CHAPITRE V
Hélène Miller n’était guère plus en avance que Collet à leur rendez-vous, mais comme celui-ci avait lieu chez elle, elle n’avait pas jugé utile de se hâter. Elle avait eu une journée épuisante. La matinée à la fac, quatre heures de cours, puis cavalcade dans les grands magasins pour acheter quelques babioles originales en vue de l’anniversaire de sa filleule, et retour à l’hôpital de nuit où elle exerçait les fonctions de psychologue. La réunion du personnel soignant s’était achevée plus tard que prévu. À croire que, juste aujourd’hui, tout le monde avait quelque chose à dire. Elle n’avait même pas réussi à mettre sur le tapis le cas Samuel Aliba qui refusait toujours obstinément de chercher du travail. Elle se promit d’en discuter à la prochaine synthèse. Hélène se trouvait encore sous la douche quand son flirt appuya sur le bouton de l’interphone. Elle coupa le jet, s’enroula dans une serviette et fila vers la porte.
En bas de l’immeuble, Christian Collet se retourna brusquement. Il faisait encore jour, mais les lourds tombereaux de nuages qui roulaient lentement au-dessus de la capitale assombrissaient la rue. Il avait d’abord eu la sensation d’être observé, épié, puis il avait entendu le frôlement, quelques mètres derrière lui. Il regarda avec un sourire le chat noir famélique, glissé sous sa voiture, qui posait sur lui ses grands yeux jaunes. L’étudiant se mit à rire.
— Bon Dieu ! Tu peux te vanter de m’avoir flanqué la trouille, mon pote !
Le chat ne bougea pas d’un pouce.
Christian pointa un index vers lui.
— Eh, vieux ! T’as intérêt à te trouver un autre abri pour la nuit. Cette bagnole ne va pas rester là.
Comme s’il avait compris, le greffier mit les bouts et disparut sous une autre voiture. Collet secoua la tête.
— Pourquoi j’suis nerveux comme ça, moi ? chantonna-t-il.
— Qui est-ce ? fit la voix d’Hélène dans l’interphone.
— C’est rien qu’un pauv’ Noir qui voudrait se protéger de l’orage, mam’zelle !
Il entendit un rire clair et le claquement sec de la porte d’entrée qui s’ouvrait.
Les premières gouttes de pluie, grosses comme des œufs de caille, s’écrasèrent sur l’asphalte. Un roulement de tonnerre résonna dans le lointain.
Le chat noir traversa la rue comme une flèche, le poil hérissé, crachant et miaulant comme s’il était poursuivi par le diable en personne.
L’Heure Mauve. Les deux soleils sont aux antipodes de la Vallée. Sa voix est comme un vent chaud qui caresse son corps. Ses mots sont des caresses.
Lilith… Lilit… Lilitou !
L’Heure Mauve.
Le médecin légiste sirotait son café à petites gorgées. En face de lui, Ramon Villegas chauffait un ballon dégustation de cognac entre ses paumes. L’appartement de Villegas ne ressemblait en rien à l’idée qu’on pouvait se faire de la demeure d’un chasseur de grands fauves. Nul trophée accroché au mur, pas l’ombre d’une arme et pas davantage d’art africain. Villegas était meublé fonctionnel, banal, sans trace de goût personnel. Son salon ressemblait à une publicité bâclée. L’ensemble parut à Lerson trop anguleux et trop violemment éclairé. Villegas aurait dû baisser l’intensité de cette lumière et renoncer à porter en permanence cette paire de lunettes de soleil.
Le médecin reposa la tasse sur sa soucoupe et s’essuya les lèvres.
— Ça c’est passé comment avec Marot ?
Villegas gloussa.
— J’me suis fait jeter, expliqua-t-il. Il m’a laissé regarder les empreintes et m’a signifié qu’il n’avait plus besoin de moi.
Lerson se mit à rire à son tour.
— Ça fait quelques années que je connais Marot. C’est un flic qui marche à des vieux trucs. L’efficacité des institutions, l’honneur de la police, des machins surannés dans ce genre-là. Quand il t’a entendu réciter tes théories sur les fauves africains, j’imagine que…
— Ce n’est pas un fauve africain.
Villegas se leva et se dirigea vers une armoire.
— Je me suis permis de prendre quelques clichés des principales empreintes. Je les ai développés cet après-midi. Regarde un peu ça.
Villegas déposa devant le médecin quatre photos agrandies des empreintes du bois de Boulogne.
— La première a été prise à proximité du chemin gravillonneux alors que l’animal venait de bifurquer pour se diriger vers sa proie. Observe-la attentivement. Tu ne remarques rien ?
Lerson se gratta la nuque.
— Tu sais… Je n’y connais pas grand-chose…
— Regarde les doigts. Ils sont beaucoup trop allongés pour appartenir à une lionne. La patte n’est pas arrondie. Le doigt central est plus long que les autres et les deux latéraux paraissent complètement atrophiés. Quant aux coussins, tu noteras qu’ils sont à peine apparents.
Lerson hocha la tête.
— Je vois, mais c’est peut-être une tare qui…
— D’accord, l’interrompit Villegas. Regarde maintenant la photo suivante.
Lerson se pencha, observant attentivement les détails de l’empreinte. Il la compara avec la précédente.
— Effectivement, les doigts sont raccourcis.
— Ils ne sont pas seulement raccourcis, rectifia Villegas avec enthousiasme. C’est la patte entière qui s’est arrondie. Elle repose presque à présent sur les coussinets. Et voilà la dernière empreinte. Je l’ai prise tout près du corps de la victime.
Lerson tordit la bouche.
— Je suppose qu’il s’agit là d’une empreinte classique de lionne ?
— Presque. À un détail près…
Lerson releva la tête.
— Un détail ?
— Oui. C’est l’empreinte d’une lionne deux fois plus grosse que la normale.
— Deux fois plus grosse ? Seigneur !
Villegas reprit les clichés et les reposa dans l’armoire. Il prit son cognac et le siffla d’un trait. Il fit claquer sa langue, satisfait.
Lerson le regardait.
— Et tu en conclus ? demanda-t-il.
— Qu’entre le chemin d’où elle est partie et le ruisseau où elle a massacré ce travesti, la lionne a changé de physionomie.
Lerson en resta bouche bée. Il secoua la tête.
— Villegas, si je ne connaissais pas ta réputation, je dirais que tu t’es sûrement planté quelque part.
— C’est possible, grogna le chasseur.
Lerson se mit à sourire.
— Il te reste du café ?
— J’vais en faire.
Villegas se dirigea vers la cuisine. Lerson l’y rejoignit aussitôt.
— Moi aussi j’ai quelque chose à t’apprendre sur ces lionnes.
Le chasseur prit la boîte de café.
— Vas-y.
— Elles viennent d’un endroit couvert d’améthyste, déclara Lerson.
Villegas laissa tomber le café qui se répandit sur le carrelage.
Le commissaire Marot pénétra dans la salle principale du QG de la Gendarmerie Nationale. Il regarda un instant le gigantesque tableau lumineux représentant Paris et ses environs. Un responsable vint vers lui.
— Salut, Marot !
Le commissaire grimaça en guise de politesse.
— Toujours rien ?
Le gendarme secoua négativement la tête.
— Pas l’ombre d’un fauve. Nos hommes ont quadrillé tous les espaces verts et les grands parkings. Rien. Elles ne se cachent pas là-dedans. On a dû faire rentrer les hélicos plus tôt que prévu à cause de l’orage.
Marot fixa de nouveau le plan de Paris. Il regarda, halluciné, les points lumineux qui clignotaient dans tous les coins de la capitale. Où sont-elles ? Bon Dieu ! Où est-ce qu’elles peuvent bien se planquer ?
Hélène se mit à rire, rejetant sa chevelure en arrière.
— Pas maintenant ! protesta-t-elle en repoussant Christian. Tu oublies que nous devons d’abord aller dîner et tu m’as promis qu’ensuite nous irions danser.
Christian se recula et poussa un soupir.
— D’accord, d’accord ! Je n’insiste pas. Mais la prochaine fois, ne viens pas m’ouvrir la porte avec cette seule serviette autour des reins. Y a de quoi damner un saint !
Hélène éclata de rire de nouveau. Elle trottina jusqu’à sa chambre.
— J’en ai pour quelques minutes ! prévint-elle. Prends un verre si tu veux.
Christian regarda autour de lui. Pour une psychologue, elle était plutôt bien logée, Mlle Miller. Papa et maman, pas de doute, avaient de quoi lui éviter la Cité Universitaire, à la mignonne. L’étudiant se dirigea vers la fenêtre. Il aurait largement eu le temps, finalement, de faire passer sa voiture au jet. Les femmes du genre d’Hélène n’étaient jamais prêtes à l’heure. Coquetterie classique. Sa mère, sa grand-mère, son arrière-grand-mère avaient toutes dû faire poireauter leurs amants. La tradition se perpétuait. Il écarta le rideau. La sauce violente qui arrosait Paris se chargerait bien de décaper un peu cette bagnole. Il se haussa sur la pointe des pieds pour l’apercevoir. Sa main se crispa sur le rideau.
Quelqu’un se tenait caché derrière sa voiture ! Il en était certain. Il apercevait une masse sombre accroupie près de la roue arrière. Un malin était en train de lui pomper la gazoline !
Il fonça vers la porte et dégringola les escaliers.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’étonna Lerson en s’accroupissant pour ramasser le café.
— Laisse, je vais le faire ! fit Villegas en lui posant une main sur l’épaule. Je suis un peu fatigué, c’est tout.
Lerson se releva et posa le paquet de café près de l’évier.
— Tu préfères qu’on remette notre partie d’échecs à plus tard ? demanda-t-il en observant attentivement le chasseur.
Villegas hocha la tête.
— Si ça ne t’ennuie pas…
Lerson haussa les épaules.
— Tu parles ! De toute façon, moi aussi j’ai eu une journée chargée. J’aurais joué comme un pied.
Villegas esquissa un pâle sourire.
— Reportons ça à la semaine prochaine. Même jour. D’accord ?
— D’accord.
Les deux hommes se serrèrent la main. Lerson retint celle du chasseur dans la sienne.
— Tu es sûr qu’il n’y a rien qui te tracasse ? insista-t-il.
— Absolument sûr, confirma Villegas.
Pas convaincu, le médecin légiste quitta l’appartement du chasseur. Il hésita un instant sur le palier, regarda la porte d’entrée qui s’était refermée derrière lui, haussa les épaules et appela l’ascenseur.
Villegas attendit quelques secondes et fonça vers un placard. Il regarda le tas de cartons qui s’amoncelaient jusqu’au plafond. Il entassait là-dedans toutes ses paperasses. C’était donc forcément là ! Il empoigna un carton et en répandit le contenu dans sa chambre. Il commença ses recherches.
Le voleur d’essence s’était fait la paire. La rue, noyée sous l’averse, était déserte. Christian, ruisselant, contourna sa voiture et s’approcha du bouchon de réservoir. Aucune trace de crochetage. Tout était en place. Il pensa alors à un vandale, vérifia pneus et portières et ne trouva rien d’anormal. La pluie dégoulinait en longues traînées crasseuses sur la carrosserie. L’étudiant leva les yeux vers le ciel et écarta les bras.
— Et merde ! soupira-t-il.
Il n’avait même pas une chemise de rechange.
Ce qu’il cherchait se trouvait au fond du cinquième carton qu’il renversa sur le plancher de sa chambre. Un de ces nombreux cadeaux sans réelle valeur que lui avaient offerts les syndicats d’initiative de par le monde. Celui-là, il s’en souvenait, lui avait été remis en Bulgarie. L’objet roula hors du carton et heurta un des pieds du lit. Il le prit et l’approcha de la lumière. C’est un cube d’améthyste de trois centimètres de côté, parfaitement régulier. Une minuscule lionne d’or était prisonnière au centre du cube. Il revint à son bureau, plaça l’objet sous la lampe et le regarda attentivement. À l’aide d’une loupe, il déchiffra l’inscription gravée sur le fond du cube.
Lilit.
Hélène était partagée entre l’inquiétude et une folle envie de rire. Christian se tenait sur le seuil de son appartement, trempé jusqu’aux os, l’air pitoyable.
— Je crois que nous allons devoir repasser par chez moi, déclara-t-il, penaud.
— Mais enfin… Qu’est-ce qui t’a pris ? gloussa Hélène.
Christian haussa les épaules. Une petite flaque se formait autour de ses pieds.
— J’ai cru qu’un type était en train de me chauffer de l’essence.
Hélène secoua la tête.
— Mon pauvre Christian ! Tu as vu dans quel état tu t’es mis ?
L’étudiant se mit à sourire.
— Tu es prête ? demanda-t-il brusquement.
— Prête pour quoi ? Pour sortir avec une éponge ?
— Puisque je viens de te dire qu’on passe chez moi ! s’impatienta Christian. Je me changerai là-bas. On va pas se gâcher la soirée pour une petite averse de rien du tout.
— Une petite averse ? T’es en train d’inonder le palier !
Christian poussa un soupir.
— Tu n’as plus envie de sortir ?
Hélène grimaça et prit un parapluie accroché au portemanteau. Elle écarta résolument Christian de son chemin.
— Allons-y ! déclara-t-elle.
L’ascenseur les déposa au rez-de-chaussée. Hélène traversa le hall et ouvrit son parapluie.
— Tu es garé où ?
— Juste devant, fit Christian en désignant sa guimbarde.
La pluie n’avait rien arrangé. La crasse s’étalait en arabesque brunâtres sur toute la carrosserie. Christian se mordit les lèvres, redoutant la réaction d’Hélène.
La psychologue s’abstint de tout commentaire. Elle se dirigea directement vers la voiture et se planta devant la portière, attendant que son cavalier vienne lui ouvrir.
Christian se précipita. Il s’embrouilla un instant avec son trousseau de clefs, parvint enfin à introduire la bonne dans la serrure et se retourna brusquement, aux aguets.
— Tu n’as rien entendu ? souffla-t-il.
— Entendu quoi ?
— Je ne sais pas, murmura l’étudiant. Ça ressemblait à… à un…
Il haussa les épaules.
— Oh, laisse tomber ! acheva-t-il en ouvrant la portière.
Hélène s’installa à ses côtés. Elle était intriguée, à présent, par le comportement étrange de Christian.
— Tu es sûr que tu te sens bien ? demanda-t-elle.
Christian grommela une réponse inintelligible. Il fit démarrer le moteur et s’engagea dans la rue. Il posa le pied sur l’accélérateur, jeta un coup d’œil sur le rétroviseur et il la vit.
Elle se tenait derrière la voiture, à une dizaine de mètres, solidement campée au milieu de la rue. Son poil plaqué par l’ondée sur sa musculature puissante luisait sous les néons. Ses yeux ressemblaient à deux diamants jonquille enchâssés profondément dans une gueule féroce. Elle était énorme.
— Nom de Dieu ! cracha Christian en écrasant la pédale de freins.
Hélène faillit percuter le pare-brise. Son genou heurta le tableau de bord et elle lâcha un juron. Christian se retourna et suffoqua. La lunette arrière était embuée, dégoulinante d’eau et de crasse mêlées. Seuls quelques halos lumineux transparaissaient. Il pivota et fixa à nouveau le rétroviseur.
La lionne était là. Elle paraissait s’être sensiblement rapprochée de la voiture sans que Christian, pourtant, pût la voir bouger.
— Qu’est-ce qui te prend ? hurla Hélène en massant son genou meurtri. Tu es devenu fou ?
L’étudiant, les yeux exorbités, regardait alternativement le rétroviseur et la lunette arrière. Il ne comprenait pas comment le miroir rectangulaire pouvait refléter l’image de cette lionne alors que la vitre était presque complètement opaque. Il s’ébroua.
— Qu’est-ce qui te prend ? répéta Hélène, furieuse. Si tu as décidé de me faire passer une soirée épouvantable, je préfère rentrer chez moi.
Elle posa la main sur la poignée.
— N’ouvre pas la portière ! s’écria Christian en la tirant violemment en arrière.
Elle poussa un cri de rage et commença à se débattre. Elle lui griffa cruellement le visage. Christian porta une main vers sa joue. Il sentit le sang tiède sous ses doigts.
— La lionne ! souffla-t-il.
Hélène cessa de s’agiter.
— Je rentre chez moi, décida-t-elle, soudainement calmée.
— Une des lionnes est dehors, juste derrière la voiture…
Hélène se retourna.
— On ne voit rien.
Christian leva son index.
— Dans le rétro, là, elle…
Il se tut aussitôt, laissant son geste en suspens. Le rétroviseur ne reflétait plus que la lunette encrassée. La lionne avait disparu. Il aperçut le reflet des phares d’une voiture qui s’approchait et entendit l’impératif coup de klaxon qui lui intimait de dégager le passage. Il passa la première et se remit à rouler doucement. Une perle de sang coula sur son col trempé.