Oui, je pensais bien qu’il s’était suicidé. Je l’avais dit aux autres. Ce type-là, il avait tout l’air d’un suicidé ; j’ai tout de suite pensé qu’il ne s’était pas noyé normalement. »

Drapées dans du noir, la veuve Gourre et sa fille Andrée, quinze ans et demi, marcheront dans les couloirs de la Morgue. Un petit homme voûté, vêtu de blanc, faisant tinter des trousseaux de clés dans sa poche, les précédera jusqu’à la grande salle réfrigérée. Il ouvrira la porte, tournera son crâne chauve ou blême vers les femmes et leur dira d’une voix douce :

« Suivez-moi. »

Elles le suivront ; elles le regarderont chercher parmi les numéros des tiroirs ; écarter une espèce de drap blanc très propre du fond du tiroir numéro 2103 V, et chuchoter :

« C’est celui-ci. »

Quand elles auront reconnu le cadavre frais et rosé, le petit cadavre de M. Jean-François Gourre, leur mari et père, elles s’en iront sans rien dire. On n’en parlera jamais plus, ni à table, ni le soir, au salon, avec les parents et amis. Ni même aux commerçants en allant faire les courses. C’est tout juste si, de temps à autre, quelqu’un osera dire à l’une d’elles :

« Sincères condoléances… »

sans même lui serrer la main.

Entre elles et lui, ce sera bien fini ; il n’était pas bon ; il mentait souvent, trompait sa femme, regardait sa fille par le trou de la serrure de la porte de la salle de bains, quand elle montait toute nue dans la baignoire. Il était bon. Il était un bon père. Il n’allait jamais au café ; on ne pensait pas qu’il allât souvent au bordel. Il allait quelquefois à la messe le dimanche et surtout, il gagnait honnêtement et régulièrement son pain.

Il avait même promis d’acheter la Télévision. Il n’avait jamais existé.

Son mari était mort à la guerre, en héros, en montant à l’assaut d’une forteresse japonaise. Le père d’Andrée avait été tué dans un accident d’auto, ou d’avion, quand elle n’avait que trois ans. Il était beau, riche, et amant. Dommage que le destin l’ait ravi si tôt !

Voilà à peu près ce qui a dû se passer, hors d’Adam, entre quelques hommes, le jour où ce type a été retiré noyé, puis traîné sur le bord de la route, alors qu’il pleuvait, et que tout était mouillé.

Ce qui fait qu’à présent, il y a une sorte de Dieu qui habite chacun d’eux tour à tour, et qui les appelle à Lui, à l’heure qu’il a choisie, pour les faire vivre en ce qu’ils n’ont jamais été jusqu’alors, des hommes morts.