant, était à l’écoute. Ce corps étranger, qui ne lui appartenait plus et commençait à être doté de facultés qui n’avaient plus rien d’humain, ce corps qui coulait littéralement à l’intérieur de ses vêtements avait perçu quelque chose. Un appel. Un appel qu’il s’efforçait maintenant de décoder.
Et Jérôme se leva. Sur le banc qu’il venait de quitter, un clochard du nom d’André Simonetti, dit aussi Dédé, ou P’tit Dé, avait dormi la nuit de l’avant-veille d’un sommeil fiévreux et entrecoupé de cauchemars. Jérôme l’ignorait, l’ignorerait toujours, comme il ignorait que, d’une certaine façon, c’était ce clochard qui, maintenant, l’appelait.
Il marchait, et ses os à l’intérieur de ses jambes étaient réellement en train de se liquéfier…
Un petit garçon, cinq ou six ans, et curieux comme on l’est à cet âge, le suivit un moment, marchant à côté de lui en suçant son pouce, ne pouvant détacher ses grands yeux sombres de cette silhouette maladroite de ce visage… ce visage… Maman : Ce visage…
Puis l’étrange bonhomme franchit la porte grillagée qui battait à la hauteur des cuisses, traversa la chaussée sans avoir l’air de prendre garde à la circulation serrée, s’enfonça le long du boulevard de Turenne. Et le petit garçon le perdit de vue, l’oublia vite.
*
* *
Dix-neuf heures… Cela faisait combien de fois qu’elle regardait sa montre ? Au moins vingt fois. Et qu’elle couvait obstinément des yeux le téléphone muet dès qu’elle n’avait plus rien de précis à faire, dès que ces pensées chaviraient, plongeaient vers Jérôme. Mais il n’avait pas appelé. Elle aurait dû en être soulagée. Mais c’était tout le contraire qui se produisait : elle était inquiète comme jamais. Et cette inquiétude la rendait aussi furieuse. Elle ne se corrigerait donc jamais ! Toujours à voir tout en noir, à se faire du mouron pour un rien.
Pour un rien… Vraiment ?
Quelle mine de déterré avait Jérôme depuis deux jours ! Un teint vert de crise de foie au dernier degré ! Et il fallait ne pas se faire de souci ? Facile à dire… Depuis ce fameux dimanche, ça ne tournait pas rond. Au milieu de la semaine, il avait paru se rétablir, et puis… Son front se creusa de rides, elle mordilla nerveusement son pouce gauche, consulta une fois de plus son bracelet-montre. 7 h 05. Et, en plus, le temps passait comme un escargot. « Décontracte, décontracte…» La voix autrefois gouailleuse de son mari résonnait dans son cerveau, mais il lui semblait que des distances incommensurables s’étiraient entre le Jérôme de toujours et cet être fatigué qu’elle avait à la fois hâte et crainte de retrouver maintenant.
— Et tout ça à cause d’une araignée…, murmura-t-elle.
— Une araignée ? Vous n’allez pas me dire que vous avez vu une araignée ! Ici !…
La voix flûtée, le ton comiquement outragé de Mme Marguerite la fit sursauter. Voilà que dans son désarroi, elle perdait complètement les pédales et se mettait à parler toute seule…
— Oh ! non, madame Marguerite. Excusez-moi. Je perds la tête, en ce moment… Il n’y a pas l’ombre d’une araignée, ici…
Elle fit errer son regard bleu myosotis sur les meubles si bien cirés, essuyés, briqués, bichonnés, les petites commodes Louis XV, Louis XVI, Empire, Restauration, les buffets pseudo Henri IV, les guéridons rococo et sur les vases en porcelaine de Chine, en porcelaine de Saxe, et les petites statuettes en biscuit, d’un rose, d’un vert, d’un bleu, si pâles, si délicats… Pas d’araignée, ici, oh ! non ! L’araignée c’est dans sa tête qu’elle était.
— Vous avez l’air soucieux, mon petit… Il y a quelque chose qui ne va pas ?
La robuste Mme Marguerite plantait ses yeux noirs dans ceux de Simone. C’était une sexagénaire bâtie comme une tour, moulée dans un ravissant tailleur mastic, et dont les cheveux aux ondulations subtiles s’ombraient d’une surprenante teinte bleu violet.
— Mais non ! C’est-à-dire… je me fais un peu de souci pour mon mari. Il n’allait pas bien, ces derniers jours. Il m’avait dit qu’il me téléphonerait si ça empirait, et…
Elle haussa les épaules.
— Et il n’a pas téléphoné ? Eh bien, vous voyez, ce n’est donc pas si grave que ça… Je sais bien que nous autres, femmes, nous nous faisons du souci pour la santé de nos maris…
Mme Marguerite soupira, consulta son gracieux bracelet-montre orné de deux émeraudes.
— Écoutez, je ne pense pas que nous aurons d’autres clients, ce soir. Vous pouvez partir, va… Je ferai la fermeture.
Elle lui fit un sourire en cœur de sa bouche rubis, eut un petit geste de la main, très grand seigneur, pour la congédier. Simone remercia, alla prendre son sac d’épaule, sortit vivement du magasin d’antiquités. Bien brave, Mme Marguerite. Bien brave ? Très Vieille France et un peu casse-pieds, quand même… Mais l’image de son employeuse disparut vite de l’esprit de la jeune femme alors qu’elle marchait à pas rapides le long des trottoirs, ses semelles claquant sur le bitume. Elle fit vite mais il n’était pas tout de même pas loin de 19 h 30 lorsqu’elle arriva devant sa porte.
— Jérôme… Jérôme…
Le cœur battant, elle se tenait debout dans l’entrée, n’osant pas faire un pas de plus. Elle se força, pourtant, le fit, ce pas de plus. Et d’autres, pour faire le tour du minuscule appartement. Mais, bien sûr, elle le savait déjà, elle avait senti l’absence rien qu’en ouvrant la porte et en humant le silence : Jérôme n’était pas là, il n’avait même pas laissé un mot pour dire où il allait.
Simone balança son sac et son tailleur blanc sur le lit de la chambre, fila nerveusement à la cuisine où elle se mit sans beaucoup de conviction à la préparation du repas du soir, en se disant : « Il ne faut pas que je me ronge les sangs pour rien, il va revenir, il est sans doute allé acheter des cigarettes, ou un journal…» Seulement, l’heure passait, et Jérôme ne revenait toujours pas. 7 h 45. 8 heures. Simone avait depuis longtemps abandonné la préparation du repas et tambourinait sur la table de la cuisine avec le manche d’un couteau.
Il s’était subitement trouvé mal et qu’on l’ai transporté à l’hôpital ? Mais quel hôpital ? Et qui l’aurait transporté ? Tardieux… Oui, le vieux Tardieux, leur voisin, devait savoir. C’est peut-être lui qui avait appelé le docteur, avait porté les premiers secours à un Jérôme terrassé par la maladie. Cinq secondes plus tard, elle sonnait à la porte de leur voisin de palier. Tardieux lui-même vint ouvrir, en manches de chemise, une serviette à carreaux à la main, avec laquelle il s’essuyait encore la bouche et la moustache.
— Je m’excuse de vous déranger à cette heure, monsieur Tardieux. Mais… mon mari n’est pas rentré et… comme il n’allait pas très bien à midi, je pensais… enfin, que vous aviez peut-être… que vous saviez peut-être quelque chose.
Elle se tut, anxieuse et pleine d’espoir à la fois. Tardieux la prit familièrement par le bras, l’entraîna dans sa cuisine où sa femme et sa bru étaient en plein repas.
— C’est Mme Tachant, dit-il. Son mari n’est pas rentré et elle s’inquiète…
Il se tourna vers elle.
— Seulement, c’est que je ne peux pas vous renseigner, ma pauvre dame… Je n’ai pas vu votre mari de la journée.
Confuse, elle remercia et regagna son appartement. Elle venait de se décider à appeler le docteur Lipstein. Elle chercha son numéro sur l’annuaire, le pianota sur le cadran du téléphone. Son doigt dérapa au dernier chiffre. Elle dut recommencer, écouta intensément la sonnerie qui grelottait dans l’écouteur. La sonnerie résonnait, résonnait, mate et étouffée, dans le cornet d’ébonite, et à l’autre bout du fil personne ne décrochait.
Finalement, elle raccrocha.
Elle ne savait vraiment plus quoi faire.
*
* *
C’était trop grave cette histoire… Bon dieu ! Bien trop grave… et bien trop extraordinaire. Il fallait faire quelque chose avant… Avant quoi ? Que des mythiques araignées gorgées de radioactivité transmettent la maladie radiante à des dizaines, à des centaines de personnes ? C’était peut-être fait, d’ailleurs… Ou c’était en train. Bon Dieu de bon Dieu !
Dalban avait passé la moitié de l’après-midi à observer les transformations en cours dans les échantillons biologiques recueillis sur ce pauvre Lipstein. L’œil collé sur le viseur d’observation fluorescent du microscope électronique de son service, le professeur avait vu à l’œuvre les adéno-virus défaisant avec patience la structure moléculaire des cellules envahies… puis mourir, tués par la charge radioactive qu’ils transportaient. Mourir, oui mais laissant sur leur passage un terrain entièrement transformé, laissant quelque chose de neuf, d’inouï, de jamais vu : une cellule hypergéante dont le noyau rayonnait à travers le cytoplasme des prolongations pseudo-nerveuses qui signifiaient que ce nouvel organisme possédait déjà une sorte d’intelligence, ou qu’au moins il s’agissait d’une forme de vie autonome.
Incroyable !
Pour Aristide Dalban, les mutations virales n’avaient pas de secret. C’était son travail, depuis plus de vingt ans. Les virus, en fait, n’arrêtent pas de muter. C’est pour ça, entre autres, qu’il faut chaque année fabriquer un nouveau vaccin contre la grippe. Un virus, forme la plus indifférenciée, la plus primitive dans l’échelle de révolution, ça mute pour un oui pour un non ; par exemple, pour résister à un vaccin, justement. En fait, un virus est une chose très instable, qui mute pour survivre à un environnement qui se modifie. On peut très facilement faire muter des virus en les soumettant à une irradiation légère. Mais cette fois…
Cette fois, c’était une offensive comme il n’en avait jamais existé nulle part ailleurs. L’effet d’un hasard, sûrement. Mais la vie n’est-elle pas l’effet du hasard et de la nécessité, comme l’avait écrit le défunt patron ? Quelle était la nécessité, cette fois ? Créer un être nouveau, capable de vivre dans un environnement qui deviendrait de plus en plus radioactif ?
Après L’homo sapiens, l’homo arachneus, ou l’homo fongus ? On sait que les arachnides résistent aux irradiations, qu’elles peuvent absorber des doses létales pour l’homme ; on sait aussi que certaines souches de champignons croissent bien mieux lorsqu’elles sont soumises à une légère irradiation ; et on sait enfin que les rayons durs cassent les noyaux cellulaires, favorisant une croissance anarchique, c’est-à-dire le cancer. Araignée, cancer, champignon, radiations… Quatre facteurs indissolublement liés dans l’élaboration d’une énigme biologique qui était peut-être l’affaire du siècle. Et c’est lui, Dalban, qui avait mis le doigt dessus !
Et tout ça en partant de ce pauvre Lipstein… Qui était fichu, d’ailleurs, de même que le gars qui avait fourni le premier biotype. Certes, les tissus prélevés mouraient au bout de quelques heures. Mais un organisme humain ? Dalban n’osait penser à ce qui avait pu arriver à son vieux camarade… Mais il était facile de le savoir, maintenant, tout de suite !
Il téléphona, ou plutôt essaya. Mais chez Lipstein, personne ne répondait. Le pire était-il arrivé, déjà, si vite ? Il fallait savoir, et savoir immédiatement, avant qu’un autre médecin voie le corps (le corps… voilà comment il traitait une amitié de près d’un demi-siècle : le corps !), que le bruit ne se répande, que la panique éclate. Quelle heure ? Pas tout à fait 20 heures. Bien. En prenant tout de suite sa voiture, il serait chez Lipstein à 22 heures au plus tard.
Aristide Dalban rafla tous les biotypes irradiés qui se trouvaient dans son labo, les mit dans des tubes stériles qu’il fourra dans sa serviettes. Il n’avait prévenu personne des recherches en cours et ne voulait pas laisser traîner ces trucs-là pendant son absence. Serviette en main, pardessus enfilé à la hâte, il descendit au parking, reprit sa Mercedes.
Une minute plus tard, il franchissait le porche de l’institut Pasteur et filait dans la direction du périphérique.
*
* *
À 19 heures tapantes, Mlle Clotilde avait regagné son chez elle, enfin, l’appartement du docteur Lipstein qu’elle considérait volontiers, à part elle, comme son chez elle.
La vieille demoiselle était un peu essoufflée, et la fatigue montait en ondes cassantes de ses mollets à ses reins. C’est qu’elle avait couru tout l’après-midi, et à son âge !… La visite à son amie Julienne, et la visite à sa cousine Amélie, et un petit verre de porto ici, et un thé là, et des petits gâteaux ici et là, ça portait sur l’estomac. Mais le samedi après-midi, c’était sacré : tout un rituel auquel elle ne se serait pas dérobée pour tout l’or du monde… Aussi l’humeur de la demoiselle était-elle plutôt bonne, malgré la fatigue.
Cependant, lorsqu’elle pénétra dans le hall obscur, cette bonne humeur fut coupée au couteau par l’odeur désagréable de brûlé qui régnait dans cet espace confiné. Le nez fin de Mlle Clotilde huma l’atmosphère, se fronça. Et son visage tout entier se crispa de dégoût… Cela sentait… comme si on avait fait rôtir ici un morceau de viande en putréfaction.
« Qu’est-ce que le docteur a bien pu fabriquer ? » pensa Mlle Clotilde en avançant dans la pénombre empestée.
Un pas, deux pas… et elle buta sur quelque chose de mou qui traînait par terre, abandonné sur le carrelage.
Sous son pied, l’objet se froissa, s’effrita dans un bruit désagréable de pain émietté. L’odeur enfla d’un coup. Mlle Clotilde se rejeta en arrière.
— Quelle horreur !… souffla-t-elle.
Elle se pinça les narines entre le pouce et l’index, essayant de distinguer dans l’ombre la chose sur laquelle elle avait marché. Elle ne pouvait voir à ses pieds qu’une vague forme allongée qui n’évoquait rien de précis.
— Docteur… Docteur ? appela-t-elle en cherchant de la main l’interrupteur qui donnait enfin de la lumière.
Mais elle s’était bien rendu compte, déjà, que l’appartement était sombre, silencieux, vide… à part cette épouvantable odeur qui rôdait. Et, tout à coup, sur une pression de son doigt, la lumière se fit.
Sur le coup, ses yeux ne cataloguèrent pas l’objet répugnant et noirâtre qui s’étalait en plein milieu du hall. Puis son cerveau enregistra vraiment ce que ses yeux lui retransmettraient. Et en même temps qu’elle comprenait, sa bouche s’ouvrait, s’ouvrait, sur un cri qui ne se décidait pas à sortir et mourut sitôt franchi les lèvres décolorées.
Mlle Clotilde resta d’interminables secondes figée dans le hall, devant le bras racorni qui stagnait dans une marre de suie grasse, étendant encore devant lui une main rocheuse dont les doigts crispés semblaient autant de pattes noueuses prêtes à se mettre en branle. Puis elle fit demi-tour, muette et blême, courut sur le palier, commença à descendre l’escalier, tandis qu’une phrase unique tournait follement dans sa tête : « On a assassiné le docteur, on a assassiné le docteur, on a as…»
Ce ne fut qu’après avoir descendu la moitié de l’étage qu’elle se calma un peu, reprit ses esprits, pensa au téléphone.
Mlle Clotilde avait les nerfs solides. Certes, après une découverte aussi macabre, on perd un peu la tête : d’autres la perdraient à moins ! Mais après quelques secondes, un enchaînement logique s’était fait dans sa tête, et elle remonta l’escalier en proie à une autre idée fixe : prévenir la police.
Dans le hall, elle franchit sans respirer la flaque noirâtre, se précipita dans le cabinet de consultation, fit sans trembler le numéro de police-secours. À la voix désabusée du fonctionnaire qui lui répondait, elle dit simplement, poursuivant à haute voix sa litanie intérieure :
— On a assassinée le docteur…
Et puis il fallut bien qu’elle s’explique. Ensuite elle attendit debout devant le bureau du docteur, bien droite, que la police arrive. Elle fut là en dix minutes, elle avait fait irruption dans l’appartement dont la porte palière était restée ouverte, elle tourbillonna autour de la pauvre demoiselle, et dans l’appartement, et encore autour d’elle, la harassant de questions auxquelles elle ne répondait que par monosyllabes. Car, à l’énergie tout à l’heure déployée pour faire le nécessaire, succédait maintenant un abattement terrible : on avait tué le docteur, le docteur était mort, et pour elle, c’était un peu la fin du monde.
— Mais non, je ne sais rien… Mais non, je n’étais pas là… Mais non, il n’avait pas d’ennemis !
À cette question là seulement elle s’arracha à sa torpeur.
— Pensez ! Un si brave homme, si gentil, si prévenant…
Et puis on la laissa un moment, il y eut quelques éclairs de flashes photographiques, et plus tard encore elle aperçut un agent qui emmenait furtivement un objet enveloppé dans du plastique. Mais, finalement, tout se passa très vite. Lorsqu’un inspecteur lui demanda doucement et poliment de l’accompagner au commissariat, une demi-heure à peine s’était écoulée depuis l’invasion policière. Comme dans un rêve, elle suivit le jeune homme qui la soutenait obligeamment par le bras. Où serait-elle allée ? Et il n’était, de toute façon, pas question qu’elle reste seule ici, sur les lieux du drame.
La porte se referma doucement, l’appartement du docteur Lipstein retourna au silence et aux ténèbres. Il n’était pas encore tout à fait 20 heures. Presque tout de suite, la sonnerie du téléphone résonna, insistante, puis finit par s’arrêter. Cinq minutes… dix minutes… et un autre appel fit vibrer le silence. Mais, comme le précédent, il s’interrompit au milieu d’un grelottement.
Chez le docteur Lipstein, il n’y avait plus personne pour répondre.
*
* *
À 20 h 30, elle n’y put plus tenir. Elle avait patienté, patienté tant qu’elle le pouvait, se levant, s’asseyant, incapable de rien faire, de la fenêtre donnant sur la rue dont elle écartait nerveusement les rideaux à la porte qu’elle fixait intensément, comme si son simple regard avait eu le pouvoir de matérialiser Jérôme, le faire apparaître magiquement derrière le panneau repoussé.
Elle était idiote… Complètement idiote ! Eh oui, mais le savoir ne changeait rien à son état, ne changeait rien à ses nerfs maladivement sensible, ne changeait rien à ses craintes électriques. Et puis, tout de même… Jamais Jérôme n’avait déserté à cette heure, sans un mot d’explication, sans raison, sans rien.
Et l’ombre de la maladie se ramifiait vers elle, elle éperdue d’inquiétude, repassant dans sa tête le teint livide de Jérôme, et son haleine fiévreuse, et son manque d’entrain, et ce pansement sur le bras enflé, et cette piqûre, ou soi-disant piqûre d’araignée par quoi tout avait commencé. Et dans cette ombre sournoise, elle voyait maintenant Jérôme couché sur un anonyme lit d’hôpital, sans connaissance, dans le coma peut-être.
C’était possible… C’était sûrement ça. Jérôme s’était senti mal, il était allé voir le docteur qui lui avait conseillé de se rendre à l’hôpital. Jérôme avait pensé être de retour avant 19 heures, et puis il y avait eu des complications, et maintenant…
Il fallait qu’elle fasse quelque chose ! Qu’elle sorte de cette incertitude… Mais par quel bout commencer ? Quel hôpital ? Quelle clinique ? Si au moins ce docteur Lipstein avait été chez lui… Mais un samedi soir, bien sûr… Et c’est ainsi que de fil en aiguille, Simone qui n’y tenait plus, qui ne tenait plus en place, décida d’aller à la police.
« Aller à la police…» En marchant dans les rues animées du centre-ville, ce bout de phrase scandé au rythme de ses pas s’enfonçait douloureusement dans son cerveau, y pénétrait comme s’il se fût agi d’une écharde acérée forant son chemin dans la tendre matière cervicale. Aller à la police… On y va, à la police, pour des choses graves : les accidents, les…
Elle repoussait de toutes ses forces le mot, le mot terrible, mais il revenait lâchement, par-derrière, dans les interstices de ses pensées où il s’infiltrait doucereusement, avec une pesanteur glaciale.
…Les morts.
Ses talons claquèrent sur les quelques marches de l’escalier de pierre du commissariat central. La police avait élu domicile dans un ancien hôtel particulier du XVIIe siècle, une belle, sombre et haute bâtisse qui en avait déjà beaucoup vu et n’était pas à une incongruité près.
Au moment de franchir la porte vitrée pivotante camouflée derrière la massive porte de bois vernis toujours ouverte, elle hésita une ultime fois. Les morts… Dans les profondeurs obscurcies du ciel, une blafarde lueur violette joua entre les nuées. Le tonnerre roula, quelques gouttes de pluie s’écrasèrent avec mollesse sur le perron. Toute la journée, les nuages avaient joué à cache-cache avec le soleil ; maintenant, l’orage semblait vouloir remporter la dernière manche, préparant un dimanche détrempé.
Simone était sortie sans parapluie, simplement vêtue de son petit tailleur blanc léger. L’imminence de l’averse décida pour elle. Elle entra. Elle se retrouva dans le hall lugubre de la bâtisse, sous un énorme lustre qui répandait une souffreteuse lumière jaune. Ça y était, elle était « à la police ». Son estomac se creusa douloureusement. Qu’est ce qu’elle allait faire, maintenant, qu’est-ce qu’elle allait dire ? Mais, se mouvant presque dans un état second, elle avait franchi une autre porte vitrée, se retrouvait devant un long comptoir ciré derrière lequel deux policiers de permanence, l’un en civil et en manches de chemise, l’autre en uniforme, la regardaient d’un air interrogateur. Il n’y avait personne d’autre qu’eux trois dans la grande salle où, jadis, avait dû se dérouler des bals fastueux.
Personne… Évidemment, un samedi à 21 heures.
— C’est pour quoi, mademoiselle ? demanda abruptement le fonctionnaire en civil.
Simone s’accouda à la banque, retira aussitôt ses bras, se racla la gorge.
— J’ai… Enfin, c’est pour un renseignement. Voilà… Mon mari a disparu. C’est-à-dire qu’il n’est pas rentré et je crains…
Sous le regard neutre et maussade du policier, elle se troubla, ne sut plus comment continuer. Pourquoi est-ce qu’on se sent toujours coupable de quelque chose quand on est en face d’un flic ? Elle avala sa salive, reprit d’un ton ferme :
— Mon mari était malade lorsque je suis partie à mon travail au début de l’après-midi… J’ai pensé qu’il avait peut-être été emmené dans un hôpital, ou dans une clinique. Alors j’ai pensé…
Le policier leva les deux mains, paumes en avant.
— Je comprends très bien, madame. Vous voudriez qu’on lance un avis de recherche…
Il haussa les épaules.
— Un avis de recherche…, faiblement répéta Simone.
— Un avis de recherche, oui. Mais je ne vous conseille pas. C’est compliqué, vous savez. Et puis il est peut-être un peu tôt pour ça, non ? Vous pensez que votre mari peut être dans un hôpital ?… Téléphonez, d’abord. Faites le tour des possibilités. Il n’est que 21 heures, vous savez…
— Oui…, oui, bien sûr, je comprends…, murmura Simone.
Une lueur bleue courut derrière les vitres des hautes fenêtres barrées de grilles qui se trouvaient dans le dos des policiers. Le tonnerre fit entendre sa grosse voix enrouée, se raclant la gorge derrière le martèlement de la pluie sur les vitres. Simone ne savait plus quoi faire, ne se décidait pas à quitter les lieux. Un autre homme était arrivé derrière la banque, un type entre deux âges, en costume bleu sombre, la lèvre supérieure barrée d’une petite moustache. Il fixa Simone d’un air de curiosité amicale.
— Qu’est-ce que c’est, Gregoretti ? demanda-t-il au policier assis.
— Cette jeune dame craint que son mari ait disparu, monsieur le commissaire…
— Ah ! oui ? fit l’homme en bleu qui sembla subitement intéressé.
Il se rapprocha de la banque, s’y appuya, ne lâchant pas Simone du regard.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire que votre mari a disparu, madame… Madame ?
— Euh !… Tachant, madame Tachant. Eh bien, je… Quand je suis rentrée ce soir, après mon travail, mon mari n’était pas à la maison. Et comme il n’a pas laissé de mot… Et puis il était malade, alors…
Elle se tut, embarrassée. Le commissaire mouilla sa lèvre inférieure avec sa langue.
— Vous n’avez rien remarqué de suspect, en rentrant chez vous, madame ?
— De suspect ?… Non, non je ne crois pas. Pourquoi ?
— Pour rien, pour rien. Dites-moi, madame, où habitez-vous ?
— 16, rue Bonaparte…
Le commissaire cilla, se passa la langue sur les lèvres, la fixa avec plus d’intensité.
— Rue Bonaparte, dites-vous ? Ce n’est pas loin de la rue Casimir-Perier, ça ?
— Euh !…oui. À deux pâtés de maison.
— Et votre mari était malade, dites-vous… Est-ce qu’il consultait un médecin du quartier ?
— Un médecin du quartier ? Mais… oui. Le docteur Lipstein.
Cette fois le commissaire ne se contenta pas de mouiller sa lèvre ; il tortilla sa bouche en tous sens, avala sa moustache, fit entendre le petit bruit caractéristique de l’air aspiré entre deux dents. Puis il ouvrit une porte pivotante dans la longueur de la banque, fit signe à Simone.
— Si vous permettez, je voudrais vous poser quelques questions. Si vous voulez bien me suivre…
Comme Simone, interloquée, ne bougeait pas, l’homme franchit le portillon, la prit par le bras, la poussant à l’intérieur de l’enceinte. Une frayeur glaciale se mit à couler dans le corps de Simone. Elle ne pouvait plus dire un mot, elle se contentait de marcher à petits pas nerveux, toujours tenue fermement par le commissaire. Ils franchirent une autre porte, longèrent un couloir.
— Il… il est arrivé quelque chose à mon mari, n’est-ce pas ? parvint-elle enfin à déglutir.
Le commissaire se tourna vers elle, lui fit un sourire rassurant.
— Mais non, voyons… Juste quelques questions de routine.
Ils étaient arrivés dans une grande pièce pleine de monde, bruissante de conversations. Mais à leur entrée, toutes les voix s’éteignirent et il sembla à Simone que le fracas subit du silence explosait en elle et déchiquetait son crâne. Jérôme… Elle ne croyait pas aux paroles rassurantes du commissaire. Il était arrivé quelque chose à Jérôme. Quelque chose de terrible. Il était peut-être…il était peut-être…
— Venez, madame, venez…, disait le policier en mouillant ses lèvres.
Il la poussait en avant, et d’implacables visages se tournaient vers elle, la suivaient d’un regard terrible alors qu’elle s’enfonçait entre les rangées de ces fantômes muets.
*
* *
La pluie, avançant d’est en ouest, enveloppa soudain la Mercedes de Dalban. La voiture devint une cage sonore sur laquelle jouaient les cent mille baguettes de l’eau tombante. Les ballets se mirent en action, dégageant deux larges cercles sur le pare-brise bombé. Dalban roulait aussi vite qu’il pouvait sur le long serpent humide de la route que les gros yeux jaunes des phares venant à sa rencontre faisaient scintiller périodiquement. Et comme prévu, il lui fallut deux heures pour faire le trajet. Quand il gara sa voiture rue Casimir-Perier, la pluie n’avait pas cessé, tombait verticalement dans l’artère silencieuse et désertée. Dalban n’était même pas fatigué. Six heures de route dans la journée, et sans compter le travail ! Mais il aurait bien le temps de se reposer quand il serait couché dans la tombe… Il fonça vers la montée de Lipstein, escalada l’escalier, s’arrêta, interdit, devant la porte ouverte de l’appartement de son ami. De la lumière brillait, deux hommes s’affairaient dans le hall à une besogne mystérieuse. Dalban entra, pressentant quelque chose de pas très beau.
— Il est arrivé quelque chose au docteur Lipstein ? questionna-t-il à brûle-pourpoint.
Les deux hommes relevèrent la tête, lui montrèrent un visage figé et soupçonneux. Ils ne l’avaient pas entendu entrer. L’un d’eux vint à sa rencontre, exhiba vivement une carte barrée de tricolore.
— Police…, fit-il. Vous savez quelque chose sur le docteur Lipstein ?
Les explications furent rapides.
— Bon Dieu ! et où est-il, ce bras ? grogna Dalban.
— C’est une… pièce à conviction importante. Il doit être encore au commissariat central. Le commissaire Léonard est chargé de l’enquête.
Dalban demanda à être conduit d’urgence auprès du commissaire Léonard. Un des policiers l’accompagna ; dix minutes plus tard il pénétrait à son tour dans le commissariat.
*
* *
Le chose était contente…
Si le concept de contentement pouvait signifier quelque chose pour une masse unicellulaire, dont le système nerveux central n’était composé que d’un fin réseau d’axones partant du noyau et plongeant dans le cytoplasme pour aboutir en pseudo-papilles à l’extérieur de la membrane dermique… En fait, l’hypercellule était bien incapable d’éprouver le moindre sentiment. Ce qu’elle sentait, en revanche, c’était un énorme besoin de croître, qui pouvait être assimilé à une faim. Car l’hyper-cellule avait un appétit sans cesse croissant de protéines et de mucopolysaccharides, qui ne pouvaient lui être apportées que par d’autres êtres vivants qu’elle assimilait.
Ces besoins ayant été comblés au-delà de toute espérance, on pouvait bien dire, effectivement qu’elle était « contente ». Ou plutôt rassasiée. Obéissant aux messages radioélectriques qu’elle avait lancés, trois formes vivantes s’étaient agglomérées à son être au cours des heures précédentes. L’assimilation s’était faite sans problème : la chose était douée d’une plasticité absolue, et les êtres qu’elle avait absorbés étaient eux-mêmes des choses de même nature qu’elle, à un degré de transformation plus ou moins complet.
Quelque chose qui avait été autrefois un homme d’un certain âge, nommé Lipstein, ou docteur Lipstein, avait pénétré dans le dépôt vers la fin de la soirée, par l’ouverture de la paroi déclouée ; il s’était fondu à la chose, n’existait plus maintenant que comme composante de la cellule unique. Puis ç’avait été le tour d’un homme plus jeune, autrefois nommé Jérôme Tachant. Lui avait résisté quelque peu, c’est-à-dire que son tissu conjonctif et le cartilage de ses os ne présentant pas encore le degré de plasticité voulu, l’assimilation avait pris plus longtemps. Mais elle avait réussi, en fin de compte, et il n’y avait plus désormais de Jérôme Tachant.
Et tout récemment, une deuxième chose complètement transformée celle-là, avait abouti à l’entrepôt. Il lui avait fallu prendre des chemins détournés pour y parvenir, et la traversée de la ville à l’heure nocturne avait été un parcours semé d’embûches.
Elle « savait » qu’elle ne devait pas être vue, et ses papilles sensorielles l’avaient conduite à travers les ruelles les plus étroites, les plus silencieuses, les plus obscures surtout. Et elle avait réussi ! Peut-être certains promeneurs nocturnes avaient-ils aperçu du coin de l’œil une grosse masse oblongue et vaguement phosphorescente se couler dans les coins d’ombre en progressant à la manière d’une énorme limace, mais en tout cas personne n’avait donné l’alarme, personne ne s’était approché, n’avait cherché à savoir si la vision fugitive était à mettre sur le compte d’une hallucination ou d’une irréprochable réalité.
Autrefois, à une époque non mesurable pour cette chose puisque pour elle la notion même du passé n’existait pas, elle avait vécu en tant que deux entités distinctes : un gros homme rougeaud du nom de Jean Coutin, un petit vieillard sec qui exerçait la profession de concierge et dont le nom était Alphonse Barrois.
Mais il n’y avait plus de Jean Coutin, il n’y avait plus d’Alphonse Barrois. Et, peu de temps après que la chose bis eût pénétré dans l’entrepôt, il y eut plus de chose bis. Il n’y eut plus qu’une seule chose, énorme et ventrue, adipeuse et bourrelée, et dont la masse entière, répandue sur les entassements de bois, était constamment agitée par le mouvement de cytose nécessaire à ses échanges internes.
Il n’y eut qu’une seule chose, il n’y avait plus qu’une seule chose, un être dans l’enfance dont le seul but était de dévorer, de grossir, et dont la faim énorme s’accroissait au prorata de sa taille.
… Et qui attendait.