CHAPITRE PREMIER

— Ici, ça ira ?

Jérôme Tachant effleura familièrement l’épaule de Simone. Le moteur grondait encore au ralenti. Il était passé au point mort, gardait le pied appuyé sur le frein. Le petit chemin de terre qu’ils avaient pris au sortir de la départementale s’enfonçait sinueusement dans les champs, escaladant hardiment les collines.

— Si tu veux…, dit Simone en souriant.

Elle appuya avec tendresse sa joue contre le dos de la main de Jérôme. Celui-ci inclina la tête, frotta un instant sa propre joue contre les cheveux courts et blonds, coiffés en épis, de sa jeune épouse.

— Allons ! dit-il.

Il coupa le contact, serra le frein à main, sortit de la voiture. L’air était pur et doux. Dans le ciel d’un bleu profond, aucun nuage ne gonflait ses joues. Ah ! si… là-bas, loin vers le sud, presque au-dessus de l’horizon, une mince bande de brume coupait la frange d’un bleu plus clair du ciel. Mais tout de même, le temps était idéalement beau. Bien naturel, pour un 13 juin. Encore qu’il eût plu avec une constance désagréable les trois week-ends précédents…

Jérôme emplit ses poumons d’air tiède. Après une semaine en ville enfermé dans un bureau, c’était presque enivrant de se sentir libre, avec le ciel au-dessus de ses épaules, le moutonnement vert acidulé des collines tout autour de soi. Il quitta sa veste de toile, entreprit de remonter jusqu’aux coudes les manches de son polo. Simone avait ouvert le coffre de la Renault blanche, en sortait le panier du pique-nique.

— Attend, je vais t’aider !

Jérôme enleva le panier du bras de sa femme, rit tout haut en lui prenant la taille de l’autre main. Que cette journée était belle, qu’elle promettait d’être heureuse, joyeuse, insouciante !

— Où on va ?

Simone haussa les épaules.

— N’importe où…

Un baiser mutin, du bout des lèvres. La ville était loin, avec son centre agité et ses banlieues grises, elle était loin dans l’espace comme dans les pensées, avec tout ce qu’elle charriait : travail, soucis, lever tôt, frénésie quotidienne…

Jérôme et Simone, hanche contre hanche, s’enfoncèrent dans l’herbe haute d’un pré en pente.

*
*   *

— Je commence à me sentir mieux…, soupira Jérôme.

Il s’étira, fit craquer les jointures de ses doigts, but encore une rasade de vin rouge. Sur la nappe étendue dans l’herbe, les reliefs du repas champêtre s’amoncelaient : coquilles des œufs cuits durs, peaux de saucisson, miettes de pain, pizza abandonnée après quelques bouchées, épluchures d’orange. Et puis les papiers qui avaient enveloppé tout ça, les gobelets de carton, les cuillers pour les yaourts…

— On va ranger, dit Simone, toujours méticuleuse.

— Bah ! On a le temps ! grogna Jérôme. Tiens, regarde…

Il se pencha vers la nappe blanche à carreaux rouges, désigna quelque chose d’infinitésimal : une fourmi, qui s’acharnait déjà à entraîner une miette de pain deux fois grosse comme elle.

— Il faut bien qu’elles bouffent, elles aussi. Et tiens ! Il y en a une autre là…

Simone secoua la tête avec amusement. Parfois, Jérôme redevenait un gosse, le gosse qu’il avait sans doute dû être vingt ans auparavant, bien avant qu’elle le connût. Mais… c’était bien agréable d’avoir un compagnon qui savait ainsi se montrer gamin et insouciant. Simone, elle, était plutôt du genre soucieux, affairé, et elle ne l’ignorait pas. « Allons ! Décontracte ! » lui disait souvent Jérôme avec une mine faussement sévère. Elle décida de se décontracter. Ramasser les papiers gras, cela pouvait attendre. Elle s’étendit sur le dos dans l’herbe, offrant au soleil vertical son visage luisant d’une mince couche de sueur. Elle sentit l’herbe craquer près d’elle. Jérôme avait cessé son observation des fourmis, s’allongeait à son côté. Elle souleva les épaules pour laisser le bras de son mari passer sous sa nuque. Sans rouvrir les yeux, elle inclina la tête. Sa bouche vint toucher le menton de Jérôme. Quelques secondes plus tard, ils s’embrassaient avec chaleur.

— Jérôme… Non. Non ! Écoute… Quelqu’un pourrait venir !

Elle se dégagea en riant, glissa de quelques centimètres sur le côté, remit de l’ordre dans son soutien-gorge déplacé et dans son chemisier déboutonné.

— Tu ne veux pas ? souffla Jérôme.

— Non… Si, bien sûr. Mais pas ici. Si quelqu’un venait ?

Devant la mine déconfite de Jérôme, elle se remit sur les genoux, posa ses bras autour de son cou, l’embrassa sur la joue. Faussement indigné, Jérôme la repoussa doucement, s’allongea à son tour sur le dos, tira son paquet de cigarettes de sa poche, en alluma une, se concentra dans sa première bouffée, dont l’odeur forte jura avec le douce senteur de l’herbe.

— D’accord, d’accord, madame-la-pudeur…, grommela-t-il. Quand on me parlera de la grande misère sexuelle des Français, je saurai de quoi il s’agit, désormais.

— Tu ne devrais pas fumer à la campagne, dit Simone en se recouchant.

Yeux fermés, elle se concentra sur les sensations qui lui venaient de sa peau tiède arrosée par le soleil. À la pointe de son ventre, un fourmillement agréable se diluait dans la torpeur de la sieste. Peut-être n’aurait-elle pas dû rabrouer Jérôme, après tout. Elle aurait bien volontiers fait l’amour ici, dans l’herbe chantante et sous le soleil. Mais… quelque chose l’avait retenue. Elle était comme ça et n’y pouvait rien. Ce soir…

— Aïe !

L’exclamation l’extirpa des songes qui commençaient à se confondre dans un assoupissement qui aurait pu devenir sommeil véritable. Elle se redressa brusquement sur un coude, cligna des paupières.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Une espèce de saloperie de bestiole m’a piqué ! grogna Jérôme.

Il se frottait l’avant-bras gauche avec vigueur.

— Ça te fait mal ?

— Pardi ! Bien sûr, que ça me fait mal… Sinon, je n’aurais pas crié.

— Fais voir.

Elle s’approcha à quatre pattes, dans le dos de Jérôme, appuya son menton sur son épaule gauche. Il se pinçait le bras, montra un petit point rouge qui apparaissait nettement sur la peau blême d’où le sang s’était provisoirement retiré.

— Ça n’a pas l’air terrible. Qu’est-ce que c’était ?

— Je n’ai pas fait attention, je dormais à moitié. Peut-être une fourmi, ou alors une araignée.

Ils fouillèrent l’herbe du regard. Une longue file de fourmis brunes passait sur la nappe, chapardant en chemin des miettes de nourritures ; puis les insectes disparaissaient dans la végétation, pour elles plus épaisse qu’une jungle équatoriale. Nul autre animal d’aspect plus redoutable n’était visible. Jérôme se dérida, lâcha son bras. La peau se recolora, la piqûre minuscule devint invisible.

— Ça va ! dit-il en souriant. J’ai été surpris, c’est tout.

— Bon, il me semblait bien, aussi… Une fourmi ou une araignée ! Tu as toujours été douillet. Tu te rappelles quand on a dû te faire de la pénicilline…

— Tu ne rates pas une occasion pour m’abaisser, hein, perfide femelle ? D’accord, je ne supporte pas les piqûres !

Il s’étira, commença à empiler les assiettes en carton.

— On range, d’accord ? Et puis après on ira faire un petit tour dans les champs. Je n’ai plus tellement envie de me reposer. Pas toi ?

Simone hésita. Elle regarda le ciel, eut froid tout à coup. Ce n’était pas le vent, mais un brusque fléchissement de la température. Là-bas, vers le sud tout à l’heure dégagée, des nuages avaient fait leur apparition, montaient à l’assaut du ciel en direction de l’ouest, et venaient d’atteindre le soleil qu’ils commençaient de recouvrir.

— Si ça se couvre…, dit Simone.

Et elle donna un coup de main à son mari.

Quelques minutes plus tard, ils marchaient d’un bon pas dans la campagne, montant et descendant les courbes aplanies des petites collines qui formaient l’essentiel du paysage. Simone chantonnait de vieux airs qu’elle n’avait pas oubliés depuis son passage à la chorale du lycée, Jérôme avait allumé une autre cigarette. De temps à autre, il se massait machinalement le bras.

— Ça te fait toujours mal, ta piqûre ? demanda Simone qui avait remarqué son manège.

— Non… Penses-tu ! Ça me démange un peu, c’est tout…

— C’est normal, c’est le venin qui passe dans ton sang, fit Simone, sérieuse.

— Ah ! oui ?

Il la fixa, à la fois inquiet et soupçonneux. Mais Simone faisait entendre son rire frais et clair.

— Si tu voyais ta tête ! Je dis ça comme ça, voyons…

Elle lui prit la main, ils forcèrent sur leurs jarrets pour escalader une pente buissonneuse. Dans le ciel, le soleil jouait maintenant à cache-cache avec les nuages, mais il paraissait certain qu’il allait on définitive perdre au jeu. Les masses nuageuses avaient épaissi, leur invasion floconneuse était en bonne voie pour s’épandre sur tout le territoire céleste. Encore un dimanche de soleil qui tournerait au vinaigre !

Au sommet de la pente, ils s’arrêtèrent pour souffler. Ils étaient face à l’ouest, et le soleil déclinant, voilé par un pan de nuage en forme de poing tendu, répandait une lumière sourde et terne sur la vallée qui s’étendait à leur pied.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jérôme haussa les épaules.

— Je ne sais pas… Une usine de quelque chose.

La vallée était occupée pour une bonne moitié par une enfilade de bâtiments blancs rectangulaires qui formaient une véritable petite ville fonctionnelle et monotone. Une espèce de gros cylindre argenté, qui paraissait énorme par rapport aux autres bâtiments, rompait en un endroit l’alignement. L’ensemble était fermé par un mur d’enceinte parfaitement rectangulaire qui semblait surmonté d’un grillage. Une petite rivière – sans doute un affluent du fleuve qui traversait la ville cent kilomètres plus au nord –, serpentait dans la vallée, longeait le mur d’enceinte. Aucun bruit ne venait de l’usine, aucune fumée ne s’en échappait. C’était presque comme une maquette, une ville-jouet.

— Ils font quand même des efforts pour lutter contre la pollution…, remarqua Jérôme. C’est propre, hein ?

Simone ne répondit pas. Ils regardèrent encore un moment les bâtiments silencieux et l’énorme cylindre brillant qui s’élevait, massif et muet, sur son soubassement de béton. De nombreuses voitures étaient rangées méticuleusement sur un grand parking ; elles ressemblaient à de petits coléoptères à la carapace brillante. Mais aucune silhouette humaine n’était en vue. Le panorama était un peu sinistre en fin de compte.

— Ils travaillent même le dimanche, grommela distraitement Jérôme.

De sa main droite, il gratta son avant-bras gauche, un peu au-dessus du poignet.

— Tu viens ? J’ai envie de rentrer, dit Simone.

Dans le ciel, les nuages avaient encore gagné du terrain. Le ventre mou et gris du plafond laineux avait envahi toute la moitié sud-ouest du ciel et des grands tentacules voraces se tendaient vers le nord et l’est. Le soleil avait complètement disparu, vaincu, et sa lumière ne transparaissait même plus derrière le rideau nuageux. L’air avait fraîchi, la vallée en contrebas avait sombré dans une ombre marron, les bâtiments blancs avaient viré au gris terne. Seul le gros cylindre argenté gardait encore une vague luminosité prisonnière dans ses flancs massifs.

— D’accord…, fit Jérôme.

Ils tournèrent le dos à la vallée, dévalèrent la pente dans un éparpillement de sauterelles.

Jérôme avait oublié l’agaçante petite démangeaison de son bras.

*
*   *

— J’y pense brusquement, dit Simone, l’usine, tout à l’heure, ce n’était pas cette nouvelle centrale nucléaire dont on a parlé il y a quelques années ?… Tu sais… Il y avait eu des protestations, et puis on n’en avait plus entendu parler. Comment est-ce que ça devait s’appeler, déjà ?

Jérôme fixait son attention sur la route encombrée. Il était 17 heures, ou un peu plus, la R5 roulait vers la ville et la nationale était fort fréquentée. Normal, un si beau dimanche de juin. Beau en prévision, bien sûr, parce que maintenant le ciel était bouché d’un horizon à l’autre. Mais il ne pleuvait pas encore.

Une CX rouge doubla la petite voiture blanche, se rabattit brusquement sur la droite. Jérôme lâcha l’accélérateur, donna un coup de volant un peu trop brutal, la Renault tangua.

— Espèce de con ! lâcha Jérôme en se rétablissant.

Il fit une grimace expressive, se tourna à demi vers Simone.

— Qu’est-ce que tu disais ?… Ah ! oui ! Une centrale… Je ne sais plus…

Il haussa les épaules. L’horizon, au-dessus des champs verts, était d’un gris de métal, comme une gigantesque porte qui se serait dressée au bout de la perspective de la route. Et des milliers de petites formes lisses et colorées, aérodynamiques, se précipitaient vers ce plan fermé, comme des insectes courant à l’écrasement.

— Je n’aime pas ça, dit Simone, revenant à la charge. Nous sommes restés au moins un quart d’heure juste en face. Si c’est vraiment une centrale… Il y a tout le temps des fuites, il paraît…

— Oh ! il ne faut rien exagérer… Nous ne sommes pas à Tchernobyl, ici !

Il lui donna une tape amicale sur la cuisse, referma pendant quelques secondes sa main sur la chair souple et chaude, douce au toucher à travers le fin tissu de la jupe d’été. Simone se dérida, sourit largement à son mari. Ils seraient bientôt en ville, bientôt chez eux. Là… Elle posa sa main sur celle de Jérôme, l’appuyant plus fort encore, comme pour incruster les doigts de l’homme dans sa chair.

Elle rêvassait à la félicité chamelle qui l’attendait. Lorsqu’ils furent chez eux, dans leur petit deux-pièces de la rue Bonaparte, Jérôme s’abîma devant la télévision, regardant distraitement une série d’émissions insipides, sans beaucoup faire attention à elle. Lorsque, à 19 h 30, elle l’appela pour le dîner, elle remarqua qu’il avait les traits tirés, mais s’abstint de lui faire la moindre réflexion : elle avait peur de s’attirer une repartie moqueuse. « Décontracte ! »

Elle fit son possible pour être décontractée pendant le repas, mais Jérôme se montra peu bavard, mangeant du bout des lèvres le cassoulet de conserve et le fromage bleu. À la fin, elle lui demanda tout de même s’il ne se sentait pas bien.

— Mais si… Je me sens un peu fatigué, c’est tout. C’est cette journée à la campagne.

— Ton bras ?

La question lui avait échappé, mais elle avait bien remarqué que Jérôme avait à plusieurs reprises frotté avec son index l’endroit où il avait été piqué.

— Mais non, ça va. Un petit engourdissement, c’est tout. Demain, ça sera complètement passé. Mais tu sais, la marche, l’air pur, ça vous assomme, lorsqu’on n’a pas l’habitude ! Je vieillis ! Le mariage, ça vous ramollit un homme…

Simone sourit, rassurée.

Un peu plus tard, elle se retrouvait assise sur ses genoux, regardant à la télévision le grand film du dimanche soir. Une histoire qui se passait dans le désert, où un avion s’était écrasé. Un peu monotone, et beaucoup de bavardage… Elle ne suivait l’action que d’un œil distrait. Lorsque Jérôme bougea sous elle, elle lui demanda si elle ne l’écrasait pas trop, en profita pour lui piquer un baiser dans l’angle du cou.

— Non, mais… Je me sens vraiment fatigué. Je crois que je vais aller me coucher. Ce film me rase. Et puis demain, boulot !

Il se leva, faisant du même mouvement glisser sa frêle épouse à sa place dans le fauteuil.

— Mais reste, si tu veux. Je ne vais pas éteindre tout de suite, tu me rejoindras après le film.

Il s’en allait déjà, passait dans la chambre, refermait la porte dans son dos.

Simone n’avait aucune envie de voir la suite du film, mais elle le subit jusqu’à la fin, l’esprit d’ailleurs, le cœur maussade. Jérôme n’était pas « bien », c’était certain. Avait-il pris froid ? Ou un début d’insolation ? Il faut se méfier du soleil de juin… À moins que cette piqûre bizarre n’ait été plus sérieuse qu’il n’y paraissait. Mais allons ! Il n’y a pas d’insecte véritablement dangereux en France… Elle se secoua, éteignit la télévision, regarda d’un œil fasciné l’étoile rémanente scintiller comme une nova puis s’éteindre dans l’espace sombre de l’écran.

Cette magie électronique lui remit en mémoire les radiations. Et si Jérôme avait été atteint par des rayonnements ? Furieuse contre elle-même, elle tapa du pied sur le parquet. Quelle fable se racontait-elle donc encore ? Pourquoi la nature (ou son éducation ?) l’avait-elle dotée d’un tempérament si anxieux ? S’il y avait eu vraiment des fuites à l’usine nucléaire, elle aurait été atteinte elle aussi. Or, elle se sentait parfaitement bien, physiquement. Non, elle se tourmentait pour rien, comme toujours, Jérôme était fatigué, un point c’est tout. D’ailleurs, de la lumière filtrait sous la porte de la chambre, attenante au living-room. Il l’attendait, lisant sans doute.

Elle ferma la lumière, s’approcha de la fenêtre, regarda machinalement vers le haut. Il n’y avait pas d’étoiles, le ciel paraissait toujours bouché. Elle ouvrit la fenêtre, se pencha un moment à l’extérieur, dans le bruissement de la ville. L’air était tiède, poisseux, fade, avec de lourds relents d’essence brûlée qui montaient. Il ne se décidait toujours pas à pleuvoir, mais Simone sentait qu’au-dessus des toits des masses compactes de nuées se pressaient, chargées de pluie en puissance. « Une bonne averse ferait du bien », pensa-t-elle.

Elle se sentit oppressée tout d’un coup, referma la fenêtre. Les bruits de la ville furent coupés net, elle retrouva avec plaisir d’atmosphère neutre et le silence douillet du petit appartement, cet appartement du centre ville qu’ils avaient eu la chance de trouver au moment de leur mariage, quatre ans auparavant.

— Jérôme, dit-elle en passant dans la chambre.

Son mari lui tournait le dos sa tête était profondément enfoncée dans son oreiller, il respirait pesamment, régulièrement.

— Jérôme…

Elle s’approcha à pas menus, se pencha au-dessus de lui, sa main effleurant son épaule. Mais elle ne s’était pas trompée. Jérôme dormait, il ne l’avait pas attendue, il n’avait même pas pris la peine d’éteindre la lumière. Elle soupira, son inquiétude revint, roula dans sa tête. Elle s’efforça de la chasser en quittant ses vêtements. Jérôme était robuste, il n’était pratiquement jamais malade. Non, jamais malade. Lorsqu’elle fut étendue à son côté, elle passa la main sur son front. Il était humide, mais pas particulièrement chaud.

Ce n’était pas ce soir qu’ils feraient l’amour, en tout cas. Tant pis ! D’ailleurs, elle n’en avait vraiment plus envie. Elle se cala sur le dos, laissa perdre son regard dans la blancheur douteuse du plafond. Jérôme respirait lentement, lourdement. Elle se sentit tout d’un coup pleine de tendresse pour lui, pleine de chaleur pour cet homme qui dormait près d’elle. Elle lui fit un baiser sur la nuque, ferma la lumière.

Le rectangle de la fenêtre, simplement voilé par un rideau, s’inscrivit dans la pénombre de la chambre. C’était une lueur familière et rassurante, qui matérialisait la présence du monde vivant, juste de l’autre côté du mur, juste de l’autre côté des carreaux. Simone, la main gauche appuyée contre la hanche de Jérôme, laissa longtemps ses yeux ouverts sur la vague lueur, changeante au gré des autos qui, tous phares allumés, passaient encore parfois dans la rue. C’était une nuit comme les autres. Elles s’endormit avec cette pensée en tête : une nuit comme les autres.

Pourtant.

*
*   *

Pourtant, lorsque Jérôme se redressa brusquement dans son lit, il n’eut pas l’impression que la nuit était comme les autres. Il s’était retrouvé le buste vertical, sans avoir eu l’impression d’avoir fait un mouvement conscient, sans savoir ce qui l’avait aussi brutalement tiré du sommeil. Il lui semblait flotter bizarrement dans son corps, comme ces cosmonautes qui vivent le phénomène de l’apesanteur. Il fit quelques mouvements des bras, pour essayer de reprendre le contact intérieur avec sa chair, ses muscles, qui avaient acquis si curieusement cette molle indépendance.

Il essaya de faire mouvoir ses doigts, qu’il voyait devant lui au bout de ses bras tendus tels des espèces de vers blancs greffés sur de longues branches blêmes. Les doigts s’agitèrent, mais il n’avait toujours pas l’impression que c’était son propre corps, ses propres membres qui agissaient.

C’est alors qu’il tourna la tête vers la droite.

Simone était elle aussi assise dans le lit, à l’extrême bord du lit, comme si elle avait cherché à s’écarter au maximum de lui. Mais ce n’était pas là le plus inquiétant. Simone le regardait avec des yeux largement ouverts, et ce qu’exprimaient les yeux limpides qui le fixaient, c’était la peur à l’état brut. Simone avait porté les deux mains devant sa bouche, et il se rendait compte que si elle avait eu ce geste, c’était pour étouffer un cri qui aurait dû monter, s’échapper comme une flèche de ses lèvres.

— Simone… Qu’est-ce que tu as ? souffla-t-il.

Mais avait-il vraiment parlé ? Avait-il pu communiquer à sa gorge, à sa langue, les contractions nécessaires à la formation des sons, des mots ? Il n’aurait pu en jurer. Son palais était pâteux, comme s’il avait la bouche pleine d’une bouillie gluante qu’il se trouvait incapable d’avaler ou de recracher et qui menaçait de l’étouffer.

— Simone…, hasarda-t-il encore.

Mais les mots de silence restaient à l’état de pensées inertes à l’intérieur de son crâne. Il fit mouvoir son buste, et ses bras toujours tendus en avant se trouvèrent lancés en direction de la jeune femme. Elle eut une crispation de tout le corps, glissa d’un bond hors du lit, se plaqua contre le mur de la chambre, les mains toujours pressées contre sa bouche. Jérôme se rendit compte que son visage ne reflétait plus seulement la peur. Il reflétait une terreur sans nom qui tirait et durcissait ses traits, blêmissait son visage, ourlait sa peau d’un voile luisant de sueur.

Alors il constata que ses doigts, ses doigts fichés au bout de ses mains tendues, remuaient toujours mais en se tordant, en se tortillant, comme doués d’une vie propre. Comme s’ils étaient devenus véritablement un nœud de vers blêmes et répugnants. Il voulut baisser les bras, mais une force obscure le retenait. Il voulut fermer les poings, mais il ne possédait plus le contrôle de ses membres.

Désemparé, il se leva à son tour du lit, du côté opposé à celui où Simone avait cherché refuge. Il avala sa salive, voulut parler encore. Mais il en était incapable. Il s’avança vers Simone, en faisant le tour du lit, brandissant toujours devant lui ces absurdes bras tendus au bout desquels des doigts mous comme des tentacules ondoyaient avec une souplesse terrible. En passant devant la glace qui ornait le mur au-dessus de la fausse cheminée, il regarda, épouvanté, son reflet qui se déplaçait à son côté au sein d’une eau marécageuse. Ses avant-bras, ses mains, son visage baignaient dans une lumière jaune verdâtre qui lui donnait l’air d’un cadavre ambulant.

Que se passait-il avec la lumière ? Toute la chambre était moirée de cette luminosité de cave, de cathédrale aux vitraux glauques. Le papier bleu des murs avait viré au vert végétal pourri et l’ampoule de la lampe de chevet ne rayonnait pas. D’où venait alors cette lumière d’arrière-cour, d’arrière-monde ? Il voulut une fois de plus parler à Simone, mais son gosier bourré de glaires n’eut qu’une contradiction qui se termina par un claquement mouillé.

Et c’est au moment où, éperdu de frayeur, il allait pouvoir toucher sa femme de ses doigts d’algue sinueuse, que celle-ci tourna les talons et s’élança en courant dans l’appartement obscur. Il a suivit sur ses jambes raidies l’appelant silencieusement à l’intérieur de sa tête, dévoré par la panique, mais poussé en avant par une force qui lui échappait.

Malgré l’obscurité qui régnait dans la maison, il voyait distinctement devant lui ses avant-bras et ses mains qui paraissaient rayonner leur propre luminosité, qui semblaient être dotés d’une phosphorescence d’insecte nocturne. Et il voyait aussi, plus en avant, Simone qui se détachait dans le noir de la même façon, sa chemise de nuit bleu pâle voletant autour d’elle comme si un vent violent l’avait frappée de biais.

Mais l’obscurité, déjà, se nimbait d’une luminosité sourde qui effaçait la nuit sans pour autant donner à l’environnement une consistance, sans rien faire sortir de la pénombre que de molles volutes ouatées. Ses pieds nus sonnèrent soudain sur le sol en y réveillant des échos sonores, et c’est avec l’irruption du bruit dans un univers jusque-là silencieux que Jérôme sentit subtilement qu’une transformation avait eu lieu dans l’espace qu’il arpentait. Il s’arrêta.

Il aurait dû être chez lui mais… ce grand vide qu’il pressentait autour de lui ? Il essaya de sonder l’espace informe qui l’entourait, mais aucun relief ne se détachait sur le fond de brouillard mouvant qui roulait autour de lui. Il était au sein d’une conque de brume en constante déformation, des langues avides de condensation blanchâtre passaient entre ses jambes de marbre, s’enroulaient autour de ses bras de bois mort, effleuraient son visage de pierre.

Et aux milieux de ce brusque déchaînement broussailleux, Simone avait disparu ! Jérôme fit quelques pas en avant et ses pieds sonnèrent à nouveau sur un sol qu’il ne discernait même pas. Se pouvait-il qu’il fût dans la rue ? Qu’il eût descendu sans s’en rendre compte les trois étages pour se retrouver en pleine nuit au milieu de la chaussée déserte ?

Il était là, aveugle, les bras toujours tendus devant lui, lorsqu’il perçut un nouveau changement dans son environnement. La pénombre de brouillard blême devenait plus translucide, et au travers des pans gazeux qui se déchiraient, il aperçut des ombres floues qui se mouvaient.

— Qui est là ? déglutit Jérôme.

Mais sa bouche empâtée ne retransmit pas les mots. Et, pendant que les couches de brouillard se dispersaient dans les strates de la nuit et qu’apparaissaient vaguement les hautes silhouettes des immeubles de la rue, Jérôme voyait plus distinctement prendre forme de ceux qui approchaient. Une véritable foule, qui l’entourait le cernait, l’isolait au sein d’un cercle qui se rétrécissait de plus en plus.

Il aurait voulu dire : « Que me voulez-vous ? » mais c’était impossible. Son visage était en feu, ses lèvres gluantes étaient scellées, ses pieds nus semblaient prendre racine sur le macadam gelé. Les gens – des hommes et des femmes – l’entouraient maintenant à le toucher, et tout ce peuple sorti du brouillard tendait vers lui des index accusateurs.

Il regarda plus attentivement, et ce qui n’avait été pour lui la seconde d’avant qu’une humanité indéterminée prit figure familière. Chaque silhouette s’individualisait, il les reconnaissait tous… Il y avait là Bertrand Casplana, son chef de service, Jean Coutin, son camarade de bureau, Annette, une dactylo, le vieux Tardieux, son voisin de palier, la boulangère du quartier, M. Donnadieux, le boucher et… et Simone, Simone sa femme, au milieu de toute cette foule, Simone au visage fermé, au regard vide, qui pointait pareillement dans sa direction un doigt menaçant.

Jérôme se sentit perdu. Et le pire, c’était qu’obscurément il se savait coupable, coupable d’un forfait qu’il était incapable de préciser dans son esprit, mais qui devait nécessairement lui attirer un châtiment terrible. Et l’instant du châtiment était venu. Simone, qui avait, un moment plus tôt, les mains vides, brandissait maintenant une hache levée vers lui. Et la foule, jusqu’alors silencieuse hormis le martèlement des pieds sur le bitume, psalmodiait pesamment un mot unique qui roulait dans la nuit :

— Couper… couper… couper…

Jérôme sut. Ces gens parlaient de ses bras, ses bras de bois mort, atteints d’une phosphorescence maléfique dénonçant un mal sans doute abominable… Simone allait lui couper les bras !

— Non ! hurla-t-il.

Cette fois, sa voix jaillit, claire et nette dans l’espace. Mais cela n’avait pas arrêté pour autant la lugubre litanie.

— Couper… couper… couper…, psalmodiaient les bouches d’ombre s’ouvrant en cadence dans les faces sans expression des justiciers qui l’entouraient.

Il aurait voulu tenter de briser le cercle, mais ses pieds s’étaient plus que jamais soudés au sol. Il ne pouvait rien faire, rien… même pas protéger ses bras absurdement tendus sous le couperet. Et déjà l’œuvre de justice était commencée. Avec une lenteur insoutenable, la hache tenue maintenant à deux mains par Simone s’abaissait, s’abaissait, tandis que, venu de partout et de nulle part, un roulement de tambour lancinant montait.

La bouche grande ouverte de Jérôme ne pouvait plus à nouveau articuler le moindre son. Il vit le tranchant de la hache toucher son poignet gauche, le fer luisant s’incruster dans la chair verdâtre, déchirer muscles et os avec une abjecte lenteur. Un sang vert cru (ou était-ce du pus ?) commença à jaillir en grosses gouttelettes qui s’éparpillaient dans toutes les directions, comme des billes projetées par une autre bille. Son poignet se disloquait, n’appartenait déjà plus à son bras. Fasciné, il vit la hache retomber vers le sol en une courbe élégante, tandis que chair, tendons, esquilles d’os explosaient littéralement autour de lui, dans le soleil vert du sang jaillissant.

Le tonnerre des tambours résonnait avec une intensité extraordinaire, et ses oreilles étaient déchirées par ce roulement qui semblait ne jamais vouloir cesser. Il était maintenant entouré par d’horribles débris de sa propre chair qui, satellisés autour de lui en apesanteur, tournoyaient lentement dans la lueur sourde des galaxies de sang vert en suspension. Alors seulement la douleur commença à sourdre, à gagner son membre mutilé. Il gémit, gémit, fut brusquement aspergé par une violente lumière orange qui venait d’exploser au-dessus de sa tête, emportant dans un torrent de clarté la horde blême de ses bourreaux et l’arrière-plan de nuit et de brouillard.

— Nooon ! gémit-il en mordant son drap mouillé de salive.

*
*   *

— Jérôme… Jérôme…, ça ne va pas ?

Il jaillit du néant, se tourna et se débattit entre ses draps. Il avait chaud et froid à la fois, il avait mal quelque part, il ne savait pas où, et dans sa tête roulait encore lugubrement la symphonie boursouflée des tambours.

— Jérôme…, mais qu’est-ce que tu as ?

Le visage de Simone était penché sur le sien, voilé d’inquiétude. Il émergea lentement des limbes où il venait d’être précipité, essayant de séparer dans les ténèbres de son esprit ce qui était fantasme de ce qui était réalité. Mais déjà son voyage au bout de la nuit se dissolvait, se décapait, il ne restait plus en lui que des pans vacillants d’horreur trouble que la lumière du réveil corrodait. Seul le fracas des tambours sonnait encore dans sa tête, pétards mouillés en chapelet, chute de pierraille sur une tôle, noix de coco secouées dans une caisse de fer.

Le fracas des tambours ? Mais non. C’était le tonnerre, simplement le tonnerre, qui grondait à l’extérieur. Il s’en rendit compte avec soulagement, put enfin parler, bien qu’il eût la bouche épaissie de salive gluante :

— Tu… tu as allumé ?

C’était la première chose qu’il avait trouvé à dire.

— Je me suis réveillée… Tu gémissais. Je… je me suis demandée si tu n’étais pas malade. Tu te souviens ? Tu n’étais pas bien, hier soir, et tu t’es endormi avec la lumière.

Jérôme secoua la tête, respira à fond, se remonta sur son oreiller. La chambre autour de lui était paisible et bleue, et la lumière rose orangé de la lampe de chevet avait un effet apaisant. Au-dehors des pattes innombrables frappaient les carreaux. C’était la pluie, qui s’était décidée à venir après les interminables lourdeurs du soir. Parfois, une décharge de boulets cognait contre l’armure d’acier du ciel… Le tonnerre…

— J’ai fait un cauchemar…, reprit Jérôme en souriant faiblement. C’était… Oh ! je ne me souviens même plus. Tu y étais. Je crois que tu voulais me frapper avec un couteau, ou une hache.

Il sourit encore une fois, secoua la tête.

— Mais c’est vrai que je me sens patraque. J’ai soif. Tiens, je vais aller boire un verre d’eau.

Il se leva, passa dans la cuisine. Quand il en revint, il consultait sa montre-bracelet avec des yeux clignotants.

— Bigre !… 3 heures du matin !

Simone, qui le fixait, vit qu’il faisait glisser vers le haut, sur son bras gauche, la manche de son pyjama. De sa main droite, Jérôme se palpa l’avant-bras, fit une grimace, retint un petit cri de douleur.

— C’est ton bras ? demanda Simone quand son mari se fut recouché auprès d’elle.

— Ouais ! Ça me lance, maintenant. C’est tout enflé. Regarde.

Il lui montra. Sur la face postérieure du bras, un peu au-dessus du poignet, il y avait une tache blanchâtre, arrondie, de la taille d’une pièce de cinq francs. La peau était, à cet endroit, tirée, tendue, et les poils bruns ressortaient avec un relief particulier sur cette petite capsule blême légèrement proéminente. Au centre de la tache, en regardant de très près, on pouvait voir un minuscule point rouge.

— C’est cette fichue piqûre, grogna Jérôme. Ça me fait mal, un peu comme si j’avais un furoncle. C’est ça qui a dû me réveiller. Je me demande même si je n’ai pas un chouïa de fièvre.

— C’est vrai, tu transpires. Il me semble que tu as le front un peu chaud, dit Simone en appuyant sa main au-dessus des yeux de son mari. Tu veux prendre ta température ?

— Non, quand même pas. Ça passera. On verra bien demain matin. Je voudrais bien me rendormir. Je dois être debout à 7 heures !

— Comme tu veux.

Jérôme touchait du bout de son index la tache blanche de son bras, avec prudence, comme pour évaluer les zones sensibles. Cette image pénétra avec une force désagréable dans l’esprit de Simone alors qu’elle éteignait la lumière. Elle pensa à nouveau aux radiations nucléaires, se morigéna aussitôt, se plaqua, mal à l’aise, contre le corps de Jérôme qui venait lui aussi de se couler entre les draps.

La pluie grignotait les carreaux avec insistance, et le tonnerre résonnait lugubrement dans la cage grillagée du ciel. Maintenant que la lumière était éteinte, la lueur bleue des éclairs illuminait à chaque fois la chambre à travers le rideau tiré. « Il faudrait fermer les volets extérieurs », pensa Simone. Mais elle n’en eut pas le courage. Elle se serra un peu plus contre Jérôme qui remua longtemps à son côté, à la poursuite d’un sommeil avare.