La nuit des bêtes

L’alerte atomique fut donnée à cinq heures de l’après-midi. À sept heures, Antoine, Bastien et Clo délivrèrent les bêtes du zoo.

C’était par une belle journée de septembre, chaude et longue. Septembre est le mois le plus beau de l’année, celui aussi où se déclarent les guerres. Un quart d’heure après que l’alerte eut sonné et que les habitants de la ville eurent reçu confirmation de la chose par la radio et les annonces vociférées depuis les voitures à haut-parleurs qui sillonnaient la cité, il n’y avait plus personne dans les immeubles, plus personne dans les rues, plus personne nulle part. Tout le monde avait gagné les abris – les riches leur abri individuel, construit à prix d’or sous leur villa d’après les annonces des journaux et qui ne servaient à rien, les autres les quelques abris collectifs creusés par la municipalité socialiste prévoyante et qui ne servaient à rien non plus, ou les caves des maisons, ce qui n’était ni mieux ni pire mais pouvait au moins laisser présager un trépas rapide. Quant au Maire et ses proches, au Commissaire du Gouvernement et son cabinet, aux officiers supérieurs et aux grands industriels nationalisés ou non, ils avaient plongé dans leurs abris officiels, où ils avaient une chance de s’en sortir.

Antoine n’avait pas gagné l’abri de l’hôpital Nord où il passait des tests. Il avait même dû boxer légèrement une infirmière qui avait cherché à l’y entraîner, avant de sortir par la porte principale dans son pyjama de coton noir qui allait bien avec ses cheveux longs et blonds, puis de partir par les rues silencieuses, le nez au vent, la plante de ses pieds nus se ressentant bien de la tiédeur du bitume.

Antoine était parti de l’hôpital parce qu’il savait bien qu’il n’avait rien à gagner à y rester. Il savait que les tests qu’il passait avaient pour but de déceler s’il avait ou non un cancer, et il savait mieux encore que le cancer était là, à l’endroit le plus secret, le plus honteux de son corps fragile et pâle, quelque part entre ses testicules et son anus, et que rien ne pourrait l’en déloger.

Antoine avait passé son bac en juin. Il avait fait l’amour trois ou quatre fois, à la sauvette, avec des partenaires tendres et insouciantes. Il avait 18 ans. Il rencontra Bastien à l’angle de la rue Aristide-Vergès et de l’avenue Paul-Doumer, des noms qui ne disaient rien ni à l’un ni à l’autre. Ils se saluèrent d’un même sourire, teinté chez Bastien d’un peu de cynisme satisfait.

— Je suis content, dit Bastien, de voir que dans cette putain de ville il y en a au moins un autre qui n’a pas joué les taupes…

Mais à peine eut-il sorti cette phrase longue et molle qu’il prit conscience de son inutilité ; Bastien était un phraseur et en souffrait, sans savoir se corriger. Il gagnait sa vie en tapant sur un piano dans une boîte et en donnant des leçons du même instrument ; il s’était fait refuser quelques romans ratés et venait de rompre avec sa vingtième maîtresse, ou la cinquantième, il arrive un moment où l’on ne compte plus. Mais rien de tout cela n’avait véritablement un rapport avec le fait que lui non plus ne fût pas descendu aux abris : il était simplement curieux d’observer, une première et une dernière fois, ce fameux éclair qu’on dit plus brillant que mille soleils gonfler à la verticale de la ville par ce bel après-midi de septembre. À part ça il était aussi brun qu’Antoine était blond et portait derrière la nuque ses cheveux aussi longs, bien qu’un début de calvitie commençât à lui arrondir le front. Bastien avait 36 ans, exactement le double d’âge qu’Antoine, mais on ne l’aurait pas dit.

Ils allaient bien ensemble et parlèrent peu, ce qui en est une preuve, en descendant vers le centre l’avenue Paul-Doumer dont les acacias bruissaient dans la brise. Ils trouvèrent Clotilde, qui voulait qu’on l’appelât Clo, devant le bassin de la place Léon-Blum, un baptême de fraîche date dont, cette fois, ils connaissaient le Saint. Clo jetait des miettes de pain aux trois cygnes goulus qui plongeaient leur cou dans l’eau et le ressortaient lisse et sec, d’où son étonnement fasciné. Clo était mince et brune, avec une frange. Elle avait 9 ans, et observa de ses yeux noirs et sérieux, où l’on ne devinait guère les émotions, les deux hommes qui approchaient d’une démarche pareillement chaloupée, penchant l’un vers l’autre à chaque pas. Elle les trouva beaux et sympathiques et pensa un instant que c’étaient des pédés. Quand Bastien s’agenouilla devant elle pour lui demander ce qu’elle faisait là, elle répondit, en souriant à Antoine resté debout, que ça se voyait.

— D’accord, dit Bastien. Mais ce que je voulais dire c’est : pourquoi n’es-tu pas avec tes parents ?

— Mes parents sont cons, fit Clo. À cette évocation, un pli fugitif naquit entre ses sourcils, ses yeux se firent plus sérieux que jamais.

La réponse plut à Antoine et à Bastien, qui s’en contentèrent. Antoine souleva la petite fille par les aisselles, à hauteur de son visage d’ange fatigué. Tu veux venir te balader avec nous ? Clo réfléchit, ou fit semblant, hocha le menton et répondit qu’elle voulait bien. Et ce n’est qu’une fois reposée à terre, Antoine se fatiguait vite, qu’elle leur apprit son nom, qui était Clotilde, mais il fallait dire Clo. Ensuite ils marchèrent dans des rues vides et chaudes, des ombres violettes s’allongeaient à leurs pieds sur la pâte des trottoirs beurrés par le soleil couchant, les deux garçons tenaient chacun Clo par une main, le silence qui avait saisi la ville était d’une densité sidérale, les sirènes, qui fonctionnent au fuel, un détail qu’en général on ignore, avaient épuisé leur combustible et s’étaient tues depuis longtemps.

— Je mangerais bien une glace, lança Clo alors qu’ils longeaient une pâtisserie devant laquelle un appareil réfrigérant avait été tiré. Une pancarte promettait quinze parfums de sorbet, ce qui était beaucoup pour Clo, qui hésita ; tandis que Bastien musardait dans l’antre, Antoine lui servit avec sûreté un cornet à deux boules, menthe fraîche et verveine, qu’elle aima pareil, mais surtout la verveine. Antoine et Bastien mangeaient des sablés, des gâteaux à la noix de coco, des trucs à la frangipane molle, que le plus vieux avait pillé dans le magasin. Personne n’avait jamais vécu fin du monde si agréable, d’autant que le monde ne se décidait pas à finir et que les missiles tardaient, mais Bastien avait tendance à ne pas le regretter. Lorsque Clo proposa d’aller au zoo, ses deux compagnons trouvèrent l’idée excellente et, à plusieurs centaines de mètres de l’endroit, ils entendaient déjà les rugissements des fauves qui avaient faim, l’heure d’être nourris étant passée.

— Ils ont faim, dit Clo. Il faudra leur donner à manger.

— Mais quoi ? s’exclamèrent ensemble les deux garçons.

— Il n’y a qu’à ouvrir les cages, ils se débrouilleront, affirma Clo, qui avait encore les doigts tout collants de la glace fondue, et se les léchait.

L’idée n’était pas mauvaise non plus. Antoine et Bastien se la renvoyèrent de l’œil, puis le second partit à la recherche des clés tandis que l’autre s’asseyait sur un banc, à côté de l’enclos aux antilopes que Clo, à travers les losanges du grillage, tentait d’atteindre de la main mais en vain. Antoine se sentait las, une lourdeur familière tirait vers la terre le centre de gravité de son corps, pourtant intact en apparence avec le muscle du mollet qui gonflait à la moindre sollicitation, les doigts fins qui ployaient dans l’air, la bouche aux belles lèvres pleines qui savaient sourire sans effort. Le soleil grouillait derrière une haie comme un essaim d’insectes dorés autour d’une sculpture en mâchefer, Bastien revenait chargé de trousseaux cliquetants qu’il faisait tourner au bout de son bras. La lourdeur se fit légère, Clo battit une fois des mains, sautilla sur place. Chic ! gloussa-t-elle. Bastien l’embrassa, imité par Antoine.

Le zoo comportait beaucoup de cages, beaucoup d’enclos, et les clés étaient anonymes. Ils tâtonnèrent avec patience et, peu à peu, tout s’ouvrit au nez, au groin, au museau, au mufle, à la barbe des animaux. Les premiers à se voir offrir une liberté accueillie avec paresse et circonspection furent les zèbres, il était donc sept heures, comme il a été annoncé au début de cette histoire vraie. Les zèbres furent suivis par les orignaux, dont le galop dans l’allée centrale sembla une charge de cinéma où il n’aurait manqué que les clairons. Puis ce fut le tour des éléphants, ces rochers qui marchent, dont l’œil malin faisait penser à une escarboucle incrustée dans leur tempe par une fronde, et ensuite les dromadaires aux longs cils de fille, les bisons et leur capuchon mité, le rhinocéros solitaire qui se planta devant le miroir déformant de l’aire aux enfants et ne voulut pas quitter l’observation butée de son image qui gondolait, et encore les rapaces aux ailes rognées, qui ne savaient plus voler, et les crocodiles, vives machines de bronze, et le couple de fourmiliers aux échines de chats.

— Tu crois qu’on doit vraiment ? douta Bastien devant la première cage d’acier du périmètre caverneux des fauves, aux odeurs âcres et fortes.

Pour seule réponse Antoine fit jouer le pêne du portail du tigre, qui glissait sur le ciment à pattes de velours, ses rayures derrière les barreaux donnant à sa déambulation l’allure saccadée d’une projection stroboscopique. Distant, l’animal passa devant les trois humains sans leur accorder un regard ; Clo en fut trop saisie pour oser une caresse, mais rit lorsque le tigre envoya un jet d’urine contre un conteneur à papiers en plastique orange, pour marquer l’orée de son nouveau territoire.

Les ours bruns escaladèrent leurs gradins de pierre ponce en se poussant museau contre cul, ocelots et lynx se chamaillèrent avec une certaine mesquinerie et la panthère noire, dernière bête à être libérée car elle ne faisait qu’une tache sombre dans sa cage, fondit dans les recoins comme une coulée d’encre de Chine sur du velours de même nuance.

Le zoo était vide, à peine un martèlement de sabots, un claquement de crocs témoignaient encore de la présence proche des pensionnaires en goguette. Il avait bien fallu deux heures à l’entreprise, en conséquence la nuit avait épaissi au-dessus des arbres où crépitaient de vieilles étoiles, encore qu’à leur niveau les grosses lampes-ballons au sodium se fussent automatiquement éclairées, telles des planètes à la combustion douce naissant du fouillis mouvant de l’hydrogène obscur des nuées.

Comme au sortir d’un combat, même de ceux qu’on remporte, les trois artisans de la libération animale se sentaient désemparés et vacants : dans ces lieux désormais morts où ils avaient œuvré pour la vie, le vent de l’esprit d’enthousiasme ne soufflait plus, les contingences revenaient : la lourdeur sinistre au bas des entrailles d’Antoine, l’ennui dans les yeux de Clo, et ce cynisme douillet au plus profond de Bastien, à qui il reprenait envie de se masturber, ce qu’il faisait deux fois par jour dans ses périodes sans maîtresse, à qui pourtant il ne faisait l’amour que deux fois par semaine.

— J’ai faim ! affirma Clo.

C’était au moins un besoin que tous partageaient. Ils repartirent vers le centre ville, suivis par un lent marsupial, celui dont les écailles en losange, couleur cuivre roux, n’ont pu être sculptées que par la main de Dieu, ou de dieu, ou de quelque autre divinité de hasard et de nécessité.

Sur leur route dans la ville multicolore de lumières inutiles, ils marchèrent sur un semis de gouttelettes parmes, sang d’herbivore peut-être éraflé par une griffe ou touché par une patte trop empressée, ils virent les girafes brouter l’envers des platanes, un python réticulé enroulé autour du fût d’un réverbère, un lion s’ébattre avec une poignée de lionnes au milieu d’un parking, ils entendirent au loin le bruissement énorme que faisaient les hyppos en plongeant dans la rivière depuis la voie sur la berge et la course éperdue d’un ongulé sur le pavé des vieux quartiers. Les bêtes prenaient possession de la ville.

À la terrasse d’un restaurant chic ils s’assirent autour d’une table ronde et blanche où le couvert était mis ; un singe, orang-outang ou chimpanzé, ils ne savaient pas bien, mangeait des bananes prises dans une coupe avec un classicisme rassurant. Personne ne se souvenait avoir délivré des anthropoïdes, ou même en avoir vu : cette présence affairée et goguenarde parut aux deux hommes un signe annonçant les temps nouveaux.

Mais il ne faut pas trop se fier aux signes (ni aux singes, qui en sont l’anagramme ironique). Clo, déjà en colère d’avoir égaré le pangolin, avalé par un soupirail, avait répété « j’ai faim, merde ! », et poussé par cette mauvaise humeur, Bastien s’était décidé à faire une expédition jusqu’aux cuisines. C’est là qu’il rencontra, émergeant d’une trappe située sous la table à débitage, un homme chauve, rouge et suant, qui lui tendit à bout d’œil un regard enceint d’une gigantesque interrogation. C’était le Chef qui, lassé, montait aux nouvelles, cagoule rabattue, masque en berne, goldorak dégrafé.

— Alors, quoi… dites… il ne s’est rien passé ?

Bastien sourit en réponse, mais le coin droit de sa bouche faisait un angle plus aigu que le gauche, preuve de la montée d’une amertume qui ne cesserait dès lors d’enfler : avec l’apparition du gros homme rougeaud, l’ordre ancien se remettait en place, premier quart de tour de roue du rouleau compresseur qui allait tout aplatir, tout : la folie, le rêve, l’espoir.

La suite est facile à deviner, mais moins à écrire, ce pourquoi je m’en abstiendrai en partie. Mais des culs-de-basse-fosse, des caves, des bunkers, les hommes, les femmes, les enfants, les militaires et les gens de police remontèrent avec prudence, reniflant de leur museau de rat l’atmosphère miraculeusement vierge des poussières radioactives attendues. Ils y mirent toute la nuit, mais ils le firent : ils reprirent possession du monde, un monde intact que leur peur alliée à un quelconque écho fou sur les écrans des radars avait, un temps trop court, vidé.

De cela, donc, je ne dirai rien, et rien non plus sur les coups de feu épars qui ponctuèrent la nuit entre les éclats de rire, les musiques d’orphéon, les pétards, les Marseillaises hurlées et les actions de grâce ânonnées – ces coups de feu vengeurs qui réduisirent la nuit des bêtes à une nuit sans bête, en vertu de la loi non écrite selon laquelle hommes et animaux ne peuvent pas exister ensemble, ou seulement les uns comme chasseurs et les autres comme chassés, les uns comme vivants et les autres comme victimes.

Je ne dirai rien non plus de l’après d’Antoine, dont le sort est sans doute de mourir dans l’année, de son cancer, à l’hôpital Nord qu’il devra regagner avec l’aube, et rien de Clotilde, qui préférait qu’on l’appelât Clo, et qui ira retrouver ses parents, qui ne sont pas forcément cons mais sont en tout cas des parents.

Certes je pourrais en dire plus sur Bastien, sur cette aube lavée qu’il traversa dans un songe, sur la manière dont il pleura longtemps, agenouillé devant le corps mitraillé d’un guépard, animal en voie de disparition, à l’angle de la rue Jean-Moulin et du boulevard Sébastien-Bottin. Mais justement je m’appelle Bastien. Et discourir sur quelqu’un qui porte le même nom que moi ne me tente pas : à travers les mots, probablement ne trouverais-je que d’autres amertumes…

Je préfère abandonner Bastien à l’angle de la rue Moulin et du boulevard Bottin, Bastien dont la main est crispée dans la fourrure courte et rêche du guépard encore chaud, Bastien qui s’apprête à retrouver son piano, ses maîtresses interchangeables, ses romans inachevés, Bastien dont la vie désormais est suspendue à cette attente : la prochaine alerte, peut-être la bonne.