Le temps de la nuée grise

(ou : Les aventures étranges du dernier homme dans Paris)

Une couleuvre d’Esculape glissa son corps sinueux entre deux livres à couverture orangée. Le dernier homme dans Paris reposa sur l’éventaire le numéro craquant et friable de La baïonnette qu’il était en train de feuilleter. C’était le numéro du 2 novembre 1916, sur la couverture dessinée par Paul Iribe on pouvait voir le Kaiser Guillaume et le Kronprinz quitter le charnier de Verdun avec, au bas du dos, les empreintes rouges de semelles vengeresses. La couleuvre hésitait, son museau camus couleur vieille rouille se balançait de droite et de gauche au bout de son long cou qui était aussi son corps en entier. Elle se poussa un peu plus par simple frisson de ses côtes innombrables, il y en eu vingt centimètres de plus entre les deux volumes qui penchaient l’un vers l’autre et formaient ainsi, au-dessus de la section vaguement triangulaire du corps serpentin, une sorte de toit pointu. Viens ! prononça silencieusement le dernier homme dans Paris. Les pensées de la couleuvre, comme celles de tous les reptiles de sa connaissance, étaient lentes et lourdes, peu précises, elles se traînaient à la surface de sa petite cervelle comme elle-même rampait à la surface des choses. Manger… manger, disait la couleuvre. Nous allons chercher ensemble, pensa très fort et très distinctement le dernier homme dans Paris. Il avança la main gauche, paume ouverte vers le ciel. La couleuvre d’Esculape souleva sa belle tête plate, posa son museau tiède comme l’air du temps au centre de la main offerte ; ses yeux latéraux, couchés de part et d’autre des neuf grandes écailles imbriquées qui lui faisaient un masque métallique, luisaient avec fixité et rondeur ; sans doute ne voyait-elle du dernier homme dans Paris qu’une silhouette géante, déformée, sans couleur. Elle rampa sur l’avant-bras nu, sortant tout entière d’entre les deux livres. C’était une couleuvre petite pour son espèce, qui devait tout juste atteindre le mètre. Elle s’enroula deux fois, trois fois autour de l’avant-bras, et au bout du parcours revint nicher sa tête dans la paume au-dessus de laquelle les doigts repliés vinrent former un petit toit. Son corps était sec, rêche, léger, il ne pesait vraiment rien du tout. Le dernier homme dans Paris, de sa main libre, sortit de leur rangée les deux livres orange, les posa à plat sur le dos d’autres ouvrages serrés à la verticale sur le devant de l’éventaire. C’était deux romans à caractère érotique, fermés par une mince pellicule de plastique. Il s’attarda à contempler les photographies qui ornaient les couvertures, cadrées dans un cercle qui poinçonnait le fond orangé. Les deux photographies montraient une femme de même type, brune, aux seins lourds avec de larges aréoles foncées, vêtue seulement d’un slip noir à dentelles ; simplement, la femme était seule sur l’une des couvertures tandis que sur l’autre un homme moustachu l’enlaçait. Le dernier homme dans Paris abandonna sa contemplation amusée, les titres des livres, SECRET DALCÔVES et LA BRÛLURE DE LA CHAIR, voltigeaient encore dans ses pensées alors qu’il s’écartait de la caisse à bouquins fixée sur la tranche du parapet.

Il longea un moment le trottoir, regardant distraitement les étalages tous pareils ou presque qui attendaient éternellement des curieux qui ne viendraient plus fouiller la mémoire inerte des vieux livres abandonnés. L’air était sec et doux, comme il était devenu et le resterait toujours, la température était tiède, comme elle était devenue et le resterait toujours. Au ras des toits, du moins le semblait-il, flottait, immobile, la Nuée Grise. La couleuvre d’Esculape coulissa sur son bras, remonta vers son épaule, glissa sa tête aplatie dans l’échancrure de sa chemise ouverte, la laissa reposer dans la cavité claviculaire. J’ai faim, répéta rêveusement la couleuvre. Patience, dit le dernier homme dans Paris. Le ruban gris-brun du reptile encerclait son épaule, pendait jusqu’à sa taille. Sur la caisse en bois vert passé d’un bouquiniste disparu, un vautour moine était perché, qui le regardait venir de son œil oblique. Complètement enveloppé dans la cape brune de ses larges ailes, le rapace semblait réfléchir intensément ; son cou granuleux, grisâtre, grossier, s’accordait mal avec la collerette de plumes blanches d’où il jaillissait comme un tronc pelé, mais la fixité de son regard rouge lui donnait un semblant de noblesse fatiguée. Au passage du dernier homme dans Paris, le vautour secoua légèrement son lourd manteau de plumes tombantes et ce frémissement fut accompagné du doux froissement des rémiges, nettement perceptible dans le silence mat de l’eau courante. Qu’est-ce que tu veux ? demanda le dernier homme dans Paris. L’œil rond du vautour, planté comme une bille pourpre et noire à l’angle de son bec, le fixait intensément. Je voudrais bien manger le serpent que tu portes autour de ton épaule, dit le rapace. En réalité, il n’avait pas dit serpent, mais quelque chose comme « le vif et long glisseur entre les pierres ». Non, dit le dernier homme dans Paris ; tu es bien capable de trouver toi-même tes proies. Le vautour planta son bec dans les plumes courtes de son poitrail, y fouilla un instant, à la recherche d’une probable démangeaison. Je suis fatigué, dit-il enfin, et je ne peux pas voler très haut à cause de la Nuée Grise. Il n’avait pas formulé Nuée Grise, bien entendu, mais plutôt « durcissement gélatineux de l’air », ce qui, pour ce qu’en pouvait savoir le dernier homme dans Paris, était une bonne définition du phénomène. Tu te débrouilleras très bien tout seul, coupa-t-il en reprenant son chemin le long du quai des Grands-Augustins. De l’autre côté de l’eau murmurante, le Palais de Justice dressait sa pesante masse grise sous l’étalement de la Nuée, que frôlait à l’envers le vol incessant d’oiseaux blancs. Solitaire sur la caisse offrant à l’absence de vent ses bouquins écornés, le vautour moine s’était redrapé dans sa dignité emplumée.

Il descendit par le premier escalier sur le quai non encore touché par l’autoroute rive gauche miraculeusement et à jamais interrompue. À ses pieds, la Seine roulait, pure comme du diamant. Dérangé par son approche, un alligator nain se souleva sur ses pattes courtaudes, courut étonnamment vite pendant quelques mètres, se jeta dans le courant qui l’emporta dans une gerbe d’éclaboussures. Les crocodiles étaient très farouches encore, mais le dernier homme dans Paris put suivre un moment, dans la transparence de l’eau, la forme fuselée qui ne tarda pas à se perdre vers l’aval du fleuve. À cet endroit-là, l’eau affleurait les berges, ce qui était commode pour des animaux amphibies comme les crocodiliens et les hippopotames. Des plantes aquatiques avaient commencé à se multiplier depuis l’île de la Cité grâce au ralentissement notable du courant que plus rien ne pressait, et envahissaient peu à peu les berges de la rive gauche. Les hippopotames étaient plus loin, ayant élu domicile dans le square du Vert Galant. Le dernier homme dans Paris, qui passait sous l’arche sans ombre du Pont Neuf, les regarda un instant à travers la largeur limpide du fleuve, tandis qu’ils piétinaient pesamment les pelouses avant de plonger de tout leur poids, qui était considérable, dans le lit herbeux qui se creusait sous leur masse et se reformait aussitôt. Les hippopotames bramaient de plaisir, et leur large gueule au palais boudiné mais d’un rose si délicat bâillait à n’en plus finir, dévoilant, plantées à l’extrémité de la mâchoire inférieure, les deux incisives horizontales et les deux canines triangulaires, d’apparence redoutable, et si incongrues dans une bouche d’herbivore. Les dos gris ardoise luisant d’eau ondulaient dans le lit moussant des herbes, et le dernier homme dans Paris essaya de capter des pensées éparses, mais en vain : du troupeau cisaillé d’éclaboussures ne lui parvenait, affaiblie, qu’une vague rumeur de contentement paisible et collectif. Comme la couleuvre se rappelait à lui en haussant son museau ovale jusqu’au niveau de sa bouche que vint effleurer la langue bifide qui sortait, frétillante, de la gueule pourtant fermée, le dernier homme dans Paris chercha pour elle un coin où l’eau clapotante léchait la berge herbeuse, et la déposa sur la pierre fendillée. Il y a des grenouilles par ici, dit-il ; cherche toi-même, maintenant. La couleuvre lui envoya une onde informelle de reconnaissance, infiltra son corps dans une crevasse de la pierre, disparut à sa vue. Il resta longtemps assis sur une bitte d’amarrage qui avait dû servir à des péniches emportées, coulées, désarmées, disparues de quelque manière, et l’eau transparente raclait la berge sous ses pieds nus qu’il aurait pu tremper dans l’onde rien qu’en étendant un peu la jambe.

Il croisa un buffle solitaire en traversant le Pont Royal majestueux et glacé. Le buffle hésitait au milieu de la chaussée, ses naseaux palpitant humaient les odeurs plates des vieilles pierres désertées, sa tête farouche, au front casqué par la jointure bombée des cernes, roulait de droite et de gauche tandis que ses grands yeux humides, frangés de cils longs et recourbés comme ceux d’une élégante, sondaient la perspective trouble du pont. Que cherches-tu ? lui demanda le dernier homme dans Paris. Les pensées du buffle lui parvinrent comme un flot rocheux. J’ai perdu les miens, je ne reconnais rien, je ne sens plus les traces… Paris est vaste, lui répondit l’homme, et je ne peux rien pour toi. Seul un souffle pesant, porteur d’une angoisse diffuse et butée, lui répondit. Il croisa le buffle, caressant au passage de la main gauche l’échine énorme couverte de poils rêches qui masquaient 800 kg de viande massive. Dans le froissement de l’eau, le bruit des sabots qui s’éloignaient cessa rapidement de lui être perceptible. Après avoir traversé le quai des Tuileries, où ne rôdait à perte de vue qu’un rhinocéros borné qui donnait parfois de la corne contre le tronc d’un arbre ou la calandre d’une voiture abandonnée, le dernier homme dans Paris tourna sur sa droite dans la place du Carrousel, s’enfonça à travers les pelouses en friche vers l’angle rentrant du Louvre. Arrêté frontalement par les hauts bâtiments couturés d’Histoire, le silence de l’eau s’était éteint, avait été remplacé par le silence de rien. Bien que la luminosité atone de la Nuée Grise aplatit les reliefs et les couleurs, le hideux arc de triomphe de Percier et Fontaine restait vaguement doré, et ses sculptures néo-classiques bourgeonnaient, tachées de gris sombre ; sur le dernier cheval à droite du quadrige de bronze verdi coulé par Bosio, un aigle royal était perché, qui, d’un seul battement de ses larges ailes, s’envola brusquement, monta vers la Nuée, ne devint plus qu’une croix noire qui filait sous le plafond sans tain. J’ai peur ! fit une voix intérieure tout près du dernier homme dans Paris. Il se détourna, c’était un vieux zèbre aux jambes torses qui, séparé d’un troupeau de moyenne importance qui paissait dans les pelouses, s’approchait de lui en marchant de travers. De quoi as-tu peur ? questionna l’homme ; et au moment précis où il formulait cette question, il en connut la réponse. Un lion s’avançait vers le zèbre, tassé sur lui-même, sa queue empanachée battant furieusement ses flancs. Écarte-toi, murmura sourdement le lion ; je vais tuer cet herbivore. Sa gueule s’ouvrait sur des crocs redoutables, ses yeux n’étaient plus que deux fentes d’où filtrait une flamme brun clair. Je ne veux pas être mangé… gémit le zèbre. Il s’était arrêté, mais ses pattes tremblaient, communiquant à tout son corps un frémissement de fièvre, et ses curieuses oreilles arrondies en conque étaient aplaties en arrière sur son crâne. Je ne peux pas changer la décision du lion, ni sa faim, dit le dernier homme dans Paris ; d’ailleurs tu es vieux et malade, et c’est pour cela qu’il t’a choisi. Fais taire ta peur ; je vais t’aider ; tu ne t’apercevras de rien. Il se concentra, envoya vers le zèbre une onde de calme, comme une vague fraîche d’eau écumante anesthésie une blessure ouverte. Tu ferais bien de te dépêcher, grogna le lion à son intention ; ma patience a des limites. Mais le zèbre ne tremblait plus, ses pensées chevrotantes avaient été balayées par la vague, il n’était plus qu’un bloc de viande en attente. Le lion bondit, ses griffes émoussées crissèrent sur le gravier. Ce fut très vite fait, et pendant que son mufle éclaboussé plongeait dans le flanc ouvert, le dernier homme dans Paris lui demanda s’il pouvait prélever pour lui une portion de chair, car il devait être aux alentours de midi et sa faim venait de s’éveiller. Prends ce que tu veux, mais ne me dérange pas davantage avec tes discours ! dit le lion barbouillé de sang frais. Le dernier homme dans Paris s’accroupit près de la dépouille qui tressautait sous la dent du fauve et, plongeant ses mains dans la blessure pourpre, il en détacha une côte entière où adhérait suffisamment de viande. Il mangea assis sur un banc de la place, la chair du zèbre était fade et dure mais bonne quand même, et puis il avait l’habitude.

Il traversa ensuite lentement le jardin des Tuileries sous ce ciel uniformément bouché qui laissait sans doute passer les radiations indispensables du soleil, car la végétation, autrefois souffreteuse, ne cessait de croître et d’embellir. La Nuée Grise semblait s’être concrétisée au ras des toits, mais l’impression était fausse puisqu’elle ne coupait que le troisième étage de la tour Eiffel. Ou peut-être variait-elle en altitude sans que cela fût perceptible dans son uniformité ? Il était impossible, et sans importance, de le savoir… Allongée contre le socle d’un groupe animalier sculpté par un petit maître du XIXe siècle et représentant la lutte mythique, car impossible pour raison géographique, d’une lionne et d’un rhinocéros asiatique, une lionne véritable reposait, endormie en apparence seulement, car ses oreilles pivotèrent au passage du dernier homme dans Paris, le suivant au simple bruit de ses pieds nus sur le sable gravillonné de l’allée. Les pensées de la lionne étaient confuses et ne s’adressaient qu’à la calme tiédeur du jour, aussi ne chercha-t-il pas à communiquer avec elle. Dans le bassin central où il se lava la figure et les mains du sang séché du zèbre, deux otaries pataugeaient, qui l’invitèrent à se joindre à leurs ébats. Il refusa, mais resta un moment assis sur la margelle du bassin, à les regarder jouer, à les entendre rire d’un rire presque humain. Sur un platane proche, un unau dormait, la tête en bas, broussailleux et immobile comme une souche barbue accrochée illogiquement parmi les feuilles vertes. Sous les arbres de nombreux animaux dormaient, des carnivores pour la plupart, et alors qu’il cheminait lentement entre les parterres à la française où les roses jaillissaient orgueilleusement parmi les tiges de l’herbe folle, un iguane coupa méticuleusement son chemin, magnifiquement gris de toutes les couleurs, sans plus de pensées perceptibles qu’un dragon de pierre. Ensuite il alla s’accouder à la rambarde devant le musée du Jeu de Paume, laissant son regard embrumé par cette émotion particulière que provoque toujours la beauté pure plonger dans le vaste espace de la place de la Concorde, la plus belle place de Paris et du monde peut-être, pour l’heure et définitivement débarrassée de la ronde des voitures dont les carcasses avaient été repoussées sur la voie inférieure du quai des Tuileries par les éléphants. Ainsi vide et nue autour de l’axe central de l’obélisque de Louqsor dressée comme une aiguille pointée vers la Nuée, la place de la Concorde ressemblait à nouveau aux vieilles gravures la représentant, sauf que les fiacres et les promeneurs en gibus avaient été remplacés ce jour par sept girafes musardant et un pangolin solitaire qui se hâtait en diagonale vers l’ancien ministère de la Marine.

Il retourna sur ses pas en passant par la rue de Rivoli, qu’il aimait à cause de tous ces magasins sans importance qu’elle abritait sous ses arches, et qui lui faisaient penser à des bonbonnières ouvertes sur d’intimes et charmants déballages. Un éléphant africain rencontré par hasard le suivait à distance, piétinant massivement au bord de la chaussée, tandis que lui flânait, léchant les devantures, s’arrêtant parfois devant une parfumerie où des Babel de flacons d’essences précieuses s’élevaient dans des geysers d’étoffes pourpres, parfois devant un marchand de peinture, pour apprécier narquoisement le fini d’un paysage délayé au pinceau fin par un artiste du dimanche mort depuis longtemps. Ton corps est sec, lui disait l’éléphant ; pourquoi ne vas-tu pas te baigner plus souvent ? J’aime varier les plaisirs, répondait le dernier homme dans Paris, ce qui, pour le pachyderme, se traduisait par : « j’aime faire une chose un moment, et une chose différente un autre moment ». Par exemple marcher sous ce toit de pierre et regarder les objets fragiles et inutiles qui sont entassés dans ces sombres grottes ? disait l’éléphant. Par exemple, répondait l’homme. Et comme il disait cela, il s’arrêta une nouvelle fois devant la vitrine d’un magasin de prêts-à-porter féminins à la façade de bois rose et or découpée en une série de grands ovales qui faisaient comme des hublots déformés ouvrant sur les cabines de luxe d’un transatlantique quelque peu lupanar. Le temps de la Nuée Grise étant survenu en été, la plupart des mannequins babillant en silence de leurs lèvres de plastique carminées n’étaient vêtus que de maillots de bain multicolores qui explosaient en feux d’artifice sur le fond bleu outremer des vitrines. Avec un sentiment prononcé de nostalgie, le dernier homme dans Paris détailla les formes féminines alanguies sur des chaises longues à rayures ou, au contraire, cambrées comme des joueuses de hand-ball, et ses yeux glissaient sur les cônes exagérément pointus des poitrines, sur le triangle exagérément proéminent des pubis, sur les cuisses laquées de brun solaire exagérément lisses et fuselées. Il eut envie d’entrer dans le magasin. La porte étant bloquée au verrou, il demanda à l’éléphant de l’enfoncer. Le pachyderme franchit le porche formé par deux colonnes, tangua près de l’homme qui imagina un instant que l’animal allait culbuter la frêle barrière de verre de son large front lisse où poussaient quelques gros poils clairsemés. Mais l’éléphant se contenta d’appuyer sa patte aux ongles de granit contre la porte qui éclata comme une bombe, lançant dans toutes les directions de longs poignards de verre scintillants qui ricochèrent en chantant sur le trottoir. Veux-tu que j’ouvre autre chose ? proposa l’éléphant en sondant l’homme de son œil gauche cloué comme un bouton luisant dans le carton gris de sa tempe. Je te remercie, mais c’est parfait ainsi, dit le dernier homme dans Paris, portant un index mouillé de salive à sa joue qu’une écharde de verre avait entaillée légèrement dans sa trajectoire. Je te laisse, alors ; je vais me baigner, souffla l’éléphant. Il se dégagea à reculons de la cage des arcades, remonta la rue de Rivoli en ondulant comme une montagne de boue plissée en cadence par un séisme souterrain, tandis que sa trompe et ses oreilles se balançaient dans la houle que sa démarche chaloupée communiquait à son corps. Mais le dernier homme dans Paris ne s’occupait plus de lui, il humait l’odeur de poussière, de peinture, de cire, de bois, qui flottait délicieusement dans la densité sourde de la boutique octogonale longtemps fermée. Il palpa, dans des tiroirs qu’il ouvrait en tirant leur poignée délicate de laiton ouvragé et doré, des pulls fins et soyeux couleur pastel, il frôlait de la main, au bas de mannequins à la peau bleu foncé ou argent, aux immenses yeux de paon faisant la roue, des robes pailletées de diamants, il enveloppait de la paume, par-dessus la fine pelure d’un soutien-gorge de bain, la dure courbe d’un sein de plastique. La nuit vint, lente et insidieuse à cause du plafond roidi de la Nuée, et comme l’électricité ne fonctionnait plus l’intérieur du magasin bleu se fondit doucement dans une vague d’ombre qui s’épaississait. Alors que le dernier homme dans Paris jetait un ultime regard sur ces lieux enchanteurs qu’il allait devoir quitter, on frappa au carreau dans son dos. TocTocToc ! Il sourit en lui-même avant de se retourner, car cela lui rappelait une vieille histoire d’avant. Contre l’une des vitrines, à l’extérieur, agrippé à l’ovale de bois par ses fortes serres, un corbeau l’observait de profil d’un œil sans indulgence. Il avait toqué à la vitre avec son bec qui était aussi noir que son plumage et non pas jaune comme on le représentait autrefois dans les bandes dessinées – ce sont les merles qui ont le bec jaune – et maintenant il attendait, peut-être une question, peut-être une salutation, peut-être un fromage. Que veux-tu ? dit le dernier homme dans Paris. Il écouta intensément avec les oreilles de son esprit mais le cerveau du corbeau était un bloc sans faille, muré, d’où ne parvenait même pas le moindre grésillement. Les corbeaux étaient de ces très rares animaux, avec les chats et peut-être les dauphins, à refuser le dialogue intelligible, comme s’ils avaient délibérément ignoré qu’était venu le temps de la Nuée Grise, ou qu’au contraire ils eussent pensé que celui de l’homme était terminé et qu’il était inutile de dialoguer à cerveau ouvert avec son dernier représentant. C’était naturellement un point de vue réaliste, et le dernier homme dans Paris l’acceptait sans amertume. Il lui sembla cependant déceler dans l’œil du corbeau muet une lueur ironique qui n’était pas entièrement inamicale, et cela le soulagea. Puis le corbeau battit des ailes et s’envola dans la pénombre extérieure. Troublé malgré tout, le dernier homme dans Paris s’abîma dans la contemplation de sa silhouette filiforme qui se détachait à peine dans l’eau trouble d’un grand miroir ovale. Noyé dans ce liquide sirupeux et sans couleur, il n’existait qu’à peine ; la cause de cet effacement partiel lui parut surtout tenir à sa chemise et à son pantalon de couleur terne. Il les arracha, choisit sur un mannequin violet une robe courte d’un jaune violent qu’il enfila. Son image dans le miroir était maintenant plus affirmée : la robe jaune lui allait bien, lui donnait, grâce à sa barbe en éventail, un air antique, barbare. Il quitta la boutique à longues enjambées souples, en prenant bien garde à ne pas s’entailler les pieds sur les éclats de verre, et alors qu’il remontait à son tour la rue de Rivoli vers la Cité, des oiseaux rouges et verts vinrent voleter autour de lui, l’ayant pris sans doute pour une immense fleur mouvante dont le crépuscule n’avait pas encore fermé la corolle.

Malgré l’absence d’électricité, de la lune et des étoiles, la nuit n’était jamais tout à fait noire à cause de la Nuée qui, compacte et mate pendant la journée, reluisait sourdement aux heures nocturnes d’une sorte de phosphorescence sans couleur, trop pâle pour projeter des ombres, mais qui n’en répandait pas moins sur Paris un voile translucide de lumière sourde. Il revint vers le Quartier Latin en longeant la rue de Rivoli, tourna vers la droite au Châtelet. Il n’avait fait jusque-là aucune rencontre digne d’être signalée mais, en traversant le Pont au Change, un rhinocéros unicorne, attiré probablement par le papillonnement de sa robe jaune, le chargea dans le tonnerre roulant de ses sabots, avant de freiner brusquement, à deux mètres de lui, l’ayant reconnu au dernier moment. De vagues regrets crissèrent sous son crâne cuirassé, mais la bête au corps couvert de plaques de blindage évoquant un char d’assaut de la vieille guerre de 14 faisait à peine volte-face qu’elle avait déjà oublié. Les grilles du Palais de Justice dont l’absurde dorure résistait encore reluisaient doucement dans la pâle nuit sans teinte. Des feulements épars signalaient, à l’abri de rues furtives, la chasse de carnivores gros et petits, mais le dernier homme dans Paris se retrouva entre les parois resserrées de la rue de la Huchette sans avoir assisté à un de ces drames nécessaires qui lui étaient devenus coutumiers et qu’il essayait, chaque fois que cela lui était possible, de rendre rapide et sans douleur pour la victime. Sorti d’une bouche d’égout, un python réticulé traversa la rue devant lui, magnifique dans sa gaine luisante à rectangles noirs habillés de jaune. Le reptile, sans tourner vers lui sa tête triangulaire coulant comme une vague solide au ras du sol, lança une seule pensée qui signifiait : « je chasse je chasse les petites bêtes des profondeurs ». Puis il s’enfila sans bruit dans un soupirail au grillage arraché. Le dernier homme dans Paris pénétra dans la petite épicerie habituelle, grecque, ou turque, ou arménienne, prit sur les étagères déjà notablement dégarnies deux boîtes dont il vérifia l’étiquette dehors, à l’imprécise lueur de la Nuée, avant de les ouvrir avec un ouvre-boîte pris et reposé derrière la caisse. Mais il préféra manger tranquille assis sur l’herbe drue du square Viviani, adossé à la paroi rugueuse de l’église de Saint-Jules-le-Pauvre, dans le bruissement de la Seine retrouvée. Il avait fini les asperges en conserve et attaquait l’ananas lorsqu’une grande roussette vint se suspendre au-dessus de sa tête à la branche d’un buisson bas. Les grandes ailes de cuir noir se replièrent comme un parapluie qu’on ferme, dont les baleines auraient été en réalité des doigts incroyablement longs et grêles, et le chyroptère tourna sa tête rousse au museau de renard et aux grandes dents carnassières vers l’homme qui mangeait. Tu m’en donnes un morceau ? siffla la voix-pensée aiguë comme une épingle. Le dernier homme dans Paris tendit à la grande roussette une rondelle d’ananas, que l’animal volant saisit entre ses pouces crochus et noirs et la base de la première phalange des index entoilés, avant de refermer dessus ses mâchoires étroites. Il mâchouilla un instant mais recracha la tranche de fruit à peine entamée. Ce n’est pas très bon, couina la roussette ; je pensais que c’était de la banane. Je suis désolé, c’est tout ce que j’ai, s’excusa le dernier homme dans Paris. Ça ne fait rien, dit la roussette, c’était juste pour goûter. Elle resta un moment encore suspendue à sa branche, sa tête fine tournée vers le dernier homme dans Paris, ses clairs yeux mobiles surveillant tous ses gestes avec une curiosité enfantine, tandis que les cornets de ses oreilles enregistraient les bruits multiples de la nuit. Enfin elle s’envola, ses ailes mammifères brassant lourdement et péniblement l’air tiède qui l’absorba dans ses profondeurs mystérieuses. Le dernier homme dans Paris l’avait déjà perdue de vue lorsqu’il entendit son appel, trois cris à la limite de l’audible, prolongés par des ultrasons qui le traversèrent comme une décharge de chevrotines d’argent.

Pour dormir, son endroit préféré était l’herbe douce et les vallonnements nains du jardin du musée de Cluny, dont la grille côté Boulevard Saint-Germain avait été couchée par cinq éléphants manœuvrant à sa demande. Alors qu’il franchissait les barreaux étalés et tordus, trois loups couleur de nuit grise passaient sur le Boulevard, remontant vers Saint-Michel, et leurs voix, quand ils le saluèrent, résonnèrent en parfait synchronisme. Le dernier homme dans Paris s’allongea entre deux bosses de terrain, comme s’il se fût couché dans la vallée de deux seins gigantesques recouverts d’une douce toison verte. Près de lui, la base tronquée d’une colonne romane montait une garde impassible. À la verticale de son visage, découpant les toits du Boulevard qui, ainsi, paraissaient sans épaisseur à la manière d’un décor expressionniste, la surface pailletée de la Nuée reposait, dolente, saupoudrant le monde d’une clarté d’étoiles ensablées. Des rues avoisinantes, de tout le quartier, de toute la ville, des murmures montaient, parfois des cris, des rires, des exclamations de joie ou de peur, toute une symphonie de gosiers, de gueules et de becs et de mâchoires, qui témoignait de la vie battante et saignante qui se développait alentour, monstrueusement, merveilleusement. Le dernier homme dans Paris avait déjà fermé les yeux quand une forme souple et nerveuse se coula près de lui, sans plus de bruit que la patte du vent sur l’eau dormante. Je te dérange ? gronda une voix douce de toute sa puissance contenue. Non, tu peux dormir auprès de moi. Il passa un bras sur une encolure tiède, une longue queue giflait l’air contre ses jambes, une gueule qui sentait le sang frais était ouverte près de son visage, et au fond d’une face plus noire que les nuits d’avant, deux prunelles à la phosphorescence verte le fixaient sans ciller. Il blottit son corps contre le flanc de la panthère noire, infiltra sa tête entre les pattes de devant dont une, griffes rentrées, passait par-dessus son épaule. Le poitrail de la panthère était d’une douceur de laine et l’odeur qui lui montait aux narines était une odeur de vie chaude, de chair palpitante et rugissante. Il se serra davantage contre la bête frémissante et un peu plus tard ils firent l’amour ensemble. Un peu plus tard encore il s’endormait pour de bon, quand il s’éveilla la panthère était partie, et la matinée silencieuse qui s’était levée annonçait un jour qui ressemblerait comme un frère à celui qui venait de s’écouler, un jour placé sous le signe de la Nuée Grise et des aventures étranges du dernier homme dans Paris.