CHAPITRE VII
Hélène Miller regarda la voiture de Christian disparaître au bout de la rue. Elle haussa les épaules. Quel drôle de type ! Cela faisait maintenant près de quatre mois qu’elle sortait avec lui et il ne s’était encore jamais comporté aussi sottement. Étudiant brillant et travailleur, athlète confirmé, Christian bénéficiait en sus de toutes ces qualités d’un solide appétit de vie qui contrastait singulièrement avec le genre de personnes qu’elle côtoyait habituellement. Et, ce qui ne gâchait rien, c’était également un amant exceptionnel.
Qu’est-ce qui s’était passé ce soir ? Avait-il autre chose à faire ? Il aurait pu éviter cette sinistre mise en scène. Était-il vraiment surmené ? Ça n’était pas le genre à s’offrir des vapeurs. Alors ? Elle secoua la tête et se dirigea vers l’ascenseur. Elle aurait probablement le fin mot de l’histoire demain matin. En attendant, la soirée dont elle se faisait une joie depuis plusieurs jours tombait lamentablement à l’eau et elle se voyait condamnée à se planter dans son sofa, face à la télévision, avec un plein bol d’amuse-gueules sous la main. Piètre compensation. Elle appuya sur le bouton d’appel.
Il était d’ailleurs parti bien vite et n’avait guère insisté pour monter chez elle. Elle ne se serait pourtant pas défendue bien longtemps… Preuve qu’il avait sûrement rendez-vous ailleurs, avec quelqu’un d’autre. Elle entendit l’espèce de ronronnement rauque, juste derrière elle, mais ne se retourna pas immédiatement. L’information mit quelque temps à parvenir jusqu’à son cerveau absorbé par d’autres pensées. La cabine arriva au rez-de-chaussée. Elle ouvrit la porte et le mot DANGER explosa dans sa tête.
La lionne se mit à grogner. Un feulement sourd qui semblait jaillir de ses entrailles.
Hélène se retourna.
Villegas raconta tout ce qu’il savait sur l’histoire des lionnes à la vieille dame. Il n’en savait d’ailleurs pas grand-chose, excepté qu’il pensait avoir trouvé un adversaire à sa mesure, et quasiment sur le pas de sa porte. Il termina sur la visite amicale du docteur Lerson, venu pour disputer sa partie d’échecs hebdomadaire, et sur la révélation des traces d’améthyste relevées sur les cadavres. C’est de cette façon qu’il avait fait le rapprochement avec le cube offert par le syndicat d’initiative de Bulgarie. Évidemment, avec le recul, il mesurait combien il avait fait preuve de légèreté en imaginant un lien entre ces deux choses qui n’était évidemment dû qu’au hasard. Il termina ses explications en s’excusant une nouvelle fois et releva la tête. Il sursauta.
La vieille dame était recroquevillée sur sa chaise, blanche comme un morceau de suif.
— Madame Zeyna ! s’écria le chasseur. Vous ne vous sentez pas bien ?
La vieille dame ne répondit pas. Villegas jeta un regard anxieux autour de lui. Aucune chance de trouver un téléphone dans ce fouillis. Manquerait plus que la libraire lui claque entre les mains. Il s’approcha d’elle et lui posa une main sur l’épaule.
— Madame Zeyna ! appela-t-il en la secouant légèrement. Madame Zeyna, vous m’entendez ?
La vieille dame se redressa lentement. Elle plongea son regard de poisson mort dans celui de Villegas. Ses lèvres frémirent.
— Elle s’est échappée, souffla-t-elle.
— Qui ? Qui s’est échappé ?
— Lilith…
Elle était là, plantée au milieu du hall, à trois mètres d’Hélène. Ses yeux jaunes ne quittaient pas la jeune femme. Elle était énorme, irréelle. Son poil était couleur de sable. Elle soufflait bruyamment, comme si elle venait de faire un violent effort. Sa queue puissante fouettait l’air avec la régularité d’un métronome.
Hélène fut prise d’un incoercible tremblement. Ses yeux s’agrandirent d’horreur. Ses lèvres s’écartèrent, lentement…
La gueule de la lionne s’entrouvrit, découvrant une double rangée de crocs plus acérés, plus grands, plus larges que des couteaux de cuisine. Des paquets de muscles noueux roulaient sur ses épaules. Elle se mit à grogner, puis referma la gueule, son feulement sourd s’achevant en un curieux couinement de chiot.
Hélène recula d’un pas. La lionne avança aussitôt. Elle se mit à rugir férocement, babines retroussées.
La jeune femme s’engouffra dans l’ascenseur et pressa follement tous les boutons des étages supérieurs. Le fauve s’élança et heurta violemment la porte de la cabine. Ses griffes déchirèrent le métal avec une invraisemblable furie. Elle hurlait de rage. Il sembla à Hélène que dix mille chats en rut se battaient dans le hall de l’immeuble. La cabine s’ébranla. Hélène s’appuya contre la paroi. Ses jambes ne la soutenaient plus. Elle se laissa glisser doucement et enfouit son visage entre ses mains.
— Mon Dieu…, sanglota-t-elle.
L’ascenseur montait toujours. Elle rouvrit les yeux. La lionne suivait la cabine ! À chaque étage, elle se lançait avec rage contre la porte palière et bondissait aussitôt vers les escaliers. Le regard noyé de terreur, Hélène se redressa et appuya sur le bouton rouge. La cabine s’immobilisa entre deux étages. Elle entendit une série de rugissements au-dessus d’elle, puis le silence.
Elle pressa le bouton d’appel du concierge. Les néons de la cabine s’éteignirent et elle se retrouva dans une complète obscurité. Son cœur battait follement. Il ne fallait pas qu’elle s’évanouisse ! Elle porta une main vers sa poitrine. Elle appuya son front contre le métal frais de l’ascenseur. Tout était calme. Trop calme. Hélène tendit l’oreille, guettant les bruits qui provenaient de l’extérieur. Rien. Le silence total. Où était la lionne ?
Les lumières se rallumèrent brusquement et la cabine reprit son ascension. Hélène poussa un cri d’horreur et plaqua sa main sur le bouton rouge. L’ascenseur s’immobilisa de nouveau. Le scénario se répéta. Les néons s’éteignirent, puis se rallumèrent et la cabine s’éleva encore d’une dizaine de centimètres vers l’étage supérieur avant qu’Hélène ne puisse la stopper.
— Oh, non ! gémit la jeune femme. Non !
La cabine grimpa une troisième fois. Hélène ne pouvait rien faire pour l’immobiliser tout à fait. Alors, elle se mit à hurler, à appeler du secours, de toutes ses forces…
Villegas, malgré son envie de quitter au plus vite cette boutique, dut, à la demande de la vieille dame, faire réchauffer un peu de thé sur un appareil de camping. Il ne faisait plus aucun doute dans son esprit qu’il avait perdu son temps. Il n’avait fait qu’attiser l’imagination démente de la vieille et apporter un peu d’eau à son vieux moulin qui n’attirait plus que de rares névrosés adeptes de gadgets maléfiques. Pendant qu’il posait la casserole sur la flamme bleue du réchaud, la libraire quitta sa chaise et fila vers la grande pièce qui abritait son capharnaüm. Elle revint quelques instants plus tard alors que le chasseur versait le thé dans un grand bol.
— Prenez ça, monsieur Villegas.
Le chasseur se retourna et regarda l’objet que tenait la vieille dame entre le pouce et l’index. C’était une balle, de fort calibre, à douille dorée, blindée.
— Je vous en prie, prenez-la, insista Mme Zeyna.
Villegas tendit la main et prit le projectile.
— Qu’est-ce que…
— C’est une balle, expliqua la vieille dame. C’est mon mari qui l’avait fabriquée. Elle est un peu spéciale. Ce n’est pas du plomb, c’est de l’or. De l’or pur.
Villegas haussa les sourcils.
— Pourquoi me donnez-vous ça ?
— Pouvez-vous me donner mon thé ?
— Oui, bien sûr, fit Villegas en remettant le bol entre les mains de la libraire.
Elle sirota une gorgée et retourna vers sa chaise.
— Asseyez-vous, monsieur Villegas.
— C’est que… Je dois partir à présent et…
— Vous pouvez m’accorder quelques minutes supplémentaires, décida la vieille, péremptoire. Je vais vous expliquer l’utilité de cette balle.
Villegas réprima un soupir. Il reprit place sur sa chaise. Mme Zeyna gloussa.
— Je sais que vous me prenez pour une vieille folle, ricana-t-elle. Et j’avoue que vous avez quelques sérieux motifs pour le croire. Pourtant, j’aimerais que vous conserviez cette balle. Elle n’a pas seulement la particularité d’être en or. Elle contient également tout ce qu’il faut pour abattre Lilith…
Villegas grimaça.
— Écoutez, madame Zeyna, soupira-t-il. Je vous suis infiniment reconnaissant pour toutes vos explications et pour le temps que vous m’avez consacré. Mais tous les policiers de cette ville sont sur les traces de ces lionnes. À l’heure qu’il est, si ça se trouve, ils ont déjà abattu les fauves et tout est terminé…
— La police ! railla la vieille. Vous pensez sérieusement que la police peut lutter contre Lilith ? Lilith, l’épouse de Satan, la mère des hommes ?
— Il ne s’agit pas d’une quelconque Lilith ! s’emporta Villegas. Mais de deux fauves qui sèment la terreur dans cette ville ! Rien d’autre que deux lionnes échappées d’une ménagerie…
— D’une ménagerie dont le sol est recouvert d’améthyste, termina la vieille dame.
Villegas secoua la tête.
— D’accord, admit-il. Il y a ce problème des traces d’améthyste. Mais les spécialistes ont pu commettre une erreur. Ça ne serait pas la première fois.
Mme Zeyna termina son bol de thé. Elle le reposa sur le guéridon.
— Vous changerez d’avis, monsieur Villegas, articula-t-elle doucement. Vous vous souviendrez de notre discussion. Les lionnes sont invincibles. Personne ne les arrêtera, pas même Satan dont l’envoyé sera vaincu. Chaque jour qui passera les verra plus nombreuses, plus féroces s’abattre sur le monde comme un inexorable fléau. Vous vous souviendrez alors de la balle d’or…
Villegas gonfla les joues.
— Et je tuerai toutes ces lionnes avec une seule balle ? demanda-t-il, ironique.
— Non, monsieur Villegas, vous tuerez Lilith. Lilith elle-même. Vous devrez lui tirer cette balle en pleine tête.
Villegas se leva.
— Vous auriez dû dire à votre mari d’en fabriquer plusieurs, ricana-t-il.
— C’est inutile, trancha la vieille dame. Vous n’auriez pas le temps d’en tirer une seconde.
— Au revoir, madame Zeyna.
— Monsieur Villegas ?
Villegas s’immobilisa.
— Oui ?
— Vous aurez peut-être à tirer sur un enfant, souffla la vieille dame.
Le commissaire Marot était en train de rafler un stylo-bille abandonné sur un coin de table quand un gendarme l’appela de l’autre bout de la salle.
— Commissaire ! On a repéré une des lionnes !
Marot largua le stylo et fonça vers son blouson.
Il l’enfila tout en courant aux côtés du gendarme.
— Où est-ce ?
— Dans un immeuble ! gueula le gendarme en dévalant les escaliers. En plein Quartier latin !
— Putain ! C’est pas vrai ! jura Marot. Filez devant ! Je vous suis avec ma voiture.
Marot cavala vers le véhicule banalisé au volant duquel l’inspecteur Tana sommeillait. Il ouvrit la portière. Tana sursauta.
— Allez faire vos saloperies ailleurs ! renauda l’inspecteur, encore envapé dans un curieux rêve.
— Ta gueule et roule ! ordonna Marot. On en tient une !
— Une quoi ? balbutia l’inspecteur.
— Une lionne, bougre d’ahuri ! s’égosilla Marot. Alors, tu démarres oui ou merde ?
La pluie ne cessait pas. Le médium s’appuya contre le mur de briques et laissa l’eau ruisseler sur son visage. Il avait vaguement espéré que cette douche improvisée lui redonnerait courage. Il n’en était rien. Plus le temps s’écoulait et plus le désir de lutter l’abandonnait. Des années qu’il se préparait à cette échéance, des mois et des mois à admettre la perspective du combat, et aujourd’hui, l’heure arrivée, plus rien… Il se sentait vide, creux, désespéré comme un étudiant devant le sujet de son examen.
Son regard glissa sur le bâtiment aux deux ailes blanches. Savaient-ils, là-dedans, qui exactement ils abritaient ? Quelle force terrible et cruelle ils alimentaient ? L’autre était comme cette variété d’araignée qui dévore sa mère pour survivre. L’embryon de haine qui croissait de jour en jour détruirait d’abord ceux qui l’avaient couvé. Et Tibor, Tibor qui seul pouvait encore les sauver, en était réduit à se cacher dans l’ombre d’une porte cochère, à fuir les îlotiers, éviter les riverains inquiets…
Tibor comprit alors l’origine de son désarroi. Tout en ce monde était conçu pour la victoire de l’autre…
Un pendule roula sur le sol et buta contre une pile d’ouvrages d’art africain. Mme Zeyna, qui s’apprêtait à se coucher dans sa petite chambre du premier étage, tourna la tête. Elle tendit l’oreille. Son ouïe s’était affinée après sa cécité. Le silence était revenu dans le magasin, comme si son visiteur, effrayé par la chute du pendule, se tenait rigoureusement immobile et retenait sa respiration. La vieille dame chercha à se rappeler si elle avait tiré les verrous après le départ du chasseur. Elle ne parvint pas à en être tout à fait certaine. C’était un geste automatique qu’elle n’oubliait en principe jamais, mais la visite de Villegas l’avait troublée.
De nouveau elle eut la sensation que quelqu’un se déplaçait dans le magasin. Elle se redressa, empoigna la canne sculptée qu’elle posait toujours au chevet de son lit et se dirigea vers les escaliers.
— C’est toi, Satan ? demanda-t-elle d’une voix étonnamment forte. Maudit chat ! Où as-tu encore été traîner ?
Elle descendit les premières marches, sa canne heurtant les barreaux métalliques de la rampe.
— Et maintenant je parie que tu as faim ! continua-t-elle. Tu ne me laisseras pas dormir tant que tu n’auras pas mangé. Je te connais assez pour savoir que tu es capable de miauler toute la nuit pour avoir ta pâtée !
Elle ignorait comment Satan s’était débrouillé pour rentrer, mais il parvenait souvent à pénétrer dans la boutique alors que toutes les issues étaient fermées. La vieille dame n’avait jamais su de quelle manière il y parvenait. Ce chat était si malin et fourbe que Mme Zeyna le croyait capable de se faufiler par le trou de la serrure. Un vrai démon ! Et maladroit avec ça ! Ce qui, pour un animal de son espèce, était tout de même un comble. Il ne pouvait pas traverser la boutique sans renverser quelque chose. À croire qu’il le faisait exprès, ce qui n’avait rien d’impossible. À part ces défauts, la vieille dame adorait son chat. Elle était la seule personne qu’il daignait laisser approcher. Un étranger qui s’y serait aventuré se serait aussitôt retrouvé avec une quadruple balafre en travers du visage. Elle l’aimait pour ça, pour ce caractère entier qu’il manifestait, malgré tout, un peu trop souvent. Mme Zeyna entra dans la petite pièce du fond, ouvrit un meuble bas et tâtonna quelques instants pour trouver la boîte de pâtée.
Sur le seuil, l’immense lionne l’observait, la tête légèrement penchée, curieuse.
Elle sortit la boîte entamée et en versa le contenu dans une écuelle de plastique bleu. D’ordinaire le chat en avait déjà avalé la moitié. Elle se retourna, poussant le plat en avant.
— Allons, Satan ! gronda-t-elle. Tu ne vas pas faire le difficile, maintenant ? Hier, tu aimais ça !
Elle poussa davantage l’écuelle. Elle n’était plus qu’à un mètre de la lionne qui pencha encore davantage la tête, regardant alternativement la vieille dame et le petit tas de viandes broyées.
— Je suis fatiguée, Satan ! fit Mme Zeyna, exaspérée. Je vais aller dormir.
Elle prit appui sur ses genoux et se redressa péniblement. La lionne poussa-un rugissement féroce. Toute sa gueule sembla se ramasser pour découvrir une formidable rangée de poignards d’émail. Elle coucha les oreilles. Ses yeux étaient comme deux meurtrières horizontales. Elle se mit à cracher.
La vieille dame recula, heurta le guéridon qui roula sur le sol et reprit de justesse son équilibre en s’appuyant contre le mur. La cage vide du mainate se balançait doucement, projetant son ombre carcérale sur le plafond.