CHAPITRE III

La « maladie » de Jérôme ne dura que deux jours.

La premier, il resta au lit. Le second, il se levait déjà. Le troisième, il put reprendre son travail. Ce n’avait été, finalement, qu’un petit bobo de rien du tout, comme il l’avait pensé au début.

Le lundi soir, Simone avait dû courir loin en ville pour trouver une pharmacie de garde, celle du quartier étant fermée. À son retour, Jérôme dormait, s’agitant dans son sommeil pour échapper à des rêves de fièvre qui se diluaient dans des réveils gluants de sueur. L’infirmière vint le soir même, vers 21 heures, pour lui faire la première pénicilline. Jérôme était brûlant. Il se mit péniblement sur le ventre, frémit en sentant l’aiguille poignarder ses muscles fessiers. Le liquide coula dans son corps comme une source de chaleur froide dans ses reins. Quand il se retourna, il eut une impression étrange en voyant l’infirmière penchée sur lui. C’était une grosse femme entre deux âges, aux cheveux gris.

— Vous vous appelez madame Placard ? demanda-t-il.

— Non, monsieur, fit-elle avec un charmant sourire, je suis madame Marochini.

Il eut une nuit agitée et, dans l’ombre, Simone, qui se réveillait souvent, se penchait sur lui, écoutait sa respiration haletante et flairait sur ses lèvres son souffle fiévreux. Le mardi, il avait déjà beaucoup moins de fièvre. Le pharmacien vint pour changer le pansement de son bras. C’était un homme grand et rouge qui sifflota quand il vit l’aspect de la blessure, un gros bourgeon marron et dur fendu sur une chair à vif. L’abcès avait abondamment suppuré, la bande était trempée d’un liquide nauséabond. Le pharmacien étendit une couche de crème à la cortisone sur une zone infectée, refit un pansement épais et serré. Quand il eut terminé, il demanda à Simone de l’alcool à 90° pour se laver les mains.

Le mercredi matin, l’homme revint. L’abcès se cicatrisait, il y avait eu encore des suppurations, mais moins abondantes. Jérôme put regarder sans trop de répulsion son avant-bras, sur lequel une grande zone blême entourait le bourgeon cicatriciel. La bande à peine salie et les cotons tachés allèrent rejoindre ceux de la veille, dans la corbeille à papier de la chambre.

— Ça ne sera plus utile que je remonte, dit M. Eyvrard, le pharmacien. Vous gardez cette bande deux jours et ce sera complètement cicatrisé. Vous pourrez toujours remettre un peu de cette pommade en l’enlevant, mais ce n’est même pas nécessaire si la cicatrisation est complète.

L’après-midi, pendant que Simone travaillait, Jérôme descendit faire quelques pas dans la rue. L’excuse était l’achat d’un paquet de cigarettes, mais en réalité, il voulait s’assurer qu’il était tout à fait bien. Et il se sentait tout à fait bien ! Évidemment, il y avait toujours cette impression de chaleur dans tout son bras, jusqu’à l’épaule, qui l’irritait un peu. Mais c’était sans doute un effet des médicaments…

En passant devant un magasin de chapeaux, il inspecta sa silhouette dans une glace extérieure ; il avait le teint encore un peu pâle, mais un autre dimanche au soleil, et il n’y paraîtrait plus. Un dimanche au soleil ?… Hé ! mais !… Attention aux sales bêtes tapies dans l’herbe, surtout !

Il accueillit Simone de fort bonne humeur, il avait même commencé à préparer le repas – ce qui était rare – ayant mis à cuire au four un morceau de bœuf qu’il avait acheté en rentrant de sa courte promenade. Un peu plus tard, Mme Marochini sonna, elle venait lui faire la deuxième et dernière piqûre.

— Vous allez encore me torturer, fit Jérôme.

Le soir, au lit, après avoir lu son journal et quelques pages d’un roman policier, il se serra tendrement contre Simone qui feuilletait distraitement Elle.

— Dis donc, fit-elle, mutine, tu me sembles tout à fait rétabli, hein ?

Il l’était et le lui montra. Ils restèrent longtemps enlacés, sa tête était nichée entre les seins de Simone, il se sentait en sueur, mais c’était la bonne sueur de l’amour tendre.

— Bon, on éteint, finit par dire la jeune femme, il se fait tard.

— C’est vrai. Et demain, je retourne au boulot.

— Tu es vraiment décidé ?

— Mais bien sûr ! Je ne vais pas laisser ce pauvre Coutin se taper tout mon travail.

Jérôme se dégagea doucement, posa un dernier baiser au coin des lèvres de Simone. Celle-ci se souleva, éteignit la lampe de chevet. La chambre fut obscure, hormis le familier rectangle vaguement luminescent de la fenêtre voilée par le rideau. Jérôme se tourna sur le côté, les bras étendues par-dessus la couverture légère. La manche gauche de son pyjama avait remonté jusqu’au coude, laissant son bras à nu.

Jérôme plissa les paupières. De part et d’autre du pansement, il lui sembla que sa peau rayonnait faiblement d’une luminosité blanc-jaune. Il ferma les yeux, haussant mentalement les épaules. Ce devait être un rayon de l’éclairage extérieur qui traversait le rideau et tombait juste sur son bras. Oh ! et puis, au diable son bras ! Il le rentra sous les draps, attendit patiemment le sommeil.

Bientôt, deux respirations égales emplissaient le volume sonore apaisé de la petite chambre bleue. Si Jérôme ou Simone avait été éveillé, il ou elle aurait pu entendre, dans le silence nocturne, le minuscule écho d’un frottement sibyllin. Presque rien… Le bruit qu’aurait pu faire une grasse chenille tenace en essayant de soulever de son dos mou et velu des feuilles et de la terre accumulés. Un bruit d’insecte larvaire se frayant un chemin difficile dans un milieu muré, hostile. Un bruit trop faible, de toute façon, pour réveiller qui que ce fût, trop faible même pour être entendu dans le murmure diurne incessant. Mais dans le cœur de la nuit… Crrr… Crrr… Crrr… le frottement souterrain, chair molle contre strates croulantes, continuait avec insistance, mêlé au sifflement paisible des respirations.

Cela venait d’un point situé pas très loin du lit. Très précisément, de l’intérieur de la corbeille à papier.

*
*   *

Le glorieux soleil de juin faisait étinceler le cours Mirabeau. Jérôme se sentait en pleine forme. Enfin, n’exagérons pas ! Disons, en assez bonne forme. En fait, n’était cette chaleur parcourant son bras et, peut-être, mais à peine perceptible, une sorte d’élancement profond, il eût très bien pu oublier la mésaventure de l’abcès.

Il était content, en tout cas, de retrouver son travail, de revoir les visages familiers de Coutin, d’Annette, des autres… Même ce vieux con de Casplana ! Le boulot, c’est une drôle d’engeance qui vous tient plus profondément qu’on peut le croire. On râle quand on doit y aller et puis on manque un jour ou deux et on sent comme un grand trou dans sa vie. Heureusement ! Heureusement, sinon, ce serait le bagne…

La R5 trouva sa place habituelle au parking, et Jérôme monta d’une bonne foulée les quelques marches de l’entrée des cols blancs puis, d’un pas peut-être moins vigoureux, les deux étages jusqu’au bureau.

— Salut ! dit-il joyeusement à Éric Charpentier, qui fourrageait déjà dans ses papiers du jour.

— Va mieux ? grommela le troisième comptable, indifférent et lointain comme toujours.

Les deux hommes se serrèrent la main. Jean Coutin n’était pas encore là. De l’autre côté de la vitre qui le séparait du bureau des dactylos, Jérôme vit Annette et Christiane en grande conversation, cavalièrement assises sur les tables, leur jupe courte remontée haut sur leurs longues cuisses bronzées. Le soleil bas du matin traversait de biais la cage vitrée du local, le transformant en un aquarium d’eau doré où les deux jeunes filles faisaient figure de sirènes captives. Jérôme frappa de l’index contre le verre. Christiane lui fit un signe discret, mais Annette passa la porte, l’attrapa par la manche de sa veste et lui demanda des nouvelles de sa santé avec son exubérance coutumière et l’air de s’adresser à un parent proche dont le passage de vie à trépas aurait pu être une question d’heure.

— T’en fais pas, je vais très bien, finit de la rassurer Jérôme en effleurant discrètement ses cheveux flous de la main.

Puis il passa dans le bureau de Rageaud. Le vieil homme triste le regarda un moment par-dessous ses lunettes, mais s’abstint de tout commentaire personnel. Seules les questions de travail l’intéressaient et elles furent vite réglées.

Lorsque Jérôme revint dans la comptabilité, Coutin était arrivé. Les deux amis se tapèrent mutuellement sur l’épaule.

— Rien de tel que deux jours au pieu pour vous refaire un homme, hein ? lança le gros Jean.

Puis il vint se pencher sur la table de Jérôme et lui indiqua rapidement ce qu’il avait avancé pendant son absence. Le visage rond et rougeaud de Coutin était décoré, sur le côté gauche du menton, d’un magnifique morceau de sparadrap.

— Dis donc, qu’est-ce qu’il t’est arrivé, à toi ? lança Jérôme pour plaisanter.

— Oh ! rien, grogna Coutin.

— Tu t’es coupé en te rasant ?

— Oui. Je me suis coupé en me rasant.

Ils discutèrent encore quelques minutes de questions de service, puis Coutin regagna son propre bureau. Jérôme laissa un court instant son regard attaché à la lourde silhouette de son collègue. Un sourire moqueur erra sur ses lèvres, reste d’une autre réflexion qu’il n’avait pas osé faire. Coutin n’avait pas du sparadrap seulement sur le menton, mais aussi un gros morceau, en plein milieu de sa paume gauche.

*
*   *

— Vous pouvez vous rhabiller.

La pesante Mme Béranger passa derrière le paravent, il l’entendit remuer au milieu de ses vêtements trop lourds et trop chauds pour la saison. « Qu’est-ce que je vais bien lui donner, cette fois ? » Le docteur Lipstein détacha une feuille-ordonnance de son bloc, commença à rédiger une liste de son écriture fine et précise. Des petits riens qui ne lui feraient pas de mal, peut-être même du bien : effet placebo, en somme ! Elle n’avait rien, la grosse Mme Béranger. Seulement l’âge qui venait, la gourmandise qui encrasse les artères et engorge le foie.

— Tenez, dit-il. Vous me prendrez…

Il énuméra la liste qu’il venait d’établir, donna quelques précisions supplémentaires.

— Merci bien, docteur. Vous croyez que cette fois…

— Mais bien sûr… Mais bien sûr… Et revenez me voir si ça ne va pas, hein ?

Sûr, qu’elle reviendrait… Et avant ça, même ! Il empocha le montant de la consultation, raccompagna la grosse femme en mauve jusqu’à la porte de son cabinet, la confia à Mlle Clotilde qui arpentait le couloir de son pas de souris.

— Justement, docteur, j’allais vous donner votre courrier.

— Merci, mademoiselle.

Le docteur Lipstein retourna s’asseoir derrière son bureau, posa la dizaine d’enveloppes remises par Clotilde devant lui, se gratta furieusement la face interne des doigts de sa main droite. Sa peau était gonflée et blême, presque douloureuse à l’articulation des phalanges. Un petit bobo de rien du tout.

Il éparpilla les enveloppes devant lui. Presque que des prospectus de laboratoires pharmaceutiques. Ça tombait comme s’il en pleuvait… Les prospectus, encore, ce n’était rien à côté des visiteurs médicaux. Ceux des grandes boîtes, surtout, avec les « petits cadeaux ». Les malades étouffaient sous les médicaments nouveaux. Et le pire était que ça marchait… Lui, Lipstein, était pourtant de la vieille école ; il n’était pas un « docteur à drogues ». Pourtant, dans certains cas, comme avec Mme Béranger…

Il soupira, frotta la paume de sa main sur l’angle biseauté du dessus de verre du bureau, repoussa de côté les enveloppes bleues, rouges, vertes. Il verrait ça plus tard… ou jamais. Deux autres enveloppes étaient manuscrites. Écriture inconnue. Des clients, sans doute, qui remerciaient ou demandaient des conseils. Cela, c’était autre chose. Il lirait avec soin, mais pas maintenant, ce soir, au lit. Combien en restait-il, des médecins de quartier, comme lui, qui pratiquaient encore leur artisanat avec soin, avec toute la chaleur humaine qui était nécessaire ? Pas beaucoup, hélas !… pas beaucoup. C’était une race en voie de disparition, les médecins de quartier. Et lui-même commençait à se faire vieux. Il était même tout patraque, aujourd’hui. C’était la chaleur…

Il se leva, alla entrebâiller la fenêtre derrière lui. Les bruits de la rue montèrent, envahirent son cabinet. Sur le bureau, il restait une enveloppe, portant l’en-tête des Laboratoires Véry. « Qu’est-ce que c’est, déjà ? » Il déchira l’enveloppe, parcourut rapidement la fiche d’analyse. Jérôme Tachant… Ah ! oui ! C’était ce jeune homme sympathique à qui il avait ouvert un abcès furonculeux au bras. Un cas banal. Banal ?… Hum !… Il y avait cet aspect inhabituel du bourbillon, et ce qu’avait raconté son patient au sujet d’une soi-disant piqûre d’insecte. Le prélèvement bactérien était à peu près normal, en tout cas. Non ? Présence d’un virus non-identifié dans les échantillons examinés, dont les cellules semblent avoir subi une altération de cause inconnue.

Le docteur fronça les sourcils, remua sur l’arête de son nez ses grosses lunettes à monture d’écaille. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Ils n’étaient pas prodigues de précisions, en tout cas. Cependant, en bas de la fiche, une annotation manuscrite précisait : « L’échantillon produit a été communiqué à l’institut Pasteur pour complément d’analyse. »

Le docteur Lipstein sifflota quelques mesures d’un air d’avant-guerre, glissa la fiche dans son sous-main. Il verrait ça quand l’institut lui enverrait son propre diagnostic. Ou alors il téléphonerait à son vieil ami Dalban. Dans quel service travaillait-il, déjà ?

— Un rendez-vous, docteur, je fais entrer ?

Mlle Clotilde avait passé son petit museau gris par l’entrebâillement de la porte. Le sous-main se referma avec un bruit feutré, le problème du virus non identifié disparut instantanément de l’esprit du médecin.

— Bien sûr, mademoiselle…

Il croisa les mains, fixa d’un air professionnel la porte qui ne tarda pas à se rouvrir, laissant passage à un homme entre deux âges, maigre et jaune.

« Bon sang…, pensa Lipstein, « mon » cancer du foie. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter, cette fois ? » Mais son visage prit automatiquement un air doux et souriant ; il se leva, s’avança à la rencontre de son client, main tendue.

— Alors, monsieur Berthier, comment allez-vous depuis la semaine dernière ?

Le train-train quotidien, le travail, la souffrance… Toute sa vie.

*
*   *

Quinze heures. Mme Duchemin, précise comme un gendarme, ouvrit la porte de l’appartement des Tachant avec la clé qui lui était spécialement réservée. Elle se débarrassa de son manteau léger et de son chapeau grenat au porte manteau du couloir, sortit du placard à balais ses instruments de travail ainsi qu’un vaste tablier gris qu’elle se noua autour de la taille. Puis elle respira une goulée d’air dans sa grande poitrine, et décida que la maison sentait le renfermé. Au pas de charge, elle fit le tour de la chambre, de la cuisine et du living, ouvrant au passage toutes les fenêtres. La douce chaleur de juin pénétra, avec des bouffées d’air vaguement embaumé.

Mme Duchemin faisait le ménage chez les Tachant trois après-midi par semaine, le mardi, le jeudi, le samedi, de 15 heures à 18 heures. Dans ces instants, elle régnait en maîtresse absolue dans les lieux, n’en faisait qu’à sa tête, rangeant ce qui lui semblait devoir être rangé, dépoussiérant et lavant sans merci le moindre coin suspect, la moindre surface pas nette. Rude comme un grenadier d’Empire, autoritaire comme un magistrat, forte comme un tueur des halles, Mme Duchemin n’admettait aucune réplique, aucune admonestation… Une perle ! Une perle de soixante-dix ans, qui en paraissait largement dix de moins, et grossissait sa maigre retraite avec quelques ménages dans le quartier.

Elle n’aurait d’ailleurs pas supporté que ses employeurs se trouvent dans ses pieds au moment où elle œuvrait : dès l’instant où elle prenait possession d’un territoire à dompter, elle ne pouvait être que seul patron après Dieu. Chez les Tachant, en tout cas – un gentil couple bien comme il faut –, elle n’avait pas de problème : Madame travaillait l’après-midi, et elle ne la voyait pratiquement jamais ; quant à Monsieur, il ne rentrait que quelques minutes avant la fin de son travail. Et il était discret… Avant-hier, bien sûr, il était malade, couché. Mais ça devait aller mieux, puisque cet après-midi, Mme Duchemin se trouvait à nouveau seule dans le deux-pièces.

Elle commença par la vaisselle, puis récura à fond la cuisine. Ensuite, le living. Ensuite, la chambre à coucher…

Ce fut alors qu’elle passait la tête-de-loup dans tous les recoins du parquet verni qu’un bruit curieux l’arrêta. Elle resta un moment l’oreille aux aguets, la tête-de-loup dressée, sans pouvoir identifier le bruit gêneur, ni même déterminer d’où il venait. C’était comme un froissement léger mais insistant, ou comme un frottement discret de… quelque chose sur du bois ou du carton, du papier, peut-être. Haussant ses épaules osseuses et massives, Mme Duchemin recommença à traquer la poussière dans les recoins secrets.

Mais le bruit était là, insistant, juste à la limite de ses capacités auditives, juste au bord de son attention consciente. Il accompagnait ses mouvements, acariâtre petit tambourinement qui passait derrière le chuintement doux du plumeau de laine sur le parquet. Mme Duchemin suspendit à nouveau son travail.

« Qu’est-ce que c’est que ça, je vous le demande…» Il ne serait pas dit qu’un bruit insolite pût venir troubler l’ordonnance sans faille de l’après-midi. Elle appuya son instrument contre un mur, fit à pas comptés le tour de la pièce, s’arrêta pile devant la corbeille à papiers. C’était là !

Bien net, maintenant, l’agaçant bruissement résonnait, étouffé dans la cage cylindrique de la corbeille à papiers qui ne présentait aux regards qu’une massive surface de papier plastifié, décoré d’un dessin en noir façon gravure ancienne.

Crrr… rakkkk. Crrr… rakkk, soupirait la corbeille.

— Ma parole ! dit tout haut Mme Duchemin, ça serait pas un rat ou une souris ?

Estomaquée par l’audace du rongeur qui avait osé s’introduire dans un territoire soumis à sa juridiction, la femme de ménage se baissa, commença à enlever précautionneusement les papiers froissés à la surface de la corbeille. Elle les tirait, les dégageait un par un de la main droite, les recueillait dans la gauche afin de ne pas abandonner sur le parquet des reliefs déshonorants. Méticuleuse, Mme Duchemin faisait toujours le ménage avec des gants en caoutchouc, qui protégeaient ses grands doigts plissés aux ongles toujours soigneusement faits et laqués.

Cependant elle devint plus circonspecte lorsque, après avoir dégagé la couche superficielle de papiers, elle atteignit le sous-sol de la corbeille, où stagnaient des morceaux de coton éclaboussés de peu ragoûtantes traces noirâtres. Elle remua le bout de ses doigts au milieu de cette charpie, sursauta : ça bougeait !

Mais la rugueuse Mme Duchemin n’était pas femme à se laisser impressionner par quelque animal domestique ou parasite que ce fût. Elle écarta le magma de coton…, eut un petit grognement étouffé, se redressa avec un haut-le-cœur.

Elle resta un moment figée devant la corbeille à papiers, debout, les doigts de sa main droite levés à quelques centimètres de sa bouche. Un pli vertical s’était creusé entre ses sourcils fournis et sa bouche se pinça progressivement, redonnant à son visage austère l’expression décidée que la stupeur avait un moment chassée. Puis, presque sans hésiter, elle saisit la corbeille à papiers, traversa l’appartement avec l’engin à bout de bras, descendit les trois étages en tenant toujours la corbeille devant elle, passa dans la courette intérieure, alla vider le contenu de la corbeille dans une des trois poubelles municipales alignées contre le mur, rabattit sur ce qu’elle avait jeté le couvercle de plastique gris.

Cela fait, elle frotta l’une contre l’autre ses mains gantées, et regrimpa avec autant de vigueur l’escalier qu’elle venait de dévaler.

Arrivée dans l’appartement, elle reprit, tête-de-loup en main, son travail comme si de rien n’était.

*
*   *

Jérôme se gara dans la petite rue Richelieu, juste à la l’angle de la rue Bonaparte, à cent mètres de chez lui. Il s’extirpa de la voiture, le souffle court. « Peut-être aurais-je dû prendre un jour de congé supplémentaire…» Bah !… Mais non. Ce soir il se coucherait tôt, une bonne nuit de sommeil, et la fatigue disparaîtrait, comme avait disparu la fièvre, comme s’était envolée la douleur. Quand même, cette journée au bureau l’avait fatigué. Parti le matin frais et dispos, il revenait las et vaguement noué. Mais c’était normal.

Il jeta un coup d’œil à son poignet. 5 h 45. Il allait rentrer, s’affaler dans le fauteuil du living, allumer une cigarette, se servir un petit whisky, lire le journal : tout un programme ! Simone ne rentrait que passé 7 heures, il avait devant lui une longue heure tranquille pour se recomposer, se remettre des fatigues du jour.

La rue Richelieu, étroite, coupée à la hache entre deux lourds immeubles début de siècle, était déjà sombre malgré le ciel lumineux. En passant devant un magasin de porcelaines, Jérôme suivit machinalement sa silhouette qui se découpait vaguement dans la vitrine, fronça les sourcils, s’arrêta. « Quelle mine je me paye ! » Fasciné, il s’approcha du magasin, fixant devant lui son ombre qui grandissait, venant à sa rencontre dans l’eau glauque de la vitrine. Par-dessus le col ouvert de sa chemise, il voyait son visage flotter dans la pénombre miroitante, et ce visage était d’un jaune presque vert. Jérôme se sentit soudain la bouche sèche.

« Qu’est-ce qui m’arrive ? » pensa-t-il en portant la main gauche à son visage. Dans la vitrine, sa main était aussi d’un beau vert jaunâtre luisant, qui semblait doté d’une luminosité propre et se détachait de manière hallucinante dans la surface trouble.

Jérôme fit encore un pas en avant, jusqu’à toucher le verre de son nez… et son visage s’éteignit brusquement, comme si la mauvaise fournaise intérieure qui avait d’un coup illuminé sa peau avait été soufflée. Il en fut soulagé, mais sentit tout de même que, sous ses doigts, sa peau était humide, de l’humidité grasse des méchantes sueurs. « Ce devait être un reflet quelconque… Un verre teinté qui projetait sur moi une lumière colorée ».

Il fit plusieurs pas en arrière, à gauche, à droite. Mais dans les bas-fonds de la vitrine, en surimpression aux horreurs de porcelaine et de verroterie qui emplissaient l’éventaire, il ne vit plus que l’ombre pâle de son visage qui remuait, long poisson blême.

Il se hâta de rentrer chez lui, mais l’escalade des trois étages lui parut harassante.

Mme Duchemin, qu’il trouva dans le hall en train de remettre ses vêtements de sortie, le salua d’un grognement encore plus rude que d’ordinaire, du moins lui sembla-t-il.

— Vous n’avez pas eu trop de mal, aujourd’hui ? dit-il pour rompre le silence.

Mais la robuste septuagénaire paraissait dans un mauvais jour ; elle n’ouvrit pas la bouche, termina de boutonner son manteau, se planta avec autorité son chapeau sur la tête, lui tourna le dos pour ouvrir la porte. Ce ne fut qu’une fois passé le seuil qu’elle lança :

— J’aime bien les bêtes, mais on n’amène quand même pas de pareilles cochonneries chez soi pour s’en débarrasser après.

Jérôme, interloqué, n’eut pas le temps de s’étonner. Mme Duchemin avait déjà repoussé la porte sur elle, et ses pas claquaient dans la cage de l’escalier.

Qui sait ce que cette vieille folle avait bien pu vouloir dire ? Une bête… Une cochonnerie… Ça n’avait aucun sens.

Jérôme chassa ce petit mystère de son esprit, le mettant au compte de la personnalité fantasque de la femme de ménage, et il entreprit de remplir le programme qu’il s’était fixé : fauteuil, whisky, lecture. Les nouvelles n’étaient pas fameuses mais le whisky était bon. De temps à autre, Jérôme passait machinalement les doigts de sa main droite sur le petit pansement qui ornait son poignet gauche. Son bras était tiède, cotonneux, d’une consistance qu’il devinait un peu différente de celle du reste de son corps. Une impression, naturellement – une impression, et rien de plus.

Simone rentra, il était presque 19 h 30, elle avait les bras pleins de paquets. Jérôme admira sa petite silhouette voletante – jupe blanche à mi-cuisses et tee-shirt rose – et la retint un moment par le bras alors qu’elle venait se pencher sur lui pour le baiser traditionnel des retrouvailles. Ils mangèrent sur le pouce en regardant la télévision, se couchèrent tôt : Simone était aussi lasse que Jérôme, elle avait eu une journée chargée, plusieurs particuliers à visiter pour des achats de meubles anciens.

Ils éteignirent vite la lumière, se tournèrent mutuellement le dos après un autre baiser tout aussi traditionnel. Simone s’endormit avant lui, aussi n’entendit-elle pas le cri et les imprécations qui éclatèrent peu avant 23 heures dans la rue calme, juste en dessous de leur fenêtres.

Jérôme s’était redressé sur un coude, dans l’expectative. Dans le silence ouaté de la petite chambre bleue, il avait nettement entendu le cri, une voix d’homme un peu rauque. Ensuite… il ne savait pas. Il y avait eu plusieurs phrases hachées, et puis peut-être des bruits de pas martelant le trottoir. Mais une voiture était passée et…

Oh ! et puis à quoi bon s’en faire ? Une altercation d’ivrogne, sans aucun doute. Ou une bagarre de voyous. Rien de grave, de toute façon.

Jérôme se reglissa sous les draps et la couverture légère. Et les minutes s’écoulèrent, ces longues minutes qui n’en finissent pas de passer alors qu’on cherche vainement le sommeil. Pourquoi mettait-il si longtemps à s’endormir, bon sang ? C’est toujours quand on est fatigué que…

Il se tourna et se retourna, sentant bien que plus il s’énervait, plus il retardait le moment où sa conscience sombrerait. Pourquoi cette voix venue de la rue résonnait-elle encore à ses oreilles ? Qu’est-ce qu’il avait à s’inquiéter d’un fait sans doute bien banal, bien commun, et sans aucun caractère de gravité ?

Le sommeil referma brutalement sa nasse sur lui, enfin. Mais alors qu’il sombrait, son cerveau enfiévré s’acharnait encore à décrypter et à recomposer les phrases brouillées qui étaient montées de la nuit. N’y avait-il pas eu ces deux mots :

« Lâchez-moi !… Lâchez-moi !…» ?

*
*   *

André Simonetti, dit Dédé, dit P’tit Dé, promenait sa silhouette pittoresque à travers les rues du centre-ville. Un long manteau de couleur indéfinissable lui battait les jambes, il portait un pull à col roulé vaguement kaki (une couleur de bonnes œuvres) et un pantalon trop large à rayures noires et grises, retenu à la taille par une grosse ceinture militaire. Ses courtes jambes, qui arpentaient le macadam toute la journée, pendant des kilomètres et des kilomètres d’errance circulaire, étaient emmanchées de pieds minuscules qui ne trouvaient jamais à se chausser confortablement. Pour l’heure, Dédé portait des baskets immenses, au moins du quarante-quatre, qui godillaient à chaque enjambée malgré les boules de papier froissé qui les garnissaient.

Mais quoi ! C’était la vie… Et la vie, au printemps et en été, c’est plutôt peinard. On peut dormir où on veut, il fait toujours tiède. Ce n’est pas comme l’hiver et ses frimas, quand il faut mendier une place à l’hospice où à l’Armée du Salut, voire ruser pour se faire ramasser par les poulets et bénéficier jusqu’à 5 heures du matin de la chaleur de la cage.

Et puis au printemps, les gens sont plus aimables, ils sortent plus facilement une pièce de leur porte-monnaie. Même les commerçants sont d’humeur plus souriante. « J’ai que deux francs quarante, donnez-moi pour ce que ça vaut de pain…» Et on vous répond, ô bonheur rare : « Allez, ça va, prenez toute la baguette ».

Aujourd’hui, P’tit Dé avait fait une bonne récolte. Presque trente-cinq balles. Devant les « Galeries Modernes », c’était une bonne place. Il avait pu s’acheter un demi-pain, un saucisson qui ferait bien trois jours, et deux yaourts, dont les pots en carton plastifié, soigneusement récurés, avaient pris place dans la voiture d’enfant délabrée qu’il poussait devant lui et lui servait à trimbaler tout ce qu’il pouvait trouver en chemin de récupérable pour être, ensuite, échangé ou même vendu à la brocante.

Dédé était heureux. La cloche, sans doute, et pas vraiment dorée, mais au moins vernie. D’ailleurs, Dédé n’aimait pas ce terme.

« Clochard, monsieur l’inspecteur ? Permettez… sans profession ! »

Aujourd’hui, l’oisif Dédé n’avait même pas eu à se payer le vin. Ménard et la Huchette, avec qui il avait partagé son repas du soir sur un banc du square de la Poste, en avaient deux litres. Et ils étaient prêteurs, Ménard et la Huchette ! Mais la fortune, dans leur milieu, c’est une chose qui va, qui vient : la solidarité est de rigueur et, surtout, de bon cœur…

P’tit Dé traversa en diagonale l’avenue Diderot, tête haute et godasses de traviole. La nuit était tombée, c’était une bonne heure pour faire les poubelles. Les cafés et les vitrines des magasins chics étincelaient de lumière et le crâne de Dédé, rose vif et lisse comme la paume de la main au-dessus du mince demi-cercle noir et frisé des cheveux qui lui restaient, miroitait comme une calotte de plastique dans ces lueurs colorées.

Dépassant le Bar des Trois Demoiselles, il s’enfonça rue Maginot, ou régnait déjà la tranquillité assoupie des heures nocturnes.

— Hé ! P’tit Dé !… Tu viens boire un godet ?

La voix venait de la minuscule terrasse, coincée entre rue et trottoir, de La Chope, un café sympathique et vieillot de la rue Maginot où il venait parfois vider un verre. Dédé s’arrêta pile dans la rigole à sec qu’il longeait, maintenant sa voiture à bout de bras.

— Pas maintenant, les gars, pas maintenant… Maintenant, c’est le boulot…

Il leva son index en l’air pour bien fixer dans l’atmosphère le sens de sa phrase. À la terrasse, le grand gars blond qui avait interpellé le clochard rit de bon cœur, imité par la fille rousse et le type brun qui l’accompagnaient. Dédé aimait bien Matu, ainsi que ses copains de passage, toujours changeants. Mais le boulot, c’était le boulot. Après un dernier geste, il repartit de son allure tanguante, scrutant du regard les rangées de poubelles sorties sur les trottoirs.

Depuis quelques années, la population que fréquentait Dédé avait changé, s’était augmentée de nouveaux amis, d’abord regardés avec méfiance, puis vite acceptés comme des frères. On les appelait les hippies, les punks ou les marginaux, mais pour Dédé, c’était des gens comme lui, des sans-logis, des « sans profession », en sommes des gens libres, pas fiers, avec qui on pouvait discuter, qui ne vous regardaient pas de haut, et partageaient fraternellement le litron et la cigarette.

Ce qui le surprenait tout de même, c’était la présence des filles – souvent des filles drôlement bien roulées – qui vivaient de la même manière que les gars… Mais il s’y était habitué aussi. C’était la nouvelle jeunesse, une jeunesse errante, un peu paumée, perpétuellement mouvante, qui récoltait un peu de fric de la même manière que lui : en vendant des bricoles, en mendiant (mais ils appelaient ça : faire la manche, et le pire était qu’il ramassaient la plupart du temps beaucoup plus d’argent que lui, avec leur manière d’alpaguer les gens dans la rue avec leur sempiternel « T’as pas un franc ou deux ? »…), et même en ne répugnant pas à la fauche quand ils en avaient l’occasion.

Dédé les aimait bien, oui, ces jeunes qui lui ressemblaient.

Tiens ! Un pied de lampe en bon état… Dédé extirpa l’objet de la poubelle, l’examina sur toutes ses faces, hocha la tête avec satisfaction, le balança dans la voiture. Est-ce qu’il n’y avait pas autre chose de bon à récolter, par là ?… Hum !… Non. Il reprit son chemin, passa à l’entrée suivante, fouilla avec le bout de son parapluie les couches superficielles des ordures du jour. Ah ! c’est qu’on ne trouvait pas toujours quelque chose de bon à prendre… Il fallait de la patience, du coup d’œil, il fallait aussi choisir avant les concurrents les bons quartiers, pas forcément les plus riches d’ailleurs, où l’on se fait jeter, mais le centre populaire, comme ici : ce ne sont pas les gens les plus aisés qui jettent le plus de trucs récupérables, il ne faudrait pas croire ça…

P’tit Dé tourna à gauche, rue Bonaparte. Dans la voiturette, une paire de chaussures d’homme (évidemment trop grandes), un avion d’enfant en plastique déglingué, un étendoir métallique de salle de bains un peu tordu et une grande plaque de verre à peine ébréchée avaient rejoint le pied de lampe. C’est fou ce qu’on peut trouver dans les poubelles, en fin de compte… Mais ce n’était là qu’un premier ramassage : ensuite viendrait le tri définitif, qui ne laissait que la moitié ou le tiers des objets récupérés, le reste étant balancé dans la décharge publique.

Les poubelles du 16 n’avaient pas l’air de contenir quoi que ce soit d’intéressant. P’tit Dé fouilla la première, la seconde, avec une moue désabusée et d’un parapluie nonchalant. Vraiment rien là-dedans, non. Tiens !… Qu’est-ce que c’était que ce truc qui brillait dans la troisième poubelle ?

Le vieil homme (« Vieux ? Oh ! oh ! j’ai que cinquante et un ans, mon pote ! ») enfila avec circonspection le bout de son parapluie depuis longtemps dépourvu d’entoilage dans la poubelle où, juste en dessous d’un magma gluant de queues de légumes en décomposition, se devinait une surface très vaguement lumineuse, comme s’il s’agissait d’un objet phosphorescent. Dédé cru avoir affaire à un fragment de tissu synthétique doué de propriétés lumineuses particulières. Ça pouvait être intéressant… Il dégagea le gros des ordures, mit à jour une masse lisse et boursouflée qui, ainsi découverte, luisait d’un beau vert cru.

« Du plastique », pensa Dédé. Déçu, il piqua la surface mal identifiable du bout de son parapluie. Le plastic céda avec un bruit mou, le parapluie s’enfonça de quelques centimètres dans la chose qui exhala une bouffée nauséabonde en se dégonflant. « Et pas solide, avec ça », pensa Dédé en retirant son parapluie. Ou, tout au moins, en essayant de le retirer. Car la matière verte s’était agglomérée autour du bois, comme une sorte de glu tenace et visqueuse. Dédé tira. La glu résista.

— Ça alors ! maugréa-t-il tout haut.

Il fit remuer le manche de parapluie dans la matière verte qui luisait doucement dans la pénombre de l’allée. Ça ne venait toujours pas.

Il lui sembla même que la matière phosphorescente avait gagné de plusieurs centimètres le long du manche qu’elle recouvrait maintenant sur un bon tiers de sa longueur. Dédé se pencha, la bouche mauvaise.

— Oh ! mais qu’est-ce que c’est que ce sacré bon Dieu de bordel de truc ?

L’entendant jurer tout haut, un passant se retourna, fixa quelques secondes en marchant cette silhouette courbée dans la demi-obscurité d’une entrée, devant une rangée de poubelles très légèrement éclairées par une sourde luminescence verte. Mais il ne vit là rien de plus qu’une scène très banale et continua son chemin.

— Je vais te faire voir, moi ! hurlait Dédé.

Il avait lâché le manche du parapluie, plongea ses deux mains dans la magma sirupeux. Il sentit sous ses doigts une tiédeur gluante, eut les mains recouvertes par la pâte moirée. C’était une sensation curieuse, qui lui donna l’impression qu’il avait enfoncé les mains dans les entrailles d’un animal encore vivant.

Encore vivant… L’analogie le frappa, il en éprouva une sensation de dégoût bien inhabituel, qui se matérialisa par un long frisson qui lui remonta le long de la moelle épinière. Quelque chose qui ressemblait à de la peur germa au fond de son cerveau et il éprouva le sentiment qu’il avait fait une connerie. Il voulut retirer ses mains. Il ne le put pas.

Comme le manche du parapluie, ses bras enfouis dans la matière tiède et lumineuse étaient retenus par l’effrayant magma. Il sentait sur sa peau un fourmillement désagréable, qui se transformait peu à peu en un picotement inquiétant. En lui, la peur enfla.

Il tira, cria :

— Lâchez-moi !… Lâchez-moi !…

Le front brusquement couvert de sueur, il rua, bouscula la poubelle qui tangua et dansa contre ses jambes. Il eut l’affreux sentiment que la chose collante et urticante qui avait emprisonné ses mains commençait à le dévorer, à passer sous sa peau, à infiltrer dans sa chair des myriades de gouttelettes solides qui brûlaient.

— Lâchez-moi !… Lâchez-moi !…

Il se dégagea enfin. La poubelle avait basculé, roulait sur le sol en répandant à moitié son contenu. Dédé resta quelques secondes hébété, les bras tendus en avant. Par terre devant lui, des flaques de la matière vivante reluisaient sourdement parmi les débris végétaux déversés. Sur ses mains, sur ses avant-bras, des fragments de la chose collante adhéraient encore, comme si une colonie de lucioles avait élu domicile sur sa peau.

Le souffle court et rauque, Dédé tremblait violemment. Il se décida enfin à se remuer, arracha convulsivement du dos de sa main gauche quelques particules de la gelée phosphorescente. À chaque fois la matière résistait, et c’était presque comme s’il devait se séparer d’un morceau de sa propre peau.

— Saloperie ! hurla-t-il encore.

Puis abandonnant sa voiture et le butin du soir, il se mit à courir dans la rue paisible, droit devant lui, sans avoir une conscience claire de ce qu’il faisait. Une seule chose le poussait dans le dos : la terreur panique de ce qui avait failli le saisir, cette chose ignoble qu’il avait laissée là-bas, et qu’il voulait maintenant oublier, derrière la triple barrière de l’espace, du temps et de sa mémoire…

— Saloperie…

Une jeune femme élégante, en robe longue et aux yeux très fardés, se retourna vers la silhouette titubante qui courait sur le trottoir, l’avait frôlée, avait failli la heurter. Elle s’accrocha un peu plus fort au bras musclé de son compagnon du soir, rit haut et flûté.

— Un poivrot…, laissa tomber dédaigneusement le mâle superbe qui l’entraînait vers sa couche.

Le « poivrot » courait toujours. Il traversa plusieurs rues, sans regarder où il allait. Il courait. Une auto freina sec à un mètre à peine de lui, son chauffeur invectiva ce peigne-cul au crâne luisant qui disparaissait déjà dans la nuit constellée.

Dédé atteignit enfin un square, respira un peu mieux dans l’ombre amicale des arbres. Sa peur s’estompait, mais pas son dégoût. Sur ses mains, toutes les lucioles n’étaient pas parties. Il se dirigea vers la fontaine, s’aspergea d’eau, frotta ses mains sur la pierre, s’enduisit avec rage de terre boueuse. Enfin, sa peau fut nette. Il s’assit sur un banc, frottant machinalement ses mains l’une contre l’autre en un mouvement qui ne pouvait cesser.

— Qu’est-ce que ça pouvait bien être que cette saloperie ? murmura-t-il plusieurs fois.

Mais il ne pouvait trouver aucune réponse dans son expérience. Au bout d’un temps qui devait se compter en heures, la question perdit complètement de sa réalité, s’estompa avec la trompeuse douceur de ces rémissions qui précèdent de peu le coma. La ville autour de lui s’était définitivement assoupie. Dédé se déplia, s’allongea sur la banc, sa tête dans ses deux bras, dans une posture familière. De sourds élancements parcouraient ses membres, il lui sembla que sa peau était brûlante.

Mais le sommeil eu raison de cette maligne fièvre, il s’endormit d’un coup.

Un peu plus tard, un grand chien errant s’approcha de lui, renifla, fit sourdre entre ses babines un grondement peureux et, le poil tout hérissé, détala.