À Patrice Duvic, qui m’a suggéré
l’idée de départ de ce conte
et à l’immense Kipling, bien sûr.

Un nouveau livre
de la jungle des villes

1. Petit Homme
et la tribu des Loups Gris

Petit Homme apprit vite à parler le langage des machines qui était aussi, mais il ne le savait pas encore, la langue des Hommes, car les Hommes autrefois avaient appris aux machines l’usage de leur langue.

Quand il faisait pipi, il regardait avec anxiété le jet jaune couler de son petit robinet, et il criait : « Je perds de l’huile, je perds de l’huile ! » Alors maman Kasawaki 530 lui expliquait patiemment qu’il n’avait pas à s’inquiéter, ce n’était pas une perte d’huile mais un besoin d’élimination naturelle chez les hommes et donc chez les enfants, comme le caca, qui n’était pas une décomposition de ses circuits mais seulement des aliments qu’il ingérait.

Mais Petit Homme n’arrivait pas à comprendre, ou plutôt il ne voulait pas. « Je ne suis pas un Petit Homme », disait-il d’un ton boudeur et le visage fermé. « Je suis une Petite Machine. » Et en courant sur ses jambes roses et potelées, il faisait vroum-vroum avec sa bouche, ce qui gonflait ses bonnes grosses joues roses.

Maman Kasawaki 530 ne souriait pas, car elle n’avait pas de bouche, ni même de visage pour le faire. Mais elle tournait ses capteurs en direction de papa Kasawaki 632 et faisait vibrer ses antennes émettrices avec une mimique métallique de grillon. Maman Kasawaki avait beaucoup de mal à forcer Petit Homme à se nourrir avec le contenu des boîtes de conserve qu’on trouvait encore en abondance dans les réserves en sous-sol des hypermagasins de la ville. Petit Homme secouait sa tête aux yeux noirs et aux cheveux châtains bouclés et emmêlés, et il disait : « Je veux pas. C’est humide. Ça va me faire rouiller à l’intérieur. Je suis une Machine. Les Machines ne mangent pas. Toi, maman, tu ne manges pas. Et papa ne mange pas non plus… »

Alors maman Kasawaki expliquait patiemment à Petit Homme que les machines aussi mangeaient : du pétrole ou de l’alcool distillé pour ce qui était des machines inférieures sans intelligence, ou de l’électricité, qui était une forme très subtile et invisible de nourriture, qu’on emmagasinait dans des piles ou qu’on recevait par faisceaux depuis les centrales enterrées ou les satellites solaires. Et Petit Homme disait immanquablement : « Si c’est comme ça, je veux moi aussi manger de la lectricité et de la pétrole. »

Il ne fit pas faute d’essayer. Un jour, il but une gorgée d’essence trouvée dans un vieux bidon ; mais il avait trouvé le liquide orange horriblement mauvais, il avait recraché, il avait vomi, il avait été affreusement malade et sa gorge était restée en feu pendant plusieurs jours. Une autre fois il avait voulu se brancher sur un câble électrique dont il s’était enfilé l’extrémité dénudée dans l’oreille. Heureusement pour lui, le courant était de faible voltage et il s’en était tiré avec une bonne secousse.

Par la suite, il abandonna l’idée de se nourrir avec de l’essence ou de l’électricité, mais il lui arrivait encore de s’immobiliser face au soleil, assis en tailleur au milieu d’une rue, pour assimiler par tout son corps, par tous les pores de sa peau rose et tendre la formidable énergie qui tombait de l’astre du jour. Ce n’était pas une idée si stupide puisque les plantes se nourrissent ainsi et que toute créature vivante a besoin des bienfaits du soleil. Mais ce n’était pas suffisant, et Petit Homme devait malgré tout absorber le contenu des boîtes de conserve ramenées par Maman Kasawaki 530 ou tout autre membre de la tribu des Loups Gris.

Quand il s’agissait de salsifis, de pâté de soja, de carottes ou de maïs, il trouvait ça mauvais et ne se faisait pas prier pour le dire. Quand c’étaient des petits pois au lard, des quenelles à la sauce crevette, de la crème de marron, de la crème au chocolat ou des fruits au sirop, il trouvait ça bon mais ne disait rien, et mangeait au contraire en s’efforçant de faire de terrifiantes grimaces de dégoût.

La vérité est que Petit Homme, dont les premiers souvenirs remontaient à son introduction dans la tribu des Kasawaki, ne voulait pas admettre qu’il fût différent des machines, qu’il fût d’une autre espèce que les êtres de métal qui l’entouraient et qu’il avait toujours connus. À côté des masses lisses et cylindriques des robots gardiens, il se sentait laid et maladroit, faible surtout. Les robots lui paraissaient indestructibles, invincibles, même si c’était loin d’être le cas. Et comme il s’obstinait à se vouloir machine lui-même, il se considérait comme une machine ratée, une machine qui fonctionnait tout de travers, et qui était tout juste bonne à aller mourir dans le cimetière des machines, à la périphérie de la ville, sous la dent redoutable des recycleurs.

Chaque fois qu’il se cognait, tombait ou se plantait quelque chose dans le corps, sa peau s’ouvrait et laissait couler quelques gouttes de liquide rouge. « Je perds mon fluide ! Je perds mon fluide ! » criait-il, persuadé qu’il allait se vider en entier – ce qui aurait pu effectivement se produire dans un cas grave. Et quand la blessure cicatrisait pour prendre l’apparence d’une vilaine croûte brunâtre, il se croyait alors atteint par la rouille, et pensait avec désespoir que la terrible lèpre allait s’étendre à tout son corps, le figeant sous une carapace boursouflée.

Kasawaki 587, une gardienne soignante autrefois conçue pour porter secours aux accidentés de la rue, lui avait maintes fois expliqué que ce qui coulait ainsi était du sang, un liquide que son corps fabriquait constamment avec ce qu’il mangeait, et que sa peau était capable de s’autorégénérer toute seule, ce que ne pouvait accomplir une peau de métal. Mais rien n’y faisait, Petit Homme refusait de se considérer comme faisant partie de la race humaine, il était une machine, une Machine, une MACHINE !

Petit Homme avait été recueilli par la tribu des Kasawaki alors qu’il n’était encore qu’une petite chose vagissante d’à peine dix-huit mois. Nul parmi les robots n’avait jamais su comment il avait atteint la banlieue de la ville. Il était impossible qu’il eût rampé depuis les campements des derniers hommes qui menaient une existence misérable du côté des lointaines montagnes, mais peut-être sa mère l’avait-elle porté jusque-là pour le mettre sous la protection des mystérieuses divinités d’acier de la cité, ou alors il avait pu être ramassé par hasard dans la benne d’un patrouilleur qui ratissait la campagne pour en ramener des matières indispensables.

En fait, ce n’est pas Petit Homme qui avait tout d’abord attiré l’attention des robots gardiens du quartier des Loups Gris, mais l’inquiétante présence d’un Killdozer qui avait commencé à bombarder les ruines d’un complexe industriel situé non loin du périmètre imparti à la tribu des Kasawaki. Alertée par le bruit, toute la tribu s’était mise en route vers le lieu du saccage. Le Killdozer lâchait des salves de roquettes, des rafales de mitrailleuses et des jets de laser sur les pans de murs qui s’écroulaient dans un vacarme dont la ville n’avait plus connu l’écho depuis fort longtemps. La scène se déroulait en pleine nuit, et la silhouette monstrueuse du Killdozer, cette falaise d’acier aux mâchoires de requin où chaque dent était une arme différente, était très impressionnante au milieu des éclairs des impacts et du rayonnement rubis de ses lasers en action.

« Que fais-tu ici ? » interrogea Kasawaki 632 de la voix la plus calme qu’il fut capable de synthétiser. C’était lui le chef de la tribu du quartier des Loups Gris ; c’était le plus grand et le plus gros des Multimate Kasawaki, c’était un robot d’entretien et de réparation qui ne possédait pas moins de douze bras articulés armés de pinces redoutables. « As-tu oublié que la guerre est finie depuis plus d’un siècle ?

— Je chasse ! » répondit le Killdozer d’une voix grinçante et rouillée. « Je poursuis un objectif que j’ai détecté. Une cible humaine !

— Mais tu sais bien que tu n’as pas le droit de chasser ici, sur notre territoire », répliqua 632. « La ville t’est interdite par les conventions de l’armistice de Nova Marina… »

Le Killdozer fit remuer sa grande carcasse bosselée et crevassée, ce qui déclencha une petite avalanche de gravats depuis la crête du talus où il était fièrement campé. Mais il ne répondit pas. La machine de guerre était bien connue de la tribu des Loups Gris. C’était un modèle T.D.A.A. General Electric, qui avait échappé au désarmement universel à la fin des conflits humains et qui depuis lors errait dans la vallée en essayant de se conformer à sa programmation d’origine : tuer tous les êtres humains dont il enregistrait les vibrations. C’était un fossile, un fou – mais un fou qui pouvait se révéler dangereux.

« J’ai… détecté un homme, par ici », repartit le Killdozer d’un ton hésitant. « Je sens la chair fraîche ! Laissez-moi tuer, s’il vous plaît. Laissez-moi tuer ma cible, ou je vais avoir encore horriblement mal… »

Le Killdozer voulait parler des circuits dolorogènes qui faisaient partie de son conditionnement de base et qui avaient pour fonction de lui infliger de douloureuses décharges électroniques dans les synapses s’il laissait échapper une proie. Mais cet argument ne fit pas fléchir 632. Au contraire, l’ensemble des Kasawaki fit un mouvement tournant pour venir encercler le T.D.A.A. Ils étaient plus de cinquante, et ce nombre avait de quoi impressionner même un engin de guerre aussi puissant que le Killdozer. Les Multimate étaient conçus pour s’occuper de tout ce qui concernait la sécurité et la bonne tenue d’un quartier. La tribu se composait donc de Réparateurs, d’infirmières, de Spécialistes en cybernétique, de Remorqueurs, d’informateurs, de Nettoyeurs et d’immobilisateurs, de Traqueurs et d’une brigade spéciale anti-émeute, ces derniers au moins armés de projecteurs laser et de brouilleurs qui pouvaient mettre à mal l’ennemi.

N’ayant ni le nombre ni le droit pour lui, et étant en outre bourré de circuits défaillants et de mémoires à demi effacées, le Killdozer se résolut à battre en retraite, grommelant de sa voix de casserole fêlée : « Je m’en vais… je m’en vais… Mais j’ai enregistré l’empreinte psychotronique de cet humain. S’il retombe une nouvelle fois dans mes capteurs, je jure bien que je le tuerai… »

La machine recula, le raclement de ses chenilles dans les décombres s’effaça peu à peu dans la nuit, alors que l’écho de ses paroles menaçantes retentissait encore entre les façades obscures de la ville : « Je le tuerai, je le tuerai… »

« Il rouillera avant », jeta dédaigneusement 632 en conclusion. « Mais où est-il donc, cet humain ?

— Ici ! » claironna la voix d’un 428 – un petit Traqueur dont le grêle cylindre corporel était constellé d’yeux mobiles verts, orange et rouges.

Tous se précipitèrent vers le puisard à demi comblé d’où le traqueur venait d’extraire quelque chose qui remuait et criait faiblement.

« Qu’il est petit ! »

« Comment est-il parvenu jusqu’ici ? »

« Comment a-t-il fait pour rester en vie ? »

« Et dire que ce tas de ferraille voulait assassiner cette pauvre petite boule de chair humaine ! »

La pauvre petite boule de chair humaine n’était autre que Petit Homme, qui faisait ainsi son entrée dans la tribu des Loups Gris. Il n’est pas dans l’habitude des robots d’adopter et d’élever des enfants humains. Les humains, même s’ils furent à l’origine les créateurs des robots, ne sont plus aujourd’hui qu’une minorité en voie d’extinction, analphabètes, violents et psychotiques, que les robots ne fréquentent pas. Mais les Multimate avaient été conçus pour maintenir l’ordre et la sécurité dans les villes, au temps où les villes étaient remplies d’humains. En somme, leur fonction était de servir et de protéger les hommes. Ce petit homme-là, ils ne pouvaient décemment le laisser périr de froid et de faim.

Il y eut bien quelques protestations, mais la tribu décida d’adopter le petit homme, qui fut immédiatement nommé Petit Homme. Son éducation fut confiée au chef 632, et à son adjointe, l’informatrice 530, qui devinrent son « papa » et sa « maman ». Ainsi grandit Petit Homme, persuadé qu’il était un robot d’un genre un peu spécial, et désolé de n’être pas un robot comme tout le monde. En grandissant, il atteignit l’âge très honorable de onze ans. C’est à cette époque qu’il rencontra la Sonde.

2. Petit Homme et Explorer 21.

Vivant au sein de la tribu des Multimate, Petit Homme avait modelé ses attitudes sur celles de ses membres. Les Multimate passaient leur temps à parcourir le quartier des Loups Gris pour accomplir les fonctions pour lesquelles ils avaient été créés, et qui ne servaient plus à rien faute d’hommes. Ils déblayaient les rues où s’amoncelaient les blocs de ciment tombés des bâtiments branlants, ils réparaient les systèmes de signalisation compliqués de la circulation automobile tarie depuis des lustres, ils repeignaient des façades écroulées et des bandes blanches au milieu des artères désertes, s’efforçaient de maintenir en état des infirmeries de premiers secours, des prisons, des tribunaux électroniques, des crèches, des salles de jeu ou de relaxation, des centres d’accueil pour les vieillards. Bien sûr les Kasawaki, au plus profond de leurs circuits imprimés, étaient conscients de l’inanité de leurs travaux. Mais, programmés pour les exécuter, ils les accomplissaient de bon cœur – et puis sans cela ils se seraient terriblement ennuyés.

À mesure qu’il grandissait et devenait plus fort et plus adroit, Petit Homme s’était parfaitement intégré à cette agitation ordonnée. Comme il était habile de ses mains, il apprit vite à changer les membres abîmés des différents Multimate plus rapidement que leur propriétaire. Comme il était petit (car même s’il grandissait il restait minuscule à côté de la masse cylindrique haute de deux mètres des robots), il était capable de se glisser dans des brèches de murs ou au fond d’étroites canalisations à moitié obstruées, pour raccorder des câbles ou souder des conduits. Souvent, les Kasawaki perdaient des boulons ou une lentille de leurs gros yeux orange ; et c’était toujours Petit Homme qui ramassait le plus vite la pièce défaillante. Il rendit ainsi des services inestimables aux gardiens du quartier des Loups Gris, et même ceux qui au départ avaient considéré l’adoption avec suspicion, comme 450, l’Immobilisateur de Véhicules Volés, ou 811, le pompier, changèrent rapidement d’attitude et considérèrent Petit Homme comme un membre à part entière de la confrérie.

Petit Homme en était heureux, et en venait même parfois à oublier sa différence. Mais un autre phénomène se passait en lui : il était de plus en plus attiré par l’extérieur de la ville et, de plus en plus fréquemment, il en vint à abandonner pour toute une journée ses camarades métalliques pour aller rôder dans la banlieue, se hasardant de plus en plus loin du quartier, vers ces endroits où les ruines disparaissaient sous les ronces, les buissons, les herbes hautes, les bosquets d’arbres tordus – bref, cet ensemble de curiosités à la fois fascinantes et répugnantes qu’on nomme la végétation. Petit Homme aimait la végétation parce que c’était quelque chose de neuf et d’un peu étrange, que ça sentait bon et qu’il pouvait être agréable de se coucher dessus quand il s’agissait d’herbe dépourvue de piquants, et il la détestait parce que c’était quelque chose de vivant, de mou, de fragile, qui pouvait si facilement se déchirer sous les doigts, et lui rappelait alors sa propre fragilité, sa mollesse. Alors sa différence le frappait à nouveau de plein fouet.

Ce fut un jour qu’il était allé plus loin que jamais aux confins de la ville et qu’il observait, assis sur la fourche basse d’un arbre, le scintillement vert de la plaine qui moussait contre le brouillard bleu des montagnes, qu’il fit connaissance avec la Sonde. La Sonde se manifesta d’abord par un sifflement aigu qui venait du ciel, puis par une étincelante colonne de feu blanc qui se tassa peu à peu devant lui, au milieu de la fumée âcre de l’herbe brûlée.

Lorsque les yeux de Petit Homme cessèrent d’être parcourus par des éclairs douloureux, il vit debout près de son arbre une créature métallique plus singulière que toutes celles qu’il avait pu observer jusqu’ici. C’était un fuseau allongé à l’extrémité supérieure effilée comme une aiguille, fait d’un métal blanc argenté qui portait sur un tiers de sa hauteur le sigle Explorer 21 suivi d’une rangée d’étoiles bleues. Des lentilles et des antennes émergeaient de toute la circonférence de l’étranger, et beaucoup étaient braquées vers Petit Homme. Le robot se tenait en équilibre sur quatre ailerons pointus posés dans l’herbe brûlée, et de sa base noircie s’échappait encore un mince filet de fumée bleue.

« Ainsi il y a encore des hommes sur la Terre… » prononça au bout d’un moment Explorer 21 d’un ton curieusement calme et suave.

« Je ne suis pas un homme ! Je ne suis pas un homme ! » cria immédiatement Petit Homme en sautant de sa branche. Il alla se planter devant le nouveau venu et subit l’inspection et la palpation d’une gerbe d’yeux articulés et de palpeurs ultra-sensibles.

« Tu me parais pourtant bien répondre à tous les critères qui font d’un homme ce qu’il est », fit Explorer 21 avec un petit rire de gorge. « À part que toi, tu n’es encore qu’un enfant. Et tu es nu. Comme je n’ai pu observer au cours de mes vols orbitaux que ruines et destructions, je suppose que mes créateurs ont fini par s’entretuer. Triste retour ! Mais cette tristesse est tempérée par le fait de t’avoir rencontré. »

Un peu ébranlé par ce long discours auquel il n’avait d’ailleurs pas compris grand-chose, Petit Homme interrogea : « Mais qui es-tu donc, toi ? Et d’où viens-tu ?

— Je suis une Sonde interstellaire », répondit Explorer 21. « Je suis parti de la Terre il y a plus de cent ans. J’ai été lancée pour visiter les autres mondes qui tournent autour des étoiles que tu vois briller la nuit dans le ciel. Je devais reconnaître s’il y a de la vie là-bas, et d’autres formes d’intelligence. Or, si j’ai trouvé de la vie, sous des formes bien étranges et parfois peu reconnaissables, je n’ai pas trouvé d’intelligence… »

La sonde se tut, elle avait l’air désolé, même si aucune expression ne pouvait se lire sur son corps argenté, grêlé par endroits de la rencontre avec des nuages de poussière cosmique et de météorites grosses comme des têtes d’épingle.

Depuis ce jour, Petit Homme et Explorer 21 devinrent amis et ne se quittèrent guère. Les Kasawaki ne s’en formalisaient pas car, conçus pour servir l’homme, ils ne pouvaient mûrir aucun ressentiment envers l’un d’eux. La Sonde emmenait Petit Homme, à l’intérieur d’un caisson confortable aménagé dans son ventre, faire des explorations au-delà de la ville, au-dessus de la plaine, au-dessus des montagnes et par-delà, où se trouvaient de nouvelles plaines et d’autres villes en ruine. Un jour, ils aperçurent le Killdozer qui se dandinait sur les débris d’une maison isolée, semblable à une tortue aveugle piétinant lourdement un jeu de construction. Petit Homme était trop jeune, lors de l’attaque du tueur fou, pour s’en souvenir. Explorer 21 en profita pour le prévenir :

« Regarde bien celui-là, Petit Homme. Il est dangereux. Ne te trouve jamais sur son chemin car alors il te tuerait. C’est avec des engins de cette sorte que la race humaine s’est anéantie… »

Une autre fois ils purent observer un vaste troupeau de Modeleurs qui, de leur groin énorme, creusaient une colline, l’aplanissaient, la rabotaient, la sculptaient pour y aménager les fondations d’une cité solaire orientable que personne n’habiterait jamais.

Ensuite eut lieu l’incident avec les Incitateurs de Ventes Mobiles. Les I.V.M. se trouvaient rassemblés au milieu d’une grande place envahie par les herbes, entre les hautes tours verre et acier d’une cité résidentielle presque intacte. Ils erraient lamentablement, tournant sur eux-mêmes ou se bornant à faire du surplace, soutenus par leur champ magnétique. Les I.V.M. étaient jadis vulgairement appelés par les humains « projecteurs à pub », et telle était en effet leur fonction : ils projetaient en trois dimensions, par holographie, des annonces publicitaires vantant de multiples produits à acheter de toute urgence. Certains modèles perfectionnés étaient équipés de systèmes à images subliminales, voire à suggestion hypnotique par fréquences ultrasoniques. Au physique, c’étaient d’innocentes sphères plastométalliques grosses comme des ballons de football, ou de non moins innocents ovoïdes de la taille d’un ballon de rugby. C’est au milieu de cette assemblée que Petit Homme avait demandé à être déposé. Explorer, ne détectant aucun danger, avait laissé le garçon en compagnie des I.V.M. pour se lancer dans une tournée d’exploration dans une vallée voisine.

Ce qui devait arriver, arriva : sitôt qu’ils eurent reniflé une présence humaine, les projecteurs, qui étaient restés si longtemps inactifs, s’agglutinèrent autour de Petit Homme et le bombardèrent d’annonces.

Un rêve velouté de fumée bleue ? Le pays des songes atteint à tire-d’aile ? Cigarettes psychodépressives Maharawani, venues tout droit de Ceylan… Et Petit Homme se voyait entouré de lèvres géantes exhalant des flocons de fumée grands comme des collines, qui se condensaient en paysages neigeux où il plongeait tête la première.

Fumer ? C’est avaler du goudron, de la nicotine et vingt autres substances néfastes à l’organisme ! Fumer ? C’est le cancer avant 40 ans… Sucez plutôt les pastilles PULMO-NIROLES, une forêt entière dans votre bouche… Et Petit Homme avalait une forêt, vingt forêts, en même temps que d’écœurantes saveurs mêlées de lavande, de tilleul, d’anis.

Sorties nocturnes, coins sombres ? Attention, agression ! Être armé, c’est être libre ! Armez-vous ! Être armé, c’est voir sa peur vaincue. Pourquoi ne pas essayer l’agent incapacitant doré de P.U.K. en bombe à large rayon d’action ? Des nuages de poudre brillante comme de l’or rayonnaient autour de lui, et de hideux humains à la bouche baveuse et aux yeux exorbités se dissolvaient dans d’épouvantables convulsions.

L’harmonie universelle tient en un mot : la Paix. La Paix doit s’étendre sur le monde. La Paix n’a qu’une maison ; votre âme. Venez à nous Adhérez au mouvement harmonique du grand Sim Sunk ! Petit Homme se sentait baigné dans une douceur si intense qu’elle en était douloureuse, il n’était plus qu’un grain de poussière parmi des millions d’autres grains de poussière charriés lentement par le fleuve de l’éternité vers un soleil radieux. Mangez sain, mangez bon, mangez Cébon !… Au début désorienté, ensuite amusé, Petit Homme en vint rapidement à ne plus supporter ces agressions continuelles. Les couleurs lui éclaboussaient les yeux, les sons faisaient éclater ses tympans. Pis encore, une scie stridente pénétrait son cerveau pour le découper en lamelles de plus en plus fines. Il ne parvenait plus à penser, ou plutôt il n’avait plus qu’une seule idée en tête : posséder toutes ces choses qu’on poussait dans ses mains, faire tout ce qu’on lui soufflait de faire avec la violence d’un ouragan.

Impuissant, paralysé, Petit Homme absorbait des cataractes de crème glacée dégoulinante, engouffrait des tonnes de purée aux algues et au krill, nageait dans des torrents de lessive aux enzymes mutantes, était balayé par des geysers de désinfectants, d’insecticides et de purifiants atmosphériques, il était ballotté dans des tornades de bière, il étouffait sous la lave des crèmes spermicides, il se noyait dans des verres d’eau minérale grands comme des volcans. Et comme tous les I.V.M. se bombardaient mutuellement en bombardant Petit Homme, leurs messages se mélangeaient, permutaient en une inextricable bouillie d’excitations sensorielles contradictoires.

Petit Homme était forcé d’avaler pour son petit déjeuner des litres de bain moussant aux propriétés aphrodisiaques, il s’endormait sur de moelleux lits de lames de rasoir allant chercher le poil sous la peau, il voyageait dans des nefs solaires orbitales qui atterrissaient immanquablement dans des fours à micro-ondes pour cuisson instantanée, il absorbait par barils entiers des remèdes miracles contre le cancer qui enlevaient toutes les taches même les plus rebelles, il achetait des maisons individuelles en kit qui fondaient dans sa bouche sans lui tacher les mains, il se bourrait d’hormones contre la chute des cheveux et l’obésité pour se retrouver repeint à neuf d’une laque indélébile avec toutes ses fissures bouchées au ciment résineux intégral…

Petit Homme était devenu un vortex tétanisé de nerfs à vif. Puis la tétanie se transforma en réactions convulsive. Il battit des pieds et des mains, hurla. Le magma finit par se déchirer par bribes autour de lui, les rutilants véhicules à alcool de betterave rapetissèrent jusqu’à devenir des jouets, la marée des confitures aux fruits mûris en hydropones reflua, il put respirer, ses oreilles cessèrent d’être perforées par les flèches criardes, les tronçonneuses qui coupaient même le fer allèrent exercer leurs ravages dans les lointains, les yeux de Petit Homme se dessillèrent. Autour de lui, la tribu des Kasawaki ronflait, finissant d’éparpiller à coups de pinces et de butoirs la meute aboyante des I.V.M.

Petit Homme se passa les mains sur les tempes. « Qu’est-ce qui est arrivée ? demanda-t-il. – Voilà ce qu’il advient aux imprudents de ton espèce ! » grogna papa 632 en roulant ses gros yeux orange. « Heureusement qu’Explorer nous a prévenus », ajouta maman 530. « Tu aurais pu devenir fou. »

La Sonde venait de se poser au milieu des Multimate. « J’avais mésestimé le danger, dit-elle. Et je ne pouvais intervenir moi-même. Alors je suis allée chercher ta tribu adoptive. Mais c’est vrai que tu l’as échappé belle.

— Engeance humaine ! » grognèrent de concert tous les Kasawaki.

Ce fut le dernier commentaire qui clôtura l’aventure avec les Incitations de Ventes Mobiles.

3. Petit Homme et I.B.M. 2060

La Sonde faisait souvent à Petit Homme le récit des longues explorations qu’elle avait accomplies sur les chemins étoilés du ciel. Elle lui parlait des méduses de givre qui vivaient dans les océans de glace molle de Lalande 8760, de l’arbre de vingt kilomètres de haut de Cygni, dont les racines faisaient le tour de la planète où il était la seule forme vivante, des spores chantantes toujours brassées par le vent de Procyon, des serpents de cristal long de huit cents mètres qui dessinent de superbes arabesques à la surface argileuse de Krüger 60, faisant de la surface de cette planète un seul idéogramme énigmatique et changeant…

Petit Homme écoutait bouche ouverte les histoires de ces êtres dont l’existence se poursuivait dans un ailleurs incommensurable. Il existait cependant une autre sorte de vie, qu’Explorer 21 tenait à présenter à son protégé. Un jour, il le déposa sur l’arête d’une barrière rocheuse surplombant une étroite vallée buissonneuse au centre de laquelle sinuait une rivière pincée par des bancs de sable. Des ouvertures irrégulières s’ouvraient au bas de la falaise.

« Regarde bien », dit la Sonde.

Petit Homme s’accroupit au bord de l’abîme, se pencha et regarda. Des êtres bizarres grouillaient dans la vallée, entre la falaise percée et la rivière. Il y en avait une cinquantaine, peut-être une centaine. Ce qui grouillait là en bas était indéfinissable, toujours en mouvement, avec des tas de membres agités. C’était filiforme, terne, brun, mou. On aurait dit des fourmis près de leur fourmilière, ça allait et venait en tous sens, ça transportait du bois vers des feux qui fumaient lourdement, ça tournait autour d’animaux à cornes qui meuglaient et dans les pattes desquels aboyaient des chiens jaunes, ça frappait sur des cailloux et ça coupait des branches d’arbres, ça criait et c’était hideux.

À mesure qu’il observait les créatures de la plaine, Petit Homme se sentait envahi par un malaise qu’il ne pouvait analyser, qu’il n’avait jamais éprouvé de sa vie. Il se tourna vers le fuseau impassible de la Sonde. Un vent vif, un vent qui sentait l’automne, balayait la trouée entre les collines et lui rabattit sur les yeux une lourde mèche de ses cheveux bouclés.

« Qu’est-ce que c’est ? murmura-t-il.

— Tu n’as pas deviné ? » répondit Explorer. « Ce sont des êtres à ton image. Ce sont des hommes.

— Non ! non ! non ! non ! » cria Petit Homme. « Je ne leur ressemble pas ! Ils ne sont pas comme moi ! Ils sont mous et laids ! Je suis lisse et beau ! Je ne suis pas un homme ! Je suis une machine ! Une machine… »

Petit Homme trépignait tant et hurlait d’une voix si perçante que la Sonde décida d’abréger son supplice. De son vol étincelant, elle le ramena dans le quartier des Loups Gris. Mais là, elle s’entretint longuement avec papa 632 et maman 530. Et elle conclut l’entretien par ces mots :

« Petit Homme ne doit plus rester dans une telle ignorance et une telle confusion. Il est temps qu’il connaisse l’histoire des Hommes. Son histoire. Ensuite seulement il pourra choisir son destin en toute connaissance de cause. Je vous conseille de le présenter le plus vite possible au Père de la cité. »

Comme la Sonde, réputée pour sa sagesse et ses vastes connaissances, était toujours écoutée, 632 et 530 conduisirent dès le lendemain Petit Homme au Père de la cité. Il leur fallut passer par des souterrains souvent obscurs, hantés par les rats et plus qu’à moitié effondrés, mais enfin ils parvinrent à la grande salle voûtée où ronronnait doucement le Magistrat suprême. Le Père de la cité était le plus gros et le plus perfectionné des ordinateurs construits par les hommes avant la fin de leur civilisation. C’était un I.B.M. 2060 à cristaux liquides qui, autrefois, réglait tous les problèmes de la ville et de ses trois millions d’habitants, et dont la mémoire enregistrée contenait l’histoire entière de l’humanité. C’est cette histoire qu’I.B.M. 2060 raconta à Petit Homme, projetant en même temps sur un grand écran les séquences reconstituées des principaux événements.

Fasciné, Petit Homme écoutait et regardait. Il vit l’Homme se redresser sur ses jambes après avoir couru à quatre pattes comme les bêtes, trouver l’usage du feu, fabriquer des outils, domestiquer certains animaux sauvages. Cet Homme-là ressemblait à s’y méprendre aux créatures molles et agitées qu’on lui avait montrées la veille. Cela le troubla, mais il était si passionné par ce qu’il apprenait qu’il en oublia son vieux dégoût familier. Il vit l’Homme construire des villes, des routes, des bateaux, des dirigeables, des trains, des avions, des astronefs. Il le vit entreprendre de remodeler le monde où il vivait, faire du désert des jardins puis, à la suite de guerres de plus en plus étendues et meurtrières, retransformer les jardins en déserts.

« Enfin eut lieu la dernière de ces guerres, annonça le Père de la cité. Mais auparavant, l’Homme avait commencé à construire les premiers représentants de notre race : les robots. »

Petit Homme vit les premiers robots maladroits, sans intelligence, assembler avec leurs pinces des automobiles dans des usines, et d’autres qui plongeaient au fond des océans pour y récupérer des matériaux enfouis, et d’autres encore qui consumaient leur courte vie dans l’enfer radioactif des centrales nucléaires primitives. Mais les robots se perfectionnèrent très vite, devinrent semblables à ceux que Petit Homme avait toujours connus, ceux à qui il avait voulu se confondre et se fondre, ceux dont il aurait voulu être et dont il savait maintenant qu’il n’était pas.

Et il vit enfin les effets de la dernière guerre, celle au cours de laquelle les Hommes de plus en plus nombreux, de plus en plus affamés et de plus en plus fous se jetèrent les uns contre les autres, annihilèrent des territoires entiers avec des bombes dont les cendres bleues tuaient encore cent ans après, scellèrent le destin de leur civilisation et de leur race avec des armes invisibles qu’on appelait chimiques ou bactériologiques. Petit Homme vit des hordes errantes s’abattre comme des quilles au bord des routes, il vit des hommes et des femmes au corps couvert de pustules rouges s’arracher la peau, la population de villes entières devenir folle et leurs habitants s’entretuer avec les ongles et les dents, des armées se coucher le sourire aux lèvres dans des champs où les soldats, rongés par une lèpre grise proliférante, pourrissaient en une seule nuit.

Il vit enfin quelques tribus misérables tailler des outils de silex et entretenir malaisément le feu allumé par le caprice des orages, il vit ces hommes maigres et nus habiter de sombres cavernes et se battre encore pour la possession de troupeaux rétifs. C’étaient les Hommes d’aujourd’hui, qui étaient retournés en l’espace d’une génération vers leur plus lointain passé.

Après il n’y avait plus rien, et l’écran s’éteignit.

« Telle fut l’histoire de ton peuple, le peuple des Hommes », conclut I.B.M. 2060. « Les Hommes nous ont donné l’existence, et pour cela nous les respectons, quelle qu’ait pu être leur folie passée, dont les survivants ne peuvent être tenus pour responsables. En un certain sens les Hommes sont nos pères. Nous sommes leurs enfants, leurs successeurs en ce monde. Et toi, Petit Homme, tu es l’un d’eux. Est-il bon que tu vives parmi nous, même si tu te plais parmi les robots, au point d’avoir voulu nier tes origines ? Je ne sais. Tu dois en tout cas, avant de choisir définitivement, tenter l’expérience inverse et retourner vivre un temps parmi les tiens. Ensuite seulement tu seras véritablement libre de ton choix. Tu vas aujourd’hui même aller te présenter à la tribu humaine la plus proche de la cité, celle-là même où tu es né et d’où tu fus exilé, celle-là même que la Sonde Explorer 21 t’a permis déjà d’approcher. Va, maintenant ».

Et il fut fait selon les paroles du Législateur suprême, car il n’était pas question que Petit Homme lui désobéisse. Le cœur gonflé, il dit au revoir à maman 530 et à papa 632. « Ne m’oubliez pas, car je reviendrai ! » dit-il. Puis il s’enferma dans le caisson d’Explorer qui le convoya d’un seul jet de ses fusées ioniques à quelques kilomètres de l’étroite vallée, au sommet d’une petite colline pelée.

Et Petit Homme descendit de la colline seul, en route vers ces êtres mystérieux qu’on appelait les Hommes.

4. Petit Homme et les Hommes

Quand il arriva non loin du troupeau de grandes bêtes cornues et efflanquées qui paissaient l’herbe rare près de la rivière, les chiens qui les gardaient s’élancèrent vers lui en aboyant et en montrant férocement les dents. Deux garçons de son âge à peu près, qui étaient aussi préposés à la garde du troupeau, accoururent à leur tour en brandissant de longs bâtons. Ils commencèrent à frapper Petit Homme, qu’un des chiens mordit au mollet.

Il se serait enfui pour ne plus revenir si un adulte n’était pas intervenu. C’était un humain de haute taille, maigre évidemment et sombre de peau, au bas du visage garni d’un inquiétant buisson de cheveux emmêlés. Il refoula chiens et bergers, observa Petit Homme, lui tâta les muscles des épaules et des jambes, hocha la tête d’un air satisfait. À un autre adulte survenu entre-temps, une femme aussi haute et aussi maigre que lui, mais sans poils au bas du visage, il lança une longue phrase qui, pour Petit Homme, ressemblait à : « Ragooon… tumaaag… Ramaaag… Larrhhh. »

Puis il fut poussé vers la falaise où s’ouvraient les cavernes. La tribu des Hommes s’assembla vite autour de lui. Le grand homme maigre, qui était sans doute le chef, désigna Petit Homme de son bâton de commandement au bout duquel avait été fixée une paire de pinces provenant sans nul doute d’un vieux robot réparateur (ce détail fit frémir Petit Homme aussi fort que si les pinces avaient été détachées de son propre corps), et prononça plusieurs autres phrases incompréhensibles. Les humains secouèrent la tête, grognèrent, quelques-uns d’entre eux vinrent à leur tour palper Petit Homme, puis la foule se dispersa à l’exception d’une grosse femme aux cheveux gris et aux mamelles pendantes qui prit Petit Homme par le bras et l’entraîna vers une des cavernes.

Celle-ci était sombre, enfumée (de la cendre grésillait dans un coin), et le sol en était couvert d’ossements et d’excréments séchés. La femme désigna à Petit Homme ce décor peu réjouissant, puis lui piqua la poitrine avec l’extrémité longue, sale et ébréchée de l’ongle de son index. Petit Homme comprit qu’il devrait désormais habiter là, et que la grosse femme aux ongles sales (mais tout chez elle était sale) serait sa nouvelle mère d’adoption.

Un peu plus tard, alors que le soir tombait, trois enfants se précipitèrent dans la caverne où Petit Homme était resté prostré. Ce devait être ceux de la grosse femme, dont le compagnon était sans doute mort ou parti. Il y avait un petit mâle geignard qui ne s’occupa pas de Petit Homme, un autre mâle un peu plus grand que lui qui prit vite l’habitude de le bourrer de coups quand sa mère n’était pas là, et une femelle de son âge ou un peu moins, qui fut la seule à être gentille avec lui. Bien qu’elle fût aussi sale que le reste de la famille, elle lui sourit, appuya sa main sur sa poitrine en disant : « Lona… Lona », ce qui devait être son nom. Alors Petit Homme se présenta à son tour. Mais il était étonné de ce que les Hommes parlassent un langage si rude et totalement incompréhensible, alors qu’il s’était attendu à les entendre employer la même langue que les robots, qui eux-mêmes parlaient celle de leurs constructeurs. Mais sans doute le cataclysme qui avait englouti la civilisation avait-il du même coup avalé la parole.

À l’heure du manger, il eut droit comme tout repas à un morceau de viande brûlé dont il ne put avaler une bouchée, et à deux pommes vertes acides qu’il s’efforça de grignoter, ce qui lui donna mal au ventre et la diarrhée. Comme les conserves paraissaient bonnes, maintenant ! Plus tard, il fut très long à trouver le sommeil, bien que la douce main de Lona, qui dormait à côté de lui, reposât sur son bras. Ainsi c’était ça, les Hommes ! Ainsi était-ce là l’espèce à laquelle il appartenait ! Ces êtres mous et laids, qui puaient, mangeaient de l’animal grillé et des fruits crus, qui n’étaient même pas capables de parler intelligiblement ! Et il devait essayer de vivre avec eux, comme eux ! Petit Homme se sentait atrocement malheureux et, pelotonné sur sa couche de paille pourrissante où circulaient des insectes avides de son sang, il eut la surprise de sentir couler sur sa joue un liquide venu de ses yeux, dont il découvrit avec sa langue le goût salé quand il atteignit le coin de sa bouche. Petit Homme pleurait, c’était la première fois que cela lui arrivait depuis la nuit oubliée de sa petite enfance.

Les jours suivants n’améliorèrent ni sa condition, ni son opinion au sujet des humains. Comme il était d’âge et de force à être utile à la tribu, le chef, qui s’appelait Grott, ou Grantt, commença par lui confier la garde d’un troupeau de chèvres. Mais Petit Homme eut une nouvelle fois des ennuis avec les chiens, qui n’aimaient sans doute pas l’odeur de métal dont il était encore imprégné, et en se battant avec eux il laissa fuir les chèvres vers l’extrémité de la vallée, où les adultes eurent le plus grand mal à les rattraper. Son travail suivant fut de tailler ces pierres grises nommées silex, pour en faire des pointes de lance ; mais ses mains pourtant habiles ne l’étaient pas à cet art, et il cassa un grand nombre de silex, matériau rare et donc précieux. Ensuite il laissa éteindre un des foyers dont il avait la garde en l’étouffant sous des branches trop vertes.

À chacune de ses fautes ou de ses négligences, Grott ou Grantt le battait devant tout le monde avec son bâton renforcé par les pinces du robot. Et après chacune de ces punitions publiques, le fils aîné de sa seconde mère adoptive, Klonc, ou Klong, le rossait à son tour. Jusqu’au moment où Petit Homme en eut assez et, à bout de nerfs, le frappa avec une grosse pierre et le laissa étendu sur le sol boueux près de la rivière, le crâne en sang et respirant à peine. En retour, Grantt lui administra une volée de pinces si terrible que Petit Homme resta étendu sur le sol boueux près de la rivière aussi longtemps que Klonc, ou peut-être un peu plus.

Mais cela ne fut rien encore en regard de la correction qu’il reçut deux jours plus tard, pour avoir gravement porté offense aux croyances des Hommes. Ceux-ci avaient une sorte de religion primaire, laquelle consistait à s’exposer périodiquement, les bras en croix, à la lueur bleue d’une pièce de métal bizarre conservée dans une châsse en peau de vache renforcée de plomb. Quand il dut participer pour la première fois à cette cérémonie, Petit Homme refusa de s’approcher de la lueur bleue car, depuis qu’il avait reçu la leçon d’histoire d’I.B.M. 2060, il savait que cette lueur était dangereuse, qu’elle datait des heures chaudes de la vieille guerre, et qu’elle avait pour nom radioactivité.

Comme on voulait le forcer à s’approcher, il ramassa même une poignée de boue et la projeta sur le morceau de métal luminescent. Quelques minutes plus tard son corps n’était plus que plaies et bosses, car cette fois tous les adultes de la tribu l’avaient frappé à qui mieux mieux. Sa mère adoptive reçut pour consigne de ne pas le laisser sortir de la caverne un nombre de jours correspondant à tous les doigts de deux mains en bon état, et la seule consolation de Petit Homme fut d’être soigné avec patience et tendresse par Lona, qui vint plusieurs fois en cachette baigner les déchirures de sa peau avec l’eau fraîche de la rivière, et étendre sur les endroits les plus gravement touchés des compresses d’herbe et d’argile.

À voir les traits doux de la petite fille penchée sur lui avec sollicitude, Petit Homme, malgré la brûlure de tout son corps, se disait que les humains n’étaient pas unanimement stupides, méchants et méprisables.

« Tu es gentille, Lona », lui dit-il dans le langage simplifié des humains, qu’il avait rapidement réussi à comprendre et même à parler.

« Mais tu es mon frère, et je suis ta sœur », répondit Lona en souriant tout grand de sa bouche rose où manquaient plusieurs dents de lait.

Petit homme ne savait plus s’il devait être content ou révulsé par l’affirmation de ce lien de parenté. La question devait hélas être résolue de manière tragique avant même que les dix jours de claustration fussent écoulés.

Une nuit, la scintillation alternative de lumières bleues et rouges projetées exactement sur ses paupières le réveilla. Il se leva, gagna sans bruit l’entrée de la caverne. Devant lui, dressée sur ses ailerons, se trouvait la Sonde.

« Explorer 21 ! » s’exclama Petit Homme. « Toi ! Tu es venue me rendre visite. Mais… aïe ! je suis en bien piteux état, comme tu vois…

Il ne s’agit pas seulement d’une visite de courtoisie », dit la Sonde d’un ton rapide et nerveux qui ne lui était pas habituel. « Tu cours un grand danger, et non seulement toi, mais tous les humains de cette tribu. Tu te souviens du robot tueur que je t’ai un jour montré sur la plaine ? Il avait jadis juré de te tuer s’il te retrouvait. Or je l’ai repéré au début de la soirée, qui se dirigeait vers les cavernes. Il semble bien qu’il ait reniflé la présence des humains. J’ai aussitôt prévenu le troupeau des Modeleurs dans l’espoir qu’ils pourraient barrer la route au Killdozer, mais celui-ci est malin et il a pu leur échapper. Il sera ici d’un instant à l’autre. Viens vite, il s’agit de réveiller tes frères… Ha ! Trop tard ! Le voici… »

Debout à l’orée de la grotte, Petit Homme se figea. Un grondement cliquetant venait d’emplir le silence nocturne. Les chiens se mirent à aboyer, et voici le spectacle que Petit Homme put observer : la nuit était claire et, dans le ciel mauve qu’un vent rapide et froid parcourait, des bancs de minces nuages vifs comme des poissons d’argent passaient si rapidement devant la lune pleine que l’astre paraissait clignoter. De l’autre côté de l’étroite vallée, au sommet de la colline crénelée qui surplombait la rivière, le monstre venait d’apparaître, bloc noir pointillé par les bouches rouges des lasers qui chauffaient. Dans la lumière clignotante, le Killdozer semblait danser sur place, positif, négatif, positif, négatif. Puis des traits de feu jaillirent des gueules ouvertes, dirigés par des yeux impitoyables en plein dans l’antre des cavernes où des dormeurs se réveillèrent en hurlant, le corps percé par les lances de lumière qui faisaient grésiller leur chair.

« Dépêche-toi ! » cria la Sonde.

Petit Homme fit deux pas en avant et, aussitôt après, dix pas dans l’autre sens. Lona venait à son tour d’émerger du sommeil, et en tâtonnant dans la lueur des éclairs rouges Petit Homme réussit à lui prendre le bras et à l’entraîner vers l’extérieur. Des humains transformés en torches jaillissaient des cavernes et s’écroulaient sur le sol où ils se métamorphosaient vite en racines carbonisées. Une grappe de missiles tomba en plein milieu des fuyards, éclata comme des châtaignes mûres, aux mortelles épines. Le tonnerre sonna aux tympans de Petit Homme, une gifle de géant le frappa dans le dos, l’aplatissant dans la poussière devant un des ailerons d’Explorer 21.

Petit Homme tenait toujours la main de Lona. Mais, quand il tourna la tête vers elle, il s’aperçut que ce n’était effectivement que sa main qu’il tenait : le reste de sa sœur d’adoption, au-dessus du coude, n’existait plus. Alors l’horreur le submergea et il se mit à hurler, à hurler plus fort que le bruit des explosions, à hurler si fort que le monde se réduisit pour lui à ce seul hurlement.

Il ne vit pas se profiler derrière le Killdozer le troupeau des Modeleurs enfin arrivés, il ne vit pas la muraille d’acier grondante se resserrer autour du tueur fou jusqu’à ce qu’il éclate, répandant ses entrailles de métal chaud qui furent laminées jusqu’au dernier boulon. Il n’eut pas davantage conscience de l’action délicate des palpeurs de la Sonde qui séparèrent un à un ses doigts des doigts crispés de la morte en miettes, ni d’être enfourné comme un paquet dans le caisson de l’engin qui décolla aussitôt, laissant le champ de mort à la paix lunaire.

5. Petit Homme et lui-même

Petit Homme ne sortit du hurlement, qui depuis longtemps ne retentissait plus qu’à l’intérieur de sa tête, qu’une fois rendu dans le décor familier du quartier des Loups Gris, sous le porche de la Bande International de l’Uranium Enrichi où il avait depuis longtemps fait son domicile. Explorer 21 était près de lui, et maman Kasawaki 530, et papa Kasawaki 632, et tous les autres Multimate. Le matin s’était levé, répandant sur les ruines verticales de la cité des hommes une lumière mi-grise mi-rosée.

Petit Homme les regarda tous, tandis que la mémoire des événements de la nuit lui revenait. Alors il pleura longtemps, en sachant cette fois ce qu’étaient les larmes, et pourquoi il pleurait. Quand il eut fini de pleurer, il dit :

« J’ai eu mon expérience des humains. Maintenant c’est fini. Je suis de retour parmi vous, et je veux y rester à jamais. »

C’étaient des mots qui remontaient du plus profond de lui-même, qui venaient de l’horreur, et qui voulaient l’effacer à jamais. Les robots comprirent très bien cela. Et comme un robot peut communiquer avec un autre robot sans se servir des mots humains, I.B.M. 2060 en fut averti et donna en retour les instructions qu’il fallait à Papa 632 et maman 530. Ceux-ci conduisirent Petit Homme à l’Hôpital Général Cybernétique, où il fut pris en charge par le service de régénération corporelle. Bientôt, il se retrouva étendu dans une cuve douillette où bouillonnait un liquide tiède, odorant, apaisant. Il s’endormit dans ce bain fumant avant de voir les scies et les scalpels s’abaisser vers lui.

Quand il se réveilla, une extraordinaire sensation de bien-être l’habitait. Il s’était endormi le corps déchiré, couturé, douloureux. Maintenant il ne ressentait plus aucune douleur. Il s’était endormi courbé sous la faiblesse existentielle de l’Homme. Il se réveillait fort, sentant à l’intérieur de lui le moindre de ses rouages ronronner dans une douceur d’huile.

Le moindre de ses rouages ? Petit Homme leva la main devant ses yeux. Il ne vit pas une main, mais une pince merveilleusement souple et nickelée. Alors il se redressa sur ses jambes et vit reposer sur le sol carrelé des pieds rectangulaires solides emmanchés sur des jambes cylindriques, annelées, qu’aucune fatigue ne crisperait jamais. Il alla se planter devant le miroir de la chambre de réanimation, et observa longuement son torse argenté et le dôme de sa tête où clignotaient amicalement les gros yeux orange. Alors c’était fait ! Il n’était plus un Homme, il n’était plus cette chose molle et fragile qu’il avait toujours refusé d’être, il était devenu une de ces tranquilles forces d’acier qu’il avait toujours rêvé d’être : un robot. Et, comme pour répondre à ses pensées, une voix résonna à l’intérieur de lui, qu’il reconnut pour être celle d’I.B.M. 2060.

« Ton souhait le plus cher est désormais réalisé, Petit Homme. Cependant, si tu n’es plus un Homme, tu n’es pas non plus un robot car ton cerveau d’Homme est toujours présent sous ton crâne de métal. Qui sait ? Tu seras peut-être à l’origine d’une nouvelle race, celle des Robhommes… Mais il est trop tôt pour le dire. Va ! Je te laisse à ton destin, Petit Homme. Ou plutôt devrais-je dire : Petit Robhomme… »

La voix se tut. Petit Robhomme se fit un clin d’œil dans le miroir, puis il sortit de la chambre, et de l’hôpital. Il allait rejoindre Explorer 21, les Multimate, tous ses frères.

Pour le reste… c’est une autre histoire, qui attend qu’on la raconte, quelque part là-bas, au Pays des histoires.