La tigresse de Malaisie

Le sang coula entre ses cuisses alors qu’elle ne s’y attendait plus. Elle était en route, elle marchait d’un pas rapide à travers un champ en pente qui, plus bas, rejoignait la route de Castelnau-de-Montmiral : petite silhouette sombre dans le monde désert.

Elle sentit le sang couler contre sa cuisse, sous son Lewis, une rigole tiède. Elle s’arrêta. Elle laissa tomber son bâton, elle se débarrassa de son sac à dos, qui chut dans l’herbe au milieu d’un envol de sauterelles aux ailes roses ou bleues, des sauterelles d’automne, déjà. Elle défit la ceinture du Lewis, le baissa sur ses cuisses brunes, maigres, nerveuses. Ses mains tremblaient, elle fit glisser son slip jusqu’au Lewis. L’entrejambe du slip était taché, rouge sombre, l’intérieur de sa cuisse droite était marbré d’une griffure de sang sombre. Elle enfonça l’index et le majeur de sa main droite entre les lèvres humides de son sexe, elle fouilla, elle s’écartela à l’intérieur, elle remonta sa main vers la lumière. Ses doigts étaient rouges, elle les porta à sa bouche, elle les lécha, elle enfonça ses doigts dans sa bouche, elle but à ses doigts le goût salé et âcre de son sang.

C’est revenu ! murmura-t-elle d’un ton sifflant, c’est revenu. Elle remit sa main entre ses cuisses, elle dressa sa main aux doigts vermeils vers le ciel intensément bleu et lumineux de septembre. C’est revenu ! cria-t-elle au monde désert. Merci, merci… rit-elle face au monde désert. Elle : une petite silhouette sombre plantée dans un champ en pente, au milieu du mois de septembre, au milieu d’un monde désert.

Elle appuya sur la détente, la crosse lui cogna l’épaule, la détonation l’assourdit, comme d’habitude. Le lapin, dix mètres plus loin, avait boulé sous la décharge de plombs qui avait aussi fauché une tête d’aneth odorant et deux plants d’armoise. Il bougeait encore quand elle le ramassa, son pelage brun et blanc taché de rouge. Elle l’acheva en lui brisant les vertèbres cervicales d’une manchette assurée de sa main maigre, brune, nerveuse. Elle était maigre, brune, nerveuse des pieds à la tête, et sa tête portait une rude crinière de cheveux noirs où les fils blancs se comptaient maintenant par centaines. Le soir était doux, annonçant une nuit pareille. Elle s’occupa du lapin, l’écorcha, le vida. Elle en eut les mains pleines de sang, elle sourit. Elle prépara le foyer, fit rôtir le lapin à la broche, avec trois bâtons : deux jours de bonne viande saine, de la force, des muscles, du sang, du sang.

À Gaillac elle fouilla toutes les pharmacies, mais elle ne trouva pas ce qu’elle cherchait. Les pharmacies avaient été fouillées, répertoriées, dévalisées depuis bien longtemps, on avait emporté tout ce qui pouvait être utile, des vitamines aux shampooings, des antigrippes à la morphine, tout. Ce qui n’avait pas été emporté avait pourri. Mais on ne savait jamais : elle chercha et ne trouva rien. Les quatre pharmacies de Gaillac n’étaient plus que des cavernes au toit effondré au seuil desquelles le serpent vert d’Esculape, en tube autrefois fluorescent, se mêlait à d’autres serpents, végétaux, le lierre, l’ampélopsis, toutes ces plantes grimpantes, creusantes, insinuantes, qui avaient surgi dans les villes pour en combler les vides.

Elle aurait voulu trouver des inducteurs d’ovulation, comme le Clomid ou l’Ondogyne, et plusieurs autres produits que lui avait indiqués l’année précédente, avant de mourir de son occlusion intestinale, le vieux docteur Florentin. Mais elle ne trouva rien, bien sûr. Rien ni personne : Gaillac était vide comme elle avait trouvé vides Vaour, et Montricoux, et Sepfonds, et Caussade, et bien d’autres villages, bourgs, hameaux traversés au pas de l’été finissant, au pas de l’automne en germe. Gaillac était vide, mais une colonie de rats avait fait du CASINO son refuge. Les rats circulaient entre les travées, comme s’ils avaient voulu singer le parcours labyrinthique de leurs frères de laboratoire d’autrefois.

Elle se méfiait des rats, qui n’attaquaient jamais un être humain éveillé mais pouvaient venir vous mordre pendant le sommeil, et provoquer des infections. Elle s’éloigna du CASINO, son bâton sonnait sur les plaques de goudron écaillées qui apparaissaient encore entre le plantain des rues. Un rat presque roux la suivit pendant cent mètres au moins, quand elle se retourna pour lui jeter une pierre le rat ne broncha pas, il restait dressé au milieu de la rue sur ses pattes postérieures, il la regardait de ses yeux orangés, il se grattait le museau, un geste si familier, avec une de ses pattes de devant aux doigts presque humains. Elle laissa tomber sa pierre sans la jeter.

Elle dormit dans la nuit chaude au sommet du clocher d’une église romane, et le vent nocturne la réveilla, qui avait ébranlé l’unique cloche restée suspendue à son câble effiloché. La cloche était entièrement vert-de-grisée, et la lueur de la lune décroissante la peignait d’une laque pâle friable et bleutée. De son observatoire haut perché, elle passa un long moment à observer le monde enseveli dans la nuit, mais aucune lumière ne pointillait l’obscurité, aucune lumière, nulle part dans la nuit.

Avant de se coucher, elle avait fini le lapin.

Elle se baignait en bordure du Dadou, en aval de Briatexte. L’eau était tiède mais le courant relativement rapide. Elle s’aspergeait, elle voyait l’ombre des poissons filer entre ses jambes. Ses règles avaient cessé la veille. Elles avaient duré trois jours, presque trois jours et demi. Elles n’avaient pas été bien abondantes, mais c’étaient des règles, ses règles, revenues. Avant ça elles avaient cessé pendant quatre mois pleins. Elle avait pensé qu’elle ne saignerait plus, qu’elle n’aurait plus d’ovulation, que c’était fini, fini. Mais ce n’était pas fini, elle était encore une femme, et elle baignait son corps brun, maigre, nerveux dans l’eau bleue qui glissait autour de son bas-ventre où les poils touffus et raides de son pubis retenaient des gouttes brillantes.

Des mouettes et des corneilles survolaient la rivière, y piquaient pour pêcher des alevins, se posaient en groupes jacassants mais distincts sur des bancs de sable. D’autres se perchaient sur la cabine d’un camion militaire enfoncé dans la vase jusqu’au capot.

L’air était plus vif que l’eau, quand elle sortit de la rivière elle se frotta vigoureusement avec le gant qu’elle s’était fabriqué, de la toile forte bourrée de débris de vinyle. Après elle s’habilla, son Lewis en velours noir rapiécé et son T-shirt à rayures bleu sombre et rouges, et elle s’étendit dans l’herbe face au soleil de l’après-midi. De temps en temps elle se grattait le coude ou la nuque quand une fourmi la mordait, ou un autre insecte. Au sud des petits nuages se formaient, comme si le ciel s’était mis à peler écaille par écaille. Il allait peut-être pleuvoir dans la nuit, ou demain.

Elle était étendue dans l’herbe, et ses orteils jouaient avec des brins d’herbe. Elle était bien.

La pluie battait le toit de tuiles en bon état, le feu jetait des ombres dansantes dans la pièce au sol en tommettes qui avait été une cuisine, il y avait encore un fourneau de fonte, très vieux, qui ne fonctionnait plus à cause de quelque chose qui bouchait la cheminée, elle avait essayé. Alors elle s’était bornée à faire un feu à un bout de la pièce, sous une des fenêtres, et les gouttes de pluie qui rentraient faisaient grésiller la braise. Elle avait tué un autre lapin dans la journée, elle manquait terriblement de provisions, il y avait longtemps qu’elle n’avait pas trouvé de réserve en chemin, elle savait qu’elle devait économiser ses cartouches, il lui en restait seulement seize, et se procurer des cartouches était de plus en plus aléatoire, comme pour tout.

Dans la maison abandonnée depuis longtemps elle n’avait rien trouvé à manger. Elle avait sorti son agenda, où elle notait tout de son crayon taillé avec une vieille lame de rasoir, et y avait consigné la venue de ses règles. Elle avait écrit, de son écriture ronde et appliquée : Règles !!, avec deux points d’exclamation, à la date du 18 septembre. À la date du 21 septembre, l’avant-veille, elle avait marqué : Fin des règles. Elle avait entouré les dates du premier et 2 octobre, elle avait écrit en face : Ovulation ?, d’abord avec un point d’interrogation, et puis elle avait barré le point d’interrogation.

Elle restait là, dans la lueur du feu qui baissait, à regarder les dates. Au bout d’un moment, sous le mot Ovulation, elle avait ajouté, en majuscules, FÉCONDATION.

Elle alla regarnir le feu, qui monta, avec le bruit du grésillement, et le vent du nord rabattit les flammes vers elle et la fumée dans la pièce. Elle sortit de son sac à dos les sachets en plastique où elle conservait les herbes médicinales qu’elle cueillait une bonne partie de l’année. Les plantes sèches craquaient sous ses doigts à travers le plastique. Il lui restait du fenouil, mais le fenouil n’était pas un problème, quelques feuilles d’aubépine et des épines de cyprès, mais elle n’avait pas de géranium, qui possède dit-on un fort principe œstrogène, ni d’angélique.

Elle avait tendu dehors sa bâche en plastique entre quatre pierres. Elle alla y puiser de l’eau dans sa petite casserole cabossée, au cul noirci, et la fit bouillir. Elle commença par une tisane de fenouil, au goût sucré et amer à la fois, et termina par une décoction franchement amère du reste de l’aubépine. Tout ça était bon pour faire venir les règles. Il faudrait qu’elle en boive le plus possible, le plus possible. Peut-être pourrait-elle trouver encore de l’angélique, qui possède les mêmes propriétés.

Ensuite elle croqua deux oignons, des oignons elle en avait toujours dans son sac, et de l’ail. La pluie tombait, elle était assise devant le feu, elle fixait le feu sans le voir, quelque part dans la maison ça trottinait, des souris ou des mulots, sûrement.

Elle s’était adossée à un marronnier solitaire au sommet d’un mamelon. Il faisait beau et chaud à nouveau. Elle regardait vers le sud-est le paysage légèrement vallonné, orange et vert, avec le Tarn qui scintillait de place en place entre les bosquets. Elle avait quitté son T-shirt rayé, elle se palpait les seins, elle les palpait et les caressait, deux sacs de peau trop plats, trop plats, avec seulement ce bourrelet de chair au-dessus des côtes, et puis les aréoles bien dessinées, larges, marron foncé, et la pointe qui durcissait quand elle la prenait entre le pouce et l’index et la faisait rouler entre ses doigts.

Quand elle serait enceinte, est-ce qu’il pourrait venir encore du lait dans ces sacs trop plats ? Il faudrait qu’elle prenne de l’anis, du cumin, et encore du fenouil, pour faire monter le lait.

Elle avait mangé à midi des pommes et des noix, beaucoup, elle était alourdie, somnolente, elle avait soif. Elle but de l’eau de sa gourde, après elle urina de l’autre côté du tronc, et retourna s’asseoir en quittant complètement son Lewis. Elle prit son émetteur-récepteur Sony à ondes courtes et manipula un moment le curseur en avant, en arrière, comme elle l’avait fait si souvent déjà. L’antenne était dressée vers le ciel, mais seul un faible brouillard de parasites venait du récepteur. Les piles étaient presque usées, même si elle avait pu capter un appel de quelqu’un, elle n’aurait sans doute pas pu comprendre clairement le message.

Elle lança aussi un appel sur F.S.U., mais personne n’y répondit, personne. L’émission ne dépassait sûrement pas son champ visuel, et puis il n’y avait personne pour l’entendre, personne, personne. Les piles étaient presque complètement usées, elles ne valaient plus rien. Et où trouver des piles, maintenant ? Celles-là, elle les avait échangées contre dix cartouches, six mois plus tôt, avec la dernière personne qu’elle eût rencontrée, Simone Bolivar. Dix cartouches, c’était beaucoup. Elle avait fait durer les piles le plus qu’elle avait pu. Maintenant elles étaient mortes. Le poste grésillait toujours, mais de plus en plus faiblement.

Elle le laissait grésiller. Et puis le grésillement des sauterelles, des dernières cigales de l’été, de tous les autres insectes grésillants fut bientôt plus fort que celui du poste. Il s’éteignit tout à fait. Le poste pesait lourd dans son sac à dos.

Plus tard elle se rhabilla et descendit la butte. Elle marcha vers le Tarn, son ombre sautillait à sa gauche dans les herbes hautes. Elle trouverait bien un pont pour passer. Dans un jour, ou deux si elle flânait, elle serait à Albi. C’était une grande ville.

Le Sony était resté sous le marronnier.

Elle resta à Albi jusqu’au 6 octobre. Le 6 octobre, c’était la fin de sa période fertile, calculée Ogino. Elle n’avait rencontré personne à Albi, juste des traces d’occupation relativement récentes dans les ruines d’une salle de spectacle, les cendres d’un feu, des boîtes de conserve vides, des fèces séchées, ces choses-là.

Mais il n’y avait pas de message. En général, les groupes itinérants laissaient toujours des messages. Mais ceux qui étaient passés à Albi un mois, ou combien de mois auparavant, n’avaient pas laissé de message.

À Albi elle fouilla encore les pharmacies mais elle ne trouva rien de ce qu’elle cherchait. Elle découvrit quand même une réserve, qui avait été fléchée. La réserve se trouvait au premier étage de la Mairie, dans ce qui avait été le salon de réception. La réserve ne contenait pas grand-chose d’intéressant à part des vêtements d’hiver, et naturellement des boîtes de conserve. Il y avait beaucoup de viande de porc, et quelques bocaux d’asperges. Ceux qui étaient passés avant elle avaient pris le plus intéressant, sûrement, le veau, les épinards, les carottes. Elle vécut sur la réserve toute la semaine qu’elle passa à Albi. Quand elle partit, elle mit dans son sac le plus qu’elle put emporter. Mais il n’y avait ni piles ni cartouches. Elle aurait bien voulu laisser quelque chose, mais elle ne sut pas quoi. Elle ne laissa rien.

Elle quitta Albi le 6 octobre au matin, il avait plu deux fois pendant son séjour, mais ce jour-là il faisait à nouveau très beau, et chaud, une chaleur lourde et presque malsaine, sous son T-shirt des rigoles de sueur dégoulinaient de ses aisselles jusqu’à sa taille.

Elle marcha vers le sud, Réalmont, Castres, en suivant la N 118. Elle ne rencontra personne, et ne trouva aucun message. Mais elle n’en laissait pas non plus, en se disant qu’elle avait peut-être tort.

Parfois elle chantait en marchant. Dans le jardin d’ mon père, Les lilas sont fleuris, Les lilas sont fleuris… La caille la tourterelle viennent y faire leur nid, Et ma jolie colombe qui chante jour et nuit. Après, elle ne se rappelait plus les paroles. Alors elle répétait dix fois, vingt fois : Et ma jolie colombe, qui chante jour et nuit, Et ma jolie colombe, qui chante jour et nuit.

La suite de la chanson, c’est : Qui chante pour les filles qui n’ont pas de mari, mais elle ne s’en souvenait pas, pas du tout.

Vers le milieu de la journée elle tua une poule faisane. Elle usa deux cartouches, elle avait manqué la poule faisane au premier coup. Le volatile avait crié drôlement quand il avait été touché. Elle dit : Il faudra que je me décide à fabriquer un arc.

Ses règles revinrent le 13 octobre, donc vingt-six jours après le début des précédentes. Elle avait toujours eu un cycle à peu près régulier, mais court, vingt-cinq à vingt-six jours.

C’était normal, ça revenait comme avant. Ses quatre mois sans être réglée n’avaient été qu’un accident, la fatigue, la chaleur lourde de l’été, une perturbation quelconque, rien de plus.

Maintenant elle se faisait tous les jours ses tisanes.

Les règles vinrent comme la fois précédente, alors qu’elle marchait. Comme la fois précédente elle mit la main dans son sexe, ses doigts au plus profond de son ventre, et regarda le sang sombre briller au soleil sur ses doigts. Elle avait été réglée tard, vers treize ans, ou un peu plus, et on lui avait toujours dit qu’une femme réglée tard risquait une ménopause précoce. Mais elle n’avait que quarante-neuf ans, quarante-neuf !

Elle repartit en chantant : Un kilomètre à pied, ça use, ça use… un kilomètre à pied, ça use les souliers… Elle riait en chantant ça.

Un renard la suivit un moment, à une dizaine de mètres derrière elle. Il avait surgi du bois, il n’avait pas peur d’elle. C’était un jeune renard, un renard du printemps. Il n’avait pas peur d’elle, ce qui voulait dire qu’il n’avait encore jamais rencontré d’être humain.

Elle avait vu de loin les corbeaux et les corneilles qui tournoyaient en grappes au-dessus de la ferme fortifiée. Elle se faufila entre les deux lourds battants de bois peints en ocre rouge. Elle traversa la cour, les corbeaux et les corneilles, beaux, noirs, assurés, s’agglutinaient devant la porte ouverte du bâtiment principal. Des images lui revinrent d’un film vu toute petite à la télévision, avant le cataclysme.

Les oiseaux se dérangèrent à peine lorsqu’elle franchit leur masse jacassante. Elle pénétra dans la cuisine, qui empestait la mort. Elle appuya son bâton de route contre un mur, elle laissa glisser à terre son sac à dos. Elle mit devant son nez un mouchoir toujours parfumé avec des grains de lavande. La cuisine était fraîche, en ordre. Il y avait en son centre une grande table allongée recouverte d’une toile plastique orange. Une carafe d’eau à moitié pleine était posée sur la table, et une corbeille, avec un demi-pain. Elle toucha la mie, elle était sèche, mais pas vraiment dure. Il y avait aussi dans la cuisine un buffet, une cuisinière laquée blanche, une horloge dont le balancier était immobile, les aiguilles arrêtées à midi vingt, ou minuit vingt.

Mais ce n’était pas dans la cuisine que se trouvait la mort puante. Elle se trouvait dans la chambre en face, passé un couloir avec des photos aux murs, des photos d’enfants qui riaient et d’adultes nus, des torses bronzés, des seins orgueilleux, des cheveux au vent. Mais pourquoi avez-vous fait ça ? Dans la chambre aux murs nets et chaulés, l’homme et la femme étaient couchés sur le lit, un grand lit à montants en bois ciré, ils étaient habillés, robe, pantalon, chemise, mais ce n’étaient plus vraiment un homme et une femme, c’étaient de hideux cadavres qui puaient (toutes ces mouches, toutes ces mouches !), des cadavres qui saignaient, les orbites rouges, la bouche rouge et ricanante. Les corbeaux étaient entrés par la fenêtre ouverte. Il y en avait trois sur l’appui de la fenêtre, qui se dandinaient d’une patte sur l’autre, j’ose, je n’ose pas, parfois ils battaient des ailes, un bruit doux de papier sec.

Il était impossible de savoir l’âge de l’homme et de la femme étendus.

Au premier il y avait deux enfants dans une chambre, deux filles, peut-être dix et douze ans, sur le même lit, robe bleue, robe rose. Elles semblaient dormir : ici les fenêtres étaient fermées, les corbeaux n’avaient pas pu entrer. Mais il y avait les mouches, et ça puait. Pourquoi avez-vous fait ça ? Est-ce que vous êtes devenus fous ?

Elle aperçut encore une femme âgée dans une autre chambre, et elle ne voulut rien voir d’autre. Elle ne voulait pas savoir s’il y en avait d’autres, elle n’avait pas vu de message, elle ne saurait jamais pourquoi ils avaient fait ça. Elle redescendit l’escalier en courant, elle franchit en courant le seuil, dans un envol noir, elle se plia en deux au milieu de la cour, elle vomit.

Elle ne retourna pas à l’intérieur de la ferme, mais elle resta quand même trois jours aux environs, à cause des vaches. Il y en avait trois dans l’étable, elles meuglaient, elle les avait bien sûr entendues tout de suite. Elles avaient mal, leurs pis étaient gonflés, il n’y avait plus personne pour les traire. Elle le fit, et pendant ces trois jours elle but beaucoup de lait, ça faisait toujours du calcium. Ce qu’elle ne buvait pas elle le versait dans des seaux. Mais quand elle s’aperçut que les mouches s’y mettaient, elle reversa le lait dans le ruisseau qui coulait derrière la ferme.

Au bout de trois jours elle en eut assez et s’en alla. Elle en avait assez des vaches, assez de cette ferme, assez de cette mort toute proche, absurde. Pourquoi vous avez fait ça ? Déjà que nous sommes si peu…

Elle décida d’aller vers l’est, pour remonter vers le Larzac. C’était un lieu symbolique, un lieu où beaucoup de survivants s’étaient rassemblés jadis, après le cataclysme, comme attirés par un tropisme convergent. Elle trouva en chemin une autre réserve, c’était un tumulus dressé en pierres plates qui recouvraient un grand coffre métallique, sans doute une cantine militaire. Elle eut du mal à retirer les pierres et à ouvrir le coffre.

Dans le coffre elle trouva une lettre tapée à la machine, écrite par celui qui avait aménagé la réserve. Elle commença à lire. Toi, le survivant qui frappera à ce tabernacle, écoute-moi. Je suis un Homme comme toi, un miraculé de l’apocalypse tranquille et silencieux qui nous a frappés. Pourquoi ai-je survécu ? Pourquoi as-tu survécu, toi qui me lis ? N’ayons pas peur d’être un brin fatalistes. Le déterminisme qui nous

Elle n’alla pas plus loin, elle replia la lettre, qui faisait six pages, et la rangea dans un coin de la cantine. Elle prit un peu de nourriture, surtout des boîtes de thon et de sardines industrielles, une rareté, un délice. Il y avait aussi des piles et elle regretta le Sony, mais c’était trop tard. Il y avait aussi des cartouches, mais c’était du 22, elle ne pouvait rien en faire avec son Manurhin. Elle referma le coffre et replaça les pierres par-dessus.

Elle marcha encore quatre jours avant de rencontrer Jean-Christophe Vermelat.

Essaye… Essaye encore une fois… Tu ne peux vraiment pas ? Il faut que ça soit d’abord dans ta tête, et après ça descend dans ton corps, essaye !

Le membre du vieux restait flasque entre ses doigts, une petite chose grise et rabougrie, molle, désespérément molle. Écoute, je vais te laisser te reposer. On essayera encore ce soir, tu veux bien ? Le vieux ricanait, il ouvrait grande sa bouche d’ombre où ne restait qu’une dent sur deux, en créneaux. Il avait le crâne bosselé et une incroyable barbe blanche, emmêlée, drue, qui lui descendait jusqu’à l’estomac. Il disait : J’suis plus bon à rien, ma bonne dame, j’ suis plus bon à rien de c’ côté-là… Il la regardait faire, il restait les jambes étendues en équerre sur son lit aux draps sales, sa petite chose molle disparaissait dans les poils gris de son pubis. Elle s’activait, sa main lui faisait mal, mais il n’y avait rien à faire. La petite chose restait inerte, inerte. Tu ne sens rien quand je te fais ça ? Il ricanait. Il se laissait faire mais ne pouvait rien faire. Elle le caressait, le caressait, le caressait. Une chanson lui revenait, encore une de ces chansons qu’elle chantait petite fille, avec ses copines, en pouffant de rire : Jésus-Christ a une quiquette, Pas plus grosse qu’une allumette, Elle lui sert pour faire pipi, C’est la quiquette à Jésus-Christ.

Elle avait trouvé Jean-Christophe Vermelat près d’une maison isolée du côté de Ceihles-et-Rocozels. Il relevait ses nasses, jetées dans la retenue d’eau d’Arvène. Le lac était bleu-vert sous le ciel profond du soir. Des dizaines de poissons frétillaient en mourant dans les mailles ruisselantes. Un homme. Un homme, enfin. Elle était restée à le regarder, longtemps, sans oser une parole, sans oser un geste, tout à son travail il ne l’avait pas vue ni entendue approcher. Et puis il s’était retourné, un baquet plein de poissons dans les bras. C’était un homme, oui, mais comme il était vieux ! Quel âge as-tu ? Je crois bien que je vais sur mes soixante-dix-huit. Ou alors mes soixante-dix-neuf. Je sais plus, tiens !

Bien vieux, oui ! Mais peut-être serait-il encore capable de… Elle pensa à Victor-Hugo. Mais Jean-Christophe était sale, il sentait mauvais, elle pouvait voir les croûtes de crasse sur sa nuque crevassée comme la peau d’un volcan, et sur ses avants-bras maigres et poilus. Quand même, elle avait essayé dès le premier soir. Mais entre ses mains d’abord patientes, puis nerveuses, puis lasses, le sexe de Jean-Christophe, ne réagissait pas. Cette petite chose qui ne voulait pas, qui ne pouvait pas se redresser !

Il ricanait. Tu vois bien que j’suis plus bon à rien ! Elle lui demandait : Ça fait combien de temps que… que tu ne l’as pas fait ? Essaye de te rappeler. Il commençait à compter sur ses doigts. Est-ce que c’était des mois ? Mais non, sûrement des années. Il commençait à compter et puis il abandonnait, haussait les épaules, ricanait.

La première nuit elle n’arriva pas à dormir. Elle l’écoutait ronfler, une chouette ululait dans un arbre proche. Jean-Christophe vivait avec trois chats, une femelle tigrée, Poussette, et deux mâles, un noir, un noir et blanc, Pompon et Valise. Ils dormaient sur le lit entre eux deux, elle les caressait pensivement, à tour de rôle.

C’était le 25 octobre. C’était en plein pendant la « bonne période ». Le matin même, elle avait cru sentir quelque chose dans son ventre. L’ovulation. Que pouvait-elle faire, pour que Jean-Christophe y arrive ? Elle passa en revue, dans sa tête, les plantes aphrodisiaques qu’elle connaissait, et les remèdes contre l’impuissance : l’anis vert, la cannelle, le genévrier, le gingembre, la menthe poivrée, l’oignon bien sûr, le thym, le céleri, la roquette… Que pourrait-elle encore trouver, en cette saison ? Peut-être de la menthe et de la roquette.

Le lendemain elle parvint à lui faire prendre un bain dans un bac de bois, à midi, en plein soleil, dehors, elle avait fait chauffer des pleins seaux d’eau, elle l’avait déshabillé de force, elle le frotta avec une brosse à étriller les chevaux, après sa peau était toute rose, une peau de vieux bébé. Elle lui découvrit aussi des poux, heureusement elle avait de la poudre, dont elle aspergea sa barbe, son torse et son pubis.

Après elle essaya encore de lui donner de la vigueur, elle détestait les termes comme branler, ou bander, elle essaya encore, dans la bonne chaleur d’après le bain, près de la cheminée où le feu flambait toujours. Elle essaya encore, même avec sa bouche, bien que ce fût une chose qu’elle n’avait jamais aimé faire.

Mais sa petite machine ne voulait pas fonctionner, elle ne pouvait plus fonctionner.

Elle ne trouva pas les plantes espérées, alors elle lui fit des massages, elle tenta de stimuler son énergie sexuelle selon la technique du shiatsu, en pressant du bout de ses doigts les points qu’elle connaissait, au-dessus des chevilles, derrière l’épaule, sous le pouce, au creux de l’aine.

Et vint un temps où elle cessa d’essayer. La « bonne période » était passée depuis longtemps, elle n’avait rien pu obtenir. Elle resta quand même deux semaines chez Jean-Christophe. C’était un vieux fou, mais il était drôle. Chez lui, il y avait un fouillis invraisemblable de vieilles choses, des vélos, des harnachements pour chevaux, des outils, de multiples appareils électroniques entassés, hors d’usage, soudés par la rouille. Il avait aussi des rangées de bocaux où des tas de bestioles, salamandres, grenouilles, crapauds, orvets, serpents, lézards, mulots, taupes, flottaient en apesanteur dans l’alcool. Elle crut à des collections, jusqu’au jour où elle vit Jean-Christophe manger une couleuvre en la découpant méticuleusement dans son assiette, en petites rondelles, comme il l’aurait fait d’un chipolata.

C’était un vieux fou. Il n’avait pas pu lui servir pour ce qu’elle voulait, mais elle ne regretta pas son séjour chez lui.

Un matin elle partit, elle avait passé un gros pull marron troué, elle installa son sac à dos sur ses épaules, elle avait chaussé ses Pataugas, elle prit son bâton de route. Alignés sur la murette devant la maison, Poussette, Pompon et Valise la regardaient. Elle partit. Mais c’était une saison chanceuse : quinze jours plus tard, elle trouva Jeanne.

Elle vécut chez Jeanne quatre mois, de décembre à mars, tout l’hiver. Jeanne habitait une maison confortable, une ancienne bergerie, sur le plateau, au-dessus de Millau. Elle avait vu briller derrière les fenêtres la lueur rouge des bougies, alors qu’elle marchait dans la mince couche de neige précoce, durcie par les vents, que ses pieds faisaient craquer : petite silhouette sombre entre le blanc et le gris.

Jeanne l’avait longuement serrée contre sa forte poitrine, mais il leur avait fallu des jours pour qu’elles commencent à se parler autrement que par monosyllabes. Chez Jeanne ça sentait la pomme, il y en avait plein le grenier. Il y avait aussi des châtaignes, qu’elles faisaient griller le soir dans la cheminée, en se brûlant les doigts. Le seul problème, c’était l’eau. Il fallait aller la chercher à deux kilomètres, une source, un ancien abreuvoir. Au plus fort de l’hiver elles devaient casser la glace. La chienne de Jeanne, Plombière, un Briard de huit ans, grattait la neige, et au-dessus d’elles les corbeaux griffaient le ciel bouché.

Jeanne n’avait vu personne depuis un an, même le plateau se vidait. Elle tricotait des vestes, des jambières, des gilets, toutes sortes de vêtements, de toutes les couleurs, en faisant elle-même sa laine avec la tonte des moutons à demi sauvages, en faisant elle-même ses teintures de plantes, l’aigremoine pour le jaune d’or, la rose trémière pour le bleu, l’anthyllis vulnéraire pour le rouge, le roseau pour le brun, l’arroche pour le vert olive, toutes les couleurs. Jeanne au printemps parcourait des dizaines et des dizaines de kilomètres pour trouver les essences qu’elle cherchait. Mais l’hiver était une bonne saison pour préparer les teintures, avec l’alun, le bismuth, la potasse, l’étain trop rare. Il y eut donc de grands chaudrons d’eau qui bouillaient, et la vapeur acide qui les faisait tousser, et cette bonne chaleur, cette sueur au cœur de l’hiver sur leur poitrine nue, et les éclats de rire.

Jeanne et elle avaient vite fait l’amour, la troisième nuit, ou la quatrième. Elle se donnait pour le plaisir de Jeanne, bien qu’elle n’en reçût pas en partage. Les femmes, et Jeanne n’était pas la première, n’avaient jamais pu éveiller son plaisir, ni même véritablement son désir. Souvent avec les hommes, elle n’éprouvait rien non plus, ou trop rarement. Jeanne continuait pour son propre plaisir à caresser et à embrasser le buisson noir de son sexe, et elle, pour le plaisir de Jeanne, caressait et embrassait le sexe ouvert de sa compagne, les lèvres comme des coquillages, et ce goût un peu acide, et les fils fins, et bouclés, et blond-roux, de son pubis renflé. Jeanne prenait vite son plaisir, elle criait, elle criait. Parfois elle se masturbait devant elle, son index remuant vite à la pointe de son ventre, et elle criait plus fort encore.

Qu’est-ce que j’aime ça ! disait Jeanne. Et elle riait. Elles riaient toutes les deux, Jeanne avait 40 ans, elle était grande et forte, elle avait de beaux seins bien pleins, des hanches larges, la taille fine, le ventre plat, des cuisses longues. Ses cheveux étaient roux, tout bouclés, elle avait des taches de rousseur sur tout le corps.

Elle prétendait se trouver bien de vivre seule, même si elle était heureuse maintenant d’avoir une compagnie, une compagne. Tu aurais peut-être mieux aimé un homme ? Le rire de Jeanne comme seule réponse.

Elle se décida un jour de parler à Jeanne de la vieillesse qui venait, de la ménopause proche, de la stérilité. Elle parla de l’enfant qu’elle voulait avoir, avant qu’il soit trop tard, avant que ses ovaires soient secs. Elle parla de ses deux fausses couches, plusieurs années auparavant, quand Éric était encore vivant. Elle expliqua que cet enfant, elle ne le voulait pas tant pour elle mais pour le monde, pour demain : un enfant à mettre au monde. Elle dit l’écoute de son corps qui la trahissait, qui durcissait, vieille sève, vieille écorce, et pourtant elle n’avait que quarante-neuf ans. Elle parla de sa quête d’un homme, n’importe quel homme, pourvu qu’il puisse lui faire un enfant.

Jeanne écoutait, sa main enfouie dans les poils longs de l’encolure de Plombière. Mais elle ne fit pas de commentaire, elle rit seulement, haut et fort, quand elle raconta l’épisode du vieux.

Jeanne avait des règles bien rouges et abondantes, elle les lui enviait, elle enviait ce sang vigoureux et tiède qu’il lui arriva de goûter entre ses cuisses. Tu ne veux pas d’enfants, toi ?

Jeanne riait.

Plusieurs fois des loups vinrent rôder autour de la maison, une harde d’une douzaine de bêtes, avec des petits qui se roulaient dans la neige, juste devant les fenêtres. Plombière avait peur, elle geignait, réfugiée sous la table. Les loups venaient très près, les deux femmes pouvaient voir, à travers les carreaux, la lumière des bougies danser dans leurs prunelles vertes. Un soir elles tirèrent dehors la carcasse d’un mouton. C’était un de ceux qu’avant l’hiver Jeanne avait abattus, avait débités et salés. Les loups reniflèrent la carcasse, chipotèrent sans manger véritablement, ils devaient préférer les proies vivantes. Ils venaient surtout autour de la maison par curiosité.

Nous sommes une curiosité, maintenant, dit Jeanne un jour.

Elles se séparèrent en mars, le 26. Ses règles étaient revenues à peu près régulièrement pendant tout l’hiver, mais de moins en moins abondantes. Il fallait qu’elle se dépêche.

Jeanne lui avait donné dix cartouches et du sel. Nous ne nous reverrons sans doute pas. Mais si, répondit Jeanne en riant.

Les deux hypothèses étaient possibles.

En avril, le 3 exactement, elle trouva le message sur la porte d’une maison en bon état d’un hameau près de Saint-Alban. À côté de la maison, deux éoliennes tournaient en grinçant. Punaisé sur la porte, le message avait été écrit à l’encre de Chine sur du carton fort protégé par un plastique. Il disait : Tous les autres sont morts, je n’ai pas envie de rester seul ici, je m’en vais. Je vais descendre vers le sud, je compte passer par Le Caylar, Lodève, Clermont-l’Hérault, Gignac, Montpellier. Après, je ne sais pas. Si je trouve quelqu’un quelque part, je m’arrêterai si on veut bien de moi. Si quelqu’un lit ces mots et désire me suivre, qu’il le fasse. Je laisserai une piste.

C’était signé Pierre, et il y avait une date : 11 mars.

Elle ne prit même pas le temps d’explorer le hameau. C’était signé Pierre, c’était un homme, il était peut-être encore jeune et en bonne santé. Elle remonta le sac sur ses épaules, il lui faisait un peu mal, elle rebroussa chemin pour rejoindre la N 9, sous un ciel moutonneux qui promettait des pluies. Il faisait presque froid, elle portait un gros pull mauve et jaune, un bonnet bordeaux, des jambières roses et bleu pâle enfilées par-dessus ses Lewis. Pour aller plus vite, pour ne pas perdre de temps, elle suivait les routes où de vieilles autos rouillées s’enfonçaient dans le sol, elle traversa Le Caylar et Lodève, elle trouva d’autres messages : Je suis resté un jour (ou : deux jours) ici, il n’y a personne, je continue. Pierre.

Parfois des orages grondants déchiraient le ciel et cognaient entre les montagnes. Elle devait alors se réfugier dans des ruines rencontrées. Un jour elle dut abattre un chien qui l’avait mordue à la cheville, mais sans gravité. Elle n’osa pas manger sa chair„ bien que certains le fissent.

Elle marchait, elle imaginait Pierre un jour comme ci, un jour comme ça, mais elle avait quand même à l’esprit un homme jeune, un homme jeune qui lui faisait un bel enfant pour la suite du monde.

Seulement Pierre restait loin, elle avait beau marcher vite et s’arrêter le moins possible elle ne gagnait guère sur lui, les messages en étaient témoins.

La date où ses règles auraient dû venir passa. Elle eut un jour de retard, puis deux, et trois, et quatre, et une semaine. Elle perdait du temps à récolter des végétaux pour ses tisanes, elle se faisait de l’écorce de cyprès, de l’aubépine, de l’écorce de noisetier. Mais ses règles ne revenaient pas, et cela fit deux semaines.

Le 7 mai, elle le nota sur son carnet, elle vit le pendu. C’était quelques dizaines de kilomètres seulement avant Montpellier. Le pendu s’était choisi un bel arbre : un chêne. Le chêne était couronné de corbeaux qui faisaient de loin comme de la cendre voletante au-dessus d’un arbre en feu. De loin elle comprit, elle se dit : C’est Pierre ! Il lui sembla que son cœur s’arrêtait de battre, ou alors battait si fort qu’elle s’attendit qu’il fasse éclater ses côtes.

Elle s’approcha à petits pas, en s’appuyant pesamment sur son bâton à chaque pas. Et elle se disait : Mais non, ce n’est pas Pierre, c’est impossible, il n’aurait pas fait ça, il ne M’aurait pas fait ça.

Quand elle fut sous l’arbre exactement, le nez à un mètre des pieds du pendu, elle rit tout haut de soulagement. Le pendu était un vieux débris, une chose qui était là depuis des mois sûrement, un concept abstrait qui ne pouvait plus provoquer la frayeur qu’entraîne la vision de la viande encore saignante, comme dans la ferme fortifiée. Le pendu était une chose noire que la pluie et les oiseaux avaient ravinée, que le vent avait asséchée, et qui continuait néanmoins de se balancer, nord-sud, nord-sud, poussée peut-être, quand elle menaçait de s’immobiliser tout à fait, par un bec farceur.

Elle souriait sous le pendu, grandes dents jaunes mais saines dans son visage brun où les rides étaient belles comme les craquelures discrètes d’une peinture à l’huile, un Rembrandt. Des références lui revinrent, François Villon, Jacques Callot.

Elle pensa à la Mandragore, fruit de la semence des pendus. Elle pensa à la semence vivante de Pierre vivant. Son bâton s’enfonçant avec assurance dans l’herbe humide, elle reprit son chemin d’espérance.

Elle erra longtemps dans Montpellier tourmenté, où les chats, les chiens et les rats se partageaient des quartiers aux frontières bien délimitées. Elle resta six jours à Montpellier. Pour se défendre des chiens et des rats, elle dut brûler sept précieuses cartouches, elle n’avait toujours pas trouvé l’occasion de se fabriquer un arc.

L’espérance fit long feu dans son corps indocile. La date de ses règles de mai passa comme était passée celle d’avril. Il n’y avait pas une goutte de sang entre ses cuisses, pas une goutte, dix fois par jour elle regardait l’entrejambe de son slip mais il n’y avait rien, toujours rien, pas la moindre petite tache.

Elle chercha pendant cinq jours, méticuleusement, un signe de Pierre. Elle le découvrit le sixième, il avait écrit : Je ne trouve toujours personne. Je prends la route de Nîmes. Ses messages devenaient laconiques. Celui-là datait de onze jours seulement. Elle ragea : elle était passé dix fois devant la pancarte sans la voir, la porte sur laquelle elle avait été fixée s’était détachée de ses gonds rouillés, le vent sans doute, et était tombée sur la mauvaise face.

Le soir où elle trouva le message, elle était fatiguée. Elle décida de ne partir que le lendemain. Mais le lendemain il plut, et la pluie la retarda. Il n’y avait que soixante kilomètres entre Montpellier et Nîmes, elle aurait pu les faire en moins de deux jours, surtout en empruntant l’autoroute, aisée à la marche à pied grâce à sa grande résistance à l’invasion végétale.

Elle en mit trois.

À Nîmes, elle ne trouva aucun message de Pierre, aucune trace de son passage dans la ville, qu’un grand incendie avait dévorée en partie une dizaine d’années auparavant. Mais comme elle ne voulait pas refaire l’erreur de Montpellier, elle quadrilla la cité, regardant toutes les portes, tous les volets, devant, derrière, mais il n’y avait pas de message.

Elle resta douze jours à Nîmes, et il n’y avait pas de message. Heureusement elle avait découvert une réserve fléchée, bien en vue au départ de la route d’Arles. La réserve était pompeusement baptisée CHAPELLE DE SURVIE, peint à la peinture rouge sur les quatre faces du cube de pierres. Mais c’était peut-être de l’humour.

Elle vécut sur la réserve, il y avait de nombreuses sortes de conserves artisanales, des épinards, des tomates, des figues, des fraises, et même des asperges. La réserve était intacte, personne n’y avait touché depuis qu’elle avait été aménagée. Elle était la première. Pierre n’y avait pas touché. Il ne l’avait peut-être pas vue, ou alors il n’avait eu besoin de rien. Mais il était peu probable qu’il fût allé vers Arles.

Le treizième jour, elle prit donc le chemin d’Avignon.

Elle resta trois jours seulement en Avignon car elle put parler à une vieille femme à moitié folle, ou plus qu’à moitié, qui habitait le Palais des Papes. Elle était la seule habitante de la ville, à la fois Reine et Papesse.

La vieille folle n’avait vu personne, personne depuis longtemps, elle n’avait pas vu passer un jeune homme venant de l’ouest. Elle n’avait pas vu Pierre.

Pierre n’était pas passé par Avignon.

Elle retourna sur ses pas, elle revint vers Nîmes, et de là descendit vers Arles. Il n’y avait pas de message à Arles. Il n’y avait personne à Arles. Elle traversa Nîmes une fois encore, remontant vers Alès.

Cheminant ainsi elle allait vers l’été, et elle abandonna ses laines pour retrouver sa silhouette sombre et mince, le T-shirt rayé, les Lewis noirs. La date de ses règles du début juin passa. Elle n’eut pas de règles. La date de ses règles de fin juin passa, elle n’eut pas de règles non plus.

Elle finit par revenir à Montpellier. C’est à Montpellier qu’elle avait trouvé le message de Pierre, son message ultime.

Où était-il allé ? Où était passé Pierre ? Il est passé par ici, Il repassera par là… C’était une autre de ces chansons qu’elle chantait autrefois. La chanson parlait d’un furet, le furet du Bois-Mesdames. Elle avait une signification cachée, le furet n’était pas celui qu’on croyait, ni le bois des dames.

Où était Pierre ? Le furet fuyait la dame obstinée, il n’était nulle part, sa trace s’était interrompue ici, ici à Montpellier, elle avait été effacée, c’est comme s’il avait été bu par le printemps, comme s’il s’était fondu dans le monde, comme s’il n’avait jamais existé, jamais.

Et juin devint juillet, qui devint août.

Elle allait maintenant vers l’est, vers Aix-en-Provence. Le 15 août elle s’arrêta en bordure de l’étang de Berre. Elle suivit longtemps des yeux les mouettes piaillantes qui ne s’arrêtaient pas de tourner, qui ne s’arrêtaient pas de tourner.

Le soleil tapait fort, elle eut un étourdissement. Elle tomba le nez dans la caillasse, au bord de l’étang de Berre, évanouie, ou endormie. Quand elle sortit du noir elle avait très mal à la tête.

Elle put pêcher, et mangea des poissons grillés, comme chez le vieux Jean-Christophe. Dans une réserve elle avait trouvé des allumettes soufrées, qu’on pouvait gratter partout.

Elle n’avait rencontré personne depuis la folle d’Avignon. Aucune des réserves où elle avait puisé récemment ne semblaient avoir été touchées depuis longtemps. Où était passé Pierre ? Où étaient-ils tous passés ?

Elle se souvenait, autrefois, quand elle était jeune, après le cataclysme, on rencontrait encore des gens, presque une personne par jour, ou une famille, ou un groupe, ou une communauté. Où étaient-ils passés ?

Elle ne les avait pas vus partir. Ils disparaissaient, un beau jour ils n’étaient plus là. Un beau jour, mais ce n’était pas un « beau » jour, il n’y avait plus personne. On se retrouvait seul au monde. Seul au monde. Elle tourna un long moment ces trois mots si banals dans sa tête. Une autre banalité lui vint, avec la force d’une évidence : Il faudra bien se résoudre à mourir seul.

La nuit, des étoiles filantes rayèrent le ciel. Elle fit des vœux.

Le lendemain matin, quand elle se déculotta pour uriner, elle vit la petite tache rouge sombre sur l’empiècement de son slip. Ça y est, ça y est, ça y est ! dit-elle, chantonna-t-elle, cria-t-elle.

C’était une toute petite tache, une tache presque noire, comme une tache d’encre. De ses doigts tendus et fébriles elle explora son vagin, mais ses doigts ressortirent secs de son vagin. Où était le sang ?

Elle attendit deux jours près de l’étang, elle ne voulait pas se fatiguer, elle buvait tisane sur tisane, de la sauge, du fenouil, de la sauge, du fenouil. Elle pissait tout le temps. Mais il n’y eut pas d’autres gouttes de sang.

Elle se massa le ventre aux points de fertilité, de ses doigts bruns et secs elle massa son ventre brun et sec. Mais le sang ne vint pas, son ventre était sec à l’intérieur comme à l’extérieur.

Alors elle reprit son chemin de nulle part.

En partant elle dit tout haut : Cette fois, je crois que j’ai donné.

Avant Aix, elle rencontra la tombe de la petite fille. La tombe se trouvait au milieu d’un champ. De loin, elle avait cru à un épouvantail : les vêtements déchirés, blanchis par le soleil et la pluie, la robe qui flottait, qui avait dû être rose, le chapeau de paille crevé par les corneilles, avec les rubans, le collant mauve, les sandalettes.

Mais ce n’était pas un épouvantail, c’était une tombe, sous les vêtements attachés au fil de fer à un piquet il y avait une dalle de ciment et, gravés dans le ciment, ces mots en Romaines maladroites :

ICI EST MORTE ET A ÉTÉ ENTERRÉE
CAMILLE
MA FILLE CHÉRIE, QUI AVAIT ONZE ANS

Elle avait vu d’innombrables fois les charniers hâtivement comblés au bulldozer où avaient été jetés les morts des premiers temps du cataclysme. Elle n’avait jamais pleuré.

Mais là, devant cette tombe isolée, elle pleura longtemps, et ses sanglots lui labourèrent violemment ce point, sous le diaphragme, où naissent toutes les douleurs.

Plus tard, à Aix-en-Provence, en fouillant dans une librairie aux rayons encore chargés mais où les rats avaient taillé dans l’épaisseur des livres, elle trouva le calendrier avec la photo du tigre.

Elle l’emporta dehors et regarda le tigre, magnifiquement rayé, jaune et or, avec les canines qui dépassaient de sa gueule entrouverte. La légende était : TIGRE DE MALAISIE.

Elle se souvint alors de ce que lui avait raconté son oncle Robert Lefort, quand elle n’était encore qu’une petite fille. Il ne reste presque plus de tigres en Malaisie, lui avait dit son oncle. Ils ont été tellement pourchassés par les contrebandiers qu’il ne doit en rester que quelques dizaines. Et le territoire qu’ils ont à parcourir est tellement vaste qu’aujourd’hui, un tigre de Malaisie n’a presque aucune chance de rencontrer au cours de sa vie un autre animal de sa race. Tu vois, les tigres vont s’éteindre, non pas tellement parce qu’on va tuer les derniers d’entre eux, mais parce quun mâle et une femelle nont pratiquement aucune chance de se croiser dans le temps de leur vie respective, et quainsi il ne pourra pas naître de nouveaux bébés tigres.

Elle se souvenait. Elle avait peut-être sept ou huit ans, à l’époque. Mais elle se souvenait qu’elle avait pleuré et pleuré longtemps dans son petit lit, avant de pouvoir s’endormir, en pensant aux tigres et aux tigresses qui ne pourraient jamais se rencontrer, et qui ne pourraient jamais faire de bébés tigres.

Est-ce qu’aujourd’hui il restait encore des tigres en Malaisie, là-bas, à l’autre bout du monde ? Peut-être. Ou peut-être pas.

Le soir tombait derrière les toits de la place du Palais. Elle tenait toujours le calendrier, elle regardait toujours la photo du tigre de Malaisie. Ce n’était peut-être pas un tigre, c’était peut-être une tigresse, une tigresse qui était morte seule dans sa jungle, seule et sans descendance, parce qu’elle n’avait jamais pu rencontrer un mâle de son espèce.

Quelle sorte de hurlement avait poussé la vieille tigresse, quand elle avait compris qu’elle allait mourir seule, qu’elle n’aurait jamais de bébés tigres ? Quelle sorte de hurlement de désespoir ?

Seule dans le soir, seule face au ciel vide, seule dans la ville silencieuse, seule dans le monde désert, Marie sut quelle sorte de hurlement la tigresse avait poussé : le même que celui qui sortait en ce moment de ses lèvres.