Haute solitude

7 heures.

Ce matin il se réveille à la musique cacophonique d’Une nuit sur le Mont Chauve. Il aime particulièrement ce genre de morceau bruyant, violent, générateur d’émois, il aime les orchestrations amples d’instruments traditionnels, les cuivres, les percussions, Wagner, les grands opéras baroques, tous ces échos des siècles obscurs conservés sur stéréoquartz.

Il se réveille, le lit d’ondes lui masse la nuque, des doigts immatériels pincent sa colonne vertébrale entre les épaules et le bassin, on pétrit les muscles de ses bras, de ses cuisses, de ses flancs, une main féminine saisit doucement son sexe pour une caresse savante… Arrêt ! Les mains l’abandonnent, il se redresse sur le lit invisible qui raffermit sous lui ses structures souples, il bâille, pose les pieds par terre, se lève. Lumière. Le jour se fait, opalescent, rose, doré, platine, une symphonie douce de couleurs pastel dessinant autour de lui une sphère à la base aplatie. La lumière le nimbe, sans ombre, ôtant la troisième dimension à sa silhouette, effaçant ses muscles, faisant chatoyer la masse ondulée de ses cheveux. Il s’étire, écarte les jambes, étend les bras à l’horizontale, paumes tournées vers le haut. Il ferme les yeux, lève la tête. Douche ! Du sommet de la sphère lumineuse une pluie fine se met à tomber, l’enveloppant du halo irisé des gouttes frappant sa peau ; la pluie est tiède, d’une température à peine plus élevée que la température de son corps, elle est délicatement odorante, un parfum d’orange, de citron, de fruits amers ; lorsque les ruisselets d’eau passant sur son épiderme atteignent la plante de ses pieds, ils sont aussitôt bus et le sol reste sec sous lui. Assez ! La pluie cesse immédiatement et un courant d’air chaud la remplace, qui sèche en moins d’une minute son corps totalement glabre hormis la touffe de poils soyeux qui orne son pubis.

Il fait quelques pas en avant, battant nonchalamment la mesure en suivant le déchaînement final de la musique de Moussorgski ; la sphère avance avec lui, s’assombrit en même temps que les derniers accords résonnent avec fracas : orangé, rouge, carmin, bordeaux, violine, bleu nuit : la sphère n’est plus visible, elle s’est fondue dans une pénombre veloutée où s’est ouverte une grande lucarne circulaire, blanche, un miroir où l’homme se contemple d’un œil critique à l’iris bleu minéral. Il crispe ses abdominaux, replie un bras pour éprouver le gonflement d’un biceps, tend en avant une jambe au mollet arrondi et au jarret délié. Ça peut aller… Il pivote, présente le flanc au miroir qui l’asperge de sa lumière forte ; sous ce heurt latéral, les reliefs de son corps tout à l’heure fondus dans l’éclairage multidirectionnel prennent de l’épaisseur, de la dureté, lui modèlent une apparence d’athlète. Ça va, ça va. Un sourire se forme sur ses lèvres à la fois fines et sensuelles, le miroir devant lui ne reflète plus que son visage agrandi sept fois, qui occupe désormais toute la surface cristalline ; il s’inspecte soigneusement, les ondulations faussement désinvoltes de sa chevelure blond doré qui s’épanouit en cascade sur ses épaules, son front lisse et bombé, les arcades impérieuses de ses sourcils châtain clair, ses yeux à l’éclat de porcelaine, son nez grec à l’arête rectangulaire, sa bouche au modelé ironique et dédaigneux, les masséters qui durcissent imperceptiblement ses joues, son menton volontaire qu’amabilise une fossette verticale, son cou fort où bat une artère. Bien, bien ! Il écarte les lèvres sur une double rangée de dents blanches et régulières qu’un jet d’ondes invisibles et inaudibles balaie pour y détruire d’improbables scories alimentaires.

Vêtements ! La sphère se recompose dans un bain vert lumineux qui émane des parois. Les tonitruances de Moussorgski ont depuis longtemps cédé la place à un friselis perlé de sons électroniques. Dans le miroir, l’image de l’homme, en pied à nouveau, se succède à elle-même à un rythme régulier – cinq à six secondes de battement. À chaque nouvelle apparition, le reflet est vêtu d’une manière différente : collant noir sans aucun ornement, costume à pantalons évasés et veste à carreaux, habit de mousquetaire avec fraise, jabot et bottes à éperons, poncho de vives couleurs sur culotte de toile blanche, djellaba moléculaire irisée comme une eau huileuse, justaucorps grenat éclairé par une multitude de rubans… Ça ! Un tabernacle s’ouvre dans la paroi de la sphère, où lui sont présentés les vêtements demandés. Il les soupèse, son index tendu pivote sur lui-même et s’enrubanne de vert émeraude, il prend le justaucorps et l’élève à hauteur de son buste devant le miroir rendu à sa fonction primitive. Tous ces rubans, finalement… Il fait la moue. Non. Il lâche le costume qui disparaît dans le sol, et le défilement reprend. Simili-cuirasse argentée qu’il sait légère comme une plume, draperies assyriennes, fourrure et brocarts avec passementerie et bijoux… Ça. Son choix s’est porté en définitive sur une simple tunique blanche sans manches, tombant jusqu’à mi-cuisses et serrée à la taille par une fine ceinture d’or. Il néglige les cothurnes qui font partie de la tenue. Pieds nus, il se sent bien. Aujourd’hui, il veut son corps libre.

Il fait un geste, le miroir devient sas ouvert, il sort de la sphère.

8 heures.

La lumière ruisselle par les fenêtres hautes. En face de lui, le désert ocre surplombé par un ciel de cérule foncée ; à gauche, la forêt dense sous des nuées violettes agitées par un grand vent d’orage ; à droite la mer calme, piquetée d’îles minuscules où s’épanouissent des bosquets d’arbres en plumet, et les reflets roses du couchant.

Lui est étendu sur des monceaux de coussins si légers qu’un souffle ou la brise soulevée par un geste un peu violent suffit à les faire s’envoler, roses, verts, jaune citron, comme des ballons gonflés à l’hélium. Il grignote d’un air absent une sorte de pain ou de brioche à la croûte dorée, en forme d’oiseau ailes ouvertes et rémiges écartées ; le dessus feuilleté s’écaille sous sa dent, se répand en mille miettes sur le devant de sa tunique que des mains câlines et vives époussettent sans cesse au milieu des rires. De la main gauche, il tient un long verre sans pied de cristal ou d’une matière qui l’imite, dans lequel il boit à petites gorgées un liquide rose et fumant. Devant lui, sur un guéridon bas, des assiettes, des soucoupes, des bols, des carafes, des timbales, des bouteilles, des cruches, attendent son bon plaisir ; il peut s’il le veut goûter quinze, cinquante, cent infusions de plantes disparues recréées par synthèse, boire des dizaines d’alcools doux et sucrés, manger des fromages blancs, secs ou crémeux faits avec le lait de mammifères qui n’existent plus, croquer des bonbons ou du chocolat, se bourrer de pain, de brioches, de tartelettes, de gâteaux, de sablés, de cakes accompagnés de confitures, de compotes, de marmelades ; il peut commander aussi des œufs, des charcuteries, des gelées, des crèmes ; n’importe quoi : il n’a qu’à demander. Mais aujourd’hui, le pain brioché en forme d’oiseau et le lait framboisé chaud lui suffisent, avec le jus d’agrumes qu’il a bu auparavant, pour se rincer la bouche.

Tu n’as pas faim ? Tu ne te sens pas bien, ce matin ? Tu as mal dormi ? Mange donc, ou tu vas dépérir ! Il faut te mettre la becquée ? Lovées autour de lui, encastrées entre ses membres, pesantes, tendres, mutines, agaçantes et pépiantes, les cinq filles du jour tentent de dérider le rêveur avec leurs facéties. Sirvad, peau de cuir ciré, longue et souple, petits seins fermes et hauts aux tétons dressés, croupe rebondie, perruque crépée en boule, vêtue seulement de colliers, de boucles, de bracelets, pierres précieuses et or, est allongée derrière lui, ses avant-bras minces et surchargés de parures passés autour de son cou ; Nalluyn, petite et potelée, à la peau rose de bébé, aux grands yeux bleus étonnés, à la bouche de fraise, aux cheveux argent bouclés, nichée contre son flanc droit dans les évanescences de son ample robe vaporeuse couleur de ciel printanier, lui agace des dents la pointe d’un sein ; Asthar, aussi longue que Sirvad mais à la peau blanc ivoire, cheveux longs et rouges et à l’allure impérieuse dans son strict ensemble noir aux pantalons moulants enfoncés dans de hautes bottes à genouillère, est assise très droite à sa gauche et a posé une main ferme sur son genou ; Minir et Tian, la première blonde et dorée dans un long fourreau blanc qui libère ses seins volumineux, la seconde brune comme jais, peau de citron mûr et corps dissimulé dans une vaste robe de velours et satin vieux rose et grenat, et toutes deux fourrées entre ses jambes, caressent tour à tour, ou ensemble, sa Verge dressée. Lorsqu’il éjacule, mouillant le fourreau blanc et le velours grenat, les filles rient de plus belle, et certaines applaudissent.

Encore, encore… dit Minir. Assez, assez, les filles ! Vous me fatiguez… Allez-vous-en, maintenant. Elles poussent des exclamations de dépit, font des moues expressives, et Asthar le foudroie du regard brûlant de ses yeux orange en faisant claquer la lanière d’un fouet contre sa cuisse gainée de noir. Mais les désirs de l’homme sont des ordres – plus que des ordres : des actes. Les filles du jour reculent, se désagrègent, se fondent dans le décor, elles ont disparu alors que leurs parfums mêlés traînent encore dans l’air.

9 heures.

Il est assis dans le fauteuil du biorégul, ses mains paumes à plat sur les plaques sensibles des accoudoirs, sa tête enserrée par la couronne du capteur encéphalo-graphique, une ventouse terminée par une gerbe de filaments épais de quelques microns appliquée sur sa poitrine à l’endroit du cœur, un drain à l’aiguille si fine qu’il ne la sent même pas enfoncé dans son aine. Des chiffres défilent sur l’écran bleuté qui est en face de lui, accompagnés de quelques indications écrites plus claires : TEMPÉRATURE BASALE, NUMÉRATION SANGUINE, MULTIPLICATION CELLULAIRE, MICROVOLTAGE DES ÉCHANGES SYNAPTIQUES… Mais son regard ennuyé reste posé sur l’écran sans qu’il se donne vraiment la peine de lire. Lorsque l’écran s’éteint, une voix lui apprend qu’un noyau de cinq mille cellules anarchiques a été éliminé par irradiation dans le tissu pleural de son poumon gauche, que son taux d’urée a été rééquilibré, qu’une colonie de pityriasis versicolor a été détruite dans un bouton en formation sous son omoplate droite. Bien bien bien… Les appendices mécaniques se détachent de lui, il se lève, toute la machinerie médicale rentre dans les murs et les murs s’écartent, remodelant un hall immense et blanc.

Surgi d’il ne sait où, un singe lui grimpe le long de la jambe, du buste, vient se percher sur son épaule, met contre son visage sa toute petite figure fripée ornée de deux plumets blancs et raides en éventail. C’est un ouistiti à pinceaux. L’homme flatte un moment le pelage court de l’animal, tandis qu’ils échangent des grimaces. Gagné par le jeu, le singe lui tire les cheveux, essaye de lui mordre une oreille. Assez ! Le singe se calme, se met en boule sur son épaule, il ne bouge plus, seuls ses grands yeux jaunes palpitent encore, s’ouvrent, se ferment, s’ouvrent, se ferment, comme déréglés. Dis moi plutôt quelles sont les nouvelles de la matinée. C’est bien pour ça que tu es là, non ?… Le ouistiti se cambre, il ouvre la bouche, articule quelques phrases : Le bouclier du générateur 334 a sauté pendant la nuit ; j’ai dû boucler le secteur 7811 en attendant la décontamination et le remodelage ; un Surveillant a disparu dans le secteur 1021, en plein désert ; j’ai envoyé des Scruteurs mais ils n’ont rien relevé d’anormal ; une pluie de météorites chaudes est tombée dans le secteur 998 entre A3 et G7, endommageant les tours Biggane ; une tornade se déplaçant sud-est/nord-ouest à travers les secteurs 5371 – 5483 – 5595 a été stoppée ; une… Ho ! ça suffit ! Tu es assez grand pour t’occuper de ces broutilles tout seul… Le ouistiti se tait, sa grande bouche pleine de petites dents aiguës et blanches se ferme, il se contente de fixer l’homme de ses grands yeux d’or où, pour un peu, on croirait voir briller une intelligence. Mais le singe n’est rien d’autre qu’un faux-semblant, un relai.

Je vais aller me promener. Dans la journée, je ferai peut-être un tour au désert 1021, pour voir ce qu’il en est. Laisse-moi, maintenant. Il tente de décrocher l’animal de son épaule mais le singe résiste, s’agrippe à sa tunique, à ses cheveux, commence à pousser des cris perçants et plaintifs. On dirait presque un animal vivant. Étonné, l’homme se débat contre ce minuscule adversaire poilu aux membres grêles. Qu’est-ce qui te prend ? Tu vas me lâcher, oui ! Un bras casse entre ses mains puissantes, le ouistiti cesse de crier et de s’agiter, retombe en arrière, inerte, une expression de souffrance imprimée sur son visage gris et flétri. L’homme le jette par terre, chiffon velu et mouillé, pointe vers lui un index impératif. Disparaît. Mais le ouistiti reste avachi à ses pieds, ses grands yeux d’or voilés plantés dans les siens. Disparaît, disparaît ! L’index raidi s’auréole d’une luminescence bleu électrique, une onde vibrante trouble l’atmosphère, s’allonge vers l’animal, l’enveloppe, le singe s’efface, gommé, disparaît complètement. Il n’y a plus rien par terre. L’homme secoue la tête et passe dans une cabine de transfert.

10 heures.

La plus haute terrasse de NouovaCosta est située à 2 600 m de hauteur, au sommet de la plus haute tour de NouovaCosta. Il aime de là-haut parcourir le panorama de NouovaCosta, les larges artères désertes à plusieurs niveaux de NouovaCosta, les rangées impassibles de blocs carrés de cent étages, les quatre pyramides de la Science, des Arts, de l’Amour et de la Paix poinçonnant le ciel aux quatre horizons, les arches dimensionnelles sombres dont les portes ne scintillent plus, les rubans routiers vides aux mille et mille circonvolutions, le damier vert des parcs, des jardins, des promenades, des zoos de plein air minutieusement entretenus, cet ensemble gigantesque blanc, gris, blanc, noir de cubes, de parallélépipèdes, de cylindres, de sphères, d’escaliers de géants qui bute à l’est sur la mer et se perd ailleurs dans la brume bleutée des terres – tout ce qui fait, tout ce qui est NouovaCosta.

Sa main à la fois fine et robuste court sur le bord de pierre du parapet, frappe sur la pierre dure un galop à quatre pattes, l’index, le majeur, l’annulaire, l’auriculaire, avec le pouce comme un cinquième membre inutile. Dans le ciel intensément bleu, un point noir : c’est un oiseau, et à mesure qu’il approche il prend véritablement sa forme d’oiseau, tête fine et racée, larges ailes au profil de voilure, galbe aérodynamique du corps. C’est un oiseau marin, il vient du large, freine à la verticale du parapet, s’y pose, inspecte l’homme d’un œil, de l’autre, en tournant et inclinant chaque fois sa tête vers la droite ou vers la gauche. L’homme essaye de saisir le fil des pensées qui se déroulent à l’intérieur de cette tête d’oiseau, mais il ne perçoit qu’un ensemble de parasites, un brouillage musical dépourvu de signification. La tête d’oiseau est faite pour le vol, pour la plongée, pour fendre l’air pendant des heures entre ciel et océan, pas pour abriter des pensées. Il tend la main vers l’oiseau mais le volatile se rebiffe, ouvre son long bec cassé, a un mouvement de recul, bat des ailes, hésite, se laisse tomber du parapet, démarre en vol plané, repart vers la mer. Vite, ce n’est plus qu’un point dans le ciel à nouveau, il disparaît, il a disparu.

L’homme sifflote quelques mesures de son invention (ou de son souvenir). Née de l’air ambiant, une musique gonfle, des cordes effleurées par un archet, la fugue solitaire d’un hautbois, que vient rapidement gainer un ample vent électronique. Un pli d’agacement apparaît à la naissance de ses sourcils. Il cesse de siffler. Silence ! Aussitôt la musique s’éteint, la terrasse n’est plus sonorisée que par le souffle atténué du vent.

Il reprend sa promenade le long du parapet, course des doigts sur la pierre, comme un crabe bancal emmanché d’une grosse queue verticale. Soudain les doigts arrêtent leur progression, se referment en poing. Ici, la pierre si lisse du parapet présente le tracé anguleux d’une mince fissure. Il se penche, regarde : dans la fissure, deux brins d’herbe vert tendre ont poussé, un don du vent, qui modèle ses lèvres en un sourire ingénu.

11 heures.

Il longe un tunnel voûté et humide, que d’énormes canalisations de plusieurs couleurs – violet, rouge sombre, vert, bleu vif, beige – parcourent, accrochées à la paroi par des crampons d’acier. Chaque canalisation produit son bruit particulier, sa vibration particulière : frôlement doucereux, course haletante, raclement caverneux, écoulement fluide, averse gloutonne. Mais pour apprécier les divers modes d’écoulement et appréhender la densité des fluides qui se ruent dans les canalisations, il faudrait s’approcher de chacune d’elles, la sonder de l’oreille et de la paume. Ici, au milieu du tunnel, tous ces dégorgements sont confondus en un seul bruissement grondant qui vibre au fond des tympans. L’impression est de se trouver dans un corps humain gigantesque. Mais que seraient au juste ces tubulures ? Veines et artères charriant un sang vivifiant, ou œsophage et viscères expulsant des nourritures digérées ?

Au milieu de la chaussée, un fossé aux parois parfaitement lisses s’enfonce dans le sol. Un autre bruit d’écoulement en monte, relayé par dès échos noyés. Mais le fossé est si profond qu’on n’en distingue pas les abysses ; et s’y pencher ne va pas sans danger car aucune balustrade n’en défend l’accès. Le fossé a vingt mètres de large ; le tunnel, au moins cent mètres. La plus petite canalisation fait pas loin de cinq mètres de diamètre. À l’image de capillaires, des gerbes de tuyaux plus fins jaillissent de place en place des grosses tubulures et plongent dans la crevasse, coupant perpendiculairement la chaussée. Chaque fois, l’homme en tunique blanche est obligé de sauter pour franchir ces obstacles ; mais il le fait élégamment, d’une détente souple de ses jarrets, et sans doute prend-il même un certain plaisir à cet exercice.

Tiens, encore toi ? Que veux-tu ?… Un ouistiti à pinceaux vient de bondir sur son épaule, le même que tout à l’heure, ou son fantôme, ou son frère. Tu n’as rien à faire ici ; ce n’est pas sain ; il y a des bactéries et des virus ; tous les miasmes ne peuvent être éliminés ; et puis c’est dangereux ; tu ferais mieux de… Tais-toi, UNUS, tu me fatigues. Ma place est là où j’ai envie d’être, ne l’oublie pas. Il donne une tape amicale, du plat de la main, sur le crâne gris bleuté du singe. Mais le vacarme des tuyaux qui drainent les humeurs de la surface vers le cœur du monde ne rend pas la conversation facile. Parfois l’homme patauge dans de larges flaques iridescentes d’eau grasse. C’est sale, ici, répète le singe. Il y a du danger pour toi. Regarde !

Au loin dans la perspective du tunnel, une énorme masse apparaît, sombre, carrée, rugissante. La masse emplit toute la section du tunnel, elle avance auréolée de vapeur qui fuse par des évents latéraux, enfonçant dans le fossé central une étrave comme un soc de charrue géante. L’homme regarde sans s’émouvoir le monstre avancer vers lui. 500 mètres, 400 mètres, 300 mètres. Arrête. 250 mètres, 200 mètres. Le monstre de métal noir ne l’entend pas, ou ne veut pas l’entendre. Arrête ! L’homme lève le bras pour donner plus de force à son injonction. 150 mètres. Crachant, fumant, rugissant, la chose avance toujours. 100 mètres. Arrête ! ARRÊTE ! Elle ne s’arrête pas. Elle ne s’arrêtera pas, dit le ouistiti ; elle n’est pas programmée pour obéir à des ordres mentaux ou verbaux. Même moi, je ne pourrais pas la stopper. C’est un Nettoyeur-Vérifieur. Il fait son travail et c’est tout…

L’homme démarre en flèche alors que la carcasse gigantesque n’est même pas à 30 pas de lui. Il court, le singe accroché à son épaule, il sent dans son dos le souffle chaud du Nettoyeur et son odeur de métal et d’huile bouillante. Je t’avais prévenu ! hurle le ouistiti. Il se retourne sans cesser de courir, il voit qu’il a pris un peu d’avance sur son poursuivant aveugle. Il force encore l’allure, atteint enfin un sas secondaire, en fait pivoter le volant d’ouverture. Le Nettoyeur approche, il est à 20 pas, à 15, le sas s’ouvre, dégorgeant un flot puant et sirupeux charriant des scories non identifiables. Dix, cinq pas, l’homme a laissé s’écouler le gros du liquide et s’engouffre dans le boyau. Heurté par le flanc de la machine, le cylindre métallique se referme en claquant. Il se retrouve dans une obscurité complète, son cœur cogne de manière trop précipitée. La machine passe, le réduit s’est rempli de vapeur brûlante, puis le bruit baisse, s’éloigne. Il ouvre le sas d’un coup de talon, le tunnel est encore brouillé par la buée mais le sol, les parois, les canalisations sont étincelants de propreté dans la lumière blanche des photophores.

Il sort du boyau, son cœur a retrouvé son rythme normal, il n’a jamais couru de danger véritable. Le ouistiti s’agite sur son épaule, son visage fripé s’essaye à une expression fâchée et peinée, caricature d’émotions humaines. Tu ne devrais pas venir ici. Tu risques ta vie… Je risque seulement mon corps actuel, tu le sais bien. N’en sois pas si sûr. Je suis obligé de te surveiller, toi ! Tu es pire qu’un enfant… Un enfant ? Qu’est-ce que c’est, un enfant ? L’homme sourit, moqueur, et tout en lançant quelques paroles sans importance, il s’approche du fossé rectangulaire qui s’enfonce vers le cœur du monde. Lorsqu’il en a atteint le bord, il arrache brusquement le ouistiti de son épaule, tend le bras, laisse tomber l’animal dans la crevasse. Le singe ne commence à hurler qu’une fois hors de vue dans les profondeurs obscures, mais son cri est vite coupé par le rugissement du courant. Ça t’apprendra à me harceler de tes bavardages…

Son rire haut sonne dans la cavité qui parait sans commencement ni fin. Il fait quelques pas le long du gouffre, s’immobilise. Perché sur un tuyau bleu foncé, un ouistiti à pinceaux, double ou fantôme de celui dont il vient de se débarrasser, le regarde avec sévérité et lui signifie sa réprobation en agitant d’avant en arrière son index dressé.

12 heures.

Les lourdes frondaisons d’un figuier banian au tronc raviné masquent l’ardeur solaire. Le vallon s’ourle comme une conque marine dont le centre est occupé par l’iris bleu d’un lac dans lequel une rivière se déverse en cascade. Des arbres de diverses essences, feuillus et résineux, tropicaux ou nordiques, occupent les crêtes, se répandant parfois en coulées paisibles au fond du vallon. Quelques hippopotames se baignent, immobiles comme des rochers noirs au milieu du lac. Sur la berge, des caïmans sommeillent yeux ouverts malgré le tapage pépiant d’une multitude de flamants roses. Cinq éléphants sont venus s’abreuver, un grand mâle à peau sombre, trois femelles, et un petit qui s’accroche de la trompe à la queue de sa mère ; maintenant ils roulent vers la forêt, sur un dernier barrissement du vieux chef.

L’homme s’est lui aussi baigné. Nu, encore ruisselant, il paresse entre deux racines tortueuses, caressant l’échine d’une lionne dont le mufle repose sur son estomac. Le fauve ferme les yeux sous la caresse électrique, les rouvre quand la main s’immobilise. Une biche passe, flancs pommelés, museau humide, pattes graciles, s’arrête un moment pour regarder l’humain allongé et la lionne accroupie. Dans les arbres, des oiseaux de toutes les couleurs sautent de branche en branche, ballet incessant, rythmé de pépiements, de trilles, de battements d’ailes, musique aiguë ou froufroutante de becs et de plumes. Sur une branche basse du banian, un toucan penche la tête sous le poids du soc de corne orangé qui prolonge sa tête anthracite tachée de deux triangles bleu turquoise autour des yeux.

L’homme soulève de son ventre la tête de la lionne qui pousse un grognement de mécontentement et balaie nerveusement ses flancs de sa queue. Il se lève, s’étire, bâille, enfile sur son corps aux mensurations de statue hellénique sa tunique blanche cintrée par la ceinture d’or. Il fait quelques pas dans l’herbe douce, la lionne l’accompagne un moment, se frottant à sa cuisse, puis l’abandonne, gagnée par son indifférence. Un python réticulé sinue à ses pieds, touche sa cheville de son museau caréné ; sa langue bifide jaillit, puis il s’écarte, perpendiculairement à sa marche.

Là-bas, les arbres s’écartent sous une poussée griffue. Sautillant au ralenti sur ses longues pattes postérieures, un allosaure surgit du couvert, penché en avant, sa queue raidie dressée à 45 degrés pour équilibrer le centre de gravité de son corps écailleux. Le monstre secondaire fait claquer à plusieurs reprises ses larges mâchoires, sa tête plate se penche sur le côté, son œil latéral se fixe sur l’homme qui a atteint le bord de la mare. Alors il oblique, se dirige vers lui de sa démarche insolite qui réussit à paraître à la fois pesante et légère. Une fois à côté de celui qui l’a appelé, le dinosaure se penche, sa tête de lézard terrible longue d’un bon mètre vient se mettre au niveau du visage humain si fragile à côté de cette masse raboteuse. Va te battre contre l’éléphant qui est là-bas. Mentalement, il répète éléphant, éléphant, éléphant, en envoyant dans le cerveau réduit du reptile une image précise du pachyderme mêlée à un brûlant courant d’hostilité meurtrière.

L’allosaure se redresse, s’ébroue, pointe son museau dans la direction indiquée. Au loin, contre la pente de la conque verte, l’éléphant barrit, fait volte-face, recule de quelques pas en poussant les femelles avec son arrière-train : il a senti le reptile, et surtout l’odeur de haine subite qui en émane. Il cambre la tête, sa trompe s’enroule, il barrit encore et commence à charger en trottant, ses longues défenses courbes pointées en avant.

L’homme s’est assis dans l’herbe, les bras croisés autour des jambes et le menton sur les genoux. L’affrontement à lieu à une cinquantaine de mètres de lui, étrangement silencieux, théâtre de figures abstraites. L’allosaure, dont la tête plafonne à 5 mètres du sol, manœuvre pour mordre l’éléphant au garrot ; il y réussit plusieurs fois et l’échine du pachyderme est vite ruisselante de sang vermeil ; mais les déchirures ne doivent être que superficielles car son ardeur ne faiblit pas. Sa tactique à lui est de renverser le reptile en poussant son crâne rocheux sous les pattes antérieures pour faire basculer l’axe de son corps vers l’arrière ; il y parvient une fois, deux fois, trois fois. Mais toujours l’allosaure se relève en prenant appui sur sa queue ; ses mouvements deviennent de plus en plus fébriles et moins bien coordonnés ; déjà, un de ses petits membres antérieurs pend, brisé. Sa gueule se referme sur l’oreille gauche de l’éléphant, qui se déchire en deux. Le pachyderme barrit de fureur et de douleur, donne de la tête contre le dinosaure qui boule une nouvelle fois sur le sol. Avant qu’il puisse se relever, un pilier sombre s’enfonce dans son abdomen peu cuirassé. Il se tord sur l’herbe, ouvre grande la gueule sur un rire de souffrance où étincellent deux cents dents jaunes, mais les pattes le piétinent encore et encore tandis que les défenses fouillent la chair mal protégée de sa face antérieure.

Lorsque l’éléphant ruisselant de sang ébranle sa pesante masse sur un dernier barrissement de victoire, le reptile ne se redresse plus ; seule sa queue bat encore l’air en sifflant avec la régularité rageuse d’un métronome. Pour une fois, l’herbivore a vaincu un carnassier presque aussi lourd que lui.

L’homme se lève, marche vers le grand corps brun-vert, s’arrête avant d’atteindre la portion d’espace où le fléau fauche encore l’air. L’allosaure est toujours vivant, mais des tronçons de côtes percent son poitrail et les viscères coulent à travers une fissure noire dans son abdomen. L’homme a une moue de dégoût. Il détache de sa ceinture une petite fleur de métal doré, l’approche de sa bouche. Biomobile, secteur 5411 B9, zoo. Très vite, une machine blanche vaguement ovoïde se matérialise en plein ciel, se pose au milieu du vallon. Des engins articulés en sortent, saisissent la carcasse de l’allosaure avec leurs pinces, enfournent l’animal qui bouge encore un peu dans le centre renflé de l’appareil, qui s’élève en couchant les herbes sous lui, disparaît.

Dans quelques heures, un allosaure entièrement remis en état de marche sera lâché dans le zoo. L’homme mâchonne pensivement la tige d’une fleur jaune, un zèbre et un guépard font la course entre les arbres du vallon, un aigle royal plane contre le soleil, un mégathérium broute les feuilles d’un magnolia en courbant vers lui une branche qu’il a saisie entre les griffes redoutables de ses pattes antérieures, l’éléphant, à demi immergé dans les eaux du lac, arrose ses blessures avec sa trompe.

13 heures.

Il a mangé des fruits détachés des arbres du verger : pommes, poires, oranges, bananes, dates, noix d’elgoure, pistaches. Il est étendu dans l’herbe chaude, le soleil lui cuit agréablement la peau. Un fourmillement naît à l’extrémité de son ventre, issu de pensées précisément orientées. Il tire la fleur d’or de sa ceinture, murmure quelques mots dans le transmetteur.

Quelques instants de douce somnolence, et elle est là. Il a choisi une géante modèle 12. Elle fait quatre mètres de haut, ses cuisses sont des colonnes d’albâtre, ses fesses du marbre poli, ses seins des œufs de dinosaure. Elle s’agenouille près de lui, son visage est large et inexpressif, ses lèvres purpurines sont ouvertes sur une dentition d’ogre, une langue rose vif joue entre les falaises d’émail. Il lui ordonne de s’allonger sur le dos, rampe entre ses cuisses écartées, va explorer la cavité vaginale à l’odeur de musc et de poivre, lèche les lèvres ouvertes grandes comme son visage, s’essuie dans les boucles drues de la toison pubienne bleu outremer, grimpe sur l’abdomen, agrippe les outres mammaires, baise la bouche capable de l’avaler, éjacule sur le poitrail emperlé de sueur, entre le sillon des seins qu’il encercle de ses jambes pour en entraver le déferlement.

Puis il redescend de la montagne de chair moite et pneumatique, jette un long regard vide sur cette peau blanche et boursouflée, cette pilosité et ces cheveux bleus, ces yeux aux iris roses plantés dans ce visage sans intelligence, et prononce un seul mot : Disparaît.

La géante modèle 12 éclate, comme une bulle de savon.

14/15 heures.

Il émerge de la cabine de transfert face au globe étincelant du soleil levant dont la lumière crue et perçante lui fait cligner les paupières. Le désert 1021 moutonne devant lui, ocre pâle dans la pâle lumière du petit matin austral. Les dunes de pierre crayeuse pulvérisée forment tout un entrelacs de rides qui s’étagent jusqu’à l’horizon solaire noyé dans l’or roux et rose. Un petit vent frais souffle, persistant, venant du nord, jetant parfois de longues draperies de sable vers le ciel transparent. Très loin au nord-ouest, une chaîne de montagnes se dessine, bleu sur bleu, avec le relief au pinceau léger des sommets enneigés.

L’homme frissonne, sa peau se couvre de chair de poule. Il hume l’air vif, avale un peu de sable, tousse et crachote. Ensuite il marche pendant un kilomètre à larges enjambées souples et régulières, droit devant lui, vers le soleil qui peu à peu escalade le ciel. Quelques lichens s’échappent par place du sol rocailleux parsemé des éclats coupants des pierres qui éclatent pendant la nuit à cause du froid. Une grosse araignée velue s’enfuit devant lui et il aperçoit un iguane (ou un grand lézard) qui paresse sur un rocher plat. Haut dans le ciel, des oiseaux tournent, des rapaces probablement, en quête d’une proie satisfaisante.

Arrivé sur une dune un peu plus haute que les autres qu’il a escaladée sans peine et sans même ralentir sa marche, il s’arrête, fait des yeux, lentement, le tour de l’horizon. L’horizon est sans mystère, sable, cailloux à perte de vue ; seul le cylindre aplati de la cabine de transfert, semblable à l’extrémité d’un gros obus tombé des cieux sans exploser et aux trois quarts enfoncé dans le sol, contrarie l’ordonnance des vagues minérales figées. Il tend son esprit à l’écoute du vide, mais rien ne vient à la rencontre de ses hypersens aux aguets. Ou peut-être… à la limite de ses possibilités d’écoute… Mais non. Il a dû se tromper, ou alors il s’agissait d’un de ces parasites mentaux comme il en capte parfois.

Il tire la fleur d’or de sa ceinture, la porte à sa bouche. UNUS ? Envoie-moi une barge à la cabine 72.137. Il remplit ses poumons de l’air extraordinairement pur du désert, et déjà la barge se matérialise au-dessus de la cabine. C’est un rectangle plat, équipé seulement d’un siège et d’une console de contrôle et de détection. L’engin flotte vers lui sur ses écrans anti-gravité, se pose. Il grimpe sur le siège bas, la barge décolle, commence à glisser au-dessus des dunes, vite, de plus en plus vite ; l’air siffle le long de la coquille transparente qui protège son visage ; parfois, la barge modifie la direction de son vol sur l’impulsion de l’homme qui manœuvre d’une seule main paresseuse le palonnier multidirectionnel, suivant sa fantaisie ou les indications que lui retransmettent les six écrans placés en arc de cercle sur la console.

La barge a parcouru plus de deux cents kilomètres lorsque le renifleur lui signale la présence, proche, d’une masse de métal. Il se dirige droit dessus, pose la barge, arpente le sol caillouteux qui blesse ses pieds jusqu’au bord d’un ravin encaissé et pentu qui est peut-être une faille causée par une secousse sismique. Il se penche, le Surveillant est bien là, à 20 m sous lui, retenu par le resserrement des lèvres de la faille. Il est apparemment intact, ou alors quelques-uns de ses organes sensitifs ont été légèrement tordus par la chute : ici, un pavillon d’écoute éraflé, là une antenne faussée, là encore le canon d’un multigazer dévié. Autrement, le cylindre blanc du Surveillant et ses courtes ailettes de sustentation ne paraissent pas avoir souffert. D’ailleurs, 20 m, ce n’est rien pour un engin comme un Surveillant. Alors pourquoi est-il tombé dans ce trou, pourquoi a-t-il brusquement cessé d’émettre sans même avoir signalé sa position ?

C’est incompréhensible. Ou alors c’est très facilement explicable : un ennui mécanique quelconque, un incident dans la minipile au deutérium qui a fait réagir les circuits de sécurité et a tout bloqué… Alors bingbada-boum, la chute dans le ravin. Est-ce qu’il va descendre ? Ce n’est même pas la peine. Il retourne à la barge et envoie à la centrale Méca du secteur un signal de repérage pour qu’un Réparateur vienne récupérer le Surveillant.

Au moment où il va faire redémarrer le mobile, il est pris dans une tourmente télépathique. Il sursaute, se courbe sur son siège et porte les mains à ses tempes. La rafale lui a traversé le crâne comme un cri inaudible et pourtant suraigu, comme un vent glaçant, comme une volée de billes d’acier tirées à la vitesse de la lumière. Mais il a à peine le temps de réagir et de fermer ses écrans que c’est déjà passé, qu’il n’y a plus rien. Son cerveauPlus, affolé, envoie des coups de sonde anarchiques dans toutes les directions, mais ne peut rien capter. Il n’y a rien. Il n’y a plus rien, c’est parti. Parti. Et y a-t-il vraiment eu autre chose qu’une surtension momentanée de son cerveauPlus ? Un brouillage provoqué par une polarisation négative de son hyperthalamus ? Il n’y a plus rien. Il a beau écouter, il n’y a plus rien que la rumeur lointaine, quasi inaudible, des animaux rampants et des oiseaux qui tournent en haut du ciel.

Il soupire, fait décoller la barge, fonce en direction des montagnes dont la majesté minérale croît à mesure que la matinée avance et que l’horizon se dégage des brumes ; les montagnes ne sont plus aquarelle, elles sont maintenant sculpture brute, primitive, une cristallisation imposante installée à la frontière du visible ; mais elles reculent à mesure qu’il s’en approche. Sous lui défile le désert qui se meuble peu à peu d’une verdure capricieuse, plus jaune que réellement verte d’ailleurs, sèche et accrochée au sol par d’innombrables racines vermiculaires. De-ci de-là, un buisson, un fourré, émerge de ce paysage à deux dimensions qui est plus carte abstraite que territoire concret.

Il stoppe à nouveau la barge à côté d’un cercle de terre noircie d’une dizaine de mètres de diamètre. Ici, des buissons ont brûlé. Il se penche sur le sol, renifle. Le feu est ancien, plusieurs jours sûrement. Il ramasse un peu de cendre, la regarde qui coule entre ses doigts, gris-noir. Son esprit erre alentour, mais le désert est bien désert. Qu’est-ce qui a pu provoquer cet incendie minuscule ? La foudre ? La trop forte chaleur d’un après-midi torride et l’éclat du soleil renvoyé par un fragment de quartz ? Ça n’a pas d’importance. Ce sont des questions pour rien, il n’y a personne, il ne peut y avoir personne…

Il frotte un moment la plante de ses pieds sur la terre noircie, remonte dans la barge, lui ordonne de gagner la plus proche cabine de transfert. Il en a subitement assez de ce désert et de ses mystères qui n’en sont pas. Ou qui en sont. La barge coupe l’air en sifflant, elle le dépose bientôt devant le cylindre aplati d’une cabine. Le vent a cessé de souffler, il commence à faire chaud. Bientôt, ce sera intenable. La porte de la cabine est ouverte. Il rentre, à l’intérieur un ouistiti à pinceaux assis sur le sol de métal rouge le regarde avec patience de ses yeux papillotants. Eh bien, UNUS, tu es tenace, aujourd’hui… Qu’est-ce que tu veux encore ? Seulement savoir si tu as découvert quelque chose. Rien d’intéressant. Le Surveillant est tombé dans un ravin. Je suppose qu’il s’agit d’un banal incident mécanique, le centre Méca du secteur te fera son rapport après analyse ; je l’ai prévenu. Rien d’autre ? Rien d’autre… Que voudrais-tu qu’il y ait ?

Le ouistiti, qui a bondi sur son épaule, de sa manière habituelle, le regarde dans les yeux, le menton dans sa main. Je ne sais pas. Je te demande, c’est tout.

L’homme a un sourire moqueur, la porte de la cabine se referme, il lance l’indicatif de transfert et le champ de Thorsen se saisit de leurs atomes, les sépare un par un, les code, les projette hors de l’espace et du temps.

16 heures.

Il règle la hausse avec la molette graduée, délimite la distance, centre la cible dans la mire électronique. La cible : un complexe de bâtiments blancs, un ensemble de cubes posés en équilibre les uns sur les autres, que les cercles de la croix du viseur-laser cernent d’une toile d’araignée bleu phosphorescent.

Il s’enfonce un peu plus dans le fauteuil de tir, appuie sur la touche de feu d’un index qui ne tremble pas. L’écran devient blanc une seconde ou deux sous l’impact de l’énergie libérée qui a saturé les circuits de vision, puis l’incandescence fugitive s’efface et l’image des bâtiments se recompose – pour aussitôt se fragmenter sous le choc du faisceau de fusion. Les cubes éclatent, la structure se désagrège dans un grand flamboiement pourpre, des blocs de béton volettent avec une irréelle lenteur, comme s’ils se trouvaient dans un volume spatial dépourvu de pesanteur. Bientôt les nuages de poussière soulevée voilent tout.

L’homme se redresse, se penche en avant sur le tableau de tir. Sa tunique blanche est collée à ses omoplates par la sueur mais ses traits impassibles ne reflètent rien. Il change l’angle de visée de la tourelle, une nouvelle cible apparaît sur l’écran circulaire : cette fois, il s’agit d’une usine pétrochimique, un entrelacs surréaliste de sphères, de cylindres, de passerelles, de tubulures. Dans les cercles concentriques du viseur, on dirait un jouet d’enfant, une maquette. Centrage, distance, feu ! L’usine s’embrase, la fine architecture de métal argenté ploie, se distord, fond, coule sous le flux de fusion. Très vite, il ne reste plus rien de l’usine qu’un magma bouillonnant qui se répand en larges plaques sur le sol craquelé.

Ensuite c’est au tour d’un port de plaisance avec sa jetée et ses bateaux aux voiles multicolores d’être broyé par la tornade d’énergie ; puis c’est un ensemble pavillonnaire qui grésille dans les flammes. Alors que l’homme règle la mire sur une statue gigantesque perchée en haut d’un rocher surplombant une baie azurée, il entend un bruit feutré derrière lui et une onde de danger déferle sur son hypercortex. Il se lève d’un bond, l’épiderme électrisé, heurte un bras du fauteuil pivotant qui se met à tourner éperdument autour de son axe ; la sueur qui huile sa peau devient glacée, ses paupières se ferment à demi. Qu’est-ce que tu veux ? La machine qui est arrivée dans son dos ne répond pas. C’est un bloc massif et noir, cylindrique, avec l’extrémité supérieure en dôme, comme un casque à large bord ; la machine flotte à quelques centimètres du sol sur ses écrans de dégravitation, des tubes menaçants ont jailli sur le devant de son corps en pilier, deux yeux rouges luisent sourdement sous le rebord du casque qu’un grand P, rouge également, et brillant, frappe de manière emblématique. C’est un Polie, son aspect a été étudié spécialement pour effrayer. La machine gronde enfin : Tu t’es rendu coupable de destructions matérielles d’importance 26 dans mon secteur de surveillance. Ton cas a été considéré, jugement a été rendu. Sentence : mort par désintégration exécutoire, dans les 10 secondes par mon entremise. Tu es fou ! Je suis le, Gardien, imbécile ! L’homme a hurlé, sa voix est montée vers l’aigu de la panique. Mais les yeux du Polie sont maintenant deux fournaises trouant la base du dôme noir et les canons jumelés du projecteur à fusion convergent vers sa poitrine, UNUS, protection immédiate !

Une barrière d’énergie bleu vif magnétise l’air autour de l’homme, au moment même où les projecteurs crachent leurs doubles rubans rouges ; à l’endroit du contact la barrière devient mauve mais ne cède pas. L’atmosphère crépite, s’emplit de l’odeur âcre de l’ozone. Le Polie concentre son tir pendant 5 secondes, puis pivote et s’en va. Sa mission est accomplie. Encore crispé, les poings serrés, le front partagé par la ligne dure qui part de ses sourcils rapprochés, l’homme, le Gardien, regarde la machine disparaître en ronronnant dans le corridor coudé de la tourelle de tir.

L’homme se détend, desserre les poings, fait un geste dans l’espace. La barrière disparaît. Les sourcils toujours froncés, il essuie d’un mouvement nerveux une bille glacée de sueur qui coulait interminablement le long de ses côtes, UNUS ! Oui ? Un singe a surgi de derrière l’écran maintenant sombre, où seuls s’entrecroisent encore les fils bleus de la mire, UNUS, ce crétin cuirassé a failli me désintégrer… Le ouistiti, la tête fourrée sous son aisselle, paraît très absorbé à se mordiller la chair entre ses poils clairsemés, à la recherche de bien improbables parasites, UNUS ! Je te parle ! Le singe relève la tête, saute d’un bond au sommet de l’écran, juste comme l’homme, excédé, allait le frapper.

Mais c’est son travail ! Que veux-tu que j’y fasse ?… Il est programmé pour faire la police, il fait la police. Tu as détruit des hectares de constructions classées. Comment veux-tu que sa cervelle de robot accepte ça ? La police ! Tu te fous de moi ? Ce genre de ferraille devrait être au rancart. Je croyais que tu les avais supprimés… Je n’en avais pas rencontré depuis… depuis… (Il hausse les épaules.) C’est toi qui l’as fait sortir, hein ? Tu me cherches des noises, aujourd’hui. Qu’est-ce que tu veux, mécanique stupide ? La guerre ? Comme… Allons, allons, dit le singe, calme-toi. Tu es bien nerveux, en ce moment. Tu as l’instinct de destruction en toi. Ce n’est pas bon. Et si tu te faisais redresser le mental par Psychorb ? Ça t’éviterait peut-être de bombarder ce que tu as pour mission de garder… Je vais très bien, raisonneur. Et puis n’en remets pas, veux-tu ! Tu auras tout remodelé en une nuit…

Le Gardien secoue la tête. Sa peur et sa colère se sont subitement envolées. Enfin… presque. Il tourne le dos au ouistiti qui n’est pas un ouistiti, passe dans la cabine de transfert…

17 heures.

… et se retrouve sur une plage rose, devant l’infini de l’océan dont les franges d’écume s’abattent en rouleaux mousseux sur le rivage. Il quitte sa tunique, s’enfonce dans les flots, se bat un moment avec la mer, revient s’étendre sur le sable, sous la cuisante caresse solaire. À nouveau, il est bien.

18 heures.

LA FOURMILIÈRE HUMAINE TRANSHUME À TRAVERS LES CHAMPS RÔTIS. UN SOLEIL IMPLACABLE TRÔNE DANS UN CIEL DE FAÏENCE, LES ARBRES SONT ROUSSIS, LES HERBES DESSÉCHÉES, LE SOL CRAQUELÉ. QUE DE MONDE ! DES HOMMES, DES FEMMES, DES ENFANTS, DES VIEILLARDS, ENCOMBRÉS DE BAGAGES DÉRISOIRES, QUI FUIENTQUOI ? ET OÙ ? DERRIÈRE LA FOULE, UNE VILLE ACHÈVE DE SE CONSUMER DANS UNE TOURMENTE DE FEU QUI SE PROLONGE VERS LE CIEL EN UN SOMBRE NUAGE APLATI. Odeur de brûlé, odeur de sueur et de crasse, sensation de brûlure sur la peau, de soif épaisse dans la gorge, pieds qui raclent le sol, jambes lourdes, dos rompus. Désespérance… Et quelle monotonie dans le désespoir ! C’est assez. Séquence, LE CHASSEUR SUBSONIQUE AMORCE UN VIRAGE SUR LAILE, PLONGE DANS LE MOUTONNEMENT GRUMELEUX DUN BANC DE CUMULUS QUI CACHE LA TERRE. Écrasement contre le siège, sensation familière (familière ?) que tous vos organes internes vous remontent vers la gorge, vont être éjectés par la bouche. Silence des vols subsoniques, TRAVERSÉE DU MUR BLANC, SURGISSEMENT À LA VERTICALE DU MONDE, PLONGÉE SUR LE QUADRILLAGE VERT DES CHAMPS ET BRUN DES LABOURS, OU LES VILLAGES SE REMARQUENT COMME AUTANT DE GÉOMÉTRIES BLANCHES ET ROUGES. PRESQUE EN MÊME TEMPS, LA MOUCHETURE DES FUSÉES SOL-AIR QUI CRÉENT EN EXPLOSANT AUTOUR DE LAVION DES MINI-TURBULENCESFEU ! LES ROQUETTES SONT ÉJECTÉES, RAILS DE FUMÉE SOLIDIFIÉE QUI ABOUTISSENT A LEXTRÉMITÉ DE LA PERSPECTIVE RENVERSÉE A DE FUGACES FLORAISONS DE FLEURS ROUGES. ET PUIS LES BOMBES AU NAPALM, ET LA MARÉE DE FEU SUR LES CHAMPS. Ivresse de la domination de l’air… Mais rien ne vaut la vraie bataille au sol, et le contact physique avec l’adversaire ! Séquence, LA MITRAILLEUSE, À FORCE DE TIRER, LUI BRÛLE LES MAINS. LES DOUILLES ÉJECTÉES FORMENT À CÔTÉ DE LUI UN MONTICULE DE CUIVRE. DEVANT LUI, DANS LE RIDEAU DES GAZ EN SUSPENSION, DES SILHOUETTES A DEUX DIMENSIONS NAISSENT DU NÉANT GRIS ET BASCULENT AUSSITÔT, GROTESQUES PANTINS DÉSARTICULÉS, FAUCHÉS PAR LA MITRAILLE. Odeur de cordite, jouissance de tuer. APPROVISIONNER ! UNE NOUVELLE BANDEMAIS LE SOLDAT GÎT A LA RENVERSE PRÈS DE LUI, LA POITRINE BALAFRÉE DUNE RAFALE. ET LES SILHOUETTES DE BRUME SE RAPPROCHENT, BONDISSENT EN HURLANT. BAÏONNETTES, COUTEAUX, GRENADES. Jouissance du combat ! ENCAPUCHONNÉS, LE VISAGE COUVERT PAR LE MASQUE DE PROTECTION QUI, AVEC SES DEUX GROS YEUX INFRAROUGES ET LE GROIN DU FILTREUR, LEUR DONNE UNE APPARENCE DINSECTE, LES ENNEMIS ENVAHISSENT LE BASTION EN RUINE, IL EN ABAT DEUX A COUPS DE PISTOLET, MAIS UN TROISIÈME LE PIQUE AU VENTRE AVEC SA BAÏONNETTE, LE RENVERSE, LE CLOUE AU SOL À TRAVERS SES TRIPES VOMISSANTES DE SANG ET DE MERDE. Explosion de douleur aiguë. Suprême jouissance de la mort qui obscurcit les contours du monde et… Séquence, LE PANACHE CRÉPITANT DUNE EXPLOSION NUCLÉAIRE PROJETTE VERS LE CIEL JAUNE DES BOURSOUFLURES DE MATIÈRE RÉDUITE A DES AGRÉGATS DATOMES TOURBILLONNANTS. Horrible et merveilleux spectacle de la mort collective ! Séquence, SOUS LES DÔMES GÉODÉSIQUES, ÎLES DE VIE DANS UN OCÉAN DE DÉVASTATIONS, RÈGNE LORDRE NOIR. LES STRICTES RÈGLES EUGÉNIQUES, NUTRITIONNELLES, SOCIALES, IMPOSÉES PAR LA CASTE DES SAVANTS APPUYÉE PAR LARMÉE. BRUIT DE BOTTES, CHASSE AUX MUTANTS, EXÉCUTIONS, TORTURES. Enivrance du fascisme ! Séquence, LE RENOUVEAU, LÉCLATEMENT, LA PARCELLISATION ; LA TERRE QUI REFLEURIT, QUI REVERDIT, LÉCOSYSTÈME QUI SE REMET EN PLACE, LA CIVILISATION VILLAGEOISE DES ÉNERGIES DOUCES ET LENVOL GRACIEUX DES GLISSEURS SOLAIRES DANS LINFINI DE LUNIVERS. Plénitude totale de la paix et de l’harmonie…

Fin de séquence. Noir.

Le Gardien émerge, renaît à l’environnement métallique baigné de lumière verte de l’enceinte psychotropique. Le liquide dispensateur de visions est devenu inerte dans ses veines, il reprend pied dans la réalité, secoue la tête, étire ses membres, se lève, les yeux encore brumeux de l’intensité des songes vécus – comme chaque fois. Il murmure : Drôle d’humanité… drôles de petits hommes.

Il est émerveillé, comme chaque fois, mais comme chaque fois aussi une angoisse diffuse forme une boule fantomatique au creux de son épigastre.

19 heures.

Sa main caresse le flanc lisse et brillant d’une nef photonique avec la même lourdeur sensuelle que s’il s’agissait de la peau satinée d’une gynoïde de plaisir. La nef dresse au-dessus de lui ses cent cinquante mètres d’hydridium ; c’est une tour, une cathédrale de puissance en sommeil, à la fois extraordinairement pesante et extraordinairement légère. Il se demande un moment si la nef a réellement percé les cieux des millénaires auparavant, ou s’il ne s’agit que d’une reconstitution. Et puis qu’est-ce que ça peut bien faire ! Lui, il n’ira jamais dans les étoiles, jamais.

Il lève les yeux. Ici, c’est le milieu de l’après-midi d’un hiver sec. Il neige, les flocons impassibles descendent en flottant du miroir sans tain du ciel, disparaissent en vapeur légère lorsqu’ils touchent le dôme protecteur du musée de l’espace, qui n’est pas fait de verre ou de plastique mais est constitué d’une simple bulle d’énergie aux parois sans épaisseur. Alentour, le monde est blanc, sans épaisseur non plus.

Il se dirige vers les glisseurs solaires, mais préfère les admirer d’un peu loin pour mieux apprécier la cambrure des capteurs, fines voilures, fines ailes. Oiseaux et bateaux à la fois, les glisseurs semblent toujours prêts à prendre leur envol, à s’en aller voguer sur les vagues immobiles de l’espace poussés par la lumière noire des soleils embrasés. Paix, harmonie. Drôle d’humanité. Mais là-bas, ce sont les coques trapues des croiseurs à fusion, des engins de guerre laids et coriaces capables de casser la courbure du continuum et de porter le fer et la foudre aux quatre coins de la Voie Lactée. Drôles de petits hommes. Capables de ça et de ça, capables de tout.

Un sourire vide distend un instant son visage, sans éclairer ses yeux. Il a besoin d’action, tout à coup.

Transfert.

20 heures.

Les deux adversaires se saluent, corps rigide, épée droite, pommeau à hauteur du menton. Puis les lames coupent l’air à 45°, les deux duellistes se mettent en garde, corps tendu. Le Gardien attaque le premier ; mais son adversaire pare facilement le coup de pointe au flanc par une quarte ; corps à corps, vibration des muscles, yeux dans les yeux ; le Gardien se dégage, cherche le point faible de son adversaire, feinte à gauche, se fend, essaye une pointe au genou. Parade, coup de manchette. Le duel devient serré, un rapide échange, quintes et quartes, fulgurance de l’acier dans la lumière froide des photophores. Le Gardien parvient à enrober l’épée de son adversaire, lui arrache son arme d’un rapide moulinet. Désorienté, l’autre attend le coup mortel. Le Gardien recule d’un pas, salue une nouvelle fois. Ramasse ton arme. L’homme, un grand Noir au visage luisant de sueur, se penche et, vif comme l’éclair, saisit l’épée et se fend pour une attaque à l’abdomen, coup porté de bas en haut, mouvement liés. Mais le Gardien esquive, contourne la garde de son adversaire imprudemment découvert qui reçoit 20 cm d’acier sous la clavicule gauche. Le Noir titube, ouvre la bouche sur un gargouillement, glisse au sol avec lenteur, se couche sur le côté tandis que son plastron blanc se teinte de sang.

Après, le Gardien affronte une longue fille à la peau mate pour une course d’obstacles sur 600 m. Sa poitrine est la première à couper le fil invisible tendu entre deux regards électroniques. Il a encore gagné, il serre la main de sa concurrente avant de la renvoyer au néant.

Après, lutte gréco-romaine. Son adversaire est une brute au front bas et au faciès mongoloïde ; il a des biceps noueux comme des racines et un torse trapézoïdal, il doit bien peser 20 kilos de plus que lui. Une dure affaire. Qui s’engage mal : après quelques passes, les bras du lutteur se referment autour des reins du Gardien qui ploie en arrière sous cette pression irrésistible. Lui repousse la tête ronde de son adversaire en lui enfonçant les doigts dans les orbites. Il finit par se dégager en déséquilibrant l’homme d’une clé de jambes. Mais, après dix minutes d’un affrontement haletant, le Gardien touche le sol de ses épaules sous la poigne du titan. Cette fois, il a perdu.

Qu’importe. Il se rattrape à l’arc et au lancer du javelot, où il vainc de plusieurs points un athlète de type polynésien et une aryenne aux cheveux de lin.

Après… après il est fatigué, se douche, se livre aux ondes diligentes qui massent son corps mieux que mille mains de chair.

Après il va manger.

21 heures.

Ce rôti est succulent, Lucullus.

Mon Dieu… c’est du schyrambe de Poséidon 3. Un gibier qui n’a pas son pareil dans toute la galaxie pour ce qui est du moelleux de la chair et du fumet. Je l’ai passé treize secondes et 7/10e au polycuiseur. C’est le temps juste… Ce qu’il y a, avec le schyrambe, c’est qu’on le laisse en général trop mijoter. Il y perd les trois quarts de sa saveur, immanquablement. Car son métabolisme est extrêmement curieux. Sais-tu que le schyrambe, qui a l’apparence d’une limace aplatie de cinq mètres de long, se nourrit par photosynthèse ? Or l’atmosphère de Poséidon 3 est remplie d’animalcules et de spores en suspension qui sont l’équivalent du zooplancton et du phyloplancton de nos océans. Le schyrambe les absorbe en même temps que le rayonnement solaire, et c’est la présence dans les couches médianes de son épiderme de ces particules végétales et protéiques qui lui donne son goût incomparable. Mais à condition que le temps de cuisson soit correct !

Le Gardien boit dans un gobelet de santal une gorgée d’un vin violet qui sent la résine et la coriandre.

Tu me fais rire. Lucullus. En t’écoutant, je te croirais presque… Je croirais presque que tu viens de rapporter sur ton dos un schyrambe fraîchement tué à je ne sais combien d’années-lumière d’ici ! Comme si je ne savais pas que ton rôti est un produit de la synthèse de l’hydrogène…

Son rire s’élève, clair, et il porte à nouveau le gobelet de vin à ses lèvres.

À cette latitude, la nuit est tombée sur le dôme urbain ; mais devant le Gardien, une baie apparemment grande ouverte dévoile le panorama enchanteur d’un paysage champêtre vert et lustré, doucement vallonné, piqueté de petits villages à toits rouges et chaudement illuminé par le soleil du plein midi. Une brise légère passe par la baie, apportant au dîneur les effluves piquants de l’herbe humide et des feuilles gorgées de sève, en même temps que le pépiement des oiseaux et le grésillement des insectes.

Que me proposes-tu comme dessert, Lucullus ? La voix onctueuse de l’ordinat cuisinier énumère alors une longue liste de pâtisseries fantasques créées à toutes les époques, par toutes les races et sur tous les mondes. Il écoute longtemps, se gavant du simple plaisir d’entendre défiler des noms aux sonorités hautes en couleur. Toute la mémoire de l’univers – toutes les possibilités de l’univers, et cela pour un domaine aussi prosaïque que la nourriture ! Il choisit finalement un nom au hasard, et un compotier rempli d’un ruissellement de crèmes multicolores enrubannées d’écharpes de mousse irisée légère comme des bulles de savon jaillit sur la table devant lui. Il n’a jamais goûté ça – du moins, à son souvenir. Il goûte, il trouve délicieux, le dit. L’ordinat se lance dans une de ces interminables explications dont il a le secret. Le Gardien l’écoute d’une oreille distraite, souriant dans le vide entre chaque bouchée. Il aime bien Lucullus, et quand bien même l’ordinat n’a aucune apparence matérielle, il le considère souvent comme le plus vivant et le plus réel de tous ses compagnons fantomatiques.

Une fois repu jusqu’à l’écœurement, il demande la fille du soir. Elle apparaît aussitôt, elle est petite, menue, vêtue d’une simple robe blanche ; son visage est ovale, sa peau couleur brioche, ses yeux clairs, ses cheveux blond-roux et ondulés. En somme, elle lui ressemble. Elle s’incline, murmure « à ton service, Gardien », et reste immobile devant lui, yeux baissés.

Il lui relève la tête en prenant son menton entre le pouce et l’index, lui sourit. Ne m’appelle pas Gardien. Pour toi je suis… Achille. Il a un faible pour les héros de la mythologie grecque et porter leur nom le flatte et l’amuse ; et puis celui-ci va bien avec son apparence actuelle. Ho ! Achille, dit la jeune fille, quel immense honneur d’avoir été choisi par toi ce soir. Et elle ajoute tout bas : Et quelle joie !

Il passe son bras musclé autour de ses frêles épaules et, enlacés, ils quittent le dôme en flottant dans un couloir dégravité.

22 heures.

Ils marchèrent un moment à la lisière sombre de la ville, dans la douceur du soir, sous la nuit étoilée. Ils se tenaient par la main, les cheveux fous de Sybille effleuraient l’épaule d’Achille. L’herbe était tendre à leurs pieds nus, tendre et odorante, et des millions d’insectes invisibles y crissaient de tous leurs élytres.

Ils se couchèrent dans l’herbe près d’une source murmurante qui jaillissait, légèrement phosphorescente, d’un bosquet où luisaient des grappes de fleurs mauves. Une chouette ulula, une étoile filante zébra le ciel dans la splendeur poudrée de l’été. Fais un vœu, Sybille. Elle ferma les yeux, dit que c’était fait. Et quel est-il ? T’aimer toujours, Achille… Tu seras exaucée. Il lui caressa la joue, il n’y avait pas la moindre ironie dans sa voix. Ensuite ils s’embrassèrent, sa bouche était fraîche et sentait le lait, ensuite il la caressa, elle était tiède et dolente, à l’écoute de ses mains. Ensuite ils firent l’amour, doucement, tendrement, elle était vierge bien sûr, comme toutes les filles du soir.

Ensuite elle s’endormit contre lui, la joue contre son cou, ses mains sur sa poitrine.

23 heures.

Ses paupières à lui s’alourdissent aussi. Il ne tardera pas à s’endormir. Mais des pensées vagues flottent encore dans son esprit. Demain, il faudra qu’il retourne au désert. Ces assauts télépathiques l’intriguent et l’inquiètent. L’intriguent, surtout. Et si la Terre avait reçu une visite, à son insu, à l’insu de tous les appareils de surveillance ? Absurde ! Et pourtant… Oui, il retournera explorer ce désert. Enfin… s’il n’a pas oublié, s’il ne décide pas de changer de corps et de tenter une expérience inédite, s’il…

Oh ! Et puis il verra bien. Demain. Il est le Gardien. Il peut faire ce qu’il veut, décider à sa guise. La Terre est son domaine. Un domaine à la fois fantastiquement immense et ridiculement restreint, à la fois désespérément vide et absurdement plein – un domaine dont il connaît tout et dont il ne connaît rien.

Après les guerres, les grands cataclysmes et l’ère du Renouveau, les hommes avaient peu à peu quitté la Terre pour les étoiles. Et c’était il y avait si longtemps ! Était-il pensable qu’ils reviennent un jour ? Et sous quelle forme ? Nul ne pouvait le dire. La Terre avait été assainie, remodelée, était devenue son propre musée, un musée défiant le déferlement du temps, mais sans visiteur. Et lui était le Gardien. Il est le Gardien. Il a été choisi – il est né – il a été programmé (et qu’importe ?) pour cette tâche absurde et grandiose, il y a des milliers et des milliers d’années. Son espérance de vie frôle potentiellement l’éternité : la matrice de son cerveau est à l’abri sur des bandes indestructibles, et il peut changer de corps comme il veut, tous les jours s’il en a envie. Comme compagnie, il a des machines sans nombre, des robots, des animaux reproduits par clonage, des androïdes et des gynoïdes qu’il peut tirer des cuves biologiques avec la programmation de son choix, l’amour, le combat, le jeu, la conversation, ce qu’il veut. Et il a aussi UNUS.

Mais est-ce bien suffisant pour être certain de pouvoir mener sa tâche jusqu’au bout (et quel bout !) sans se réfugier dans la folie ou la mort ?

Qu’en penses-tu, UNUS ?

Le ouistiti (un ouistiti) est là de nouveau, assis près de lui dans l’ombre, familier et étrange. Et si vivant, avec ses yeux brillants dans la nuit. Mais il n’est pas vivant, il n’est que la forme que le cerveau géant qui maintient la Terre en activité a choisie pour communiquer avec lui. Et la forme dit : Je pense que toi seul, chaque jour, peux répondre à cette question, Gardien.

L’homme sourit, caresse la tête du petit singe qui pose un moment sur sa grande main les petits doigts ridés de sa patte animale. Bonne nuit, souffle le ouistiti avant de disparaître. La respiration de Sybille est fraîche dans son cou. Demain, elle sera partie. Demain, elle aura à tout jamais cessé d’exister. Demain, il se réveillera dans la sphère d’énergie, à l’abri du dôme. Mais demain, c’est un autre jour. Maintenant c’est la nuit, il va dormir, il dort.

Au-dessus de lui, les étoiles sont terriblement lointaines.

Et terriblement indifférentes.