M. On les oublierait. On les laisserait vivre de leur côté, rentrer chez eux, faire ce qu’ils ont à faire, tous ces autres, Hozniacks, Guéraud, Bosio, Simone Frère, Olivain, Véran, Joseph Jacquineau, Christberg et le petit Guillaume. Adam se laissait dépasser par eux, en cours de route. Il était un de ceux qui étaient partis les premiers, mais parce qu’il était fatigué, terriblement fatigué, il avait traîné le long du bord de mer. Il s’était arrêté un moment sous un platane, pour s’abriter de la pluie. Mais le feuillage était alourdi d’eau, et l’averse le traversait facilement. Alors il avait recommencé à traîner, inondé, les poches remplies de pluie. Il avait voulu fumer une cigarette, mais le paquet était mouillé et les cigarettes inutilisables : papier et tabac formaient une bouillie granuleuse sur les parois de sa poche.
Par petits groupes, les badauds rentraient chez eux ; on entendait encore vaguement des bribes de conversation, toutes n’ayant pas trait à l’accident. Ça parlait de noyades, d’avalanches, de syncopes, de pêche au lancer ou de politique.
Adam avait un point de côté. Il ne se sentait plus du tout seul. Il ne cherchait même plus à comprendre. Il commençait à se souvenir qu’il avait dû se tromper bien des fois.
En arrivant devant le Port, il s’arrêta sous la bâche d’un Bar-Tabac. Il regarda le tourniquet de cartes postales : il y en avait en couleurs et en noir et blanc. Une des séries de cartes postales représentait la même jeune femme, un peu laide de visage, mais belle de corps, en bikini. Adam entra dans le bar et l’acheta, ainsi qu’un paquet de cigarettes. Puis il ressortit, et se tint sous la bâche, à l’abri de la pluie, pour regarder la photo. En cinq couleurs, la jeune femme à genoux sur une espèce de plage de galets, souriait très fort. Avec la main droite, elle dégrafait la culotte de son bikini ; on voyait un morceau de hanche assez rond, bronzé. De l’autre main, elle voilait l’extrémité de ses seins. Pour bien faire comprendre qu’elle avait la poitrine nue, on avait laissé traîner à côté d’elle le soutien-gorge. Et pour bien faire comprendre que c’était un soutien-gorge, on l’avait déplié à plat sur les cailloux, avec les bonnets en l’air. Tout ça était assez ridicule ; le carton était beau, glacé, riche, onctueux, transparent comme du sucre, plein de reflets. Adam pensa, en y faisant courir le regard et crisser la pointe de l’ongle du médius, qu’il était environ mille fois plus érotique que la femme demi-nue de la photographie. La puissance de communication de ce simple objet, si on y réfléchissait, se détachait entièrement de son intention pornographique : le message collectif était pauvre, et ne pouvait guère susciter que le rire ou la mélancolie ; mais sa vérité était bien en deçà ; elle se situait au niveau de la géométrie, ou de la technique ; la chapelure de bois et la cellulose formaient un halo qui sanctifiait la jeune femme, et la déclarait à tout jamais vierge et martyre, bienheureuse. Elle semblait régner sur le monde comme une madone, loin du blasphème, des onanismes et des rigolades ; le glaçage de la photo pouvait la préserver au cours des siècles, aussi sûrement qu’une vitrine de musée. Une grosse goutte d’eau, poussée par le vent, se détacha de la frange de la bâche et tomba au milieu de la carte postale. Elle s’étala là-dessus brusquement : quelque part entre le nombril et le sein gauche de la vénus.
Adam retourna le carton ; sur le verso, il y avait juste écrit :
« Photo Duc » « Véritable photographie au bromure, reproduction interdite »
« 10, rue des Polinaires, Toulouse. »
Pour Adam qui avait parié lire :
« Jolie fille sur la plage. »
Ou un truc grossier dans le style de :
« Voulez-vous jouer avec moi ? »
Ce fut une déception.
Adam marcha dans les rues jusqu’à la nuit. Vers huit heures il mangea un morceau de pain ; il s’assit sur un banc dans la gare des autobus. Il regardait les gens passer, groupés sous des parapluies, ou bien serrés dans leurs imperméables.
De l’autre côté de la place, derrière deux ou trois autobus arrêtés, il y avait un cinéma. La façade était éclairée au néon ; une petite foule attendait au-dehors l’heure de l’ouverture, sous la pluie. Le cinéma s’appelait le Rex ; c’était écrit en lettres de néon rouge qui clignotaient de temps à autre. Sous le nom « Rex » il y avait une grande affiche qui représentait un bonhomme en imperméable, en train d’embrasser une bonne femme en imperméable sur une sorte de digue. Ils avaient tous les deux des têtes rouges et des cheveux jaunes, comme s’ils étaient restés trop longtemps à la plage. Le fond de l’affiche était barbouillé en noir, sauf une grosse boule jaune, à côté d’eux, qui ressemblait à un réverbère. Mais ce qui était bizarre et lugubre, c’étaient les visages aux couleurs violentes de cet homme et de cette femme, figés dans une raideur maladroite ; leurs yeux étaient laids, révulsés vers le ciel, leurs sourcils étaient cassés, et leurs bouches, larges, ouvertes, avaient l’air de deux blessures en train de saigner, l’une contre l’autre.
Le titre du film, c’était, « Le Port De La Drogue », ou quelque chose comme cela ; Adam pensa que Samuel Fuller aurait été content de voir l’affiche qu’on avait dessinée pour son film. Il eut un instant l’envie d’entrer dans le cinéma. Mais il se rappela qu’il n’avait plus assez d’argent. Il finit de grignoter son morceau de pain, puis il alluma une cigarette.
Un peu plus loin sous les arcades, deux ou trois filles attendaient l’autobus. Elles étaient couvertes de robes à fleurs, de châles, de bas couleur chair, de parapluies, de sacs à main imitation cuir, et probablement de parfums, si on s’était approché pour les sentir. Adam se demanda si c’était samedi. Il essaya de faire des calculs, mais en vain. À la fin, il décida que ce devait être samedi, samedi jour du bal etc. Il se dit qu’il pouvait aller dans un de ces endroits où il passait les soirées autrefois, la Pergola, le Shooting Star ou le Mammouth Club. Boire un verre de bière, et prendre une fille pour quelques heures. Ce qui l’arrêta, c’est qu’il n’avait jamais aimé danser. Son seulement il dansait mal, mais tout le monde savait qu’il dansait mal. Alors, se dit-il, à quoi bon ? Personne n’apprendrait rien. De plus il n’avait plus assez d’argent.
Un autobus arriva et emmena les filles ; quelques minutes plus tard, elles étaient remplacées par d’autres filles qui ressemblaient curieusement aux premières. À côté d’elles, et les regardant ; deux ouvriers nord-africains fumaient ; ils ne disaient rien ; ils fumaient des cigares, et en fumant ils regardaient les jambes des filles.
Il y eut comme cela trois cars successifs, et à chaque fois, ils emmenaient un petit groupe de filles et d’ouvriers. Ce devait absolument être samedi. Un peu avant le quatrième car, un homme en baillons pénétra sous les arcades ; il traînait avec lui un ballot de vieux cartons et de journaux de rebut, qu’il avait dû trouver dans une poubelle. Il cala le fardeau contre un des piliers, juste en face du banc où se trouvait Adam, et il s’y assit pour attendre l’autobus. Placé de la sorte, il avait l’air d’un clochard ou d’un mendiant, plutôt que de toute autre chose. Adam vit qu’il portait des lunettes.
Adam se leva soudain, et marcha vers lui, décidé à lui parler. Après quelques hésitations, ils parlèrent un court moment, à voix presque basse. Le clochard à lunettes ne le regarda pas. Il garda la tête penchée un peu de côté, un peu en avant, et fixa la pointe de ses chaussures. De temps à autre, il se gratta, la jambe, sous les aisselles, et dans les cheveux. Il ne parut pas étonné, ni intimidé ; seulement un peu méprisant, et ennuyé. Avec sa main gauche, il maintint sans arrêt le paquet de cartons et de journaux sur lequel il était assis, pour qu’il ne s’effondre pas. Il était sale, mal rasé, et sentait fort. Il ne fit pas de gestes, sauf à un moment, pour montrer vaguement la direction d’où venaient les autobus. Il dit qu’il ne fumait pas, mais demanda quand même une pièce de monnaie à Adam, qui la lui refusa.
Quand l’autobus arriva, il se leva doucement, reprit son paquet de journaux et de cartons, et monta sans même regarder Adam. En le suivant des yeux, Adam le vit, à travers les vitres, qui fouillait lentement dans les poches de son pardessus trop grand, pour payer le contrôleur. Il penchait sa tête maigre vers le sol, et de la main gauche, il retenait ses lunettes, à cause des cahots, qui les faisaient glisser, millimètre par millimètre le long de son nez.
Adam n’eut pas le courage d’attendre le cinquième autobus. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les hommes étaient éternels, et Dieu était la mort. Les Hommes étaient éternels, et Dieu était la mort.
En entrant dans le « Magellan », les toilettes et le téléphone étaient au fond, à gauche. Quand on en avait fini avec les toilettes, qu’on ouvrait la porte sur laquelle était indiqué : messieurs, tout cela dans le brouhaha de la chasse d’eau, on trouvait l’annuaire posé sur une étagère, en dessous du téléphone. Pour faire la communication, il fallait donner le numéro au barman. Il l’inscrivait sur un bout de papier : 84.10.10, il le composait sur le téléphone du comptoir, puis transmettait la communication à l’autre téléphone, au bout du comptoir, encastré dans sa cabine acoustique. Il faisait alors un signe de la main, en disant :
« C’est à vous ! »
À ce moment-là, on appuyait sur un petit bouton rouge, sur le socle du téléphone, et on entendait une voix nasillarde qui répondait :
« Allô ? Allô ? »
« Allô ? Michèle ? »
« Ce n’est pas Michèle c’est sa sœur. – qui… »
« Ah bon. Dites, Germaine. Michèle n’est pas là ? »
« Non. »
« Elle n’est pas là ? »
« Ce n’est pas Michèle c’est sa sœur. – Qui… »
« Écouter, vous ne sauriez pas, par hasard, où est Michèle ? »
« Mais qui est à l’appareil ? »
« C’est un copain de Michèle, Adam… »
« Adam – ah. Adam Pollo ? »
« Oui, c’est ça. »
« Oui – vous avez quelque chose d’important à transmettre ? »
« Eh bien, oui, assez… C’est-à-dire que – je voulais simplement savoir ce que. ce que Michèle devenait. Il y a un bout de temps que je ne l’ai pas vue, et, vous comprenez… »
« Oui. »
« Vous ne savez pas où elle peut être en ce moment ?
« Michèle ? »
« Oui, Michèle. »
« Écoutez, je ne sais pas – elle est sortie aux alentours de deux heures avec la voiture. Elle ne m’a rien dit de spécial en partant. »
« Et… vers quelle heure pensez-vous qu’elle sera rentrée ? »
« Vous savez, tout dépend. Tout dépend de l’endroit où elle est allée. »
« Mais en général ? »
« Oh, en général, elle est toujours à la maison vers – vers onze heures, par là… »
« Voulez-vous dire que vous ne savez pas si elle sera rentrée ce soir ? »
« Ce soir ? »
« Oui, de toute la nuit. »
« Oh, ça m’étonnerait – ça m’étonnerait qu’elle ne rentre pas de toute la nuit. Notez que ça lui arrive quelquefois ; elle a une amie chez qui elle va coucher quelquefois. Mais ça m’étonnerait quand même. Quand elle ne rentre pas, en général elle nous avertit, soit un coup de téléphone, soit en partant. Alors, comme elle ne m’a rien dit, je pense qu’elle ne va pas tarder à rentrer. »
« Ah bon. Et – vous pensez après onze heures ? »
« Oh je pense avant. Je ne sais pas. »
« Oui. »
« Écoutez, le mieux – si vous avez une commission à faire, vous me la laissez, et je la lui transmettrai dès qu’elle sera rentrée… »
« C’est-à-dire, je n’ai pas de commission. Je voulais, je voulais simplement prendre de ses nouvelles. »
« Je sais. Mais si vous voulez lui donner rendez-vous, je ne sais pas, moi. Ou si vous voulez qu’elle vous rappelle quand elle sera rentrée. Vous avez un numéro de téléphone ou quelque chose ? »
« Non, je n’ai pas le téléphone. Je suis dans un bar. »
« Alors le mieux est que vous rappeliez dans une heure ou deux. Avant minuit, bien entendu. »
« Avant minuit ? »
« Oui, vers onze heures. »
« Oui. – l’ennui, c’est que je ne peux pas. Voyez-vous, je prends le train dans une heure. Je dois m’embarquer pour le Sénégal. J’aurais voulu lui dire au revoir avant de m’en aller. »
« Ah – vous vous embarquez pour le Sénégal ? »
« Oui, je – »
« Ah, je vois… »
« Écoutez : pensez-vous que Michèle soit chez son amie, en ce moment ? »
« Je ne sais pas du tout. »
« Vous ne savez pas du tout. Et – vous ne pourriez pas me donner le nom de son amie ? Comment s’appelle-t-elle ? »
« Sonia. Sonia Amadouny. »
« Elle a le téléphone ? »
« Oui, elle a le téléphone. Vous voulez que j’aille chercher son numéro ? »
« S’il vous plaît, oui. »
« Attendez une seconde, je vais aller voir. »
Adam transpirait sous la coupole acoustique. Contre son oreille, il y avait un tas de bruits bizarres : des pas, des phrases incompréhensibles ; puis une espèce d’explication, loin, entre le living-room et l’escalier du premier étage : « Germaine qui s’était ? C’était un copain de Michèle maman, il part pour le Sénégal et il voudrait dire au revoir à Michèle. Pour le Sénégal ? Oui, il voudrait avoir le numéro de Sonia, c’est quoi exactement le numéro de Sonia ? 88.07.54. ou 88.07.44. ? Le numéro de qui ? Le numéro de Sonia, tu sais, Sonia Ama-douny ? Ah, Sonia Amadouny, 88.07.54. 88.07.54 ? Tu es sûre ? Oui… Tu vas le lui donner ? Oui. »
« Allô ? »
« Oui ? »
« 88.07.54. »
« 88.07.54 ? »
« Oui. 88.07.54. C’est ça. Sonia Amadounv, 88.07.54. »
« Bon merci. »
« Il n’y a pas de quoi. »
« Bon, je vais lui téléphoner. En tout cas, si jamais – si jamais Michèle revenait avant onze heures… »
« Oui ? »
« Non, ça ne fait rien, tant pis. Je vais essayer de la voir comme ça, autrement, ça ne fait rien. Dites-lui seulement que j’ai téléphoné. »
« Bon. »
« Bon, merci. Excusez-moi et merci. »
« Au revoir. »
« Au revoir, mademoiselle. »
Quand on commence à jouer avec le téléphone, il ne faut pas hésiter ; il ne faut jamais s’arrêter, même quelques secondes, pour réfléchir. Que dire à Amadouny ? N’est-ce pas trop tard pour téléphoner ? Michèle ne doit pas être là-bas, etc. Il faut recommencer, appeler le barman, crier : 88.07.54, et. « s’il vous plaît, c’est très urgent ! » courir vers l’autre téléphone, presser sur le bouton rouge, et se laisser glisser dans le langage fantomatique, où les mots semblent s’élever vers des nues invisibles, comme des cris de souffrance mystique ; il faut se dépouiller de méfiance, et sans regard pour le ridicule, doter d’humanité l’instrument noiraud qui dérape dans le creux de la paume moite, qui colle sa bouche en forme de tamis contre l’oreille, et murmure, en attendant de créer des communications nasillardes, son chant de machine : il faut attendre, la tête presque enfouie dans les carapaces de bakélite où règne une tiédeur électrique, que cesse le sifflement, que résonnent les clapotements des étincelles et que du fond d’un abîme, s’élève une fausse voix, dont le mensonge va vous envelopper, vous conduire, au point qu’y croyant ou non, vous allez devoir dire, entendant votre propre voix remonter les fils, et se mêler aux allô lointains,
allô monsieur Amadouny ? est-ce que je pourrais
parler à Sonia s’il vous plaît ?
Si elle n’est pas là, il faut insister, expliquer qu’on part pour le Sénégal, dans une demi-heure, et qu’on doit absolument trouver Michèle. On apprend alors que Michèle et Sonia sont sorties ensemble dans la voiture de Michèle. Qu’on les a manquées de deux minutes. Qu’il se peut qu’elles soient allées danser en ville ; mais qu’en tous cas elles ne sont certainement pas allées au cinéma, puisque à table elles en ont parlé en disant qu’il n’y avait rien d’intéressant à voir. Elles sont parties toutes les deux, dit-on, il y a à peine deux ou trois minutes. Elles ne sont vraisemblablement pas allées danser à la Pergola, au « Hi-Fi », ou au « Mammouth » parce que le samedi soir il y a trop de monde ; restent le Staréo et le « Whisky ». Sonia n’aurait pas de préférences, mais Michèle, si elle est snob, a dû préférer le Staréo. Michèle est snob à 67 %.
67 chances sur cent pour qu’elle ait entraîné Sonia Amadouny dans cette boîte prétentieuse, avec de fausses lumières tamisées, de faux easy-chairs en faux satin rouge, et de faux gigolos en train de danser avec de fausses filles de financiers. Heureusement, personne ne voulait y croire.
Il n’y avait personne au Staréo : les habitués avaient évité de venir un samedi soir. Ils se réservaient pour le jour d’affluence, le lundi. Adam avança dans la salle obscure et chercha des yeux Michèle, ou Sonia Amadouny ; elles n’y étaient pas. Il s’approcha du bar et demanda, à voix haute :
« Vous connaissez Sonia Amadouny ? »
L’homme le regarda d’un air ennuyé. Il avait les tempes grises et une cravate de soie. Il secoua la tête. Un pick-up déversait de la musique douce. Accoudés au bar, à côté d’Adam, il y avait deux éphèbes blonds qui souriaient.
Adam les dévisagea, et le reste ; tout était vraiment très calme, très doux, très écœurant. C’était la première fois depuis longtemps qu’on respirait un air aussi pur : on avait envie de s’arrêter là, dans cette espèce d’oubli, et d’attendre n’importe quoi, plus rien ; de boire un peu de whisky, dans un grand verre froid, et de se placer à côté de ces deux beaux garçons efféminés ; à côté de leurs vestes de daim délicates et fugaces, à côté de leurs lèvres trop rouges, de leurs peaux trop blanches, de leurs longs cheveux trop blonds ; avec leurs rires, leurs mains, leurs yeux noirs cernés d’un léger halo bistre.
Mais d’abord, il fallait marcher jusqu’au « Whisky », à quelque cent mètres ; c’était au premier étage ; et probablement la boîte la plus fréquentée de la ville. Deux salles contiguës, une avec un bar, l’autre avec des banquettes ; Adam passa la tête par la porte. Ici l’air était tendu, bourré de bruits ; les lampes étaient rouge sang, tout le monde dansait et criait. Sur un disque de hot, de Coleman, de Chet Baker, de Blakey. Une femme, debout derrière la caisse, se pencha vers lui et lui dit quelque chose. Adam n’entendit pas. Elle lui fit signe d’approcher. À la fin, Adam comprit un bout de phrase : il fit un pas vers elle et cria ;
« Quoi ? »
« Je dis – vous entrez ! »
Adam resta dix secondes immobile, sans penser, sans parler ; il se sentait éclaté de toutes parts, étalé sur au moins dix mètres carrés de bruit et de mouvement. La femme du comptoir répéta :
« Entrez – entrez ! »
Adam mit ses mains en porte-voix et dit à son tour :
« Non. Vous connaissez Sonia Amadouny ? »
« Qui ça ? »
« Sonia Amadouny ? »
« Non. »
La femme ajouta quelque chose, mais Adam s’était déjà reculé et il n’entendit pas ; l’obscurité, les lueurs rouges, les déplacements convulsifs des jambes et des hanches, les deux salles contiguës, ronflaient comme des moteurs. C’était comme si on était entré d’un seul coup dans une carapace d’acier, dans la culasse d’une motocyclette, par exemple, et qu’on était prisonnier entre quatre murailles de métal, avec, épaisseur, violence, explosions, essence, et, flammes, flammèches, charbon, explosions, et, odeur de gaz, huile épaisse, visqueuse comme du beurre en fusion, morceaux de noir et de rouge, éclairs de lumière, explosions, un grand souffle lourd et puissant qui écartèle, pétrit et écrase contre quatre parois de ferraille brute, éclaboussements, rognures de limaille, cliquetis, avant-arrière, avant-arrière, avant-arrière : chaleur.
Adam cria encore : « Non, je voudrais… »
Et, plus fort : « Sonia Amadouny ! »
« … Sonia Amadouny ! »
La femme répondit quelque chose, puis, comme Adam n’entendait toujours pas, haussa les épaules et fit signe avec sa figure que non.
Il ne pleuvait presque plus ; tout juste une ou deux gouttes, de temps en temps. La ville était détrempée. Adam arpenta les rues toute la nuit. De 9 heures et demie du soir à 5 heures du matin. C’était comme s’il y avait eu un gros soleil brûlant tout au passage, transformant tout en tas de cendres.
Adam pensa en marchant :
Je me suis trompé de jeu. J’ai voulu faire les choses trop à la légère. Je me suis trompé. Imbécile. Voilà ce que je voulais faire : je voulais suivre cette fille, Michèle, à la trace. Comme pour le chien. Je voulais faire un jeu comme, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, tu y es ? treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, tu y es ? dix-neuf, vingt, vingt et un, vingt-deux, vingt-trois, vingt-quatre, je compte jusqu’à trente, vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf, vingt-neuf et demi, vingt-neuf trois quarts, et, et. 30 ! et puis chercher partout dans la ville. Dans les recoins des murs, dans les encoignures des portes, dans les boîtes de nuit, les plages, les bars, les cinémas, les églises, les jardins publics. Je voulais te chercher jusqu’à ce que je te trouve enfin, en train de danser le tango avec un étudiant en pharmacie, ou assise sur une chaise longue devant la mer. Tu aurais laissé des indices, bien sûr, pour que je puisse te retrouver ; ç’auraient été les règles du jeu. Un nom ou deux, Amadouny Sonia-Nadine, Germaine, un mouchoir par terre, où traîne un peu de rouge à lèvres rose-orange, une épingle à cheveux, dans une allée déserte. Une conversation entre deux garçons, dans un Self-Service. Une indication sournoise laissée sous la nappe en plastique bleu ciel d’une pâtisserie de nuit. Ou deux initiales enfoncées à la pointe de l’ongle dans la banquette de moleskine du trolleybus n° 9 : M.D. ; et moi, petit à petit, je me serais dit : « Je brûle ! »
Et puis, à six heures vingt-cinq du matin, épuisé, je t’aurais enfin trouvée, serrée dans ton imperméable d’homme, la bouche ferme, les cheveux mouillés de rosée, ta robe de laine un peu froissée ; les yeux fatigués d’être restés ouverts toute la nuit. Seule, sans personne, tapie au fond d’une chaise longue, sur la promenade, face au lever du soleil gris.
Mais personne n’attend personne ; il y a des choses plus graves dans le monde, évidemment. Il y a un monde surpeuplé, mourant de faim, tendu de toutes parts. Il fallait chercher au sein de cette réalité-là, fouiller les moindres détails ; ce n’était pas la vie d’un homme et d’une femme qui importait.
Ce qui était beaucoup plus grave, c’était cet univers total. Deux milliards d’hommes et de femmes se concertent pour édifier des choses, des villes, préparer des bombes, conquérir l’espace.
Les journaux disent : « Le vaisseau spatial Liberté II a tourné sept fois autour de la terre. »
« La Bombe H de 100 mégatonnes a explosé dans le Nevada. »
C’était en effet comme si un gros soleil avait lui partout, tout le temps. Un soleil en forme de poire, mesurable en degrés Beaufort, un soleil à aurores démultipliées. On était en train de tresser un réseau inextricable autour de la planète. On la quadrillait méthodiquement, en prolongeant des lignes xx’, yy’, zz’. Et en contrôlait chaque carré.
La société se structurait en groupes spécialisés :
C’est-à-dire l’armée, les fonctionnaires, les médecins, les bouchers, les épiciers, les ouvriers métallurgistes, les ingénieurs électroniciens, les capitaines au long cours, les buralistes.
On construisait des immeubles de 22 étages, puis on fixait sur leurs toits des antennes de télévision. Sous terre, on mettait les canalisations, les fils électriques, les métros. On hérissait le chaos d’autrefois de poteaux et de digues. On creusait. On enfouissait. On faisait brûler, ou exploser. Des machines à lampes s’allumaient doucement, en ronflant, et lançaient sur tous les points du ciel leurs champs magnétiques. Les avions décollaient du sol, avec des bruits de papier qu’on déchire. Les fusées aussi, dans des nuages couleur safran, directes vers le point inconnu, au centre de l’espace. Puis se volatilisaient en gerbes noires.
Tout retournait à une aube nouvelle, au point du jour, faite de millions de volontés assemblées. Par-dessus tout, il y avait cette foule d’hommes et de femmes, assoiffée de violences et de conquêtes. Ils étaient groupés sur les points stratégiques du monde ; ils dressaient des cartes, dénommaient les terres, écrivaient des romans ou des atlas : les noms des lieux qu’ils peuplaient s’alignaient :
« Ecclefechan, |
Écosse |
55.3N. |
3.14. W. |
Ecoles |
Angleterre |
53.28. N. |
2.21. W. |
Eccleshall |
Angleterre |
53.28. N. |
2.21. W. |
Echmïadzin |
Arménie |
40.20. N. |
44.35. E. |
Echternach |
Luxembourg |
49.48. N. |
6.25. E. |
Echuca |
Victoria |
36.7. S. |
144.48. E. |
Ecija |
Espagne |
37.32. N. |
5.9. W. |
Ecuador, rep. |
Amérique du Sud |
2.0. S. |
78.0. W. |
Edam |
Hollande |
52.31. N. |
5.3. E. |
Eddrachillis |
Écosse |
59.12.. N. |
2.47. W. |
et leurs noms emplissaient les livres sur les tablettes des cafés :
« Revd. William Pountney
Francis Parker
Robert Patrick
Robert Patton
John Payne
Revd. Percival
Robert de Charleville
Nathaniel Rayner.
Abel Ram. esq.
C’était parmi eux qu’il fallait chercher. On aurait tout trouvé, y compris Michèle assise à l’aube dans une chaise longue, froide et mouillée de rosée, frissonnante dans cet enchevêtrement de forces. Ils vivaient tous de la même vie ; leur éternité, elle se fondait peu à peu aux matériaux bruts dont ils étaient les maîtres. L’unité, cette unité fabriquée dans les hauts fourneaux, cette unité qui bout au milieu du métal en fusion comme dans un cratère, était l’arme qui les rendait supérieurs à eux-mêmes. Dans cette ville comme ailleurs, hommes et femmes cuisaient dans leurs marmites infernales. Protubérants sur le fond vague de la terre, ils attendaient quelque chose, suprême, qui les envelopperait d’éternité. Ils vivaient parmi leurs machines ; nus, opiniâtres, invincibles, ils faisaient resplendir leur terre. Leur monde presque achevé les arracherait bientôt, et pour toujours à la temporalité. On aurait dit que déjà sur leurs visages se peignait un masque de fonte ; encore un siècle, ou deux, et ils seraient des statues, des sarcophages : sous leurs moules de béton et de bronze, vivrait cachée, menue, mais immortelle, une sorte de parcelle de feu électrique. Ce sera alors le règne de la matière intemporelle ; tous seront en tous. Et il n’y aura plus guère qu’un homme, plus guère qu’une femme au monde.
Adam était partout à la fois dans les rues de la ville. Devant un parc noyé de noir, devant un cimetière pour chiens, sous un porche taillé dans la pierre ; parfois le long de l’allée bordée d’arbres, ou bien assis sur les marches de la cathédrale.
Seul dans cette étendue de minéral, il vaquait partout ; on le vit fumer une cigarette auprès de la Fontaine Fausse, ou sous le Pont du Chemin de Fer. Il fut indifféremment sous les arcades de la Grand-Place, au centre du Square, accoudé à la balustrade de la Promenade du Bord de Mer. Sur la plage aussi, face à une mer immobile. Étant partout, il lui arrivait de se croiser dans la rue, au détour d’une maison. Peut-être y avait-il, à cette heure, quatre heures moins le quart du matin. 4000 ou 5000 adams, sans contrefaçon possible, en circulation dans la ville. Il y en avait à pied, d’autres à bicyclettes, ou en voiture ; ils sillonnaient la cité de bout en bout, occupaient le moindre recoin de ciment. Une femme-adam, prise dans sa robe pourpre, courut derrière l’homme-adam, en claquant fort ses talons aiguille ; elle dit :
« Tu viens avec moi, baby ? »
et l’homme-adam la suivit, comme à regret.
Vers le quartier de l’Est, d’autres hommes-adam partaient pour leur travail en sifflant. Un vieillard-adam dormait roulé en boule sur un charreton à légumes. Peut-être bien qu’un autre d’entre lui mourait, à petits cris, dans son vieux lit jaune trempé de sueur. Ou qu’un autre se pendait avec sa ceinture, pour n’avoir plus d’argent, ou plus de femme.
Dans le Square, au milieu de la pelouse, Adam s’arrêta enfin ; il appuya son dos contre le piédestal d’une statue qui le représentait ; puis, vers cinq heures, il s’arrêta devant la vitrine d’une blanchisserie. Soûlé de fatigue, de joie, il sentit des sortes de larmes qui coulaient sur ses joues ; il se mit à pleurer soudain, sans regarder les centaines, les milliers de fenêtres qui s’ouvraient derrière lui. Les adams couraient sur le pavé sonore ; du bout des lèvres, comme s’il priait, il se récita deux vers d’un poème. Exactement quinze heures en avance, une barre de néon rougeoyant, au fond de la vitrine, effectuait un morceau de coucher de soleil.
Du bout des lèvres, comme s’il priait, sans plus savoir s’il faisait nuit ou jour, Adam récita deux vers d’un poème :
« ’Tis ye, ’tis your estranged faces,
That miss the many-splendoured thing. »